La Couronne de Cuivre

" C'est toi le barde." répéta Victor d'une voix déjà ensommeillée. " Et si tu veux faire le devin, ce ne sera pas moi qui broderai des symboles bizarres sur ton manteau, je te préviens."
Il soupira en tapotant son oreiller.
" Mais si c'est ça ton plan... Il ne te reste plus qu'à espionner Emeraude d'ici Rohan. Parce que c'est quand même tout un art, mine de rien, de manier cette poudre aux yeux."

-Oh, ça, je sais bien... répondit-il après avoir soufflé sa bougie. Et j'espère qu'on trouvera quelque chose de mieux... Mais c'est toujours une possibilité, déjà. Quoi que si tu continues à êtres aussi rétif à me filer un coup de main, on optera pour le maître et l'esclave. Et tu seras bien obligé de broder tout ce qu'il faudra, là. Et sans rechigner !

Mais Victor dormait déjà et Taliesin récolta un embryon de ronflement pour toute réponse. La nuit fut un peu plus mouvementée que la veille, la pluie se mua en petite tempête de grêle, résonnant sur le toit, tandis que le murmure de la fête organisée dans la grande salle continuait de monter jusqu'à leur chambre. La musique se tut avant l'averse, le vent fit claquer des volets mal fixés quelque part, puis le jour revint sans que rien n'ait changé. Il faisait grisaille, le ciel pleurait des gouttes glacées aux allures de flocons humides, les chevaux exhalaient des volutes de buée blanche, détrempés. Nelson pensait que la route serait mauvaise et il conseilla à ses voyageurs de bien fermer les volets s'ils ne voulaient pas être pétrifiés par les frimas. Il espérait cependant parvenir à rallier Edhoras au cours de la nuit. La cité était suffisamment vaste pour qu'ils y trouvent une chambre, quelle que soit l'heure à laquelle ils l'atteindraient.

La perspective de voyager avec les volets clos lui redonna du baume au cœur. Bien sûr, il ferait sombre, dans la cabine du coche, mais tout valait mieux que contempler, des heures durant, le morne paysage que, décidément, il ne parviendrait jamais à apprécier, à observer sans ressentir une désagréable impression d'enfermement, de fin inéluctable, d'absence...
Ils déjeunèrent rapidement, ne s'attardèrent pas dans la grand-salle presque désertée et s'entassèrent, munis de couvertures tirées de leurs affaires, dans le coche. Le trajet promettait d'être éprouvant... Mais c'était une étape de plus, un pas supplémentaire, et rien que cela, c'était réconfortant.

Et la journée se déroula comme l'avait prévu Nelson... Les chevaux peinèrent pour arracher le coche à la boue qui couvrait la route, d'autant qu'ils n'étaient pas les seuls à l'emprunter. Plus d'une fois ils durent ralentir lorsqu'ils croisèrent des troupeaux de bovins ou de chevaux en transit, sans compter les moments où il leur fallut couper par la steppe lorsque la piste était trop inondée ou défoncée. De cela, les voyageurs ne virent pas grand chose : ils furent juste secoués, secoués et secoués encore, dans la pénombre de la cabine. La pluie cinglait les volets, impitoyable, si bien que leur périple était chaotique et tonitruant.
Pourtant, ils devinèrent la tombée du jour, car à la pénombre succéda l'obscurité. Ces ténèbres subites, paradoxalement, détendirent l'atmosphère qui avait été, jusque là, plutôt sinistre. Emeraude se mit à glousser, puis proposa de raconter des histoires qui font peur. Victor embraya avec enthousiasme, et la vieille femme se mit en devoir de leur relater quelques histoires de fantômes des plus glaçantes. Victor sursautait et gloussait au rythme des effets de la vieille, et Taliesin fut forcé de reconnaître qu'il avait de la concurrence dans le domaine. Même Hans sursautait. L'elfe vit qu'il serrait souvent les dents pour ne pas crier.
Enfin, la lumière revint, étincelles au travers des planches des volets, comme ils pénétraient dans la sphère des lanternes d'Edhoras.

Quête : Le Berceau

Depuis le Pont des Trois Sires, le coche arriva en fin de journée dans un nouveau hameau. Taliesin constata que celui-ci se trouvait à la jonction entre la piste qu'ils avaient suivie et la route principale qui menait à Rohan. Ils la reprendraient sans doute dès le lendemain matin, pour atteindre Rohan dans la soirée.
Comme souvent, l'auberge détonnait parmi les maisons plus modestes du village. Située un peu en retrait du passage, elle était entourée d'une haute haie, sous laquelle ils se glissèrent pour entrer dans la cour. Le corps de logis était magnifique, un bâtiment probablement de trois ou quatre siècles d'âge, couvert d'une glycine odorante, et la porte s'ouvrit dès que le coche fit crisser le gravier. Le tenancier était un homme d'âge mur, chauve et barbu, qui vint s'entretenir avec le cocher. Taliesin devina à leurs gestes qu'il y avait un imprévu, mais le cocher revint vers eux avec le sourire et ouvrit la porte pour les laisser descendre.
" Bienvenue à l'Auberge de Percehaie. Vous pouvez entrer à l'intérieur, un verre de l'amitié vous attend. Vos affaires vous seront apportées directement dans vos chambres."
Ils n'étaient pas seuls à avoir fait étape dans les lieux : un autre chariot, plus rustique que le leur, avait été poussé dans le coin opposé de la cour.

Taliesin se demanda brièvement en quoi pouvait consister cet imprévu - s'il s'agissait bien d'un imprévu : l'auberge avait-elle connu un afflux imprévu de clients ? Ces derniers étaient-ils particulièrement tapageurs, ce qui pouvait nuire à la tranquillité que la Compagnie d'Helonna semblait vouloir assurer à ses utilisateurs ? Quelle que soit la réponse, il ne tarderait pas à la découvrir. Et ce qui était certain, c'est qu'il ne s'en faisait pas un seul instant. Il ne tarda donc pas à entraîner les enfants vers le bâtiment, pas mécontent de pouvoir - ne serait-ce que brièvement - se dégourdir les jambes.

Les deux garçons étaient un peu ankylosés après ces longues heures de voyage, aussi s'étirèrent-ils longuement en sortant du coche. Ils ne cherchèrent pas immédiatement à courir et se dépenser, mais suivirent plutôt le mouvement vers l'intérieur de l'auberge. La vaste salle principale était haute de plafond, reflet de cette ancienne architecture, avec une voûte peinte de fresques aériennes, représentant — assez naïvement — un ciel et des nuages estivaux. Il y avait une dizaine de tables rectangulaires, dont deux étaient occupées par des hommes en uniforme, qui parlaient à mi-voix, comme s'ils étaient embarrassés ou circonspects de voir arriver une nouvelle compagnie. On avait dressé les tables des nouveaux venus à l'autre bout de la pièce, près de l'âtre. L'aubergiste les accueillit avec déférence et courbettes, les invitant à prendre un premier verre, déjà servi : pétillant de poire pour les adultes, jus de poire pour les enfants... C'était sans doute la spécialité du terroir.

Une spécialité basée sur l'un de ses fruits préférés ? Et bien, il n'allait pas se priver... Par ailleurs, il était ravi de son choix de compagnie de coche : bien sûr, il ne pouvait juger des autres, ne les ayant jamais empruntées, mais celle-ci semblait tout particulièrement soucieuse du bien être de clientèle. Sans compter son organisation parfaitement rodée... Non, il pouvait se laisser conduire les yeux fermés et profiter sans réserve des instants de détente. Quant à la présence des soldats, elle ne le gênait pas le moins du monde.

Après ce premier verre, l'aubergiste vint s'enquérir de leurs desiderata en matière de chambres. Il régla rapidement le sort des deux autres voyageurs, surtout du plus âgé qui semblait connaître l'établissement et s'esquiva d'ailleurs vers les étages. Ensuite il vint près de Taliesin.
" Bien le bonsoir, messire, c'est un plaisir d'accueillir un hôte de votre qualité dans notre humble établissement. Puis-je m'enquérir de l'arrangement qui vous conviendrait ? Je peux vous proposer deux chambres, une pour les enfants, une pour vous-même, ou notre chambre familiale qui compte trois lits, dont un double."

Il ne fut pas long à trancher.
-La chambre familiale serait parfaite, dit-il, souriant.
Elle serait sans doute plus économique que deux chambres séparées. Par ailleurs, comme ils ne trouveraient pas toujours autant de place dans les auberges où ils s'arrêteraient, autant ne pas prendre de mauvaises habitudes.

Les garçons parurent soulagés par son choix. L'aubergiste leur parla ensuite du repas du soir... qui contenait beaucoup de poires, de l'entrée au dessert, tandis qu'un garçon de salle allait porter leurs affaires dans la chambre familiale (premier étage, donnant sur l'arrière, chambre 6). Quand il eut battu en retraite, Victor se leva.
" Est-ce qu'on peut aller jouer dehors ? Si on reste dans l'enceinte de l'auberge ?"
Baptiste paraissait hésitant, mais il sourit pour soutenir son frère.

-Bien sûr, acquiesça-t-il. S'il avait été un peu moins tard, je vous aurais même proposé d'aller faire un tour du village. Mais comme je crains que ce ne soit un peu juste... Allez-y, vous avez ma bénédiction.
Lui-même pensait sortir également : après avoir passé toute la journée assis, il se voyait mal demeurer dans la salle commune et préférait marcher quelque peu, fut-ce en restant dans les environs immédiats.

Il faisait crépusculaire au dehors, le ciel avait pris une teinte gris sombre. Les nuages semblaient vouloir s'éterniser sur la région, mais sans doute disparaîtraient-ils lorsqu'ils atteindraient la Vallée du Nirvana. Là, ils étaient aux portes de la Trouée qui était, traditionnellement, boueuse ou poussiéreuse, selon les saisons. Les garçons avaient commencé à courir dans la cour quand la porte s'ouvrit derrière Taliesin et un soldat sortit. C'était un uniforme que le barde ne connaissait pas, vert et or, mais l'homme qui le portait était manifestement gradé. Encore jeune, droit comme un bon militaire, il paraissait cependant un peu embarrassé.
" Voulez-vous... excusez-moi... Juste veiller à ce que vos garçons n'aillent pas jouer du côté du chariot ? Juste pour leur sécurité. Sans vouloir vous importuner."
Il avait un accent de la Vallée, Taliesin se souvenait des voyelles un peu traînantes et du t très percutant des habitants de Hautépine.

Il regarda en direction dudit chariot.
-Vous transportez des choses dangereuses ?
Il grimaça.
-Mes excuses : cela ne me concerne en rien. Soyez rassuré, cependant : je ferai très attention à ce qu'ils ne s'en approchent point.

L'officier avait paru horrifié quand le barde lui avait demandé ce qu'il transportait et se détendit dès qu'il écarta sa propre question.
" Merci, je vous en suis gré."
Il repartit aussitôt à l'intérieur.
Victor et Baptiste le rejoignirent aussitôt, la curiosité peinte en lettres de feu sur leur visage.
" Il voulait quoi, le soldat ?" demanda Victor.

-Il voulait que je veille à ce que vous ne vous approchiez pas du chariot. Pour votre propre sécurité.
Il lex fixa avec intensité, Victor en particulier.
-Alors... Ne vous en approchez pas, d'accord ? Il ne semblait pas du tout avoir envie de m'expliquer ce qu'il contenait, mais je présume que c'est dangereux. Alors tenez-vous à l'écart. Ce sont des militaires, donc ils ne plaisantent pas. Et... moi non plus.

Baptiste acquiesça, le visage respirant l'honnêteté, tandis que Victor l'imitait... nettement moins convaincant.
" D'accord, on s'approchera pas mais... à combien de mètres, en fait, il a dit qu'on pouvait pas s'approcher ? Parce que là... on n'est pas si loin, en fait."

Il leva les yeux au ciel.
-Disons que vous en êtes aussi près que vous en avez le droit. Mais l'espace ne manque pas pour courir, ailleurs, n'est-ce pas ?
Il avait encore en mémoire le coup que lui avait réservé Victor, près du Pont, et entendait désormais... prendre toutes les précautions pour contrecarrer ses élans téméraires.

" Non, c'est sûr."
Baptiste fit déjà mine de repartir, mais Victor n'en avait pas terminé avec Taliesin.
" A ton avis, y'a quoi dedans ? Un monstre de la Vallée ? Ou des potions explosives ?"

[color=#FFFF6]-Peut-être.[/color]
Soupir.
-Victor, je serais aussi curieux de savoir ce qu'il y a dans ce chariot. J'ai même posé la question... avant de me raviser : tu aurais vu la tête de l'officier... Mais voilà : à moins qu'ils n'en parlent d'eux-mêmes, nous devons accepter que nous ne saurons pas. Quand un soldat dit : "Ne vous approchez pas de là, c'est dangereux", on ne s'approche pas. Parce qu'il y a du danger. Et parce que même si on s'en tire bien face audit danger, on doit ensuite affronter les foudres du soldat et... les punitions militaires sont réputées pour leur dureté.
Il le regarda bien en face.
-Est-ce que je peux te faire confiance pour respecter cette consigne ?

" Hum. D'abord une dernière question." dit Victor.
Il dévisagea le barde, d'un air matois.
" Est-ce qu'il a dit que Baptiste et moi, on pouvait pas aller jouer près du chariot... ou bien il a dit que toi non plus tu ne pouvais pas t'en approcher ? Parce que... tu pourrais aller voir puis nous dire, s'il a juste parlé de nous..."

Bigre, c'est qu'il allait lui donner envie d'aller regarder, ce maudit têtu !
-Ni moi, ni vous n'avons le droit de nous approcher, répondit-il néanmoins avec aplomb. A présent, engage-toi solennellement à respecter cette consigne puis... va jouer ! L'heure du repas approche à grands pas, tu sais : si tu continues à discuter comme ça, tu n'auras même plus le temps de jouer !

" Pour un barde, c'est pas un crime de manquer à ce point de curiosité ?
— Victor !
— Bon, je promets, je promets."
Il jeta un dernier coup d'oeil en direction du chariot, avec une grimace d'envie, puis détala sur la piste de Baptiste qui veilla à garder leur jeu — une variation sur la chasse au dragon — à l'autre bout de la cour.
Environ un quart d'heure plus tard, le tenancier de l'auberge vint les prévenir que le repas était prêt et ils rentrèrent. Pour un prix bien plus modique que ce qu'ils avaient payé au Pont, ils avaient droit à trois services, et le premier était composé de ravioles au fromage de chèvre et poire. Le carnet de Baptiste refit son apparition, tandis que Victor engloutissait son assiette à la vitesse d'un loup affamé.
Les deux autres voyageurs étaient installés, chacun seul, à des tables voisines. Le plus jeune compulsait toujours son bouquin.
" Il est bizarre, celui-là, chuchota Victor.
— C'est un mage, je crois."

-Je crois également.
Il se retint de jeter un regard en direction de l'intéressé.
-Et s'il peu paraître bizarre, je t'assure qu'il n'en est rien, Victor : il essaie simplement de mémoriser des sorts, des formules ou, peut-être, quelque principe arcanique. Autant de choses qui n'ont rien de simple...

Plus loin, les soldats terminaient de manger. Baptiste leur tournait le dos, mais Victor les observait de temps en temps à la dérobée. On vint les débarrasser et leur servir la suite... Un canard aux poires sauvages comme Taliesin le faisait régulièrement à la ferme. Il n'avait pas exactement le même goût et Baptiste entreprit de déterminer les épices qui faisaient la différence.
Victor ne les écoutait plus vraiment, tout à son espionnage.
Puis soudain un hurlement perçant retentit à l'extérieur. Féminin, indubitablement. Dans la salle, tout le monde se raidit, et Taliesin vit l'aubergiste accourir près des soldats. Même le mage avait levé les yeux de son livre.

-Quelqu'un a dû s'approcher trop près du chariot, souffla-t-il.
C'était la première explication qui lui était venue à l'esprit et l'attitude du tenancier semblait la confirmer.
Il espérait que rien de grave ne s'était produit, que la femme en avait juste été quitte pour une vive frayeur. Néanmoins, s'il n'y avait eu la nécessité de ne pas se mêler des affaires des militaires, sans doute serait-il déjà dehors.

Le cri continuait, lancinant, hanté, parfois très aigu, parfois dégénérant en sanglots. Malgré les murs épais de l'auberge, on ne pouvait pas l'ignorer. Baptiste paraissait déjà terrorisé, tandis que Victor... semblait plus curieux que jamais. L'officier et deux de ses hommes se levèrent et sortirent, mais sans hâte, la contrariété visible sur leurs traits. L'aubergiste, de son côté, était mortifié. Il distribua des sourires nerveux à ses hôtes, puis fila en cuisine.
La plainte s'interrompit brusquement. Baptiste eut un frisson. Victor haussa les épaules et reprit son repas. Personne ne pipa mot.

Ils tendit la main pour la pauser, apaisante, sur l'épaule du plus âgé des deux garçons.
-Ils doivent transporter une créature, expliqua-t-il. Mais aucun risque qu'elle ne s'échappe, vu le peu d'empressement qu'ils ont mis à sortir.
Restait à savoir de quelle créature il s'agissait. Elle devait être relativement dangereuse pour qu'on l'ait capturée. Quoique, si tel était le cas, ne l'auraient-ils pas plutôt éliminée ? C'était étrange, tout de même.

" Je crois pas que c'est une créature, dit Victor. Je crois que c'est quelqu'un."
Il eut un sourire de conspirateur.
" Tout à l'heure, il y en a un qui est sorti avec une assiette et qui ne l'a pas ramenée. Et c'était une assiette plutôt normale, de ce que j'ai vu.
— Tu les espionnes ? s'exclama Baptiste, scandalisé.
— Bah non... mais ils sont juste devant moi. Et les conversations sur le poivre et le romarin, franchement... Heu... Bref."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur les routes...

Quête : Les Squelettes du Placard, Chapitre 6.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 6.

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