La Couronne de Cuivre

La tenancière jeta un regard interrogateur aux gardes du corps de l'aubemestre. Alaric se contenta de hausser les épaules, souriant. Tallad, lui, se détourna et, s'emparant de son grog, alla s'assoir dans un coin reculé de la pièce. Pour mieux pouvoir observer, sans doute.
-Soit, fit l'aubergiste. La diète n'est pas exactement le traitement que je conseillerai à un convalescent, surtout après une si longue promenade. Mais je ne suis ni votre mère, ni votre gouvernante, et je ne suis pas du genre à me mêler de ce qui ne me regarde pas. Va donc pour un petit-déjeuner demain...
Elle regagna sans tarder sa cuisine, tandis que l'Ours prenait place au coin de la cheminée, fouillant déjà dans ses poches pour y trouver pipe, tabatière et bruqiet.

Comme il l’avait espéré et craint à la fois, le grog était corsé et c’était sa seconde prise d’alcool à jeun de la fin de journée. Il ne prit pas le risque de le boire en entier. Il lui semblait que son champ de vision rétrécissait, signe immanquable d’une nouvelle migraine, et il se remit laborieusement debout avant de murmurer quelques mots en guise de salut à ses compagnons et de gagner l’escalier. Gravir les marches s’avéra une épreuve imprévue, mais il fit bonne figure, gagna le couloir puis sa petite chambre. Il faisait à nouveau noir au dehors et il se guida jusqu’au lit dans la pénombre, où il s’assit pesamment. Il sentait qu’il aurait dû avaler quelque chose, mais l’inertie l’envahissait petit à petit, pouce par pouce, et il eut toutes les peines du monde à arracher ses bottes, à nouveau, puis à se déshabiller lentement. Il faisait cru mais il se glissa sous les couvertures sans traîner, les remonta jusque sous son menton et soupira. La chaleur de la salle commune grimpait dans les étages via les lattes du plancher, il pouvait en distinguer les lueurs, deviner les bruits de la vie discrète que distillaient ses confrères, et bientôt, il en perçut les odeurs.
Il ferma les yeux pour retrouver la plage, la petite vieille aux paroles énigmatiques, le roulis des vagues qu’il continuait à entendre, moitié illusion, moitié réalité, au travers des murmures du vent. Son épaule le brûla à nouveau, pulsatile, en ondes rythmées par son propre cœur. Du bout des doigts, il chercha la marque, toucha les replis chauds de la cicatrice, comme s’ils concentraient toute son énergie vitale.
Il aurait aimé se sentir en sécurité, mais n’y parvint pas. Le sommeil reflua devant son angoisse, mais pas la torpeur, et il sombra dans une sorte de dérive semi-éveillée, peuplée d’images disparates et de sons étouffés qu’il ne parvint ni à comprendre, ni à retenir.

Peu à peu, tandis que les heures s'écoulaient, que les bruits venant de la salle commune se faisaient plus feutrés, plus rares, tandis qu'au dehors un vague croissant de lune s'élevait dans le ciel obscur et voilé, la dérive d'Albérich se fit somnolence, sommeil plus profond, endormissement complet, lourd, sans rêves...
Au début, du moins. Car bientôt, au milieu des ténèbres, se détachant sur un silence jusqu'ici absolu, montèrent des murmures disparates, atones, assourdis. Incompréhensibles d'abord, ils parurent se rapprocher, devinrent plus distincts. Mais pas plus cohérents. Réminiscences du passé, bribes de rêves enfuis, délires fantasmatiques, ils s'enchaînaient, s'entrecoupaient, se mêlaient sans ordre ni logique.
Peu à peu, pourtant, un dialogue, ou plutôt un écho sembla s'initier entre deux voix. L'une était aigrelette, fragile, familière. L'autre profonde, basse. Inconnue.
-Es-tu un crabe... ?
-Non, pas un crabe, un..
-...coquillage. Avec une forme étrange...
-...vide...
-...mais un coquillage tout de même. Reste à savoir si quelque chose...
-...quelqu'un...
-...se terre encore sous cette coquille, ou si elle n'est pleine que de...
-...de vent. D'ombre. De mort. De vide.
-La nature a horreur du vide.
-Horreur...
-Et si tu ne prends soin de te remplir selon ton choix...
-...elle te remplira....
-...elle le fera pour toi...
--...de haine, de fureur, de nuit...
-...comme elle inonde les trous creusés dans le sable...
--..en les vidant, eux...
-...une fouine et un ours...
--..pour te remplir...
-...la vieille Mouette...
-...les videra, pour toi...
-...avant de les faire disparaître...
--..disparaître...
-...pour toi.
--..toi.
Albérich se redressa brutalement, couvert de sueur. De son épaule irradiait une douleur quasiment insupportable, comme si l'on appliquait sur sa peau un fer rougi...
Et à ses oreilles, par delà la pulsation rapide du sang, il croyait encore entendre les échos lointains d'un hurlement.

Albérich se leva brusquement, se rua vers le mur le plus proche et y adossa son épaule irradiante, soulageant la brûlure contre le crépi glacé. La seule différence avec la souffrance originelle était l’absence d’odeur et de son, ce grésil intolérable lorsqu’ils avaient appliqué le fer contre son épaule. Il glissa sur le sol.
Il revoyait ce petit matin, identique à tous les autres, où, prisonnier de ses chaînes, il avait regardé l’horizon avec horreur, jusqu’à l’instant où le bord supérieur du soleil était apparu. Et pour la première fois depuis sa capture, l’astre avait surgi sans que le fouet ne frappe son dos, il s’était crispé mais immanquablement détendu, alors que les Sharites, il les savait derrière lui, renonçaient à leur activité quotidienne. Il avait cru venue la fin du calvaire. Avait pensé qu’ils allaient enfin lui parler, enfin exiger, lui dire ce qu’ils attendaient de lui et pourquoi il était là.
Puis Noir Dessein était entré dans son champ de vision et l’avait étreint. Un bras autour de la taille, une main dans le creux de la nuque, lui calant la tête par dessus son épaule. Albérich s’était tendu, révulsé par le contact de la toile sombre contre son torse nu, mais l’autre le maintenait fermement. Aussi, lorsque le fer était entré en contact avec sa peau, il n’avait pas pu esquisser le moindre mouvement, pas pu se dérober. Il avait failli perdre connaissance, la douleur était brutale, proche de son visage, de son esprit, mais il s’était contenté de crier, à la fois surpris et dévasté par la violence subite de ses bourreaux.
Surpris, vraiment ?
Puis ils l’avaient laissé là, comme chaque jour, une aube de plus marquée, irrémédiablement marquée, par la haine et la souffrance. Et le lendemain, le rituel avait repris, inchangé.

Il se plia en deux et vomit sur le plancher, un mélange de bile et de rhum qui lui brûla la gorge. Il s’assit ensuite, se laissa pleurer sans y réfléchir, tentant de maîtriser sa respiration. C’était juste un contrecoup de l’alcool. Un mauvais rêve, un mélange de vécu et d’angoisses, renforcé par la fatigue, le changement de décor. Rien de plus. Il avait surestimé ses forces et la petite vieille l’avait troublé. Voilà tout.
Il fallait qu’il reprenne pied dans l’instant, il se focalisa donc sur les bruits réels d’auberge, le craquement des planchers et le souffle du vent, le ressac de la mer. Respirer.

Il faisait encore nuit noire et pourtant, dans l'auberge, régnait une certaine agitation, manifeste quoi que feutrée. De la salle commune montait le murmure d'une conversation à voix basse. Et dans le couloir résonnaient les bruits caractéristiques d'une personne en train de se déplacer, relativement discrète mais consciente d'être trahie par le craquement des lattes du parquet. Le marcheur s'immobilisa juste devant la porte d'Albrich : le clerc pouvait presque percevoir sa respiration, de l'autre côté de l'huis.
Bientôt, ce furent le son de pas gravissant l'escalier. Les gémissement du plancher, à nouveau. Le silence...
Puis l'on toqua doucement à sa porte.

« Je viens, je viens… » grommela-t-il à mi-voix.
Albérich se releva péniblement, prenant appui sur le mur, et frotta son visage du bout des doigts, sans réellement y prendre garde, avant de gagner la porte. Il avait certainement une mine à faire peur, mais ça ne changerait pas de l’ordinaire. Avant d’ouvrir l’huis, il attrapa un morceau de couverture qu’il drapa à la hâte autour de ses hanches, puis prit une profonde inspiration. Il tremblait comme une feuille, sentait que ses genoux pourraient le lâcher à tout instant. Etait-ce la faiblesse ou la terreur, il n’en savait rien, mais il pouvait, il devait, se concentrer sur cette clenche et sur cet appel, sur un mouvement de vie. La nausée le reprit, il la musela dans un hoquet et répondit à son visiteur.

C'était Allaric, une chandelle à la main. Il salua Albérich de son habituel sourire puis, tendant son bougeoir, jeta un regard à l'intérieur de la pièce. S'il remarqua la trace laissée par la nausée de son supérieur, il n'en manifesta rien. De toute façon, ce n'était manifestement pas ce qu'il cherchait.
Il finit par secouer la tête, se tourna à nouveau vers Albérich... et parla. C'était bien la première fois qu'il entendait sa voix.
-Personne n'a tenté d'entrer ?

La voix d’Alaric fit tressaillir l’Aubemestre. Elle n’avait rien de particulier, rien d’étrange, et il l’avait entendue mille fois lors des offices au Temple, soutenant le timbre plus clair de la plupart des novices. Mais pour que le clerc silencieux se décide à parler, il fallait que quelque chose se soit produit, quelque chose d’imprévu, peut-être de grave. Des maraudeurs…
« Non. » répondit Albérich en reprenant ses esprits. « Non, je n’ai vu personne. »
Il pensa s’arrêter là, un vertige le balaya brusquement, mais il se raccrocha au chambranle de la porte, un peu vacillant.
« Que se passe-t-il ? »

Le colosse haussa les épaules.
-Un cri dans la nuit. Et humain, à moins qu'il n'y ait dans les parages une mouette très malade.
Il jeta un coup d'œil dans le couloir.
-Nous restons à veiller, en cas de souci. Vous pouvez vous recoucher... Mais habillez-vous, on ne sait jamais. Nous avons ordre de vous ramener au temple à la moindre manifestation de danger. Ce n'en est sans doute pas une... Mais c'est le sans doute qui fait toute la différence.
Il parlait d'un ton calme, tranquille, sans jamais hausser le ton ou accélérer son débit. Et, déjà, il saluait le clerc d'un geste de la main, visiblement peu désireux de le déranger davantage. Ou pressé de reprendre son guet. Difficile à dire.

Albérich referma la porte sur les pas du Lathandrite et demeura quelques secondes debout dans le noir. S’habiller ? Escomptaient-ils qu’ils filent à cheval dans la nuit s’il y avait un danger à proximité ? Il frissonna. Du danger. Un risque. La mort qui rôde, finaude, un cri humain dans les ténèbres.
Une fois de plus, il était désarmé. Et il l’était d’autant plus qu’il n’avait plus rien à opposer à personne : il était épuisé et vide de toute puissance divine. Même s’il avait eu une masse, il n’aurait pu la brandir. Et il espérait que Tallad et Alaric ne comptaient pas sur son aide en cas de grabuge. Une situation critique n’était peut-être pas le moment idéal pour découvrir qu’un prêtre qu’on pensait expérimenté n’avait en fait plus la moindre prise sur le pouvoir de son dieu.
Il se déplaça jusqu’au lit, tâtonna dans la pénombre pour retrouver son sac, l’ouvrit et en sortit des vêtements. En silence, lentement, il s’habilla, obéissant à l’injonction de Marcus, au-delà des lieues. Il ne pouvait que s’en remettre à ceux qu’on avait choisis pour le protéger.
C’était une chouette, juste une chouette. Un renard. Un chat errant.
Il sourit amèrement. Autrefois, il y aurait songé tout de suite et cette pensée se serait substituée à toute angoisse, naturellement. Il aurait fait le choix de l’espoir, de la lumière. Aujourd’hui, même s’il avait vu l’oiseau de nuit crier, il aurait continué à penser que peut-être quelqu’un hurlait à l’unisson, dissimulé, prisonnier, torturé, mourant.
Vertige à nouveau, il s’assit sur le lit, se prit la tête dans les mains et attendit, toute sa conscience dirigée vers les sons ténus qui lui parvenaient encore dans l’auberge.

Ceux-ci se turent peu à peu. Lorsqu'Alaric eut descendu l'escalier, il lui sembla percevoir le bruit de la porte d'entrée qui grinçait. Puis le silence. Le grincement de l'huis, à nouveau, quelques minutes plus tard. Une conversation murmurée.. Puis plus rien. Ou presque : dans le couloir, parfois, une latte craquait, à peine audible, sans doute ployant légèrement sous le pas d'un guetteur nocturne et à jamais muet. Que le cri ait été celui d'un animal ou un hurlement d'agnoie, ses gardes du corps ne prenaient aucun risque, et Tallad veillait au grain.
Le temps s'écoula, à nouveau. La demeure parut se rendormir. Il n'y eut pas de nouveau cri. Pas de nouvelle discussion. Rien que le silence. Et, au-delà, le lent va-et-vien des vagues, immuable.

La peur l’empêcha de sombrer à nouveau et il resta assis sur son lit jusqu’à ce que le jour se lève, dans une torpeur dont il émergeait par à-coups, sursautant brusquement toutes les quelques minutes avant d’errer à nouveau entre veille et sommeil.
Puis le soleil fit son apparition, une éternité plus tard.
C’était sa première aube depuis des semaines et il ferma les yeux lorsqu’il la devina prête à poindre, les protégeant de surcroît de ses paumes. Les nuages atténuèrent le choc mais toute sa carcasse se cambra pour affronter l’épreuve, charnellement, sans qu’il ait vraiment conscience d’y jouer un quelconque rôle. Le corps se souvenait, le corps anticipait. Il sentit chacune des fibres de son organisme se blinder pour le choc, physique, mental, spirituel, un long moment, impossible, à retenir sa respiration, à bloquer tout mouvement, toute envie de fuite ou de hurler, avant que l’épreuve ne prenne fin.
Toujours vivant.
Il écarta les doigts pour observer le monde gris autour de lui. Il n’avait pas craqué, mais il avait l’impression de n’être qu’une boule de chair percluse, les nerfs à vif, l’esprit douloureux comme si on l’avait battu, à la fois affamé, creux et sur le point d’exploser à la moindre stimulation. Tomber en poussière. S’étioler, s’effilocher, flétrir, petite feuille emportée par le vent, avant d’être piétinée sous le pas d’un cheval, retourner à l’humus, à la poussière, mourir dans une souffrance intolérable.
Il se leva d’un bond, peina à conserver son équilibre, mais il avait une sensation d’étouffer impérieuse, qui le mena à la fenêtre.
Le vide et l’air frais le firent ensuite reculer et il tituba jusqu’à la porte, presque hors d’haleine alors qu’il n’avait fait que trois pas.
Je deviens fou.
La fatigue. La faim. Il fallait qu’il mange. Un pas devant l’autre, pour commencer. Les escaliers, la salle commune, c’était la seule voie possible.

Une fois n'est pas coutume, il y avait du monde, dans la grand-salle. Des vieux, surtout, accoudés au comptoir ou massés devant la cheminée, discutant avec animation... mais à voix basse, comme par crainte d'être entendus. Dans un coin, à la table la plus reculée, Alaric et Tallad observaient la pièce, l'un paisible, l'autre tendu.
Les murmures cessèrent sitôt qu'Albérich fit son apparition. On lui accorda de vagues regard, peu appuyés, puis chacun retourna à sa conversation, quoi qu'encore plus doucement qu'auparavant. La tenancière, cependant, s'approcha du clerc. Elle s'efforçait de sourire mais sans grand résultat. On la sentait troublée.
-Un petit-déjeuner, avions-nous dit... fit-elle. Installez-vous, messire. Je vous sers dans un instant.
Les deux gardes du corps, pour leur part, n'avaient pas bougé.

Le regard des villageois n’était pas pour rassurer Albérich, mais il savait, foncièrement, qu’il était dû en grande partie à sa mise fripée et à son visage d’outre-tombe. Il passa une main hésitante sur son visage hirsute, cherchant à lisser sa barbe drue sans réellement y mettre de volonté. Il était certainement cerné, les yeux hantés, et il s’efforça de soustraire sa silhouette dégingandée à l’examen possible de ses semblables. Espérant ne pas les déranger, il se glissa à table auprès des Luméniens, sans pour autant chercher leur regard.
Il était sensible à la tension qui régnait, insidieuse, dans la salle, mais il était encore plus sensible à la difficulté personnelle qu'il avait à simplement être là.

Autour de lui, les conversations étaient trop basses pour qu'il put en discerner le sens. Tout juste parvenait-il, parfois, à saisir un mot, lequel ne revêtait aucune signification particulière.
Bientôt, la tenancière reparut, portant un plateau copieusement chargé. Pain, miel, confiture, gruau, lait, il n'y manquait rien.
-J'espère que vous aurez un peu plus d'appétit, aujourd'hui... dit-elle, sourire toujours un peu forcé, ton trop léger pour être convainquant. Sinon, je vais finir par penser que ma cuisine est réellement mauvaise...

« Vous savez que votre talent n’est pas en cause. » répondit affablement l’Aubemestre. « Mais je tâcherai de ne pas vous décevoir. »
Il savait qu’il aurait pu, peut-être dû, s’enquérir de l’animation qui régnait dans la salle, du tumulte de la nuit, du malaise palpable qui flottait dans l’air. Mais il n’avait pas envie de savoir. Alaric avait l’air détendu, il fallait qu’il s’y raccroche. Si l’heure avait été grave, vraiment grave, même l’Ours aurait changé de mine. Sans doute. Quoi qu’il en soit, il devait s’en remettre à eux. Ils prendraient les décisions qui s’imposent. Albérich espéra qu’ils n’étaient pas la cause des soucis qui s’affichaient sur le front de l’un ou l’autre. Ils ne pouvaient pas l’être, ça n’avait pas de sens, ils étaient des voyageurs anonymes qui s’arrêtaient quelques jours…
Tu aurais dû démissionner avant de partir.
Il frissonna et se pencha sur le plateau qu’on lui avait apporté. Il n’avait envie de rien et son estomac le faisait souffrir. Mais il fallait qu’il mange. Il attrapa donc une tranche de pain et en arracha la mie souple et encore tiède, du bout des doigts. Picorer comme un petit oiseau. Doucement.

Rien de particulier ne se produisit alors qu'Albérich déjeunait tant bien que mal. Certaines personnes quittèrent l'auberge, d'autres entrèrent, se mêlant aux conversations murmurées. Mais il n'y eut pas de grandes nouvelles, d'annonces tonitruantes : quoi qu'il se fût produit, le fait était connu de tous et, pour l'heure, il ne semblait pas qu'il se fût produit de nouveaux développements.
Une bonne vingtaine de minutes plus tard, l'aubergiste refit son apparition près du clerc et, l'air de rien, observa ce qu'il restait sur son plateau. Celui-ci était loin d'être vide. Mais pas intact, cependant, et elle parut réellement s'en réjouir.
-Et bien, il y a du progrès ! fit-elle doucement. Je suis certaine qu'en quelques jours, nous aurions pu vous remettre sur pied... Dommage que vous deviez partir si vite. Mais je comprends, bien sûr...

Albérich sourit et hocha la tête, comme s’il comprenait à quoi la tenancière faisait référence. Les poils de sa nuque s’étaient dressés et il sentit un léger filet de sueur lui couler le long de l’épine dorsale. L’angoisse parvenait à le saisir en moins d’une seconde, préparant tout son organisme à une fuite insensée. Il attendit que la femme se soit éloignée avec le plateau pour se tourner lentement vers ses gardes du corps.
« Nous rentrons ? » demanda-t-il à voix basse.

Les deux hommes échangèrent un regard, puis Alaric hocha la tête.
-Oui, nous pensons que c'est la meilleure chose à faire, fit-il sur un ton détendu, sans se départir de son sourire. Mais rien ne presse : nous ne partirons qu'après le repas de midi, si vous en êtes d'accord. Vous aurez donc le loisir de vous reposer encore un peu, afin que la chevauchée ne soit pas trop difficile.

Albérich dévisagea lentement les deux hommes, cherchant quelque chose d'indéfinissable, d'introuvable, dans les traits de leur visage. Il ne voulait pas savoir. Ça n'avait pas d'importance, aucun rapport avec eux, c'était un concours de circonstances, malheureux, certes, et Marcus refermerait les portes du Temple sur leurs traces, le lorgnant avec une mine qui dirait : tu as eu ta chance, mais les risques, Albérich, les risques, tu dois comprendre, et te soumettre à ça, parce que c'est ton rôle, ta place, ta responsabilité.
Il frissonna.
" Que s'est-il passé ? Que se passe-t-il ?"

Les deux hommes échangèrent un nouveau regard. Lequel se prolongea. Puis Tallad secoua la tête. Alaric acquiesça et refit face à l'aubemestre.
-Rien qui ne nous concerne, dit-il doucement, de son ton invariablement calme et posé. Rien qui ne doive vous inquiéter. Nous sommes sans doute trop prudents, bien trop. Mais nous avons des consignes, et il est inutile de prendre le moindre risque s'il y a un doute, ne serait-ce qu'une ombre de soupçon.

Albérich acquiesça. C’était tout aussi bien. Plus vite il serait rentré, plus vite il pourrait prendre les mesures nécessaires pour repartir. Définitivement et seul.
« Je vais remonter dès lors, me reposer. Je serai prêt à l’heure prévue. » annonça-t-il, avant de saluer ses compagnons d’un geste de tête, et d’attaquer sa périlleuse ascension.
La nourriture, même s’il la sentait au bord de ses lèvres, commençait à faire un peu d’effet, il se sentait moins faible, moins fragile, mais il regagna son lit avec un soulagement non feint. Il s’allongea sur le dos, replia les bras devant ses yeux et exhala.
Quelque chose s’était produit au village, quelque chose d’imprévu, qu’on pouvait interpréter comme une menace… Quelqu’un était probablement mort, ou s’était fait agresser, d’où le cri de la nuit. C’était le plus probable. Alaric avait raison, cela ne les concernait en rien. Il respira plus librement. Remonter à cheval, déjà. La perspective était des plus désagréables, surtout avec la nuit qu’il venait de passer.
Il se sentit doucement dériver. Quelque chose était noué dans ses entrailles, quelque chose de déplaisant, et toute sa carcasse était grippée, comme s’il était aux prises avec une courbature globale. Mais son esprit s’était repu, un instant, d’un peu de pain, d’un peu de lait, d’un peu d’avoine, et la fatigue sapait peu à peu le rempart de sa conscience. Il savait qu’il dormirait mal, et il dormit mal.
Il s’éveilla en sursaut, en nage, et se redressa sur son séant. Quelqu’un avait frappé à la porte.
« J’arrive, j’arrive… » répondit-il précipitamment.
Des effluves goûteuses lui parvenaient au travers des lattes du plancher, signe immanquable que l’heure avait sonné. Il se glissa hors du lit, plus froissé encore que quelques heures plus tôt, et alla se rafraîchir au broc, avant de rassembler rapidement ses affaires, de les fourrer dans son sac et de rejoindre à la hâte, la salle commune où l’on devait l’attendre.

Celle-ci ne s'était pas vidée. Bien au contraire, l'affluence paraissait avoir encore augmenté, et l'on voyait à présent se mêler aux vieux des gens d'âge mûr, des plus jeunes... Une chose n'avait pas changé, cependant : les murmures. Tout juste étaient-ils plus audibles.
Allaric se tenait au pied de l'escalier. De Tallad, nulle trace.
-Le repas est prêt, si vous avez encore un peu d'appétit. Quant aux chevaux, ils seront bientôt sellés. Nous nous mettrons en route dès que vous aurez terminé : le temps se couvre rapidement, mieux vaudrait être en ville avant que la neige ne se mette à tomber.

Albérich acquiesça. Il n’avait pas vraiment plus faim qu’au petit matin, mais il avait avalé quelque chose, il se sentait capable de réitérer l’exploit. D’autant que tenir en selle serait une autre paire de manches.
La tenancière leur déposa de la volaille en sauce, quelque chose qui aurait pu être de la mouette ou du pigeon, entourée de petits navets et d’oignons caramélisés, de pommes de terre rondes en chemise et de lardons grillés. L’odeur révulsa le clerc, il se rabattit sur le pain, qu’il finit par oser plonger dans l’épais liquide brun. C’était évidemment goûteux, il n’en avait pas douté une seconde, mais son estomac mit un certain temps à l’accepter. Il concentra toute son attention sur son assiette, rasséréné par la présence d’Alaric.

Le colosse mangeait avec un appétit tranquille, avalant bouchée après bouchée sans se presser le moins du monde, mais donnant tout de même à qui l'observait l'impression qu'il ne s'arrêterait jamais, qu'il dévorerait jusqu'à la dernière miette du dernier plat.
Et il l'aurait sans doute fait s'il n'avait été brusquement interrompu dans ses œuvres. Tallad était apparu à leurs côtés sans qu'ils ne s'en aperçoivent et tapait doucement sur l'épaule de son compagnon. Il suffit à ce dernier de lui jeter un regard pour reposer son morceau de pain et se lever dans l'instant.
-Ça empire tant que ça ?
Pour toute réponse, le muet hocha la tête, et tous deux s'en furent à pas pressés vers la porte de l'établissement.
Ils n'étaient pas les seuls : au moins trois autres personnes, la tenancière y compris, faisaient de même. L'instant d'après, ils avaient disparu à l'extérieur, laissant derrière eux une bourrasque de vent glacé.

Qu’est-ce qui empirait ?
Soudain, le battement de son cœur au fond de ses oreilles se fit tonitruant et il eut l’impression qu’autour de lui, la pièce changeait de forme, que les distances se modifiaient, des papillons sombres dansaient devant ses yeux, sarabande macabre, et il comprit qu’il était au bord de la crise d’angoisse. Il s’appuya au mur, lentement, cherchant le contact de quelque chose de stable pour ne pas s’écrouler.
Autour de lui, les gens n’étaient pas menaçants, personne ne lui prêtait réellement attention, il était entouré d’êtres humains, comme lui, tout allait bien, Alaric et Tallad allaient revenir dans un instant.
Mais ils n’avaient rien dit.
Le vent glacé s’était engouffré dans la pièce, les villageois s’étaient retournés.
Quelque chose empirait. Qu’est-ce qui empirait ?

Il ne tarda pas à connaître la réponse.
La tenancière fut la première à rentrer, accompagnée d'une bourrasque tout aussi glacée que la précédente, laquelle entraîna les flammes du foyer dans une vive sarabande.
-Les gars, lança-t-elle, vous devriez aller vérifier si vos bateaux sont bien amarrés. Il va faire du gros temps. Un sacré gros temps, même.
Les villageois s'entreregardèrent.
-Pourtant, il faisait beau temps il y a pas une heure... grommela l'un d'eux.
-C'est à cause d'elle... lança un autre.
-A cause d'elle ? répartit le premier en lui tapant sur l'épaule. Allons, Bors, t'es trop impressionnable. C'est juste du gros temps.
-Mouais, tu dois avoir raison...
Ils s'étaient levés tout en parlant et quittèrent l'hostellerie sans rien ajouter, accompagnés par la majorité des autres hommes qui jusqu'ici occupaient la salle commune.
Quant à Alaric et Tallad, ils revinrent quelques instants plus tard. Le sourire du colosse était toujours présent. C'était sans doute un bon signe...
-On ne va pas partir aujourd'hui... dit-il en s'asseyant à côté d'Albérich. Une grosse tempête se prépare, avec blizard, neige et tout ce qui va avec. Mieux vaut attendre que cela passe et rester bien au chaud, vous ne pensez-pas ?

La tempête.
Autrefois, il y avait eu une tempête. La pluie, le déluge, ils étaient restés calfeutrés dans le fond de la Taverne de la Bienveillance. Le ciel pleurait, martelant les volets, masquant presque la voix chaude du barde qu’ils étaient venus écouter. Il était embarrassé par la perspective d’être, peut-être, reconnu. Hector était encore plus inquiet. Euryale était détendue, souriante, tout à ce qui se déroulait devant elle, ensorcelant les sens. Elle avait posé une main sur son genou, il s’en souvenait bien, sous la table, ses doigts pianotant au rythme d’une chanson ou se crispant lorsqu’elle était émue avant de se relâcher. Il était venu pour la musique, lui aussi, mais son attention était sans cesse ramenée à ce simple contact, chargé et anodin, quelque part, vu ce qu’ils avaient déjà partagé.
Puis ils avaient bravé les torrents du ciel, qui les avaient guidés jusqu’à la gueule du monstre.
Albérich sentit les larmes sous ses paupières, la migraine caractéristique de la douleur refoulée, derrière les yeux. Il acquiesça, les lèvres pincées, espérant que sa réponse ne venait pas trop tard.
Il y avait eu une tempête.

L'hostellerie était vide, à présent. Ne demeuraient là que les trois clercs et la tenancière, qui ne tarda guère à se rapprocher d'eux.
-Bon, voyons le côté positif des choses : vous allez rester parmi nous encore un petit moment.
-Combien de temps pensez-vous que cela va durer ? s'enquit Alaric. Quelle qu'ait été la raison de son mutisme précédent, il semblait désormais complètement y avoir renoncé.
-Aucune idée, répondit la femme, embarrassée. Un, deux jours ? C'est ce que ça prend dans le pire des cas. Mais là, c'est tout de même bizarre.
-C'est juste une tempête. Elles ne sont pas si rares en cette saison. Même si près de Luménis.
-Oui, bien sûr. Mais d'ordinaire, elles viennent de l'est, des Montagnes de Fer. Pas de la mer.
Alaric haussa les épaules.
-Les vents sont capricieux.
-Sans doute... Mais avec ce qui s'est passé...
Le colosse lui jeta un regard intense, et elle se tut aussitôt.
-Juste une tempête, oui... finit-elle par lancer, d'un ton ostensiblement dégagé. Bon, mais... Que diriez-vous d'un digestif ? Autant commencer à prendre des forces et du courage pour la tourmente à venir.
Alaric acquiesça. Tallad, lui, secoua la tête. Il se leva d'ailleurs et disparut aussitôt dans les étages.
-Et vous ?s'enquit l'aubergiste en se tournant vers Albérich.

« Pas d’alcool, merci. » murmura l’Aubemestre.
Quelque chose s’était produit, quelque chose qui rendait les gens superstitieux et inquiets, et dont on avait décidé de ne pas lui parler. Quelque chose qui risquait de le troubler, de l’effrayer, de compromettre sa santé vacillante, son semblant d’équilibre. Il était reconnaissant qu’on essaie ainsi de le ménager. Il était furieux en même temps, sur eux et sur lui-même. Etait-ce vraiment ce qu'il reflétait ? Etait-ce qu'il était devenu ?
« Si la tempête n’est pas encore sur nous, je vais peut-être sortir me dégourdir un peu les jambes. » dit-il en se levant subitement. « Juste quelques minutes, dans les environs. »

La Couronne de Cuivre

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Quête : Brumes

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

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