La Couronne de Cuivre

Louann resta un long moment entre la vie et la mort. Le médecin, qu'on avait fait venir à la hâte était sceptique quant à son état. Il ignorait si elle se réveillerait, et si oui, si elle retrouverait toutes ses facultés. Son souffle demeura fragile et ses paupières obstinément closes. Ce n'est qu'au soir du deuxième jour que son état commença à montrer des signes d'amélioration. Au matin, Louison qui se tenait à son chevet sentit sa main remuer dans la sienne. Se penchant sur elle, elle la vit battre des paupières et essayer d'ouvrir les yeux. Doucement, elle appela ses soeurs. Ce n'est qu'une fois autour d'elles qu'elles l'entendirent murmurer faiblement sans ouvrir les yeux.

"Je crois que je dois une fière chandelle à Alix et à son fameux bonnet."

Sa soeur sourit à travers ses larmes. Ses paroles l'ayant fatiguée, Louann replongea dans le silence. Louison lui apporta à boire. Elle se désaltéra un long moment, sans prononcer un mot. Sa tempe lui faisait mal. Elle voulut y porter ma main mais Garance l'arrêta d'un geste.

"Ne touche pas, pas pour le moment. C'est une vilaine plaie."

Louann hocha lentement la tête. Garance avait raison, elle verrait en temps voulu. Pour l'instant, ouvrir les yeux. C'est ce qu'elle fit. La pièce était entièrement plongée dans la pénombre. Elle ne distinguait rien.

"Ne pourrions-nous pas allumer une chandelle ? Il fait très sombre ici."

Un grand silence accueillit ses paroles.
"Il fait grand jour, Louann.", lui répondit Coraline d'une voix blanche.

Le monde s'était écroulé d'un coup, quand elle avait compris qu'elle ne voyait plus. Un monde sans lumière et couleurs peuplé de bruits et d'odeurs. Un monde qu'elle rejetait. Un monde dans lequel elle ne voulait pas vivre. Elle referma les yeux, du moins le supposa-t-elle.

Elle sentit une main sur sa tête douloureuse. Une main douce qui effleurait sa joue. Louison ou Alix. Elle bougea hors de leur portée. Non, elle ne voulait pas de leurs caresses ni de leur douceur. Et surtout pas de leur pitié. Elle sentit des larmes rouler sur ses joues. La douleur et les larmes, deux sensations concrètes dans son univers noir.

Une main maladroite se posa sur son épaule et la pressa brièvement. Garance, à n'en pas douter. Elle cherchait sûrement quoi lui dire. Mais trouver les mots n'était sûrement pas facile.

"Tu devrais dormir encore un peu", finit-elle par dire.

Sa voix était rauque comme si elle avait pleuré ou était restée un long moment silencieuse. Difficile à savoir. Elle referma les yeux. Quelques minutes plus tard, elle replongea dans les ombres.

Réveil dans l'obscurité. Elle souffrait toujours. A coté d'elle, elle sentait la présence inquiète de ses soeurs se relayant à son chevet. L'obscurité sentait l'herbe mouillée. Elle avait perdu la notion du temps. Combien de temps s'était-il écoulé durant son sommeil ? Elle se sentait si faible. Elle voulut se redresser mais une main la retint doucement. Quelqu'un la fit boire. L'obscurité avait un goût de soupe coupée d'eau. Elle reconnut la douceur de Louison.

"Quelle heure est-il ?", voulut-elle savoir.

La réponse vint de l'autre coté. La voix de Coraline.

"Plus de minuit apparemment"

Elle referma les yeux et s'endormit aussitôt. A ses cotés, ses sœurs se succédaient, prenant à peine quelques heures de repos. Elles l'avaient installée dans la petite chambre d'Alix. Elles parlaient peu, préférant garder pour elles leurs observation. Finalement, au bout de quelque temps, Coraline se décida à briser le silence.

"Je pense que ce n'est pas irréversible"

Les autres la regardèrent, les yeux chargés d'espoir.

"Mais je peux me tromper"

L'obscurité quand elle ouvrit de nouveau les yeux. Elle étouffa un cri de désespoir. Si des larmes roulèrent sur ses joues, elle ne les sentit pas. Dans l'obscurité, elle se sentait coupée de son corps.

Soudain, tout près d'elle, elle entendit marcher. Pas le pas maladroit de Garance, ni le pas léger d'Alix, ni le pas décidé de Coraline, pas le discret de Louison et surtout pas le chaloupé de Mya. Non, on marchait discrètement en étouffant le bruit.

"Qui ?", avait elle demandé au bord de la panique.

Le pas continuait. C'était à coté de son lit. Tout près. Et à part la présence, elle était seule. N'y tenant plus, elle hurla.

Ses sœurs, s'étant autorisé quelques heures de sommeil dans l'atelier se réveillèrent en sursaut. Mya et Coraline furent le plus promptes à réagir. Se levant d'un bond, elles se ruèrent dans la chambre. Une ombre encapuchonnée se tenait au dessus de Louann, un oreiller à la main. Leur sœur hurlait toujours. Mya sans réfléchir se rua en avant. L'ombre la cueillit au menton avec son arme de plume et l'envoya heurter le mur. Il tenta de sortir mais déjà, Coraline s'était jetée sur lui. Il l'esquiva d'un bond et poursuivit sa course. En une fraction de seconde, il sortit un couteau. Garance se plaça devant Louison et Alix, et recula avec elles, craignant le pire. Mais l'ombre profita simplement du champ laissé libre pour prendre la fuite.
Le choc passé, Garance reprit rapidement ses esprits. Elle alla s'agenouiller à coté de Mya. Mis à part une vilaine bosse qui commençait à apparaître, elle était indemne. Elle la serra contre elle.

"Le prévôt, il faut chercher le prévôt."

Louison et Coraline hochèrent la tête. Elles se préparaient à partir quand on frappa à grands coups contre leur porte. Le prévôt attendait.

"Hé bien, commença Garance, vous avez fait vite ..."

Elle s'interrompit d'un coup, réalisant ce qui se passait. Quatre hommes accompagnaient le prévôt. Trois grands gaillards puissamment armés. Ils encadraient Guillemot. Celui-ci, les mains attachées fixait obstinément le sol.

"Mais ..."

Elle fronça les sourcils, soudain frappée de stupeur. Non, ce n'était pas possible. Non, ce ne pouvait être cela. Derrière elle, Alix se laissa tomber à genoux. On emmenait son compagnon, en plein milieu de la nuit. Et point n'était besoin de réfléchir pour deviner de quel crime on l'accusait. Le prévôt garda les yeux baissés vers elle, sans donner l'impression de la voir.

"Ce n'est pas lui, vous le savez très bien."

Il releva la tête en évitant son regard, s'adressant à Garance.

"Je préfère vous prévenir plutôt que vous l'appreniez par la rumeur. Quelqu'un l'a vu sur les lieux du meurtre, et nous avons trouvé chez lui des preuves accablantes."

Alix voulut protester, hurler. Mais le prévôt, d'un geste ordonna le départ. La porte se referma sans le moindre bruit.

Une absence de bruit, de couleurs. Rien, il n'y avait plus rien. Un monde réduit à sa plus simple expression. La souffrance. Alix se mit à hurler. Un hurlement de douleur et de révolte mêlées.. Elle voulut se laisser aller à terre mais deux mains fermes attrapèrent ses épaules et la remirent debout. Elle tomba dans des bras qu'elle ne reconnaissait déjà plus et perdit connaissance.

"Mais ce n'est pas possible. Vous savez très bien qu'il n'a rien fait. Ou alors, c'est une vengeance."

Le prévôt eut un petit rire et leva vers elle des yeux amusés.

"Si j'avais voulu me venger, j'aurais emprisonné une de vos soeurs. Ou vous-même. Je suis sur que vous auriez apprécié."

Elle souffla, exaspérée.

"Vous n'avez qu'à demander à votre femme ce qu'elle a contre lui."

Il écarquilla des yeux ronds. Elle sut qu'elle avait visé juste.

"Comment ?
- C'était facile, l'interrompit-elle avant qu'il puisse continuer, vous auriez rabattu le caquet de quiconque comploterait sur nous ou sur notre entourage. En revanche, votre femme ..."

Il laissa échapper un petit sifflement d'admiration. Depuis le temps où il la connaissait, elle avait toujours eu cette faculté inquiétante de voir ce qui se cachait entre les paroles. Un raisonnement logique, implacable et une franchise à cause de laquelle elle ne s'était pas fait que des amis. Tout ça mâtiné d'une façon d'être hors norme, qu'elle avait en commun avec ses soeurs. Garance avait son charme. Sauf quand elle se montrait têtue et ne voulait rien savoir. Comme maintenant ...

"Nous avons retrouvé une hache chez lui."

Les yeux de Garance s'agrandirent quelques instants. A lui de faire mouche. Mais elle se reprit très vite.

"Une hache. Mais tout le monde se sert d'une hache. Même moi, si je le pouvais ...
- Une hache tachée de sang séché, l'interrompit-il brusquement, voyons Garance, vous me prenez pour un imbécile ? Vous ne pensez pas que je me suis précipité sans vérifier les assertions de ma femme. Je vous respecte, vous et vos soeurs, vous savez ?"

L'espace d'un instant, ils s'affrontèrent du regard. Garance le regardait, l'air buté, la tête relevée. Non, elle ne démordrait pas.

"Au fait, comment va Alix ?"

Elle se sentait pâlir. Alix. Alix n'allait pas bien. Depuis son réveil, sa soeur s'était murée dans un silence total. Elle restait assise, se balançant d'avant en arrière, le regard fixe. Ni les mots, ni les caresses n'étaient parvenus à l'atteindre. Jamais, depuis la mort de leur mère, elle n'avait paru aussi mal. Elle mourrait, petit à petit, loin d'elle-même et des autres.

"Alix va mal, ça vous étonne ?"

Il leva les yeux sur elle. Les yeux grands ouverts, le menton tremblant imperceptiblement. L'espace d'une seconde, il crut qu'elle allait se mettre à pleurer. Mais les yeux de Garance restèrent secs. Et quand elle parla, sa voix se fit cassante.

"Et naturellement, vous ne voulez pas prendre en compte ce que je vous ai raconté. Vous me semblez un peu ralenti."

Il sursauta. Elle se retint de rire. Qu'il s'énerve, menace de l'enfermer, elle ne le craignait pas. Mais, contre attente, il conserva un calme étonnant pour lui répondre.

"Et vous Garance, vous êtes une tête de mule, bornée et imprudente. Je ne sais pas pourquoi mais vous êtes allée provoquer Anselm. Il aurait pu vous tuer. Et bien sûr, vous ne voulez pas me dire pourquoi il s'en est pris à vous. Et là, vous vous rendez ici sans être accompagnée.
- Mais je ne risque rien, lui répliqua-t-elle piquée au vif, vous tenez Guillemot. D'ailleurs, je vous ai assez vu. Je repars.
- Ah non, cette fois, je vous ramène, que vous le vouliez ou non ..."

Garance avait passé le portail sans se retourner. Assis dans sa charrette, le prévôt avait détourné la tête. Les jumelles assises sur le banc de la tonnelle eurent une moue dubitative.

"Alors ?", demanda Coraline.

Elle secoua la tête. Coraline serra les poings, dans une colère froide. Des larmes apparurent au coin de ses yeux. Elle les essuya d'un geste rageur et détourna la tête.

"Et Alix ?", demanda-t-elle en retour.

Leur mine déconfite des jumelles confirma ce qu'elle pensait. Il n'y avait pas d'amélioration.

"Elle dort"

Garance hocha la tête sombrement.

"Et Louann ?
- Pas d'amélioration., répondit doucement Coraline.
- Elle dort aussi" compléta Louison.

Garance n'ajouta rien. A ce stade là, elles n'avaient pas besoin de mots. Elles et Mya tenaient encore, elle ne savait par quel miracle. Du moins, tenaient ... C'était un bien grand mot. Coraline semblait plus solide, mais ce n'était d'apparence. A l'intérieur, elle la sentait meurtrie, blessée. Louison avait maigri en quelque temps. Elle la sentait fatiguée, à bout. Et Mya, chaque nuit se réveillait en hurlant. Quant à elle. Elle devait faire fi, se battre, tenir. Avoir du courage pour l'ensemble. Et ce n'était pas facile.

"Je vais les voir, finit elle par dire, vous devriez aller vous reposer un peu."

Coraline secoua la tête, Louison baissa les yeux. Elle posa brièvement la main sur l'épaule de Coraline qui se déroba comme à son habitude. Sans s'offusquer outre mesure, elle caressa les cheveux de Louison et retourna dans l'atelier.

Les jumelles sombrèrent dans le silence. D'ordinaire, à chaque tournant difficile, être ensemble les aidait, leur redonnait des forces. Mais un abîme s'était installé. Coraline s'était retranchée derrière son mur de silence. Dans sa colère, dans sa souffrance. Et dans sa tour, elle ne voulait pas se laisser consoler. Bientôt, elle ne serait plus qu'un pantin de haine, avide de vengeance. Mais cela ne durerait pas. Elle finirait par rendre les armes. Et elle la perdrait.

Coraline essayait de ne pas regarder sa jumelle. Elle la faisait souffrir, elle le savait. Mais que pouvait-elle faire ? Elle s'était éloignée trop pour revenir, pour renouer leur lien. Elle avait même peur, peur de revenir. D'avoir trop déçu. Louison comprendrait. Lui ouvrirait sans peine la porte. Mais elle s'y refusait. En la regardant mieux, elle vit ses traits tirés et sa mine défaite. Ses cheveux qu'elle ne tressait plus, retombant en pluie filasse sur ses épaules. Ses mains qui tremblaient. Elle écarquilla les yeux. Depuis combien de temps n'avait-elle pas regardé sa soeur ?

Soudain, Louison éclata en sanglots incontrôlables, la tête dans ses mains. L'espace d'un instant, elle la regarda effarée, effrayée. Louison si calme, posée, souriante, toujours enjouée. Son contraire si semblable à elle. Elle pleurait, incapable de s'arrêter. Non, ce n'était pas elle, pas comme ça. L'espace d'un instant, elle voulut la secouer pour lui apprendre, pour qu'elle arrête. Pour qu'elle redevienne sa Louison, celle qui consolait. Pas cette caricature. Elle sentit des larmes perler dans ses yeux. Elle les essuya d'un geste rageur. Non, pas Louison, pas elle. Mais que pouvait-elle faire ? D'ordinaire, c'était à Louison de trouver les mots, les gestes. D'un geste maladroit, elle la prit dans ses bras, la faisant vaciller. Et comme les sanglots ne tarissaient pas, elle la serra contre elle. Gauche, maladroite, ridicule. Mais qu'importe. Elle caressa doucement ses cheveux et embrassa sa joue. Les pleurs se calmèrent peu à peu. Et Louison finit par relever la tête. Elle la regarda gênée, dansant d'un pied sur l'autre, sans trop savoir quoi dire. Elle pleurait elle aussi. Louison écarquilla les yeux. Elle se déroba comme à son habitude. Juste une petite diversion.

"Et si nous allions chercher un peu de terre ? Je crois que tu en as besoin pour terminer ta sculpture. Garance et Mya veillent sur les autres. Et un peu d'air te fera du bien, je pense."

Elle n'avait rien trouvé de mieux. Rien de bien original. Une petite parenthèse qui ne durerait pas. Après, elle le savait très bien, les soucis demeuraient. Mais Louison sourit et hocha la tête.

"La dernière qui arrive à la brouette pousse l'autre.", dit-elle en partant en courant.

Quelques minutes plus tard, elles sortaient par le portail du jardin. Louison assise dans la brouette, Coraline manœuvrant sur le petit sentier. Le soleil jouait sur la rosée, déposant ça et là des étincelles de lumière. Elles s'étaient surprises à sourire, oublier quelque peu. Le Rhône, moutonnant d'écume semblait partager l'enthousiasme de leur escapade. Elles le suivirent un peu jusqu'à l'un de ses bras morts. Là, une terre argileuse se disputait au limon.
Louison descendit de la brouette et se coucha dans l'herbe, vite rejointe par Coraline. Là, comme à leur habitude, elles se perdirent dans la contemplation des nuages. Coraline vit un bateau volant, toutes voiles dehors. Louison vit le château d'un magicien étrange. C'était leur parenthèse, dans laquelle elles communiaient sans échanger de mots. Dans cet instant qu'elles ressentaient toute cette force d'être jumelles. A deux, elles étaient fortes.

Louison ferma les yeux. Un rayon de soleil, perçant de sous les arbres baignait son front. Au bout d'un moment, elle sentit quelque chose lui chatouiller le nez.

"Coraline ..."

Le brin d'herbe partit comme il était venu.

"Pardon."

Coraline se leva. Elle n'aimait pas rester longtemps immobile. Elle resta allongée quelques instants, laissant une coccinelle lui monter sur la main et s'envoler dans l'air bleu. Comme une promesse. Elle sourit.

"Veux-tu que je t'aide à tresser tes cheveux ?" proposa Coraline en se rasseyant à ses cotés.

Elle hésita un peu. Sa soeur avait des doigts de fée quand il s'agissait de concasser les pigments et d'agencer les couleurs. Mais pour les coiffures, elle n'avait aucun talent. Ses chignons ressemblaient à des bosses de sorcières et les tresses finissaient irrémédiablement par s'emmêler. Mais Louison hocha la tête avec un clin d'oeil.

"Disons que je te montrerai comment on fait. Et tu regarderas ... mais sans toucher, par pitié."

Louison repeigna ses cheveux, avec la patience et la méticulosité qui la caractérisaient. La tresse finie, les jumelles se relevèrent.

"Allez, maintenant, passons aux choses sérieuses. La dernière qui arrive à l'eau va chercher la brouette."

Elles partirent en courant sur le chemin de terre jusqu'au bras mort du Rhône. Coraline, plus habituée à courir arriva la première. De l'eau jusqu'au genoux, elle ramassa des poignets de terre. Louison, en bonne perdante ramena la brouette. Elles travaillèrent efficacement sans parler. Mêmes gestes, mêmes expressions. Elles se comprenaient sans souffler mot. Midi sonnait quand elles eurent fini de remplir la brouette. Elles se préparèrent à repartir.

"Oh, mais n'aurions nous pas affaire à nos petites sorcières ?"

Louison et Coraline interrompirent leur geste. Elles connaissaient la voix. Leur voisin, sûrement avec ses imbéciles de fils. Il avait dû les suivre. Quelques secondes plus tard, ils émergeaient des broussailles.

"Au fait Louison. Comment va ton oreille ?"

La question avait été posée par le cadet, de loin le plus teigneux. Coraline serra les poings. Louison garda le silence. Elle s'y attendait un peu.

"Si tu veux, nous allons t'arranger la deuxième."

Le père, gloussant comme un ivrogne s'avança. Coraline saisit une poignée de terre. Une dans chaque main.

"N'approchez pas. En général, je fais mouche."

La troupe s'immobilisa. Elle se tourna vers Louison.

"Sauve-toi, va chercher de l'aide, n'importe qui."

Sa soeur resta immobile, incapable de bouger. Le cadet avança d'un pas. Une boule d'argile l'atteignit à la tête. Il poussa un chevrotement pitoyable.

"Allez, va."

Louison fit volte face et partit en courant, le plus vite possible.

Le voisin se tourna vers son fils.

"Rattrape la !"

Il allait obéir quand Coraline l'interpella.

"Je te souhaite bonne chance. Parce qu'il paraît que tu ne sais pas très bien les attraper, les filles. En ville, on murmure que ton engin est trop petit."

Il stoppa net et se retourna vers son père.

"Oh, mais ne cherche pas de secours de son coté. Sur lui, on pense que sa femme était un homme, et on se demande comment, vous, ses fils êtes arrivés."

Le voisin serra les poings et vira au rouge brique. Au moins, il ne songerait plus à lancer ses fils à la poursuite de Louison. Elle sourit. D'un signe de tête, il fit signe à ses fils. Elle n'eut pas le temps de préparer une autre boule de terre qu'ils se jetèrent sur elle. Un coup de poing porté à l'estomac lui coupa le souffle. Un autre uppercut sur la joue la fit tomber. Ils furent sur elle en un bond. Elle tenta de se débattre, mais ils la maintinrent fermement au sol. Elle vit avec effroi le père défaire sa ceinture.

"Je ne me suis jamais envoyé une sorcière. ça doit être agréable. Ensuite, on n'aura qu'à la balancer dans le Rhône. Sûr qu'on dira que c'est le tueur de rousses. Et ça fera une de moins."

Coraline mordit une des mains qui la maintenait. Une claque bien adressée la fit retomber sur le dos. Elle vit avec effroi le voisin baisser ses chausses.

"Alors, tu ne supplies pas ? Tu ne demandes pas pardon ? Je pourrais être bien plus gentil avec toi."

Elle secoua la tête. Non, elle ne lui ferait pas ce plaisir. Il la tuerait de toute façon. Elle en avait trop dit. Et la rancœur qu'il nourrissait contre elle était trop forte. Il pencha au dessus d'elle. Elle ferma les yeux. C'est alors que retentit la voix.

"Eh vous, qu'est-ce que vous faites à cette femme ?"

Le frère de Guillemot, à n'en pas douter. Jean-Loup, la force brute. Presque sauvage, même lorsqu'il riait, il impressionnait son monde par sa carrure impressionnante et sa voix de stentor. Tout comme Guillemot, il connaissait la fratrie depuis toujours. Et, bien qu'il n'en laissa rien paraître, il y était attaché. Elle sentit les mains qui la maintenaient au sol se desserrer imperceptiblement. Elle se dégagea d'une secousse et se redressa sur les coudes pour mieux voir.

Jean-Loup se tenait devant le groupe, l'air interdit. Il tenait la faux qu'il utilisait pour se rendre aux champs. Mais dans sa main, elle avait l'air d'une arme. Devant lui le voisin, plutôt connu pour sa lâcheté que pour sa pugnacité se releva doucement.

"Allez Jean-Loup. On lui fait rien à la gamine. On plaisante, c'est tout"

L'homme fit deux pas dans sa direction. Les trois s'écartèrent le plus vite qu'ils purent. Il se planta au dessus de Coraline et lui offrit sa main pour la remettre debout.

"Déguerpissez maintenant, y a plus rien à voir. Et si je vous y reprends, je vous coupe les couilles et je les porte tout droit au prévôt."

Les trois, à qui on n'avait pas besoin de le dire deux fois tournèrent les talons. Coraline, cramponnée à la main de Jean-Loup sentit ses jambes se dérober sous elle. Il la fit asseoir, inquiet.

"Rien de cassé ?", demanda-t-il, conscient qu'il n'y avait pas que les blessures physiques qu'elle aurait à soigner.

Elle secoua la tête. Il la regarda avec attention. Sa lèvre supérieure s'était fendue sous le poing d'un des fils. Du sang coulait sur son menton pendant qu'une vilaine ecchymose se dessinait sur sa joue. Mis à part ça, rien, décida-t-il. Il lui retendit la main.

"Viens, je te remmène chez toi."

Elle secoua la tête, encore sous le choc, ne se remettant pas de ce qui avait failli se passer. Les porcs, les mains sur elle. Soudain, elle se pencha sur le coté et vomit tout son saoul. Il la regarda, de plus en plus inquiet. Puis, prenant une décision, il se plia en deux et passant une main sous son genoux et l'autre sous son dos, il la souleva dans ses bras. Elle ferma les yeux, dans une demi-conscience.

Des exclamations fusèrent quand Jean-Loup passa la porte de l'atelier. Elle se sentit tomber dans d'autres bras quand on la posa sur le lit. Elle tremblait de tous ses membres, sans pouvoir s'arrêter. Quelqu'un posa une couverture sur elle. Une de ses sœurs appliqua un linge mouillé sur sa bouche. Elle eut une grimace de douleur.

C'est alors qu'elle sentit son absence, sans ouvrir les yeux. Un sentiment diffus qui se changea rapidement en horrible inquiétude. Elle regarda autour d'elle. Garance et Mya étaient à coté d'elle mais ...

"Louison, où est Louison ?", demanda-t-elle soudain.

Alix, se réveillant en sursaut ouvrit des yeux perdus.

"Louison n'est pas avec nous, répondit Garance d'une voix blanche, nous pensions qu'elle était avec toi."

Coraline sentit son sang se glacer dans ses veines. Louison. Mais Louison aurait dû être ici. Elle aurait dû avoir tout le temps nécessaire pour rentrer. Louison. Pas elle. Peut-être avait-elle été simplement retardée. Ou s'était-elle simplement perdue. Improbable.

"Il faut que j'y aille.", finit-elle par dire.
Elle allait passer la porte quand une main attrapa la sienne.

"Je vais avec toi.", lui dit doucement Alix.

Coraline la regarda brièvement. Pour elle, elle était revenue, s'était ressaisie. Pour retrouver leur soeur. Elle ne sourit pas, seul son regard avait perdu son expression froide et impassible. Mais sa main n'avait pas lâché la sienne.

"Attendez."

Une nouvelle fois, Garance prenait la tête des opérations.

"Cette fois, on ne se sépare pas. Mya, tu restes avec Louann. Jean-Loup, pouvez-vous nous accompagner ?"

Un grognement renfrogné lui apprit que non. Quelques minutes plus tard, ils couraient tous les quatre dans les rues de Vienne, demandant à chaque passants qu'ils croisaient s'ils n'avaient pas vu Louison. Désespérant d'avantage, plus le temps passait, de la revoir vivante. En fin d'après midi, ils ne l'avaient toujours pas trouvée.

En passant devant le cimetière, ils remarquèrent une forte agitation. Un groupe s'était formé autour du fossoyeur. Celui-ci, affirmait à force de grands cris qu'il venait de voir une rouquine étendue sur une tombe. Le groupe, écartant du coude les curieux qui les gratifiaient d'un regard empreint d'une curiosité morbide devant leurs cheveux roux.

Coraline, marchait en tête, guidée par son intuition. Chaque pas, elle le savait la rapprochait de Louison. Il n'y avait pas d'autres possibles. Et c'est effectivement sa soeur qu'elle trouva. Louison gisait sur le dos, les yeux levés vers le ciel. Sur le devant, sa robe était tâchée de sang. Du sang avait coulé sous elle et s'était amoncelé en une flaque malpropre. Coraline, étouffant un hurlement se pencha sur elle. Elle vivait encore.

Mais, une fois ses plaies nettoyées et pansées, le médecin secoua la tête d'un air désolé. Louison avait perdu trop de sang. Elle ne devait pas passer la nuit. Ses soeurs l'avaient installée dans son lit, dans l'atelier. Elle y gisait, pâle et faible. Vivante dans un souffle fragile. Elle savait. Mais étrangement, elle ne paraissait pas avoir peur. Ne pleurait pas. Courageuse. Elle le faisait pour Coraline.

Le prévôt, prévenu à la hâte vint frapper à leur portes. Coraline voulut le faire partir. Mais Louison l'arrêta d'un simple geste de la main et d'un sourire. Si elle savait qu'il ne pouvait rien pour elle, il pouvait protéger ses soeurs. Elle parla dans un murmure, aussi longtemps que lui permirent ses forces. Il y avait une personne, mais elle ne l'avait pas reconnue. C'était tout ce qu'elle savait. Le prévôt l'écouta en silence, les sourcils froncés. Quand à bout de forces, Louison ferma les yeux, il repartit comme il était venu.

Ses sœurs restèrent avec elle jusqu'à minuit sonnées. Elle brûlait de fièvre. Incapable de parler, elle les regardait une à une. Aucune ne détourna les yeux. Dans son agonie, Louison emporta leurs visages.

"J'aimerais rester avec elle.", dit soudain Coraline.

Elles hochèrent la tête. Elles comprenaient cela. Leur tout dernier moment. Leur moment de jumelles. Avant la fin. Elles voulaient le passer ensemble. Une larme roula sur la joue d'Alix qui sortit précipitamment. Mya serra un long moment la main de Louison dans la sienne avant de se décider à sortir. Garance caressa la joue moite de sa soeur. Il lui semblait qu'au delà de son visage, son corps se refroidissait. La mort gagnait du terrain. Louison. Elle se leva et sortit doucement. Allongée dans son lit, Louann pleurait à chaudes larmes.

Louison et Coraline se retrouvèrent seules, dans leur atelier. A une période, elles avaient été les seules à l'occuper, à le partager. Il avait été le théâtre de leurs rires, et de leurs élans de créations, d'ébauches de couleur. Aujourd'hui, elles se trouvaient de nouveau seules. Coraline s'assit sur le lit, à coté de sa sœur. Louison la regardait. Elle devait souffrir, être effrayée, mais sur son visage planait une ombre de sourire. Émue, elle prit sa main. Elle était glacée. Elle se serra contre elle, l'enserrant de ses bras. Plus de mur, plus de gêne. Elle la retrouvait. Louison, doucement caressa ses cheveux.

"Dors", murmura-t-elle d'une voix faible.

Coraline secoua la tête. Non, ne pas dormir. Il ne fallait pas. Profiter des minutes. Elle lutta de toutes ses forces, Louison entre ses bras. Elle lui insufflait sa chaleur, sa force, son amour. Plus de mur, elle voulait l'aider, passer avec elle de l'autre coté. Elle résista longtemps. Mais le sommeil l'emporta peu de temps avant l'aube.

Louison regarda le visage de sa sœur, baigné de lumière, paisible. Elle sourit. Autour d'elle, la terre s'éveillait, dans son habit de lumière. Le monde n'était plus que lumière. Une lumière qui l'appelait, comme une invitation au voyage. Dans son sommeil, Coraline sentit une caresse sur sa joue, légère. Comme un au-revoir. Elle sourit à son tour.

Mais, quand elle ouvrit les yeux quelques minutes plus tard, Louison était morte. Ses yeux grands ouverts contemplaient le monde par la fenêtre. Sur son visage était posé un sourire plein de compréhension. Elle avait ouvert la porte de l'imagination où l'emmenaient ses livres. Et elle s'était enfuie ...

L'enterrement avait lieu sous le vieux chêne, au fond de leur jardin, où l'on avait enterré leur mère quelque temps auparavant. Un endroit calme où embaumaient les lys. Cet endroit, où elle avait l'habitude de se recueillir pour savourer le silence était devenu son tombeau. Un grand nombre de personnes s'étaient rassemblées. Louison, de par sa douceur, son érudition et son caractère facile rassemblait un bon nombre d'amis. Plus sauvage, elle restait dans le sillage de sa sœur sans pour autant se mêler au groupe. Ils étaient tous venus, la mort au fond de l'âme et des couronnes de fleurs dans les mains. Mille couleurs.

La fratrie s'était rassemblée à l'écart, répondant autant qu'elle le pouvait aux condoléances et témoignages d'affection. Louann, soutenue par Garance, s'efforçait de tenir debout. La douleur à sa tête avait laissé la place à des élancements réguliers mais supportables. Par contre, elle ne voyait toujours pas. Aujourd'hui, cela n'avait plus d'importance. On enterrait Louison, et la douleur qu'elle ressentait n'avait rien de physique. Elle pleurait en silence. A coté d'elle, Léonie serrait Mya dans ses bras. Restées à Lyon pour porter le deuil de leur sœur étaient venues à la hâte, dès qu'elles avaient avaient appris la nouvelle. Pâles elles aussi. La mort de Louison était un trop funèbre écho à la perte de leur propre soeur.

Mya, pâle comme une statue de cire scrutait la fosse béante comme si elle allait tomber à l'intérieur. C'était vrai, en quelque sorte. Une partie d'elle-même cherchait à rejoindre Louison. Alix, à coté d'elle paraissait étrangement calme. Les yeux perdus dans le vague, elle scrutait un point qu'elle était seule à voir. Guillemot, à qui le prévôt avait permis de se rendre à l'enterrement - mais sous bonne garde - essayait de la réconforter. Mais Alix ne réagissait pas.
Leur père était absent. Elles avaient dépêché des coursiers à sa recherche pour le prévenir. Aucun des deux ne l'avait retrouvé.

Non loin d'eux, le prévôt, serrant dans ses bras sa femme et son fils regardait Coraline. Celle-ci, ombre étrange se tenait à l'écart des autres, assise sur un muret de pierre. Immobile, les yeux secs et hagards, les poings serrés. Elle ne semblait déjà plus de ce monde. Deux jours auparavant, lorsqu'il avait voulu enlever Louison pour procéder à un examen de ses blessures, elle s'était accrochée au corps, lui refusant toute prise, hurlant et l'insultant. Sans le concours de Garance, intervenue pour la maîtriser, elle l'aurait roué de coups. Maintenant, elle errait dans un autre monde à la recherche de Louison.

Coraline se tenait loin des autres. A demi-morte, damnée deux fois. Damnée d'avoir ordonné à Louison de s'enfuir vers la mort qui l'attendait. Damnée pour haïr Dieu d'avoir pris sa sœur plutôt qu'elle-même. Durant les deux jours qui avaient suivi sa mort, elle avait cherché Louison. Dans le cerisier au pied duquel sa soeur minaudait, une grappe de cerises aux oreilles pendant qu'elle grimpait dans l'arbre. Sur les sentiers longeant le Rhône, où elles marchaient en devisant. Au bord du fleuve où elles aimaient aller se baigner. Enfin, dans l'atelier, dans sa sculpture inachevée. Louison, lui promettant une surprise elle l'avait recouverte d'un drap, lui interdisant de la voir. N'ayant plus de raison d'attendre, elle avait enlevé le tissus. C'est son propre visage qu'elle avait reconnu. A coté, Louison avait esquissé un croquis préparatoire. Contrairement à ce qu'elle prétendait, sa sœur dessinait aussi bien qu'elle sculptait. Elle reconnaissait sans mal Louison, souriante. A coté d'elle, elle affichait un petit sourire énigmatique. Elle avait senti son cœur se glacer. Mais elle n'avait trouvé Louison nulle part. Elle avait dormi à sa place, dans son odeur. L'oreiller avait conservé son odeur. Mais Louison était bien partie. Pendant qu'elle errait comme une âme en peine, essayant de trouver une raison à cet arrachement. En vain.

Elle remarqua non loin d'elle le meilleur ami de Louison : Hoël. Un homme timide et doux, très proche d'elles deux. Rouquin comme elles et maladroit. Il tournait autour de Louison, en amoureux transi, guettant un signe. Mais Louison, aussi timide que lui n'avait pas osé faire le pas. Il planait, ce matin là un goût d'inachevé qui la glaçait d'horreur. Mais elle ne pleurait pas. Il lui semblait qu'elle ne pourrait plus jamais pleurer.

Les yeux d'Alix s'étaient fixés sur Léonie. Sa cousine, au début ne le remarqua pas. Puis, sentant son regard posé sur elle, elle lui avait fait face. Les yeux d'Alix, à la couleur indéfinissable la fixaient. Elle l'entendit soudain murmurer.

"C'est toi, je le sais."

Elle sursauta, comme si elle l'avait frappée. Comme dans un cauchemar, Alix quitta les bras de Guillemot et avança vers elle. Des têtes horrifiés se tournèrent vers elle. Soudain, elle se mit à hurler, se ruant en avant, les poings levés.

"C'est toi qui l'as tuée."

Garance tenta de s'interposer. Un coup, envoyé au hasard la jeta au sol, le nez en sang. Guillemot, attrapant sa compagne dans ses bras parvint de justesse à la maîtriser. Léonie recula horrifiée. Garance eut toutes les peines du monde à se remettre debout. Le monde dansait autour d'elle dans un liseré rouge.

"Guillemot, emmène la à l'écart, s'il te plaît."

Aidé par le prévôt, il obéit prestement, maintenant Alix dans l'atelier, il la posa sur le lit. Garance, suivie par Léonie entra à son tour. Ouvrant un tiroir qui contenait d'ordinaire le remède de sa sœur, elle le trouva vide.

"Ne bougez-pas, lança Léonie en partant en courant, je vais vous en chercher."

Garance adressa à sa cousine un regard de gratitude. Connaissant Alix, elle acceptait ses bons moments comme les mauvais. Et elle l'aidait, comme toujours. Elle se pencha sur sa sœur. Alix avait cessé de hurler, mais son corps était secoué de tremblements. Elle pria intérieurement pour que Léonie arrive vite.

Elle revint quelques minutes plus tard, portant une poudre blanche dans un sachet. Restant à distance le plus possible, elle tendit le sachet à Guillemot. L'échange n'échappa à Alix qui recommença à hurler et se débattre. Léonie, le cœur au bord des lèvres sortit de l'atelier, manquant bousculer au passage Louann et Mya.

Louann affolée entendait Alix hurler à coté d'elle, s'imaginant le pire. Peut-être avait elle été blessée à son tour. Mais Mya,d 'une simple parole la détrompa très vite. Alix était dans une de ses crises d'angoisse. Et Garance tentait de la calmer. Mais sa sœur, se débattant autant qu'elle le pouvait refusait d'avaler le remède.

En désespoir de cause, elle se pencha sur elle et lui pinça le nez. Alix résista, la bouche obstinément fermée, solidement maintenue par le prévôt. Elle crut un instant qu'elle allait s'évanouir mais elle ouvrit la bouche dans un mouvement convulsif. Elle y fit tomber toute la poudre qu'elle pouvait. Peu en somme, car Alix, en fit tomber à coté et sur son menton en se débattant. Elle renonça à renouveler l'opération.

Louann, à tâtons prit Alix dans ses bras et la serra contre elle, un long moment. Peu à peu, sa soeur se calma, sombra peu à peu dans une profonde léthargie. L'atelier retomba dans le silence.

Garance s'assit, pressant dans ses doigts son nez ensanglanté pour arrêter l'hémorragie. Mya lui tendit un mouchoir.
Dehors, la foule se regardait, parlait, sans trop savoir quelle attitude adopter.

"Nous devrions les rejoindre, dit doucement Mya.
- Oui, intervint Garance, et je n'aime pas laisser Coraline seule. Au fait, où est-elle ?"

Elle se regardèrent inquiètes, voyant déjà l'histoire se répéter. Mais Mya, regardant dehors finit par dire.

"Elle est toujours dehors, sur le muret."

Garance, se relevant lentement borda Alix. Sa sœur, immobile ne réagit pas. Une caresse sur sa joue et elle sortit avec ses sœurs. Le prévôt sortit à son tour, le visage fermé. La fratrie était fragilisée, attaquée à la source même de son équilibre. Coraline sombrait et l'état d'Alix n'était pas prêt de s'améliorer. Seul Guillemot demeura dans l'atelier avec sa compagne.

Le prêtre, après un temps de flottement poursuivit son homélie. Et le cercueil fut descendu en terre. Coraline se rapprocha, la démarche incertaine. Étrangère. Non, Louison n'était pas là, entre ces quatre planches. Son corps n'était pas là. Elle était au delà de tout ça, déjà loin. Mais quelle était cette parodie de cérémonie ? Que faisaient tous ces gens assemblés. Ces gens qui ne la connaissaient pas ? Elle était la seule à la connaître, à savoir que la vraie Louison s'en était allée au pays des idées. Et que la terre ne la contiendrait pas. Jean-Loup la rattrapa juste avant qu'elle ne s'écroule dans la fosse. Dans ses bras, elle regarda les pelletés de terre tomber sur le cercueil avec une fascination morbide. Non, Louison n'était pas là. Il ne fallait pas qu'elle soit là. Elle voulait qu'elle revienne.

La cérémonie se termina dans un silence presque total. Les badauds, gênés par les péripéties trouvèrent un prétexte pour quitter les lieux au plus vite. Ne restèrent bientôt plus que le prévôt et les cousines pour entourer la fratrie.

Ils s'attardèrent un moment dehors, le temps de souffler, comme s'ils appréhendaient d'entrer dans l'atelier, où les souvenirs de Louison étaient les plus nombreux. Le calme revenait peu à peu. Même Coraline semblait s'être à peu près ressaisie.

C'est alors que Guillemot, sortant de l'atelier en courant vint avertir Garance. Alix allait très mal.

Les sœurs, suivies de leurs cousines entrèrent dans l'atelier. Alix était pliée en deux, sur le lit. Son visage, d'ordinaire avenant s'était figé en un masque de souffrance. Devant elle, s'étendait la flaque de ce qu'elle avait vomi. Presque rien, sinon de la bile. D'une pâleur extrême, elle semblait sur le point de perdre connaissance.

A sa vue, les autres poussèrent un cri d'horreur. Seule Garance trouva assez de force pour réagir.

"Vite, la charrette, on l'emmène chez le médecin."

Jean-Loup, poussant un grognement d'acquiescement prit Alix dans ses bras. Un filet de bile lui coula sur l'épaule. Il ne parut pas le remarquer. Il porta la jeune femme jusque dans la charrette, suivi de très près par Guillemot. Garance et Mya s'installèrent à l'arrière à coté de leur sœur. Alix ne vomissait plus, mais de l'écume jaunâtre pointait à la commissure de ses lèvres. Ses grands yeux s'étaient fixés dans ceux de Garance et ne les lâchaient plus. Elle y lisait un effroi et une douleur incommensurable.

La charrette cahota en passant sur les ornières mais n'eut aucun mal à passer le pont. C'est à l'entrée du centre ville qu'ils se trouvèrent ralentis. Vienne s'était habillée de fête et de luxe pour accueillir sa foire annuelle. Étals et badauds avaient envahi les rues, rendant la circulation impossible.

Jean-Loup, sans se démonter arrêta la charrette et, faisant basculer Alix sur son épaule se mit à courir. Mya, aidée par sa petite taille le suivit à travers la foule. Les autres eurent toutes les peines du monde à le suivre. Guillemot fut stoppé par le véhicule d'un colporteur, stationné en plein milieu de la rue. Il fut contraint de l'escalader, sous les regards désapprobateurs de la populace. Garance, quant à elle rentra de plein fouet dans un passant. Le choc la jeta au sol, les quatre fers en l'air. L'homme, se confondant en excuse se pencha pour lui tendre la main. Au moment où elle relevait la tête, elle le vit grimacer. Elle fronça les sourcils. Qu'avait-elle de si monstrueux ? Le nez de travers ? Ou le connaissait-elle ? Grands, cheveux blonds, yeux bleus. Joli garçon. Non, il lui était totalement inconnu. Elle accepta néanmoins sa main pour se relever et partit en courant. Elle se sentait épuisée, essoufflée, fragile. A bout de ses ressources.

Elle arriva au moment où le médecin, plongé dans l'examen de ses bocaux achevait sa phrase.

"juste à temps, cela devrait fonctionner ... Le tout est de voir maintenant si son organisme n'est pas trop atteint. Les prochaines heures en décideront."

Le prévôt, Mya, Guillemot et Jean-Loup entouraient déjà Alix. Celle-ci, les yeux fermés respirait doucement. Les regards dévièrent sur celle qui venait d'entrer. Et leurs visages prirent une expression inquiète.

"Garance, ça ne va pas ?", demanda doucement Mya.

Garance secoua la tête. La voix de sa sœur lui semblait venir de très loin. Et ce coquin de monde autour d'elle ne voulait pas s'arrêter de tourner. Elle fit trois pas et s'écroula face contre terre. Mya poussa un cri d'effroi.

Le médecin s'agenouillant au dessus de la religieuse ne tarda pas à établir son diagnostic. Aucune trace d'empoisonnement. Fatigue visible, traits tirés, cernes sous les yeux.

"Ne vous inquiétez pas. Elle est simplement surmenée. Pas étonnant avec ce qui se passe.
- Auriez-vous un endroit où l'emmener pour qu'elle se repose ?", demanda le prévôt.

Il réfléchit quelque peu. Alix occuperait le seul lit où il mettait ses patients. Il n'en restait plus qu'un.

"Montez-la dans ma chambre, j'espère qu'elle ne s'en offusquera pas. Mais vu sa fatigue, un lit en vaut un autre."

**

Au même moment, Louann et Coraline en compagnie de leurs cousines s'étaient regroupées dans l'atelier, à l'écart des autres. Coraline, le visage fermé faisait passer l'ombre de ses démons dans ses yeux hagards. Louison, puis Alix. Qu'était-il en train de se passer ? Dieu, en réponse à sa colère dirigée contre lui avait-il décidé de s'en prendre à ses soeurs pour se venger d'elle. Elle le maudissait, l'exécrait, repoussait sa présence de toutes ses forces. Non, elle ne voulait pas croire en lui. Il y avait juste sa colère qui la sauverait.

Près d'elle, Louann tentait de calmer Léonie. Celle-ci pleurait à chaudes larmes, incapable de se calmer.

"C'est moi, disait-elle au milieu des sanglots, si j'avais su qu'on avait empoisonné le remède, je ne lui aurais jamais donné. Mais je l'ai fait. Tout le monde va penser que c'est moi.
- Mais non, mais non", lui murmurait Louann en la berçant.

Léonie pleura un long moments, comme si ses sanglots n'allaient jamais se tarir. Puis, elle s'apaisa quelque peu.

"Au fait, dit-elle avec un pâle sourire, je vous ai emmené un pot de miel. Je sais que Garance l'aime beaucoup. Mais après ce qui s'est passé, je crois qu'elle n'en voudra pas."

Louann ne put s'empêcher de sourire.

Le temps passa, inquiet et maussade, sans nouvelles d'Alix. Alors qu'elles se préparaient aux pires nouvelles, Jean-Loup passa la tête par la porte de l'atelier. Ce qu'il leur dit ne les rassura pas.

Le médecin avait réussi à faire avaler à Alix une décoction d'herbe "dompte-poison" mais elle avait perdu connaissance et l'on était bien incapable de dire si elle se réveillerait. Garance s'était évanouie et pour l'instant se reposait. Ayant prononcé assez de mots pour le moment, Jean-Loup tourna les talons, les laissant de nouveau seules. Léonie refondit en sanglots. Coraline la regarda quelques instants. De quoi se plaignait-elle ? Elle n'était pour rien dans ce qui était arrivé. Elle soupira et détourna la tête.

**

Garance se réveilla, la tête douloureuse. Mya était assise à coté d'elle, sur le lit. Elle sursauta en la voyant bouger.

"Bienvenue parmi nous.", dit elle distraitement, sans lever la tête.

Elle se redressa tant bien que mal. Le monde avait enfin choisi de s'arrêter de vaciller. C'était déjà cela de pris. Sa soeur était plongée dans la contemplation d'un tableau dans un coin de la pièce. Suivant son regard, elle écarquilla les yeux, soudain stupéfaite.

Une femme rousse debout souriait. Elle avait leurs fossettes et le sourire de Louison. Ses yeux, d'une couleur indéfinissable étaient ceux d'Alix et l'arc des paupières et le nez étaient bien sûr le sien. Et les oreilles rappelaient celles des jumelles.

"C'est maman ?", murmura-t-elle en sachant très bien qu'elle ne se trompait pas.

Mya hocha la tête, interdite. Maman. Oui, c'était bien elle. Ayant perdu sa mère à sa naissance, elle la considérait comme sienne. Et elle se trouvait là, chez ce médecin qu'elles croyaient connaître. L'homme qui les aidait moyennant un prix plus que modique, qui fournissait régulièrement les remèdes d'Alix. Ainsi, c'était donc ça. Garance se leva, en évitant de croiser le regard du tableau.

"Où est Alix ?"

Mya la conduisit dans la pièce attenante. Alix dormait, allongée sur le lit. Son immobilité soulignait la maigreur de son corps fragile. Elle sentit les larmes monter. Mya s'assit sur le lit de sa sœur. Elle prit place de l'autre coté. Alix n'eut aucune réaction.

"Crois-tu que maman a pu l'aimer ?"

Garance sursauta. Elle connaissait déjà la réponse. Avec elles comme avec sa mère, leur père avait toujours été un homme distant, toujours en quête de nouvelles inventions. Il passait de longs moments loin du domaine. Et sa mère supportait très mal la solitude. Souvent, très souvent, elle s'isolait au fond du jardin. Peut-être la rejoignait-on, là, dans le silence des myosotis. Peut-être l'avait-on assassinée pour cela.

"Tu crois que quelqu'un aurait pu la surprendre et lui faire payer ?"

Mya avait formulé la question la première, mais elle n'osa pas y répondre.

**
Jean-Loup, retournant dans l'atelier était porteur de nouvelles mitigées. Garance allait beaucoup mieux, ce qui n'était en revanche pas le cas d'Alix dont l'état était stationnaire. Le prévôt, quant à lui voulait interroger Léonie et ses sœurs. Il les enjoignait de se rendre à la prévôté sans tarder.

Louann et Coraline se retrouvèrent donc seules avec leur angoisse. La tête appuyée sur ses mains, Coraline se taisait obstinément, évitant de regarder sa sœur. Elle sursauta en sentant ses mains se poser à tâtons sur ses épaules. Elle voulut s'éloigner, mais sa soeur raffermit sa prise. Elle sentit sa gorge se serrer quand elle la prit dans ses bras.

"Laisse-moi tranquille, murmura-t-elle d'une voix qui ne souffrait aucune réplique, je ne veux pas qu'on me console. C'est moi qui ai tué Louison."

Mais Louann ne la relâcha pas. Au contraire, elle caressa doucement sa joue.

"Ce n'est pas toi qui tenais le couteau.
- Non, mais c'est tout comme. Tu ne comprends-pas ? C'est moi qui lui ai dit de s'enfuir pendant que je retenais les autres. Si nous étions restées toutes les deux, ça ne serait jamais arrivé.
- Alors, peut-être seriez-vous toutes les deux mortes, à l'heure qu'il est."

Coraline essaya de se dégager d'une secousse, mais Louann raffermit sa prise. Frêle femme, mais Coraline l'était plus encore. Elle posa doucement sa tête contre son épaule.

"Tu peux pleurer, sais-tu ? Cela te ferait du bien."

Coraline secoua la tête, les poings serrés. Non, elle ne pleurerait pas. Elle n'avait pas le droit. Ne pas pleurer. Ne pas ne pas pleurer. Elle sentit les premières larmes lui monter aux yeux. Elle laissa échapper un sanglot convulsif. Elle crut un moment qu'elle allait tomber, se laisser choir dans un abîme de tristesse. Mais Louann la maintenait contre elle, rocher solide dans la tempête. Alors, enfouissant son visage sous le rideau de ses cheveux, elle laissa aller les larmes.

Elle pleura longtemps, jusqu'à ce que Jean-Loup, le visage fermé et soucieux leur dise de les suivre.

Partie quatre.

L'enterrement eut lieu une journée plus tard. Cette fois, peu de personnes avaient fait le déplacement. D'une part, Alix inquiétait plus qu'elle fédérait autour d'elle. D'autre part, la multitude s'était laissée dire qu'il valait mieux éviter une maison où le malheur et la mort semblaient planer.

Léonie et ses soeurs, le prévôt, sa femme et son fils et la famille de Guillemot étaient les seuls à entourer la fratrie. Guillemot, ne supportant pas de voir sa compagne disparaître sous terre avait préféré s'isoler.

Les soeurs, pâles dans leurs habits noirs semblaient à courts de larmes. A coté les unes des autres, elles faisaient face autant qu'elles le pouvaient. Dignes, puisant dans chacune la force dont elles avaient besoin pour ne pas faillir. Souvent, leurs pensées allaient à leur père. Il n'avait pas réapparu. Et tout espoir de le revoir vivant s'amenuisait avec le temps.
Matthieu, le fils du prévôt pleurait à chaudes larmes, le bonnet d'Alix sur sa tête. A coté de lui, sa mère paraissait impassible sous sa voilette noire. Mais, régulièrement, on la voyait essuyer des larmes sous sa voilette.

Mya pleurait dans les bras de Louann. Celle-ci semblait inquiète et à bout de fatigue. Sa vue n'avait montré aucun signe d'amélioration. Elle n'en attendait plus. Les sanglots de Matthieu, lui parvenaient et la glaçaient jusqu'au sang. Soudain, n'y tenant plus, elle se pencha et murmura à l'oreille de Garance.

"Nous devrions lui dire. Ce n'est pas humain de le torturer comme ça."

Garance se tourna vers l'enfant. Sa mère avait fini par le prendre dans ses bras. Les sanglots cessaient peu à peu. Elle finit par secouer la tête.

"Non. Ce n'est pas que je n'ai pas confiance en lui. Mais le moins de personne au courant, le mieux cela sera."

Louann hocha la tête, l'air méditatif. Elle fouilla dans sa poche et lui demanda soudain.

"Pourrais-tu la raccrocher s'il te plaît ? Elle est tombée tout à l'heure et .. c'est idiot mais je me sens mal quand je ne l'ai pas."

Garance baissa sur sa main. Elle tenait une chaînette rehaussée d'un médaillon.

"Je peux regarder ?", demanda-t-elle soudain curieuse.

Louann hocha la tête.

"Il est vrai que tu n'as jamais vu mon Eric. Tu étais déjà partie quand nous nous sommes mariés."

Garance ouvrit le médaillon. Le peintre miniaturiste avait été doué, et la représentation sûrement fidèle. La religieuse écarquilla des yeux ronds. Elle remit la chaîne autour du cou de sa soeur sans rien laisser paraître.

"Louann, il faudra qu'on parle.", dit-elle doucement.

L'enterrement s'acheva rapidement. La famille du prévôt, une fois le cercueil descendu en terre ne s'attarda pas. La mère de Guillemot ne tarda pas à partir, ses fils sur son sillage. Ne restèrent bientôt plus que la fratrie et leurs cousines. Léonie, Lucille et Olivia, après d'ultimes embrassades se retirèrent dans la maison qu'elles occupaient quand elles venaient rendre visite à leurs cousines. Elles avaient décidé d'un commun accord de rester avec elles pour apaiser leur deuil.

Entre chiens et loups, quatre ombres encapuchonnées sortirent du domaine et passant le pont s'engagèrent dans la ville. Autour d'elles, la foule riait, déployant à la lueur des torches toute son allégresse. Elles ne s'y mêlèrent pas. Elles allèrent droit chez le médecin où les chandelles n'avaient pas encore été soufflées. Il les attendait, sur le seuil de la porte. Elles entrèrent discrètement.

"Alors ?", demanda Garance en abaissant son capuchon.

Le médecin sourit avant de répondre.

"Venez-voir par vous-même."

Elles le suivirent à l'étage, dans la chambre réservée aux patients. Guillemot, assis sur le lit se leva lentement.

"Désolé, je n'arrivais pas à la voir descendre là dedans. Même si ...
- Même si je n'y étais pas.", dit doucement Alix avec un faible sourire.

Elle était encore très pâle et le murmure de sa voix trahissait son extrême faiblesse. Le temps de son enterrement, elle l'avait passé à dormir. Encore fatiguée, elle avait observé ses sœurs. Garance observait Louann, le visage indéchiffrable. Celle-ci, les yeux rouges et gonflés semblait avoir pleuré un long moment. Elle trouva à Coraline les traits tirés et les yeux tristes mais celle-ci lui sourit quand elle sentit son regard posé sur elle. Mya, quant à elle sanglotait.

"Je suis désolée. Finit-elle par dire. Je ne pouvais pas m'empêcher de te voir là dedans. C'était horrible."

Elle prit sa main et la serra un long moment entre les siennes sans la quitter des yeux.

"Mais tu sais, je suis là. Et je ne compte pas descendre trop vite là-dessous."

Une ombre de sourire passa sur le visage de ses sœurs.

"Nous devrions rentrer, finit par dire Garance, il va se faire tard. Et notre entourage risque de se poser des questions."

D'un geste aussi doux que maladroit, elle ébouriffa les cheveux d'Alix. C'est alors qu'un brouhaha se fit entendre à l'étage en dessous. La fratrie reconnut plusieurs voix d'hommes, dont celle. Non, ce n'était pas possible.

N'y tenant plus, Garance et Coraline se ruèrent dans les escaliers. Le médecin, aidé par Jean-Loup faisait asseoir leur père sur la table de consultation. A part une plaie peu profonde au cuir chevelu, il ne présentait aucune blessure. Mais il avait l'air affecté des mauvaises nouvelles. Il savait pour Louison. Ses deux filles l'entourèrent, sans oser le toucher. Il eut un faible sourire mêlé de larmes."

"Que s'est il passé ?", finit par demander Garance.

Son père resta un petit moment sans répondre, scrutant l'obscurité de la rue. Puis, il eut l'air de prendre une décision et se lança.

"Je revenais de chez quelques amis à Valence. Ils hébergent des amis espagnols victimes de la Sainte Église. Je les avais aidé il y a quelque temps. En échange, ils m'ont fait partager leur savoir. Je voulais rentrer au plus vite mais dans un détour, j'ai été attaqué par une bande de soudards. Les pèlerins avec qui je faisais route ont été exterminés jusqu'au dernier pour n'avoir pas voulu leur donner leurs biens. Je suis le seul à en être sorti vivant. Mais j'ignore pourquoi, j'ai l'impression qu'ils en avaient principalement après moi. J'ai réussi à m'échapper en rampant dans la forêt. Et c'est en me cachant que je suis arrivé jusqu'ici ...Et je vous ai laissé seules en plein malheur. Pauvre, pauvre Louison. Et pauvre, pauvre Alix"

Coraline détourna la tête, les larmes soudain aux yeux. Elle remonta sans attendre à l'étage.

"Alix est là-haut, intervint Garance en vérifiant qu'aucune oreille indiscrète n'écoutait leur conversation, mais avant, j'aimerais vous demander quelque chose d'important. Quelque chose en rapport avec ce qui se passe ici.
- Si vous voulez savoir si j'étais au courant pour l'histoire entre votre mère et le médecin, la coupa-t-il d'une voix blanche, j'ai fini par le savoir. Guillemot les a surpris. Elle n'en a jamais rien su."

Garance hocha la tête, pensive. A l'étage, Alix, fatiguée finit par s'endormir. Elle donna, de ce fait le signal du départ. La fratrie rentra au domaine, aussi discrètement qu'elle en était partie. Leur père préféra rentrer avec Jean-Loup. Dès son arrivée, il s'enferma dans son laboratoire, pour poursuivre ses expériences.

"Hé bien, nous sommes de nouveau seules. Tranquilles pour préparer notre comité d'accueil. Cette nuit, je pense qu'il viendra."

Louann baissa la tête mais ne pipa mot.

***

La nuit pailletait d'argent la brume sur le Rhône. Insidieuse amante, elle couvrait partiellement le sol, donnant au paysage un aspect irréel. Deux heures avaient sonné. Mya, grelottant de froid serra son manteau autour d'elle. Tapie dans l'ombre, elle attendait, guettant le moindre mouvement, le moindre bruit pour avertir ses soeurs.

Une chouette hululant dans le lointain la fit sursauter. Elle se morigéna en se traitant d'idiote. Il était trop tard, il n'allait pas venir. Elle souffla sur ses cheveux pour faire bouger une mèche. C'est alors qu'une main l'attrapa par le col. Elle voulut crier mais une main se posa sur sa bouche. Elle tenta de se débattre son adversaire était bien plus fort qu'elle. Il l'emporta dans le jardin, à coté du puits. Là, il la retourna pour la voir en face et il sourit en la reconnaissant.

"Toi", souffla-t-elle en reconnaissant les mèches blondes sous son capuchon.

Il lui sourit et hocha la tête. Il la souleva encore. Elle devina sans mal ce qu'il allait faire d'elle. Surtout, ne pas se raidir, seulement au dernier moment, retenir son souffle. Et respirer lentement. Elle ferma les yeux quand il la souleva au dessus du puits. Elle pria en silence pour qu'il ne la jette pas la tête la première. Heureusement pour elle, il voulut que la dernière chose qu'elle vit fut son visage. Elle sentit la morsure du froid autour d'elle quand elle toucha l'eau.

Quelques minutes plus tard, une clé tourna dans la serrure, et la porte donnant sur la cave s'ouvrit. L'ombre noire se glissa dans la maison à pas feutrés. Il s'avança vers un endroit inexploré de la cave. Il n'avait pas cherché de ce coté là. Soudain, la lumière d'une chandelle apparut à coté de lui.

"Bonsoir Eric", lui dit une voix qu'il ne reconnaissait que trop bien.

Il fit volte-face, son couteau à la main. Un objet métallique le frappa à la tête, le jetant au sol, assommé. Derrière lui, se tenait Garance. Elle jeta un regard perplexe à la poêle à frire qu'elle tenait dans la main.
"Je crois qu'il ne va pas rester assommé longtemps. Vite, les cordes."

Louann se laissa glisser contre le mur jusqu'au sol, la tête dans ses mains. Quelque part, elle savait. Les pas qu'elle avait entendu à la cave avant qu'il ne la frappe, sa façon de se déplacer ... Mais elle n'avait pas voulu y croire, aveuglée par son amour. Aveuglée ... Elle laissa échapper un rire amer.

Le prévôt, prévenu à la hâte par Jean-Loup fit irruption au domaine vers les premières heures du jour. Il fut accueilli par des rouquines à la mine sombre. De Mya, aucune trace. Et Eric, attaché à sa chaise ne leur concédait aucune parole.

Coraline tournait autour de lui, à bout de patience, prête à le frapper. Mais Garance et Louann, assises en face de lui formaient sans le vouloir un écran protecteur.

**

Mya, dans l'eau s'efforçait de tenir. La tête levée vers le haut du puits, elle vit le ciel pâlir et se teinter les nuages. L'aube. Cela faisait presque trois heures qu'elle était ici. Elle avait du mal à se maintenir à la surface. Ses membres s'engourdissaient peu à peu. Dans peu de temps, elle coulerait au fond. L'horrible perspective lui redonna des forces. Tenir, il fallait tenir.

Il lui sembla entendre des pas non loin d'elle. Quelqu'un marchait-il à coté du puits ou était-elle simplement le jouet de son imagination ? Avalant péniblement sa salive, elle essaya de crier. Mais l'air qu'elle expulsa était glacé et la fit tousser douloureusement. Non, ce n'était pas juste. Elle ne pouvait pas finir comme ça, sans pouvoir appeler à l'aide. Elle fut secouée de sanglots. C'est alors que la tête de Guillemot obscurcit soudain la surface.

"Ah, tu es là. Tu crois que c'est le moment de te baigner ? Tout le monde te cherche. Attends-moi, et défense de couler"

Même si le ton était badin, elle devina sans mal un profond soulagement. Il disparu à sa vue durant plusieurs minutes. Sûrement les plus longues. L'angoisse la quittant faisait se relâcher ses muscles. Elle n'allait pas tenir. Mais la tête de Garance remplaça celle de Guillemot.

"Mais si, elle est là. Surtout, ne bouge pas. On vient te tirer de là"

Elle hocha la tête avec un sourire. Sacrée Garance. Où voulait-elle qu'elle aille ? Quelques minutes plus tard Guillemot, solidement attaché et lesté par Jean-Loup descendit dans le puits. Elle ne put réprimer un soupir de soulagement quand sa main attrapa la sienne. Elle se laissa hisser jusqu'à la surface, savourant la caresse paresseuse du soleil sur sa joue. Elle remercia brièvement Guillemot et perdit connaissance.

Elle se reposa un long moment, sous un édredon de plume. Ses sœurs l'avaient installée dans l'atelier où un feu joyeux crépitait dans la cheminée . Malgré la saison, elle tremblait de froid. Quand ses jambes purent de nouveau la porter, elle se rendit dans la cuisine en quête de nourriture. La petite pièce, d'ordinaire si tranquille était plein de monde. Ses sœurs s'y trouvaient, en grande compagnie. Elle réprima un sursaut en voyant Eric, attaché à une chaise.

Le prévôt assis en face de lui tapotait nerveusement la table devant lui. A ses cotés, Garance se balançait sur sa chaise, le visage indéchiffrable. Appuyée contre le mur, Louann tournait et retournait son médaillon entre ses doigts. Une chape de plomb semblait s'être abattue sur ses épaules. Il n'y avait aucune lumière dans ses yeux tristes. Coraline faisait les cent pas en se tordant les mains. Nerveuse. Ou prête à se jeter sur Eric. Guillemot et Jean-Loup se tenaient à l'écart, appuyés contre un mur en compagnie de trois hommes d'arme. L'assemblée se retourna quand Mya passa la porte. Après un petit signe de tête, en s'assit dans un coin. Le prévôt reprit.

"Donc vous persistez à me dire que vous êtes le tueur de rousses ? Savez-vous tout ce que cela implique ? Il y en a eu plus d'une dizaine. Avec cela, c'est la pendaison assurée. J'espère que vous en avez conscience."

Eric hocha la tête. Ses yeux allèrent se fixer dans ceux de Coraline. Il lui lança.

"Oui, je suis le tueur de rousses. Et sais-tu ? J'ai pris un grand plaisir à tuer ta jumelle. Elle a pensé qu'elle était sauvée en me voyant ... Quelle naïve, quelle imbécile ! Elle méritait bien sa mort."

Il y eut quelques secondes de flottement avant que tout s'emballe. Coraline saisissant un couteau dans la vaisselle sale se jeta en hurlant sur Eric. Garance, voulant intervenir tomba de sa chaise à la renverse. Le prévôt, obéissant à un réflexe frappa sur le poignet de la jeune femme et lui fit lâcher l'arme dont la lame vint se planter en tintant dans le manteau de la cheminée. Coraline voulut le frapper de nouveau de ses poings, mais le prévôt, l'attrapant par la taille parvint à l'éloigner. Elle tenta de le frapper et de le mordre pour lui faire lâcher prise mais il la maintint jusqu'à ce que Jean-Loup prenne le relais. La faisant passer par dessus son épaule, il l'emmena à l'écart, vite suivi par Mya. Eric, renversant la tête en arrière éclata d'un rire dément. Louann laissa échapper un cri d'horreur.

"Mais cet homme est dément", balbutia le prévôt.

Garance, se relevant doucement secoua distraitement la tête. Non, Eric n'était pas fou, bien au contraire .Et grâce à lui, elle commençait à comprendre. Elle voulut parler mais le rire s'intensifia, les glaçant tous d'horreur.

"Emmenez-le", laissa tomber le prévôt.

**

La nuit était avancée. Le médecin, passant devant la chambre où Alix reposait remarqua de la lumière sous la porte. Intrigué, il frappa à la porte.

"Entrez", lui dit une petite voix.

Alix était assise sur son lit, tournée vers la fenêtre. Il la sentait à bord de l'épuisement. Les cernes dessinaient des ombres noires. Mais ses yeux étaient remplis de terreurs nocturnes.

"Vous ne dormez pas ?", demanda-t-il d'une voix douce.

Elle secoua la tête et lui fit fasse. Il remarqua alors qu'elle pleurait.

"Non, je ne dors pas. Chaque nuit, c'est à peine si je dors. Tout cela parce que j'ai peur.
- Peur ?
- Peur qu'ils reviennent.
- Qui ?
- Mes souvenirs. Du moins, quelques bribes. Je revois ma mère allongée sur le sol, du sang inondant sa robe. Mais il y a eu quelque chose avant. Je le sais. Mais chaque fois que j'essaye de me souvenir, des souvenirs horribles m'assaillent. Je perds pied. La panique m'emporte. J'essaye de résister mais ..."

Elle prit sa tête dans ses mains, désespérée. Doucement, il lui tapota l'épaule en signe de réconfort.

"Il est compréhensible que vous ayez du mal à vous souvenir. Votre esprit vous a mis cette barrière, sans doute pour ne pas sombrer.
- Mais je voudrais savoir. Je n'en peux plus., gémit-elle, Si cela continue, je vais devenir folle. Je voudrais savoir si c'est moi.
- Vous ?
- Moi qui l'ai tuée", dit-elle d'une voix faible.

Le médecin s'assit à coté d'elle. Il resta un long moment silencieux, pesant le pour et le contre puis prit une décision.

"Je pourrais vous aider.", souffla-t-il.

Elle se tourna vers lui, les yeux remplis d'espoir.

"Il existe certaines drogues permettant de libérer l'esprit humain, de l'emmener au delà de ses inhibitions, de ses limites. Il se trouve que j'en détiens une."

Il vit son visage s'éclairer.

"Mais il y a un risque. Un risque non négligeable.
- Lequel ?, demanda-t-elle dans un souffle.
- Il se peut que ce que vous verrez vous fasse mal. Si mal que vous pourriez basculer définitivement dans la folie. Et cette fois, aucun remède ne pourrait vous ramener.Vous êtes fragile Alix."

Alix inspira un grand coup. La folie ou le point final à ses tourments ? Elle avait déjà choisi. Le médecin se leva lentement.

"Je vais chercher le nécessaire."

Quelques minutes plus tard, il revint portant une coupelle remplie d'une herbe bleutée. Il lui expliqua lentement.

"Une fois l'herbe enflammée, vous en inhalerez. Une petite inspiration suffira. Ensuite, vous fermerez les yeux et vous laisserez porter. Je resterai à coté de vous."

Elle hocha pensivement la tête.

"Avant, je voudrais que vous me promettiez quelque chose.
- Quoi ?, demanda-t-il inquiet.
- Que s'il s'avère que c'est moi, vous m'aidiez à mourir."

Il resta quelques secondes interdit. Mais Alix ne plaisantait pas.

"Cessez de penser cela, finit-il par dire, je suis convaincu que ce n'est pas possible. Allez-y Alix, vous avez souffert trop longtemps pour attendre d'avantage."

Elle obéit sans attendre.

Il faisait encore beau en cette soirée d'automne. Sa mère était dans le jardin. Ombre romantique dans le silence des myosotis. Ombre romantique dans le jour palissant. Elle avait voulu la rejoindre. Mais elle l'avait croisé . Ce regard coupable. Il y avait du sang sur ses mains et jusqu'en haut de ses manches. Lui.

Ouvrant soudain les yeux, elle se mit à hurler.

**

Leur père entra dans la cuisine au moment où les hommes d'arme emmenaient Eric. Absorbé dans ses expériences, il ignorait tout de ce qui s'était passé. Il les regarda partir perplexe, les sourcils froncés. Garance et Mya entouraient Coraline. Celle-ci ne bougeait pas. Immobile, le souffle court, elle semblait avoir vieilli de dix ans. Garance lui parlait tout bas. Elle secouait lentement la tête. Mya avait les cheveux trempés. Il pensa qu'elle avait pris un bain. Dans la cuisine, Louann pleurait en silence. Il les interpella néanmoins.

"Mes filles, j'ai une découverte d'importance à vous faire partager."

Elle le rejoignirent dans la cuisine. Coraline, absorbée dans ses pensées suivit les autres comme une somnambule. Elle se laissa tomber sur une chaise et ne bougea pas. Garance était anxieuse. La dernière fois que son père avait voulu leur exposer une de ses trouvailles - une machine volante - la moitié de leur grange avait brûlé. Louann, assise non loin de son père sentit une odeur sucrée, inhabituelle, étrange.

"Alors ?"

D'un geste triomphal, leur père sortit un godet des replis de son manteau. Un godet contenant un liquide marronâtre et un tantinet épais.

"Et voila."

Son entourage écarquilla les yeux. Jean-Loup, dans un grognement demanda ce que tout le monde se demandait tout bas.

"De quelle merde d'animal s'agit-il ?"

Garance manqua s'étrangler, Coraline eut un sursaut et Mya sortit précipitamment. A travers la porte fermée, on l'entendit hurler de rire. Mais le père ne s'offusqua pas outre mesure.

"Non, on appelle cela chocolat. On dit que les nobles à la cour d'Espagne en sont très friands. Cette boisson vient tout droit du nouveau monde. Et je viens de mettre au point une recette unique. Cette fois, notre fortune est faite. Quelqu'un veut-il goûter ?"

Les autres reculèrent presque instinctivement. Le père attendit, la mine de plus en plus déconfite.

"Personne ne veut ?"

Jean-Loup pinça traîtreusement les fesses de Garance qui émit un petit cri plaintif.

"Garance ?"

Elle se tourna vers Jean-Loup qui lui fit un grand sourire. Autour d'elle, on se taisait. Son père souriant lui tendit le gobelet. Non, elle ne pouvait pas reculer. Elle avança la main. Plongée dans la contemplation du liquide, elle entendit à peine son père annoncer.

"Je l'ai fait goûter au prévôt et à sa femme. Ils ont beaucoup apprécié."

Elle porta le récipient à ses lèvres. Alors, c'est ainsi qu'elle allait mourir en buvant de l'excrément d'animal apprécié des Espagnols. Sur sa tombe, on mettrait : morte au nom de la science et de la piété filiale. Elle avala avec répulsion.

Son visage crispé se relâche soudain. Mais ... Non, ce n'était pas possible. C'était ... bon !
Un goût particulier, mais doux, agréable au palais. Elle sentit frissonner ses papilles. Et, alors qu'elle buvait une autre gorgée, elle comprit tout. Elle rouvrit les yeux, un vague sourire aux lèvres. Coraline se tenait à coté d'elle, un pot de miel à la main. Elle demanda :

"Qu'est-ce ?
- Du miel, lui chuchota sa sœur, c'est Léonie qui nous l'a rapporté. Si tu veux faire passer le goût."

A sa grande surprise, Garance secoua la tête, soudain inquiète.

"Non merci. Pose-le s'il te plaît. Ou range le, en lieu sûr."

Coraline écarquilla les yeux. Elle s'expliqua.

"Demain,à l'aube, nous irons chercher discrètement Alix. Et pour le déjeuner, nous inviterons nos cousines. Pour tout le soutien qu'elles nous ont apporté."

Le lendemain était le dernier jour de la foire. Dès l'aube, une foule bigarrée avait envahi les rues. Personne ne remarqua Jean-Loup, portant dans ses bras Alix, emmitouflée dans une couverture. La jeune femme dormait à poings fermés.

Au matin, Garance alla trouver la femme du prévôt. Celle-ci la reçut, dans le petit jardin attenant leur logement qu'on leur avait alloué à la prévôté. Elle semblait nerveuse.

"Je suis venue pour vous poser des questions, et non pour vous exposer quelconques griefs. Du moins, dans un premier temps. Mais il est d'importance capitale que vous y répondiez"

Alicia soupira. Elle la sentit troublée.

"Pourtant, vous auriez dû m'en vouloir. Pour le chien, les cloches. C'était moi. Du moins, Anselm ... Je lui avais demandé de m'aider moyennant rémunération."

Garance hocha lentement la tête. Cela, elle le savait. Mais ...

"Pourquoi ?"

Alicia écarquilla les yeux interdite.

"Vous ne devinez pas ? Mais il vous aime. Et il tient à vos sœurs. Il n'a d'y eux que pour vous. Je voulais que cela cesse."

Garance soupira, assaillie par un intense sentiment de culpabilité. Mais le moment n'était pas aux excuses, du moins, pas encore.

"Avez-vous parlé du chocolat à Léonie ?", demanda-t-elle soudain.

Alicia se mit à rire. Un rire franc qui eut pour mérite de les détendre.

"Vous êtes étrange Garance. Je vous ai dit ce que j'ai fait. Vous devriez me détester, me frapper peut-être. Et vous me demandez si j'ai parlé du chocolat à Léonie ... Ma foi, oui. Elle est ma meilleure amie, voyez-vous. Mais je n'ai pas pensé à mal. Quoi que vous pensez, je n'ai jamais voulu votre mort.
- Mais vous avez jeté la mort sur nous.", dit elle d'une voix à peine audible.

Et sans prévenir, elle éclata en sanglots. Trop de fatigue accumulée, trop de peine, trop d'angoisse. Devant ses sœurs, elle s'était retenue. Maintenant, elle n'en pouvait plus. Alicia la regarda stupéfaite, les sourcils froncés. Puis, avec un geste amical lui tendit son mouchoir. Quand elle se ressaisit, elle finit par lui dire.

"Nous vous invitons votre mari, votre fils et vous. Je pense que vous serez témoin d'une histoire très étrange"

**

La table avait été dressée dans l'atelier. Les mets disposés avec soin. Des pains au sésame, du fromage, des venaisons, des légumes du jardin. Une table de fête. D'ordinaire, les soeurs prenaient un immense plaisir à faire la cuisine, agencer leur tablée. Mais cette fois, le coeur n'y était pas. Il régnait dans la salle une angoisse palpable. Les soeurs s'observaient à la dérobée, se parlaient à voix basse de peur qu'on les entende. Les déductions de Garance planaient au dessus d'elles comme une menace. Seule Alix gardait un calme relatif. Installée dans un fauteuil, devant la cheminée, elle semblait étrangère à ce qui l'entourait. La mine sombre, épuisée, fragile. Ses soeurs inquiètes avaient tenté de savoir la cause de son mal-être. Elle s'était dérobée, prétextant qu'elle était trop fatiguée pour parler. Une attitude qui ne lui ressemblait pas.

Coraline faisait les cent pas dans la cuisine, sursautant au moindre bruit. Sa colère, à qui Garance avait donné une cible s'était muée en soif de vengeance. Elle gardait cependant un visage impassible. Mais l'ombre dans ses yeux était effrayante. Louann, comme elle l'avait toujours fait tentait de prendre l'événement avec philosophie. Assise à table, elle se tenait droite et fière. Calme. Mya était la plus tranquille. Pour elle, elles avaient vécu le pire. Et ce qui allait arriver n'en serait que la conclusion logique.

Garance était restée debout près d'Alix. Il faisait frais dans la pièce. Mais elle frissonnait. L'angoisse. Celle d'entraîner ses soeurs sur une pente dangereuse. L'idée de les voir souffrir encore lui était intolérable. Elle avait repassé mille fois son raisonnement dans sa tête, agencé les phrases qu'elle allait prononcer avec minutie. Mais à la moindre faille, tout serait perdu.

Onze heure sonna, provoquant un regain d'angoisse. Même Mya commença à se sentir nerveuse. A midi, des coups frappés doucement contre la porte les firent toutes sursauter.
Garance, se ressaisissant la première se dirigea vers la porte, donnant des instructions à voix basse.

La porte s'ouvrit sur le prévôt. Seul, la mine déconfite. Il annonça sombrement.

"Ma femme et mon fils vous prient de les excuser. Mais ils ne viendront pas. Ils sont partis hier soir ... Mon ... épouse a décidé qu'un séjour chez sa mère lui ferait le plus grand bien, ainsi qu'à notre fils. Elle m'a tout raconté ... Et je suis d'accord avec elle ..."

Ses yeux sombres vinrent se poser dans ceux de Garance en quête de réconfort. Celle-ci hocha pensivement la tête.

"Mais vous ne nous avez pas invité pour rien, il me semble. Et je pense que vous avez des explications à me donner. D'ailleurs, je ne suis pas venu seul ..."

Il désigna de la tête trois hommes d'armes attendant derrière la porte. Ils se redressèrent tant bien que mal en se sachant observés.

"Ils ne payent pas de mine, dit il avec un sourire d'excuse, mais ils sont de confiance."

Il les congédia d'un geste et se retourna vers la fratrie.

"Maintenant, expliquez-moi. Je vous préviens, les conjectures ne me suffiront pas. Il me faut des aveux."

**

Léonie, Olivia et Lucille arrivèrent avec une heure de retard, la mine préoccupée. Garance, Mya, Coraline et Louann les reçurent dans le salon dans leurs habits de deuil. A coté d'elles, la chaise d'Alix était vide. Mais elles sentaient sa présence, comme une ombre rousse. Elles s'attablèrent, après des salutations de circonstance. Elles mangèrent lentement dans un parfait silence. Le coeur n'y était pas. Autour d'elles, des regards circulaient parmi la fratrie.

Léonie semblait en proie à une extrême agitation. Jetant des yeux partout, elle semblait à la recherche de quelque chose, ou de quelqu'un. Ses soeurs ne semblaient pas dans un meilleur état. Tout à tour, elles fixaient le fauteuil tourné vers la cheminée. Il leur semblait voir quelqu'un d'assis. Quelqu'un dont elles ne voyaient qu'une main, fine et blanche. Mais personne, à part elles ne semblaient l'avoir remarqué.

Vers la fin du repas, Garance s'éclaircit la gorge et prit la parole.

"Chères cousines, chères soeurs, cher prévôt, cher père qui êtes encore absent. J'aimerais égayer ce repas par une petite histoire que j'intitulerais "le tueur de rousse."

Elle sentit l'atmosphère se figer peu à peu, les visages se tendre. Elle parvint tout de même à continuer.

"Il y a cinq ans maintenant, quelqu'un assassina notre mère, posant là le prélude à toute une série de meurtres. Ce que je vais vous dire va vous sembler hors de propos, mais peu de temps après, mon père fit une découverte fort intéressante : le chocolat. Il mit du temps à la mettre au point. La torréfaction, le bon dosage, la recette mit du temps à être établie. Il pensait avoir trouvé là une source de richesse, puisqu'en Espagne, la cour en raffolait. Il mit du temps à trouver le bon mélange. Quand il y parvint enfin, il s'en ouvrit d'abord au prévôt et à sa femme afin qu'ils testent la formule."

Elle marqua un temps de silence. Ses yeux se portèrent sur Léonie.

"Mais chacun le sait, nous, les femmes, sommes bavardes. Et la femme du prévôt, prenant rapidement la mesure de l'événement raconta tout à Léonie. Elle lui dit que les expériences de notre père avaient porté ses fruits, et que bientôt viendraient des espèces sonnantes et trébuchantes. Hélas, elle ne savait pas à qui elle parlait."

Sa cousine se leva, les joues soudain empourprées.

"Mais de quoi m'accuse-t-on ? Vous avez entendu, elle m'accuse.
- Mais de rien ma cousine, l'interrompit Garance, ce n'est qu'un bon mot, qu'une fable. Vous le savez aussi bien que moi."

Léonie se rassit, les bras croisés. A coté d'elle, ses soeurs fixaient le fauteuil. Il y avait quelqu'un d'assis là-bas. Et la personne avait les cheveux roux.

"Léonie, s'empressa d'en parler à ses soeurs. Chacune y vit un moyen de renflouer leurs finances. Car elles étaient dans le manque, tout aussi bien que nous. Mais, plutôt que de penser à une quelconque entraide, elles décidèrent d'avoir la part du lion, même si cela impliquait de voler leurs propres cousines."

Ses cousines voulurent protester. Mais le prévôt les arrêta d'un geste.

"Léonie décida alors de faire appel à son âme damnée, son amant. Celui-ci, voyant à la fois un moyen de complaire à sa maîtresse et de s'enrichir accepta sans tarder. Depuis ce jour, grâce à un trousseau de clé qu'elle lui avait donné, il explora la maison en quête de ce fameux chocolat. Louison et Coraline, seules dans la maison l'entendirent mais furent bien incapables de le retrouver. Avec les clés, il ouvrait partout, et refermait les portes, de sorte qu'il donnait l'impression de passer à travers les murs. Mais hélas, ce qu'il pensait n'être du liquide n'était pas sous cette forme. Car le chocolat, comme vous l'ignorez n'est dans son aspect qu'une fève. Un fruit comme un autre. Et il passa sûrement maintes fois à coté sans les voir. Alors, désespérant de trouver le trésor, ils mirent au point une autre stratégie. Cette fois, c'est au meurtre qu'ils pensèrent. S'ils n'arrivaient pas à le trouver, ils le chercheraient dans la maison que Léonie aurait en héritage une fois que nous aurions disparu. Ainsi, le passeur fut décapité pendant que nous traversions le Rhône. Et nous ne fûmes sauvées de la noyade par l'intervention de Guillemot. Hélas, Clara ne partageait pas leur point de vue. Après la première tentative, elle voulut renoncer. Peut-être voulut-elle tout révéler, nous mettre en garde. Elle mourut décapitée. Cette fois, on crut que le tueur de rousses avait frappé de nouveau. Mais de troublants détails vinrent bousculer l'hypothèse. Une nuit, ayant entendu du bruit, nous nous lançâmes à la poursuite du voleur, qui s'était introduit chez nous. Louann fut blessée. Ici, quelque chose n'allait pas. Jamais le tueur de rousses ne s'était comporté ainsi. Cette attaque n'avait en rien l'air d'un crime mystique, sinon d'un réflexe désespéré pour fuir. Suite à une dénonciation de la femme du prévôt, on vint arrêter Guillemot, dans la plus parfaite discrétion. Les choses auraient pu s'arrêter là. Mais les meurtres reprirent. Louison fut tuée. Puis Alix. Le tueur de rousses avait-il encore frappé ? Non. Car le tueur commit une erreur en s'en prenant à Mya qui, comme nous le savons tous n'est pas rousse. Notre tueur avait-il subitement perdu le fil des couleurs ? Non. Car contrairement à ce qu'il a voulu nous faire croire quand il a été arrêté, Eric n'est pas le tueur de rousses. Ce tueur là est tout autre. Et nous ne savons pas de qui il s'agit."

Elle vit avec satisfaction Léonie écarquiller les yeux. Elle laissa passer quelques secondes avant de reprendre.

"En poussant Coraline à le tuer, il voulait faire classer l'affaire. Laisser croire qu'il était le tueur aigissant sans véritable but. Et emporter un nom dans sa tombe, protéger celle qui portait en elle la substantifique moelle de la machination. Toi, Léonie."

Sa cousine éclata de rire et frappa des mains.

"Bien joué Garance. Tu nous a offert un spectacle d'exception. Pour un peu, j'y croyais.
- Moi aussi Léonie, lui répondit-elle avec un sourire, et pour nous faire pardonner par avance de cette baliverne, nous avions décidé de te faire un petit cadeau. As-tu apprécié le repas ? Ces petits pains que vous avez mangé tout à l'heure avec du fromage de chèvre ... Ne trouves tu pas que le miel leur donne un très bon goût ?"

Les trois sœurs se figèrent soudain.

"Le miel ?, demanda Lucille.
- Oui, répondit Coraline, nous n'en avions plus à nous. Nous nous sommes donc servies du pot que tu nous avais si gentiment offert, Léonie. Il est excellent, n'est-ce pas ?"

Garance eut l'extrême satisfaction de voir ses cousines pâlir. Même Léonie semblait avoir perdu de sa superbe.

"Voyons, vous êtes toutes pâles. Quelque chose ne va pas ? Ce miel avait-il quelque chose de spécial ?"

Lucille et Olivia s'entreregardèrent fébriles. A ce moment, Alix pencha la tête de façon à être visible de son fauteuil et leur fit signe. Lucille poussa un petit cri plaintif. Olivia, laissa tomber sa fourchette, s'éclaboussant de sauce.

"Là, regardez, Alix !"

Les yeux hors de la tête tant elle les écarquillait, elle désignait le fauteuil. Ses sœurs firent de même, et reculèrent, faisant tomber leurs chaises. Les sœurs se regardèrent, les sourcils froncés. Le prévôt, se tournant à son tour afficha un visage plein d'incompréhension.

"Voyons, murmura Coraline d'une voix blanche, si c'est une plaisanterie, elle n'est pas bonne. Comment Alix pourrait-elle être ici ? Nous l'avons enterrée, je vous le rappelle."

Olivia, n'y tenant plus se tourna vers sa sœur.

"Léonie, il nous faut l'antidote, nous commençons à avoir des hallucinations. C'est le poison, j'en suis sure."

Le prévôt fronça les sourcils.

"Du poison ?
- Mais voyons, le poison dans le pot de miel !, s'exclama Garance, celui que Léonie nous a offert le jour de l'enterrement. N'est-ce pas chères cousines ?"

Olivia et Lucille hochèrent piteusement la tête. Léonie se laissa tomber sur sa chaise avec un soupir.

"Voici donc le point final de ma fable, dit doucement Garance, un bon conteur termine toujours sur une note sucrée. Sinon, il en va de la faute de goût."

Le prévôt se leva lentement, la mine sombre. Un point de suspension venait d'être apporté à l'affaire. Mais il restait une autre ombre, la seconde face de l'énigme. La moins évidente et de ce fait la plus dangereuse. La fratrie - il le savait - était loin de l'ignorer. Nulle trace de triomphe sur leur visage pâles. Encore combien de temps allaient-elles payer leur tribut au crime et à la sauvagerie ? Leur mère, Louison ... Et qui d'autre ? Mieux valait ne pas y penser. Il gagna la porte en silence.

"Emmenez-les", l'entendit-on glisser à ses hommes.

Les cousines se figèrent.

"Attendez, et l'antidote ?", demanda soudain Léonie.

Les sœurs se regardèrent en fronçant les sourcils.

"L'antidote ?, demanda Garance.
- Mais quel antidote ?, demanda Coraline.
- Il n'y a pas d'antidote., reprit Louann
- Parce qu'il n'y a pas de poison, intervint Mya.
- Du moins, pas dans le miel dont nous nous sommes servies pour faire la cuisine.", conclut Alix.

Contre toute attente, Léonie éclata de rire. Un rire douloureux, sans joie. Elle se tourna vers Coraline.

"Je suis désolée pour ta sœur, une personne adorable. Tu aurais dû mourir à sa place."

C'est à peine si Coraline réagit. Un tressaillement des épaules montrait juste qu'elle avait entendu. Mais son visage restait impassible.

"Que le diable ait pitié de toi.", finit-elle par dire.

Le prévôt, d'un geste donna le signal du départ. Et bientôt, la fratrie se retrouva seule.

**

Les jours qui suivirent eurent pour toile de fond le rétablissement d'Alix. Son rétablissement physique, tout du moins. Quand ses jambes furent assez solides pour la porter de nouveau, elle put aller s'asseoir sous la tonnelle. Mais quelque chose n'allait pas. Elle se montrait renfermée, presque irascible. Fragile. Et ses soeurs s'inquiétaient.

Un matin, Louann, ouvrant les yeux fut gênée par la vive lumière entrant dans l'atelier. Le lendemain, elle put voir quelques formes floues. Les autres jours, elle vit leurs contours, puis recommença à distinguer les couleurs. Les autres jours, sa vue se stabilisa, sans retrouver cependant son acuité d'antan. Mais ces progrès là suffisaient à Louann. Ses sœurs, guettant ses progrès partagèrent son enthousiasme et un profond soulagement souffla sur la fratrie.

Un calme relatif s'installa. La plupart le prirent avec résignation, d'autres avec plaisir. L'histoire - elles le savaient n'était pas prête de toucher à sa fin. Il y aurait d'abord le procès, dont la rumeur se rependait dans toute la région. On disait qu'un émissaire de la Sainte-Inquisition, en personne, avait fait le déplacement pour faire jour sur l'affaire. Chacun parlait de ces empoisonneuses cupides au point de vouloir assassiner leur propre famille. Le tout un chacun y voyait l'ombre du malin. Les auditions allaient s'avérer houleuses et pénibles. Elle essayaient de ne pas prêter corps aux rumeurs. Et savoir qu'on leur rendrait justice les rassurait quelque peu. Même si Léonie et les autres ne méritaient pas le châtiments qu'on leur imputait déjà : être brûlées vives.

Seules Coraline et Alix ne trouvaient pas la paix. Coraline avait erré comme une âme en peine, consciente que toutes ces simagrées ne lui ramèneraient pas Louison. Elle avait encore la vengeance au fond du coeur et dans l'âme la douleur de l'absence. Chaque jour qui passait, elle se sentait perdue. Elle errait solitaire, sur les sentiers bordant le Rhône. Elle était retournée à l'endroit où, quelques jours plutôt, elles devisaient en regardant les nuages. La brouette était restée en place. Solitaire, encombrée par les mottes de terres en train de sécher. Elle les avait regardé, les yeux écarquillés. Là, défiant toute logique, des fleurs avaient poussé. Des myosotis. Ces fleurs bleues et timides. Les fleurs favorites de Louison qui lui ressemblaient tant. Elle resta un long moment à les contempler, les yeux secs, voulant croire au miracle plutôt qu'à l'intervention d'une main humaine. Même si elle savait qui avait agi.

Elle rentra à l'atelier le coeur un peu moins lourd. Louann, Mya et Garance devisaient sous la tonnelle. Seule restait Alix. Celle-ci, assise sur le lit était plongée dans sa littérature favorite : l'apocalypse selon Saint-Jean. Pour elle, il n'y avait pas de meilleure lecture. Et elle s'y adonnait avec soin. Elle leva cependant la tête en voyant sa soeur penchée au dessus d'elle, un léger sourire aux lèvres. Elle se leva lentement.

"Les fleurs, c'est toi, n'est-ce pas ?"

Le petit sourire de sa soeur lui confirma tout. Alix tendit les bras. Elle vint s'y blottir. Alix, de taille bien plus haute l'enserra contre elle. La protégeant pendant quelques instants. Elle finit par relever la tête.

"Et toi, tu n'as rien à dire ? Que se passe-t-il ?"

A sa grande surprise, Alix s'éloigna soudain, le visage fermé.

"Le passé. Il revient. Mais il me regarde. En attendant, ne t'occupe pas de moi, vis."

Et elle partit rejoindre ses soeurs sans ajouter un mot de plus. Coraline la regarda s'éloigner, perplexe.

**

Plus tard, le prévôt vint trouver Garance. Et c'est à elle seule qu'il voulait parler. Comme souvent, il l'emmena au bord du Rhône. Là, ayant jeté les lignes à l'eau, il lui annonça.

"Le Saint-Inquisiteur a convaincu Léonie de sorcellerie. Du moins, c'est ce qu'elle a dit pour protéger les autres. Selon elle, elle les aurait ensorcelées ainsi qu'Eric, pour satisfaire l'oeuvre du diable. Elle sera brûlée dans une semaine, à Lyon. Je suis désolé de vous dire cela. Mais j'imagine que tôt ou tard, vous auriez fini par l'apprendre."

Garance hocha la tête sans répondre. Vu tout ce qu'elle avait entendu jusqu'alors, elle n'était pas surprise. Même si Léonie ne méritait pas cela. Tant de jeux, tant de rires et de complicité. Jusqu'à ce que cela finisse dans le sang et les cendres. Elle frissonna.

"Avez vous froid ?", demanda-t-il inquiet.

Elle secoua la tête et s'écarta de lui.

"J'imagine que votre femme et votre fils vont revenir ..., dit elle doucement.
- Oui, mais dites-moi un mot, un seul, et je changerai tout."

Elle soupira. Dans une parenthèse enchantée, loin de tout, loin tu temps, elle lui disait tout. Ses regrets, son amour. Mais surtout ses peurs. Mais il était trop tard.

"J'ai espéré beaucoup, quand je vous ai annoncé que j'entrais dans les ordres, finit-elle par dire, d'une voix monocorde, mais vous n'avez rien dit du tout. Pour ce qui est de maintenant ... vous le savez autant que moi ..."

Ils soupirèrent et se turent, à cours de mots.

**

Un jour, alors que ses sœurs devisaient sous la tonnelle, Alix se rendit au jardin. Elle resta un long moment à observer les fleurs du cerisier que le vent du sud faisait lentement tomber. Neige blanche avant l'heure. Puis, d'un pas décidé, elle se rendit devant la tombe de sa mère et de Louison. Là, après avoir épousseté pensivement les tombes, elle attendit. Caché dans les replis de sa manche, elle tenait un couteau. Elle l'attendait. C'était à elle, elle le savait, qu'incombait de boucler la boucle. Et d'ajouter le mot fin à toute cette histoire. Elle n'eut pas longtemps à attendre. Bientôt, les pas de Guillemot résonnèrent sur le sentier de graviers.

"Pourquoi ici ?", demanda-t-il de son habituelle voix douce.

Alix se retourna lentement. Pas de peur, pas de colère. Juste cette puissante détermination d'en finir. Guillemot dansait d'un pied sur l'autre, nerveux, mais souriant. Il n'aimait pas venir dans cette partie là du jardin.

"Parce que c'est ici que tout se termine. Que la boucle se boucle."

Elle le regarda sans ciller, contemplant comme pour la première fois son visage. Il faisait de nombreuses courses pour leur père qui l'emmenaient dans toute la région. Et père, quand le poids de ses solitudes était trop lourd faisait de lui son confident. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ?

"Pourquoi as-tu tué ma maman ?", demanda-t-elle sans attendre d'avantage.

Il écarquilla les yeux. Et l'espace d'un instant, elle espéra de tout son coeur qu'il nie, qu'il s'insurge. Qu'il la frappe même pour la punir de l'avoir accusé de manière si abrupte. Elle en serait restée là, et le cauchemar aurait peut-être pris fin. Mais il se ressaisit et hocha la tête.

"Elle trompait votre père. Et vous à travers lui. Cette traînée, cette jésabelle. Je l'ai vue prendre du plaisir avec le médecin au fond du jardin, riant au nez de la morale. Riant à votre nez. Et ce pauvre homme qu'elle avait ensorcelé. Elle, la rousse, la sorcière. Si j'avais pu, je l'aurais fait mourir mille fois. Heureusement, les autres sont là pour payer son crime. Elles lui ressemblent, tu sais ? Mais je les aide à se purifier grâce à notre très Sainte Bible et notre ancien testament."

A mesure qu'il parlait, Alix vit son visage se transformer. Le visage si lisse d'ordinaire se crispait, les traits devenaient flous. Les yeux, dans lesquels elle avait tant aimé se perdre se muaient brillaient d'une lueur malsaine. Elle recula horrifiée.

"Et cela, je l'ai fait pour toi."

Il avança vers elle. Dans un réflexe désespéré, elle sortit son couteau. Il la regarda interdit, incapable de réagir. Il fallait qu'elle frappe, qu'elle mette le point final. Mais au dernier moment, elle suspendit son geste. Non, elle ne pouvait pas. Elle n'était pas un assassin.

Profitant de sa faiblesse, il lui fit lâcher l'arme d'un coup sur le poignet.

**

Au même moment, le médecin entrait dans l'atelier.

"Elle n'est pas là ?, demanda-t-il inquiet, et elle ne va pas mieux je suppose. Surtout depuis ce qui s'est passé.
- Ce qui s'est passé ?", voulut savoir Garance.

Quelque chose, elle le sentait, leur échappait. Une catastrophe latente, sur le point de s'abattre. Elle en eut la confirmation en voyant le médecin pâlir.

"Quand elle était chez moi, elle n'arrivait pas à dormir. Tout comme chez vous, je suppose. Elle n'arrivait pas à se libérer des images du meurtre de sa mère. Il lui restait des souvenirs, des souvenirs qu'elle n'arrivait pas à exprimer. Je lui ai donc proposé de l'aider ..."

Les soeurs pâlirent tout d'un coup. Elles venaient de comprendre.

"Et je suppose que vous avez réussi", murmura Louann d'une voix blanche.

Il hocha sombrement la tête.

"Mais elle n'a rien voulu me dire."

Un long silence chargé de menace tomba d'un coup. Les yeux de Mya s'éclairèrent d'un coup. Et elle formula ce que les autres venaient de penser tout bas.

"Guillemot, le jardin.
- Vite !" s'exclama Garance en partant en courant.

Elles arrivèrent au jardin, priant le ciel ou n'importe quelle puissance de faire qu'elles arrivent à temps.

Guillemot tenant un couteau s'avançait doucement vers Alix. Celle-ci, assise sur la pierre tombale sur laquelle elle était tomber tentait vainement de reculer. Ses yeux étaient remplis d'effroi. Elles entendirent le jeune homme dire.

"Alors, toi aussi. Tu es comme toute les autres. Tu cherchais à m'égarer, à me corrompre. Mais Dieu m'a enfin permis de voir ton vrai visage. Je vais te purifier."

Absorbé par sa folie, il ne vit pas arriver les soeurs. Elles s'approchèrent en silence. Garance saisit une grosse pierre. Mais sous son pied, une branche sèche craqua traîtreusement. Guillemot se retourna.

Ses traits n'avaient plus rien en commun avec le jeune homme doux qui courtisait leur soeur. Pantin de démence aux yeux fous et bavant. Il saisit Alix par le poignet et la plaça devant lui.

"Un geste, un pas, et je la tue."

Garance secoua pensivement la tête. Quelque part, elle s'attendait à cela. Un déchaînement de folie et de violence. Elle s'attendait à ce que ce soit l'un de ses proches. Mais pas le doux Guillemot.

"Voyons, dit-elle en secouant la tête, ce n'est pas toi, Guillemot. Pas ainsi. Tu ne peux pas lui faire de mal, n'est-ce pas ? Relâche-la et nous pourrons parler tranquillement."

Il resta interdit quelques secondes puis se mit à hurler.

"Arrière sorcière. C'est toi qui l'as perverti. Toi, la nonne défroquée qui bafoue les commandements de l'ordre. Si tu n'étais pas la soeur d'Alix, je t'aurais saignée comme un cochon. Et toi Louann, qui bafoue les commandements en laissant ton mari. Et toi Coraline, qui transformes la réalité de Dieu par tes dessins. Et toi Mya, qui n'est qu'une aberration en ce monde. Mais maintenant, je ne vais pas vous laisser la détourner d'avantage de notre Seigneur. Elle est à moi. Alors reculez."

Garance obéit, entraînant ses soeurs. Alix ferma les yeux. Guillemot sembla se détendre. C'est alors qu'une voix venant de derrière lui l'interpella doucement.

"Guillemot."

Il se détourna l'espace d'un instant. Jean-Loup, se tenait debout sur la tombe, une masse à la main. Guillemot écarquilla les yeux. Il lui abattit l'objet sur la tempe. Il y eut un craquement sinistre suivi d'un choc mou et Guillemot s'écroula en arrière, lâchant Alix qui tomba à genoux, le visage éclaboussé de sang.

Le temps s'était suspendu, pour que chacun saisisse l'instant dans toute son horreur. Puis, tout était revenu. Alix, d'un geste convulsif tenta de d'essuyer le sang sur son visage. Mais ses manches étaient couvertes de sang et de matière grise et elle ne parvint qu'à s'en barbouiller d'avantage. Poussant un faible cri, elle commença à se replier sur elle même. Garance, fut très vite auprès d'elle. La prenant dans ses bras, elle l'essuya avec son propre vêtement, lui parlant doucement pour juguler la crise.

Louann se détourna avec peine du corps de Guillemot. La tête fracassée, il n'avait rien à voir avec le jeune homme qu'elle avait connu. Ainsi donc, c'était lui. Le tueur de leur mère et de toutes les autres. Elles avaient mangé à sa table, ri avec lui. Alix l'avait aimé. Il l'avait aimé aussi, du moins, elle le pensait. Et cet amour instable, malsain les avaient protégées de lui, du moins jusqu'à ce que la vérité se fasse. Maintenant ...

Mya se détourna partit soudain en courant et, appuyée contre un arbre vomit tout son saoul. Guillemot l'avait sauvée de la noyade dans le puits, et jusqu'à aujourd'hui, elle n'avait rien vu venir. Mais le diable en personne pouvait prendre un visage d'ange ...

Coraline avait regardé la scène, les poings serrés, étrangère. L'intrigue se dénouait, sanglante et complexe. Si elle avait été là, Louison et sa douceur lui auraient apporté une réponse. Un apaisement. Mais sans elle, elle ne trouvait pas l'ombre d'une consolation. Loin de sa soeur et de Dieu, il n'en restait plus aucune pour elle.

Les regards s'étaient peu à peu portés sur Jean-Loup. Celui-ci était resté sans bouger durant de longues minutes. Puis, se défaisant lentement de sa chemise, il en avait couvert le corps de Guillemot. Puis il avait posé la masse au sol.

"Je le savais", avait-il fini par dire, comme pour lui-même.

Il se figea en sentant leurs regards posés sur lui.

"Du moins, c'est ce que je pensais. Je l'voyais partir. Et puis après, comme par hasard, on entendait parler des meurtres de rousses. Et puis, il y avait cette hache que le prévôt a retrouvé. Après, je me suis méfié. Je l'ai plus quitté des yeux. Et voila."
Il baissa la tête et émit un reniflement.

"Par contre, j'aimerais mieux que vous restiez pas là 'moizelles. j'ai besoin de rester seul un peu. Si vous croisez ma mère, dites-lui que Guillemot est mort en vous défendant. Si elle sait que c'est lui, ça lui fera trop de peine."

**
Le temps passa lentement, auréolé de douleur et de silence. Porteur de larmes mais aussi d'apaisement. Du moins ...

Alix peu à peu s'était remise, comme sortie d'un cauchemar. Elle rêva longtemps de Guillemot, se transformant pour devenir un monstre. Mais peu à peu, l'image s'estompa. Elle en vint presque à pardonner. Son amour pour elle et ses soeurs s'était mué en rancoeur, en folie. En douleur. Elle était restée dans le deuil de cet amant double. Guillemot le tendre et Guillemot le fou.

Seule Coraline ne trouvait pas le repos. Elle était montée seule à Lyon, pour voir l'exécution de sa cousine. Elle s'était glissée parmi les gens, seule et anonyme. Mais voir brûler Léonie ne lui avait apporté aucun réconfort. Au contraire. Elle s'était écartée de la foule curieuse et avait vomi, appuyée contre un mur, les yeux remplis d'atroces images. Elle était rentrée, plus pâle que jamais et les yeux hagards.

Durant de nombreux jours, elle n'avait pas dormi, craignant revoir le bûcher à chaque fois qu'elle fermait les yeux. Elle restait éveillée, durant des heures entières, guettant le réconfort de l'aube. Mais il ne durait pas. Sous les nuages ourlés de rose, elle souffrait de solitude.

Ses soeurs, dont elle fuyait le réconfort et les paroles la guettaient en silence. Elle ne les voyait plus. A ses cotés, telle une ombre, l'absence de Louison la poursuivait.

Dans la brouette, les fleurs avaient fané, éparpillant leur âme et celle de Louison. Elle l'avait recherchée ailleurs. Dans les orages que sa soeur aimait tant. Mais elle ne la retrouva pas. Elle essaya de parcourir de nouveaux tous les chemins où elles avaient marché côte à côte. Mais elle n'était pas là. Même ses vêtements commençaient à perdre leur odeur. Elle dormait roulée en boule dans ses chemises, dans ses robes. Mais elle ne la retrouvait nulle part.

Un jour, en désespoir de cause, elle profita que ses soeurs étaient au lavoir pour tenter de modeler l'argile, lui redonner la forme de son visage. Mais contrairement à Louison, ses mains à elle restèrent improductives. Le bloc de terre modelée n'avait aucun visage. Du moins, pas celui de sa soeur. Qui était cette intruse qui tentait de prendre les traits si doux de sa soeur ? Louison était si vivante. De rage, elle jeta sa sculpture sur le sol. Elle contempla son échec, interdite, avant de se décider à le ramasser. Elle se coupa profondément en ramassant, sur le couteau dont elle se servait pour affiner les traits. Hagarde, sans prêter attention au sang, coulant en abondance de la plaie ouverte, elle sortit par la porte du jardin. Ses pas, en catimini la portèrent vers le pont, vers la ville. Vers Louison. Cette fois, elle le savait, Louison n'était pas dans la terre, ni avec dieu. Mais bien plus haut, tout près du ciel. Devant elle, la cathédrale s'élevait vers le ciel, comme un appel.

Elle avait monté les marches quatre à quatre, comme dans un demi sommeil. Emportée par ses pas. Elle avait ouvert la trappe la séparant du toit. Le vent froid l'avait mordue, faisant voleter ses vêtements autour d'elle. L'espace d'un instant, elle avait cru s'élever. Elle avait tendu les bras, les yeux fermés, un bref instant. Avant de se souvenir. L'absence. C'était pour ça qu'elle était là. Elle ne pouvait pas voler. Et elle pouvait à peine marcher. Courbée sous un poids trop court à porter. Sa souffrance et sa solitude. Chaque jour, elles lui pesaient un peu plus.

Elle avait marché sur le toit, prenant à peine le temps de regarder autour d'elle. Une sorte de continent vierge seulement connu des oiseaux, des hommes de dieu, des fous et des rêveurs.. Peu de gens comme elle. Elle était trop cartésienne pour poser ses pieds au dessus du sol. Louison, elle-même aurait adoré. Souvent, elle avait surpris son regard levé vers le haut, se demandant sûrement quelle vue on pourrait avoir. Aujourd'hui, elle le voyait. Mais Louison n'était pas là. Plus jamais elle ne lirait avec elle, et plus jamais, elle ne s'insurgerait contre son siècle.

Elle avança jusqu'au bord du toit. Elle était tout près. Ne lui manquait plus que l'impulsion. Et tout serait fini. Elle se rapprocha encore. C'est alors qu'une rafale plus violente que les autres l'entraîna en arrière. Alors, elle se rendit compte de l'indicible. Elle avait failli sauter, laisser leur place vide. Et s'en aurait été fini des jumelles. Mais Louison aurait-elle voulu cela ?

Sa dernière parole avait été pour lui dire de prendre du repos. De dormir. Mais aujourd'hui, ne lui aurait-elle pas dit de vivre ? De prendre le relais ? De réfléchir, de s'insurger, de rire ? Tout ce qu'elle ne faisait plus depuis si longtemps. D'aimer. Louison aimait, de tout son coeur et de toute son âme. Et elle était aimée en retour. Elle n'aimait plus depuis longtemps. Elle était aigrie. Et le constat lui fit mal.

Le vent changea, l'enveloppant. Elle se risqua à regarder devant elle. A ses pieds s'étendaient la ville, baignée amoureusement par le Rhône. Au delà, les collines et leurs vignobles, baignés de lumière. Elle vivait dans un monde de lumière, et de couleur. Un monde où elle passait sans le voir, se limitant à l'essentiel, limitant la couleur à ses dessins. Étrangement, c'est par la mort de sa soeur qu'elle y entrait.

Inspirant l'air à grandes goulées, elle se dirigea lentement vers la trappe. Mais le vent l'avait perfidement refermée. Elle était bel et bien bloquée en haut. Impossible de redescendre. Elle sentit peu à peu la panique l'envahir. Réprimant avec peine un sanglot de terreur, elle s'assit, les jambes entourant ses bras. En espérant très fort qu'on vienne la chercher.



**

Les sœurs rentraient, les bras chargés de lessive. Garance essora sa robe gorgée d'eau. Ses soeurs la regardaient amusées, sans trop savoir quoi dire. C'est finalement Mya qui prit la parole.

"Alors Garance, pas trop mouillée."

Derrière, ses soeurs pouffèrent. Elle souffla, d'un air faussement exaspéré.

"Hé bien, ce n'est pas de ma faute si cette margelle n'était pas là quand j'ai voulu m'appuyer dessus."

Elle s'interrompit soudain et fronça les sourcils.

"Mais où est Coraline ?"

Le prévôt, ouvrant à la volée la porte de l'atelier les plongea dans l'inquiétude, leur faisant revivre leur cauchemar dont elles s''étaient crues sorties.

"Il y a quelqu'un sur le toit de la cathédrale, dit-il sans ménagement, et cette personne, selon les témoins ressemblent à votre soeur."

Elles se regardèrent inquiètes. Depuis quelque temps, elles la sentaient fragile, fébrile. Comme une personne malade ou au sortir d'une longue maladie. Jamais, au grand jamais elles n'auraient dû la laisser seule. Et maintenant. Garance prit les devants.

"Alors, qu'attendons-nous ?"

Elles prirent presque d'assaut la charrette du prévôt, qu'il avait rangée devant la maison. Les chevaux, pris par surprises renaclèrent pour finalement accepter le trot. Le pont, la ville, la cathédrale. En levant la tête, elles la virent. Là, assise, repliée sur elle-même. Elle allait sauter, elles en étaient sures. En bas, les badauds regardaient, la montrant du doigt. Riant de cet oiseau rare perché là-haut.

Elles grimpèrent les marches quatre à quatre. Trébuchant parfois, reprenant de plus belle. Enfin, la trappe ! Elles la poussèrent ensemble. Là-haut, elles furent d'abord frappées par la lumière intense et le bleu du ciel. Il les enveloppait. Puis, doucement, leurs yeux s'accoutumèrent et elles virent Coraline. Celle-ci leva la tête vers elles avec un petit sourire.

"Oh, vous voila. J'ai failli vous attendre."

Garance, essayant de ne pas perdre l'équilibre alla s'asseoir à ses cotés.

"Laisse-moi deviner. Tu voulais voir la vue de là-haut. Mais tu t'es rendue compte que tu avais le vertige."

Elle hocha pensivement la tête. Elle n'avouerait pas à ses soeurs qu'elle avait voulu sauter. Elles le savaient déjà.

"Oui, c'est à peu près ça."

Alix, marchant sur le toit. Vint admirer le paysage, vite suivie par Mya. Le vent emmêlait leur cheveux. Alix souriait, les yeux grands ouverts, les bras écartés. Si elle l'avait voulu, elle se serait envolée. Mais elle ne voulait pas effrayer ses sœurs. Et, tout près du ciel, elle était d'autant plus aérienne. Louann, aidée par Garance vint s'asseoir à coté de Coraline. Elle distinguait, à travers une sorte de voile les nuances et les formes. Le Rhône serpentant au delà des collines. Elle sourit.

"Qui l'eut cru, demanda Garance, des soeurs sur le toit d'une église. Est-ce que cela ne fait pas un peu désordre ?
- Et tout cela près du ciel, compléta Louann, c'est sûrement une grosse faute de goût.
- Devant les gens qui se demandent ce que nous faisons là., intervint Mya.
- Ils nous croient sûrement folles.", conclut Alix.

Elles hochèrent la tête dépitées.

"Mais en attendant, nous sommes bien.", dit Coraline avec un léger sourire.

Elles poussèrent un soupir d'aise, savourant la caresse du soleil sur leurs joues, et le monde s'étendant à leurs pieds.

"Missa dicta est", admit Garance.

Elle se raidit soudain.

"La trappe, qui a fermé la trappe ?"