La Couronne de Cuivre

-Très bien, j'arrive dans un instant... répondit-il d'une voix passablement ensommeillée.
Il avait envie de se retourner dans son lit, de fermer les yeux et de se rendormir. C'était un peu tôt pour une visite, à son humble avis. Quoi que pas tant que ça, compte tenu des circonstances. S'il avait été à la place du seigneur Polfinn, il n'aurait pas attendu davantage pour avoir des nouvelles... Sans doute, même, devait-il s'estimer heureux qu'on ait attendu l'aube pour le réveiller...
Poussant un profond soupir, il s'extirpa de ses couvertures et enfila la tenue qu'il avait conservé. La plus présentable. Il hésita ensuite à prendre les documents laissés par Mélégorn, mais choisit de les laisser où ils étaient. La veille, il avait complètement oublié de les lire. Et il faudrait impérativement qu'il le fasse, ne serait-ce qu'en diagonale. Pour savoir ce que son compagnon d'évasion avait voulu dire... et voulu taire. Dans le pire des cas, il jetterai un coup d'œil aux dernières lignes, en remontant pour les prendre...
Comme il l'avait promis, il ne réveilla pas Victor et se glissa aussi silencieusement que possible hors de la chambre avant de gagner la salle commune, essayant d'éclaircir suffisamment ses idées pour ne pas paraître trop hagard à son visiteur.
Ce ne serait pas une mince affaire...

Mais Taliesin ne trouva pas d’émissaire elfe en gagnant la salle commune de la taverne. Plusieurs convives étaient déjà attablés devant leur petit déjeuner, le tenancier demi-orque le salua d’un geste, et le désigna à un enfant halfelin, menu et minuscule, qui s’approcha, timide, de l’elfe.
« Monsi… Messire… Heu… Y’a des gens qui veulent vous voir dehors. Ils sont envoyés par le seigneur Plo… Pol… Polfinn ? Ils disent que vous êtes attendu en Loth Imharil. »

Taliesin se fendit d'une grimace fugace. Ah ça, ils ne perdaient pas de temps... Et contrairement à ce qu'avait laissé entendre leur guide aux cheveux bleus, la veille, on ne s'était pas déplacé pour discuter avec lui... mais pour le convoquer. C'en était autant pour son espoir de ne pas devoir pénétrer en la cité...
Dont, ne manqua-t-il pas de noter, les envoyés s'étaient bien gardés de pénétrer au sein de l'auberge. Pour ne pas perdre de temps ? Peut-être. Parce que c'était indigne d'eux ? Plus probable.
Enfin soit. Il ne devait pas se perdre en inutiles réflexions. Tout irait vite, avec un peu de chance, et il serait bientôt de retour...
Il sourit au gamin.
-Merci de m'avoir prévenu. Peux-tu me conduire jusqu'à eux ? Il faudra que je remonte prendre mes affaires, si je dois aller en ville dès ce matin, mais je peux au moins leur dire que j'arrive et leur demander de patienter encore quelque sinstants...

Le gamin hocha la tête et retourna vers l’extérieur. La neige était tombée drue pendant la nuit, mais Taliesin put se frayer un passage dans les traces de l’enfant, qui ouvrait comme une tranchée dans la poudreuse. Au bout de sa piste étrange, au delà des limites du village, en direction de la cité elfique, il trouva les messagers. Ils étaient trois, deux gardes en livrée rouge sombre marquée d’un héron blanc, et celui qui devait être le héraut des Polfinn, un grand elfe maigre et sérieux, les cheveux sombres et les yeux clairs, vêtu d’un manteau du même rouge sombre, richement brodé. Il s’approcha et s’inclina cérémonieusement devant Taliesin, non sans l’avoir dévisagé avec attention auparavant, comme pour s’assurer de son identité.
« Messire, le Seigneur Polfinn a appris votre venue en nos contrées et désire ardemment s’entretenir avec vous. Je suis venu vous quérir pour vous mener jusqu’à lui, au cœur de la bienheureuse Loth Imharil. » dit-il dans un elfique ampoulé.

Taliesin se demanda brièvement ce que le héraut pouvait bien penser de lui après ce premier examen, ce qu'il avait déduit de ses vêtements simples, usés, exact opposé de ses riches atours. Mais cela n'avait évidemment aucune importance : il n'était pas venu ici pour se faire aimer ou être accepté au sein de la communauté. Juste pour accomplir les dernières volontés de Mélégorn et, qui sait, obtenir un peu d'aide. Ce qui impliquait cependant de se conformer aux normes en vigueur...
Il salua donc poliment son interlocuteur et lui répondit dans un elfique tout à fait courtois. Parler avec la noblesse, il savait faire.
-Je vous suivrai bien volontiers, messire. Cependant, comme je ne n'imaginais pas avoir si tôt l'honneur de rencontrer le seigneur Polfinn, je n'ai pas pris avec moi les documents que je dois les remettre. Si vous en êtes d'accord, je vais dans l'instant retourner à l'auberge pour les chercher. Je n'en aurais que pour quelques minutes.

" Bien sûr, messire, nous vous attendrons." dit le héraut en se fendant d'un léger sourire, qu'il ravala rapidement sous des couches de bienséance.
Les deux gardes semblaient détendus, leur présence était manifestement affaire de tradition plus que de menace perçue. Taliesin lui-même ne put déceler aucune condescendance dans leurs regards, peut-être une vague curiosité. La neige s'était remise à tomber, paresseuse, et l'enfant halfelin avait déguerpi sans demander son reste.

Le barde rendit benoitement son sourire au héraut puis se détourna, regagnant à grandes enjambées l'auberge, puis sa chambre. Pénétrant silencieusement dans celle-ci, pour ne pas réveiller Victor, il s'approcha de son lit, farfouilla dans son sac et en tira les écrits de Mélégorn. Puis il ouvrit un peu les rideaux, afin de laisser filtrer le jour, et débuta sa lecture. Il n'avait guère de temps : mais il savait quoi chercher. Il voulait simplement savoir si le défunt ensorceleur parlait de son emprisonnement. De son évasion. Ce qu'il disait de lui, aussi... Histoire de ne commetre aucun impair. De ne rien révéler de ce que son compagnon d'évasion avait voulu taire. Il se faisait un peu l'effet de violer son intimité, mais... C'était somme toute dans un but louable. Pas pour asouvir une curiosité mal placée.

Les quelques pages étaient couvertes de la graphie élégante de l'ensorceleur, et le récit était le suivant :

Très cher père,

Si vous lisez ces lignes, cela signifie que je ne suis plus de ce monde et que mon épopée a trouvé la conclusion sinistre que vous subodoriez sans doute depuis des années. Ne blâmez pas le porteur de ces tristes nouvelles, s’il s’agit de l’elfe doré et barde Taliesin. Sans lui, la fin aurait été plus terrible, je n’en doute pas, et il a besoin de l’aide que vous pourrez lui accorder. A l’heure où j’écris, je suis pourtant toujours vivant. Mais j’ai un sombre pressentiment, de ceux que j’ai appris à ne plus ignorer, tant ils m’ont accompagnés, récemment.

Il y a six ans, lorsque j’ai quitté Loth Imharil pour Ithilion, je n’avais aucune idée de ce qui m’y attendrait, et la veulerie des hommes, de ces hommes, m’a frappé et jeté à terre sans que je puisse me défendre. Comme nous l’avions prévu, je me suis rendu chez le Prince pour lui demander audience. La chose a été difficile, je pense qu’il savait ce qui m’amenait en ses murs, mais grâce à l’appui de votre ami Evrard Percevent, j’ai finalement pu lui parler. Au cours de cet entretien, malgré l’affabilité de mon interlocuteur, j’ai senti que je parlais dans le néant de son indifférence. L’intégrité des Trois Bosquets, leur rôle et leur histoire, leur importance pour notre culture, notre peuple, tout ça ne l’intéressait en rien. Il a fait mine d’écouter nos doléances. Je ne sais pas s’il se souvenait encore de mon nom et de mes griefs, lorsque j’ai franchi sa porte pour regagner la ville. Telvan, puisse-t-il arpenter les contrées d’Arvandor en paix, désormais, partageait mon inquiétude, et après quelques jours d’attente fébrile dans l’auberge où nous nous étions installés, nous avons décidé de monter jusqu’aux Trois Bosquets par nous-mêmes.

Comme vous l’imaginez, le spectacle était désolant. Il ne restait qu’un maigre tiers des grands arbres, et à l’heure où je rédige cette lettre, je peux vous assurer qu’il n’en demeure pas un seul. En espérant que vous n’avez pas envoyé d’autres braves à leur perte, dans cette croisade perdue d’avance… Mais donc, en pénétrant sur le domaine sacré, une affliction terrible a gagné l’ensemble de notre troupe. La rage est née dans certains cœurs, la haine dans certains esprits. Vous savez comme elle est aisée parmi les nôtres, lorsque nous contemplons les errements, les manquements, d’une race dite inférieure. Mais nous n’étions pas venus pour guerroyer, et à neuf contre une ville entière, qu’aurions-nous pu faire ? Certains voulaient établir un campement dans les Bosquets, histoire d’y attendre les bûcherons et autres massacreurs de pied ferme, et nous avons opté pour cette solution. Je ne savais pas bien ce que nous ferions à leur arrivée. Parlementer sûrement. J’ai eu grand peine à convaincre les hommes de ne pas préparer pièges et embuscade. Leurs flèches avaient soif de sang en rétribution de la sève versée.

Les humains ne sont pas venus avant plus d’une veille. J’ai même cru que, contre toute attente, j’avais réussi à convaincre le Prince d’Ithilion de mettre fin à son activité sacrilège. Nous avons pris nos aises, relâché notre vigilance, à n’en pas douter. Il faut dire que les Trois Bosquets sont vraiment magnifiques, et ils l’étaient, même défigurés. La force de la forêt y résidait toujours, presque intacte, prête à reprendre sa place quant auraient cessé les agressions. Je ne devrais pas dire ces choses, on dirait que je tente de me dédouaner. Pourtant c’est mon erreur, ma trop grande confiance, qui nous ont perdus ensuite. Car les humains nous ont attaqués par surprise. Des soldats entraînés, des vétérans, un jour radieux. Ils étaient nombreux, déterminés, ils nous jaugeaient sans doute depuis plusieurs jours, et nous avons été submergés et massacrés. Je suis le seul à en avoir réchappé. Je voudrais vous dire que c’est par égard pour mon rang qu’ils m’ont épargné, mais c’est faux : j’ai simplement survécu à un coup qu’ils pensaient mortel. Imbécile, je suis redescendu à Ithilion pour réclamer justice. La situation les a plongés dans l’embarras, car ils avaient escompté se débarrasser de nous tous en une fois, loin des regards, et j’étais un cadavre trop vivant dans les rues de leur cité. Alors ils m’ont accusé du meurtre de plusieurs bûcherons invisibles et de celui des miens. Ils ont dit, écrit, acté que j’étais devenu fou, que j’étais dangereux, et étranger, hostile, soi-disant forcené, je n’ai évidemment pas eu droit au chapitre. Il y avait mille témoins. Je ne suis même pas certain d’avoir réussi à tuer un seul soldat, mais j’ai été chargé de ces quatorze morts, que l’on a gravés sur un collier d’infamie avant de m’envoyer au bagne, dans un endroit sinistre nommé Mine de Gargouille, où des forçats sont condamnés à creuser et mourir pour le charbon. J’y suis devenu invisible, muselé par ma culpabilité, personne ne voulait entendre ma version des faits. J’ai rapidement décidé de m’évader, mais les choses n’ont pas tourné à mon avantage, bien au contraire. J’étais conscient de la présence d’un certain nombre de protections magiques sur les lieux, mais l’épouvante qui coulait dans mes veines m’a rendu empressé et stupide. Troquer les grands espaces de notre mère Lorien contre les galeries sinistres d’une mine, le bruit, la chaleur, la violence larvée de mes compagnons de chaîne, j’étais sur le point de devenir fou, père, à n’en pas douter. Je ne sais même pas ce qui fait qu’aujourd’hui, il reste de la vie en moi, et une conscience. Nous sommes résilients, m’avez-vous dit, au jour de mon départ. Je pensais que vous faisiez référence au sang froid qu’il me faudrait pour affronter la tromperie des humains d’Ithilion. Quelle ironie.
J’ai donc fait une tentative d’évasion environ deux mois après mon arrivée au bagne. Je pensais bien connaître les lieux, les protagonistes, mes propres compétences. Je me suis trompé et l’ai regretté amèrement. Ils m’ont repris avant même que je ne franchisse l’enceinte extérieure. Les gardes eux-mêmes étaient protégés contre la magie. Je n’ai jamais été un ensorceleur très offensif, vous le savez. Néanmoins, j'ai estropié l'un de leurs hommes et ils ne me l'ont pas...

Manquait la dernière page, sur laquelle figurait probablement les retombées de ces actes. Il était aussi probable que Mélégorn, fauché trop tôt, n'ait de toute façon pas eu le temps de rédiger l'entièreté de son message.

Taliesin soupira. Le récit était tragique. D'autant plus lorsqu'on en connaissait la sinistre conclusion. Après une telle félonie, une si longue incarcération, il n'aurait été que justice que Mélégorn retrouve les siens. Mais voilà, le destin en avait décidé autrement. Et c'était à lui, désormais, survivant improbable, d'annoncer la pénible nouvelle au père du disparu.
L'elfe plaça le court manuscrit dans la poche de son manteau. Il n'avait pas l'intention d'amener son sac avec lui : ainsi, il montrerait d'emblée qu'il ne désirait pas s'attarder entre les murs de la cité. D'autant qu'il n'y avait presque aucune chance que Victor y soit admis : vu le contentieux avec Ithilion, il comprenait que les hommes ne soient pas très bien vus, ici. Et l'opinion du seigneur Polfinn n'irait pas en s'améliorant, avec les révélations qu'il allait lui transmettre... Le barde se contenterait donc de lui remettrait le texte avant de tirer sa révérence. Et si le noble - son rang devait être assez élevé, pour que ce soit lui qui ait envoyé son fils en ambassade - se montrait disposé à l'aider, il évoquerait le problème du collier. Quitte à raconter qu'il avait été victime d'un complot, lui aussi... Mais les choses n'iraient pas plus loin.
Avec un peu de chance, tout serait vite réglé. Et le gamin et lui pourraient se remettre en route, à la recherche de Galathée.

Victor ronflonnait toujours doucement, les mouvements de sa respiration soulevant sa couverture en rythme. Il ne broncha ni quand Taliesin entra, ni quand il sortit. Au rez de chaussée, le demi-orque promit de veiller sur Victor en son absence, une lueur de malice bienveillante dans le regard. Et le barde put rejoindre les messagers du seigneur Polfinn. Ceux-ci n’avaient pas bougé et ils l’escortèrent vers les hautes portes de la cité elfique, lesquelles étaient intégrées à une épaisse barrière végétale, d’arbres gigantesques aux branches entrelacées, hêtres, saules, sapins et buissons de houx et d’aubépine, touffus et protecteurs. Même sous la neige et dépouillés, les arbres formaient un maillage d’apparence infranchissable. S’y frayer un passage devait être des plus hasardeux d’autant que, Taliesin le devinait, la magie imprégnait les remparts, ancienne et naturelle, meurtrière, à n’en pas douter, pour qui était doté d’intentions néfastes. Les portes elles-mêmes semblaient formées de bois encore vivant, tressé, sombre, dessinant des arabesques complexes mais non dénuées de grâce. Des archers étaient perchés dans des tourelles surplombant l’entrée, d’autres gardes les accueillirent à leur arrivée. Le héraut des Polfinn étant apparemment une personne connue, on ne leur demanda rien, tout juste des salutations rituelles s’échangèrent-elles, dans cette langue ancienne que Taliesin comprenait sans difficulté, même si les inflexions en restaient étrangères.
Ils pénétrèrent ensuite dans la cité. Ou plutôt dans le bois. A cette extrémité de la ville, tout n’était que troncs et troncs encore, quelques rares bâtiments s’ouvraient entre les racines, mais tout semblait indiquer que la vie avait lieu dans les airs, à la cime des feuillus endormis. Et levant les yeux, Taliesin pouvait apercevoir d’innombrables structures nichées loin au-dessus de lui. Depuis son arrivée sur Hélonna, c’était la première fois qu’il contemplait à nouveau la splendeur vénérable des arbres millénaires qui formaient le cœur des forêts ancestrales elfiques. En cela, la Lorien semblait digne de rivaliser avec certains des berceaux les plus révérés de son peuple sur Féérune. Au fur et à mesure de leur parcours, des édifices apparurent au sol. Tous étaient de pierre noble, marbres et albâtres, aux formes étranges, rappelant l’un la courbe de la lune, l’autre le jaillissement d’une source, le troisième le frétillement d’une flamme ou la majesté d’une montagne. Les rues étaient ensevelies sous la neige, mais on en devinait le parcours libre entre les troncs. De temps en temps, ils croisaient d’autres elfes, mais des passerelles renvoyaient la plupart des promenades aux canopées. Puis Taliesin devina une lumière vive entre les arbres, plus loin devant, et au milieu de toute cette neige, petit à petit, il discerna la clarté d’une herbe tendre, le vert profond d’un feuillage dense, le chant délicat d’une source sauvage, le mouvement d’un petit animal se faufilant entre les branches basses d’un buisson fleuri, et quelques mètres plus loin, les trois elfes de Loth Imharil et leur invité entrèrent dans cet espace préservé de printemps. Il y faisait bon et les effluves doucereuses de mille corolles se répandaient dans l’air, une brise agréable soufflait, soulevant pollens et abeilles promeneuses, le chant des oiseaux était omniprésent, presque tonitruant. Une biche leva les yeux comme ils foulaient le gazon de leurs pas. Les trois serviteurs des Polfinn se débarrassèrent immédiatement de leurs atours d’hiver.
La zone printanière formait un veste cercle autour de plusieurs arbres immenses, et était peuplée d’elfes et de quelques animaux qui y échappaient avec félicité aux rigueurs de l’hiver. L’espace était délimité par quelques temples dont Taliesin reconnut les symboles, renvoyant à la Seldarine, et ils semblaient générer, tous ensemble, ce printemps surnaturel. Son escorte le mena jusqu’au pied de l’un des arbres, où s’ouvrait un portail translucide chargé du pouvoir des arcanes, et ils l’invitèrent à les y suivre. Le héraut passa le premier, puis le barde, enfin les gardes. Le transfert fut instantané et ils pénétrèrent dans un couloir lumineux, que Taliesin devina bien plus haut. Le toit était formé de branches, chargées de feuilles et de fleurs pales, et il débouchait sur une vaste terrasse circulaire, surplombant Loth Imharil et le lac. Un elfe s’y tenait, leur tournant le dos, absorbé par sa contemplation.
Le héraut s’immobilisa à l’entrée de la pièce et s’éclaircit la voix.
« Nous sommes de retour, messire, avec votre invité. » annonça-t-il simplement.
L’elfe se tourna vers eux. C’était un homme dans la force de l’âge, sans doute âgé de près de 300 ans. Il portait des robes pourpres, en lin, frappées d’un héron argenté. Ses cheveux sombres retombaient sur ses épaules, certaines mèches nattées, et son regard gris pale était incisif, sans être agressif. Il était indéniablement apparenté à Mélégorn.
« Approchez. Bienvenue. » dit-il d’un ton flûté, en faisant signe au barde.

Tout au long du trajet, Taliesin avait observé Loth Imarhil, les yeux écarquillés. La cité était immense, magnifique. Plus immense, plus magnifique peut-être que tout ce qu'il avait pu observer au cours de sa vie. Que les communautés elfes dans lesquelles il avait séjourné, autrefois. Ce qui avait été rare, et remontait à de longues années.
Pourtant, aussi impressionné fût-il, aussi déplacé pût-il se sentir, il ne pouvait s'empêcher de percevoir une certaine familiarité dans le paysage, d'éprouver, intimement, une sorte de résonance. Comme si, malgré tout, ce qui l'entourait lui parlait. Comme s'il n'était pas tout à fait aussi étranger qu'il l'aurait imaginé de prime abord. Il était elfe ; ce n'était donc sans doute pas très étonnant. Même s'il avait parfois tendance à oublier ses origines.
Lorsque le barde pénétra dans le cercle délimité par les temples, dans cet espace de printemps préservé, il frissonna malgré lui. Cet endroit lui rappelait le Val des Mille Campanules, avec sa douce atmosphère, sa nature verdoyante. A son corps défendant, il redouta que les épreuves qui l'attendaient ici soient aussi dévastatrices que celles qu'il avait déjà connues. Pourtant, c'était stupide : il ne faisait que passer. N'allait pas demander d'aide. Ou si peu...
Quand, enfin, il se trouva face au seigneur Polfinn, il s'inclina respectueusement. Fit quelques pas dans sa direction, ainsi qu'on l'y invitait; Il ne savait trop que dire, hésitant entre annoncer d'emblée la sinistre nouvelle, dont son hôte devait déjà se douter, ou attendre que les gardes se soient retirés. Qu'on l'invite à parler...
Il opta finalement pour la seconde solution, et pour une simple formule d politesse.
-Seigneur Polfinn, fit-il, c'est un honneur pour moi d'être accueilli au sein de votre cité.

Polfinn sourit doucement et lui désigna une table basse entourée de coussins moussus, sur laquelle se trouvait une collation plantureuse, petit déjeuner improvisé.
" Loth Imharil accueille toujours ses enfants à bras ouverts." dit Polfinn en se dirigeant vers le repas. " Je m'excuse de vous avoir fait chercher si tôt. Je devine qu'après votre long voyage, vous auriez préféré profiter de la matinée pour dormir. Mais je suis si fatigué d'attendre."
Il eut un sourire bref, douloureux.
" On pourrait penser que lorsqu'on attend depuis si longtemps, un jour de plus n'a pas d'importance... Mais c'est un leurre. Chaque jour de plus est un jour de trop. "
Il s'assit et invita à nouveau Taliesin à l'imiter.
" Mais à ce stade, savoir vaut mieux qu'ignorer."
Il plongea ses yeux gris dans ceux de Taliesin.

Taliesin acquiesça. Songea à protester, à dire qu'il ne fallait pas être désolé, qu'il aurait agi de même en semblables circonstances. Il n'en fit rien, cependant : le seigneur Polfinn n'aurait cure de ses dénégations. Tout ce qu'il voulait, c'était des nouvelles de son fils.
Mal à l'aise, il se mordit la lèvre inférieure. A sa souvenance, c'était la première fois qu'il avait à faire une telle démarche. D'ordinaire, c'était à lui qu'on annonçait les trépas... Mais il ne pouvait repousser l'épreuve. De plus, aussi dur que serait le fait de prononcer ces mots, ce serait sans commune mesure avec celui de les entendre.
-Je suis désolé, messire... dit-il enfin. Mélégorn est mort il y a quelques veilles. Auparavant, il m'a demandé de vous remettre une lettre. C'est la raison de ma présence ici.
Sans plus tarder, il tendit les quelques pages, prêt à se retirer dans l'instant si son hôte, désireux de laisser libre cours à son chagrin loin des regards étrangers, le lui demandait.

Le seigneur Polfinn ne broncha pas. Taliesin eut l'impression qu'il savait déjà que son fils était mort, intimement, mais qu'il avait eu besoin de cette confirmation. Son regard demeura sec lorsqu'il tendit la main pour prendre la lettre, mais le barde y décela un léger tremblement.
" Ne bougez pas. Sustentez-vous, vous êtes mon invité." dit l'elfe d'un ton maîtrisé, avant de se lever et de gagner le bord de la terrasse pour entamer sa lecture.
Devant Taliesin se trouvaient des victuailles raffinées, sucrées ou salées, des petits fours crémeux, à base de végétaux divers, fleurs de pâte d'amandes et petits animaux en brioche, des confitures de couleur jamais vues, une infusion au parfum revigorant et délicat.
Polfinn s'était figé dans la lumière, son attitude dénotait concentration et accablement. Il lisait lentement, attentivement, son visage était de plus en plus tendu au fur et à mesure qu'il avançait.

Taliesin se détourna, autant par gêne que par souci de discrétion, et se concentra sur les victuailles qu'on avait placées sur la table. Son malaise n'avait pas décru, bien au contraire, et il se sentait incapable d'avaler quoi que ce soit. Les images de la mort de l'ensorceleur muet lui revenaient avec force. Celles du pénitencier aussi. Et il savait qu'il devrait les évoquer à voix haute, tôt ou tard : le seigneur Polfinn ne manquerait pas de l'interroger sur les circonstances de sa rencontre avec Mélégorn. Sur leur évasion. Sur son trépas...
Pour se donner contenance plus que par envie réelle, l'elfe but quelques gorgées de l'infusion.
Et attendit que son hôte revienne près de lui.

Quand il se rassit, le seigneur Polfinn avait le visage plus pâle, presque bleuté, mais il contrôlait toujours son trouble. Il déposa le parchemin qu'avait noirci Mélégorn devant lui, le lissa du bout des doigts, pensif, esquissa un semblant de sourire, qui aurait pu être une grimace, puis releva ses yeux gris, peut-être humides, sur Taliesin.
" Les arbres m'ont prévenu. Nous avons vu les étoiles. Nous l'avons su à ce moment-là. Je le pensais mort depuis bien plus longtemps, en vérité. Mais certains liens, lorsqu'on les cultive, se sentent. Les mots..."
Il reprit les pages que lui avaient adressées l'ensorceleur.
" C'était mon unique fils." fit-il simplement. " Je savais les Ithiliens retors mais je n'ai jamais imaginé... et lui non plus..."
Il secoua la tête.
" Dites-moi ce qu'il est advenu ensuite. Dans ces pages qu'il ne vous a pas données... qu'il n'a pas écrites..."

Taliesin se demanda brièvement si le seigneur Polfinn voulait avant tout connaître les conséquences de l'évasion manquée de Mélégorn ou bien les circonstances de leur rencontre, ce qui s'en était suivi... Mais il chassa vite la pensée : il se concentrerait sur la deuxième option. L'ensorceleur avait voulu taire ses tourments à son père. Alors, à quoi bon les lui révéler ? Ils ne feraient qu'augmenter sa tristesse, sinon sa colère.
Il commença donc son récit, évoquant son arrivée à la mine - sans parler des raisons qui l'y avait conduit -, la manière dont Mélégorn avait pris contact, promettant de lui révéler un secret s'il parvenait à les faire lier ensemble, la révélation concernant la présence de Victor dans le camp - il parla du petit garçon en disant simplement qu'il s'agissait d'un enfant dont il avait la responsabilité. Puis ce fut leur évasion, par cette nuit de tempête. Leur course effrénée dans le froid, la tourmente. Leur expédition à la ferme isolée pour se procurer vivres et vêtements.
Enfin vint le tour de l'assaut des paysans. La flèche mortelle. Les derniers mots de l'ensorceleur agonisant. Et ce fut fini.
Le barde s'était tu avec un goût de bile au fond de la gorge, les tripes nouées par un terrible sentiment de gâchis, de culpabilité. Il n'avait pas cherché à minorer ou accentuer le rôle de Mélégorn dans leur escapade : il n'en était nul besoin, tant il avait été crucial. Il s'était contenté de raconter les choses le plus objectivement possible, pour que le seigneur Polfinn puisse connaître au mieux les derniers jours de son fils unique...
Dire que sans ce trait meurtrier, ils seraient réunis, à présent.
Dire qu'il avait encore fallu que quelqu'un succombe pour que lui survive.
Mais il ne devait pas songer à cela : il devait avant tout accomplir sa mission. La lettre était remise. Le recit fait. Il y aurait des questions, peut-être. Il y répondrait de son mieux...

Polfinn écouta le récit de Taliesin sans broncher, sans l'interrompre. Le coup du sort qui avait frappé son fils alors qu'il était libre l'émut visiblement, mais si la révolte grondait, elle demeura ensevelie sous les siècles de sagesse inhérents à un âge respectable. Le seigneur elfe finit par fermer les yeux, demeura silencieux quelques minutes, puis reprit la parole, toujours maîtrisé, mais indéniablement troublé.
" Je vous remercie d'avoir honoré votre promesse à mon fils en portant vos pas jusqu'ici. Je gage que la traversée des montagnes n'a pas dû être facile, surtout en cette saison, mais vous voici, avec sa lettre, et votre histoire. Je vous en suis reconnaissant. Ce que nous ferons de ce récit... Je n'en sais encore rien. Je ne suis pas le maître de Loth Imharil."
Un sourire amer naquit sur ses lèvres.
" Pardonnez-moi, je dois pleurer mon fils. "
Il se leva, un peu chancelant.
" Selven va vous emmener à la forge. Ils vous débarrasseront de ce collier maudit."
Il se retourna vers la cité, revint à son invité.
" Vous me feriez un grand honneur en acceptant de partager ma table, ce soir."

Taliesin s'était levé à son tour. Le chagrin de son hôte, le fait d'en être indirectement la cause, oiseau de mauvais augure, par le récit dont il était porteur, les souvenirs qu'il avait évoqués le troublaient, et il avait hâte de regagner l'auberge où l'attendait Victor. L'annonce du passage par la forge le réjouit malgré tout, et il s'apprêtait déjà à remercier le seigneur Polfinn, a se fendre de quelques paroles sobres de réconfort lorsque ce dernier lui fit son invitation.
Partager sa table ne le tentait guère. Mais il n'avait pas vraiment la possibilité de refuser : ce serait une insulte, à n'en pas douter. Et puis, il se devait, durant son séjour à Loth Imarhil, d'être disponible pour le noble elfe. Il aurait peut-être d'autres questions à lui demander... Cela faisait partie de la dette qu'il avait envers Mélégorn.
-Je ne mérite pas de remerciements, messire... fit-il, le ton humble, en s'inclinant. Je n'ai fait que mon devoir envers votre fils, sans lequel je croupirais encore dans cette mine. Ou serais mort, plus probablement. Mais c'est avec plaisir et reconnaissance que j'accepte votre invitation.
Il ne songea pas même à demander s'il pouvait inviter Victor : la chose serait compliquée. Mécontenterait sans doute le seigneur Polfinn. Et, de toute façon, le gamin serait bien plus à son aise à l'auberge qu'au milieu d'une noblesse elfique pour le moins guindée... Et sans doute plus hostile que jamais à l'humanité, lorsque son récit se serait propagé.

" Merci." fit Polfinn, simplement, en hochant la tête. " Je vous enverrai une escorte."
Il ne mentionna pas la possibilité pour Taliesin de se reloger au coeur de la cité. Sans doute avait-il été averti de la présence de Victor. Peut-être n'avait-il pas la tête à songer au confort de son hôte. Il était un peu absent, déjà.
Le héraut avait refait son apparition et le seigneur elfe lui donna ses instructions, lui recommandant de mener Taliesin à la forge. Le dénommé Selven s'inclina, puis fit signe au barde de le suivre. Polfinn s'était retourné vers la ville, appuyé sur la rambarde du balcon, et scrutait les arbres, le ciel ou le néant. Ils regagnèrent le couloir abrité qui les avait conduits jusque là et reprirent le portail magique qui les ramena entre les racines de l'arbre.
" Remettez votre manteau quand nous quittons la clairière." lui conseilla le héraut, avant de repartir vers les limites du cercle printanier, dans une direction presque opposée à celle qu'ils avaient empruntée pour arriver. Ils dérangèrent une colonie de lapins voraces qui s'éparpillèrent dans toutes les directions, et croisèrent plusieurs groupes d'elfes alanguis au soleil. Certains conversaient, d'autres lisaient, les derniers écoutaient un troubadour qui musait des ritournelles en s'accompagnant d'une lyre. Les regards frôlaient Taliesin. Il était conscient d'être le seul elfe du soleil à la ronde, tous avaient la peau pale et les cheveux sombres de ses cousins lunaires. Personne ne les importuna et ils regagnèrent l'hiver. Le contraste était brutal et Selven ne put s'empêcher de sourire, sans moquerie, lorsque Taliesin éternua.
" On s'y fait." dit-il simplement, moins guindé qu'au départ, alors qu'ils repartaient entre les troncs.

-Je n'en doute pas, même s'il est vrai que la différence est... frappante, répondit l'elfe en souriant. Remarquez, j'ai eu l'occasion de connaître semblable transition, quoi qu'en bien plus brutale... et on ne m'avait pas laissé le temps de renfiler un manteau.
Il songeait à la tempête au cœur de laquelle Victor et lui avaient été projetés dans le Val aux Mille Campanules, sitôt la dernière épreuve terminée.
Sitôt la dernière épreuve débutée, corrigea-t-il mentalement, tandis que son sourire disparaissait. En même temps que le souvenir de la tourmente était revenu celui du dernier sacrifice qu'il avait consenti pour rendre au gamin sa forme humaine. Sacrifice dont il ne mesurait pas encore l'étendue. Dont il ne pouvait que redouter la venue...
Mais il fit un effort pour chasser la pensée, pour se concentrer sur le présent et continuer à arborer un visage avenant. On allait le débarrasser du collier. Demain, ils reprendraient la route. Iraient retrouver Galathée, où qu'elle soit.
Le reste... Le reste, on verrait plus tard. Il avait déjà bien assez à faire avec la mission qui l'avait amené ici, les conséquences de son pénible récit. Une chose à la fois, c'était la seule solution...

La forge était abritée dans un bâtiment de pierre placé à l'écart des arbres, dans une clairière enneigée. Elle semblait creusée dans une sorte de roche volcanique, une scorie crachée là des millénaires plus tôt, que l'on avait adaptée pour y accueillir l'atelier. Pourtant, quand ils y pénétrèrent, Taliesin dut se rendre à l'évidence : la forge ne ressemblait à aucune autre qu'il ait jamais contemplée. Elle était propre et presque fraîche, étonnamment lumineuse et claire, et on n'y entendait, pour l'heure, aucun bruit, sinon le crépitement tranquille d'un inévitable feu, posé au centre de la pièce, dans un brasero ouvragé qui n'aurait pas dépareillé dans un temple. Des armes étaient suspendues aux parois lisses, couleur crème, avec d'autres objets de métal, coupes, casseroles, couverts ou bijoux. La lumière pénétrait dans la salle via de nombreuses ouvertures vitrées, parfois colorées de tons pâles, roses et verts, orangés et bleus. Les outils du forgeron étaient posés, alignés, sur une table basse. On avait l'impression qu'ils n'avaient jamais été utilisés, ou presque, tant ils rutilaient.
Puis une jeune femme apparut, fine et souple, dans un habit de cuir vert d'eau. Elle dévisagea Selven et son invité, repoussa une mèche de cheveux noirs aile de corbeau derrière son épaule.
" Bienvenue dans la Forge." annonça-t-elle. " En quoi puis-je vous aider ?"

Taliesin jeta un coup d'œil au héraut, lequel semblait décidé à le laisser parler. Il entreprit donc de s'exécuter.
-Bonjour... commença-t-il - c'était toujours un bon début, lorsqu'on rencontrait quelqu'un. Surtout quand le soleil était levé. Voilà... Il s'avère qu'on m'a entravé d'un collier dont j'aimerai me défaire. Il semble doté d'enchantements propres à me... nuire gravement, si l'opération est mal menée. Or, le seigneur Polfinn a pensé que vous pourriez réussir à m'en débarrasser, ce qui me serait une grande joie...
Restait à espérer que la jeune femme - il n'avait pas souvenance d'en avoir croisé beaucoup exerçant un tel métier - ne s'attarderait pas sur l'inscription que portait le sinistre artefact.

L'elfe s'approcha de lui, la mine concentrée, et le fit baisser lever la tête, d'un doigt fin sous son menton. Elle lui décocha un petit sourire se faisant, qui rappela à Taliesin que sa mine laissait rarement la gent féminine indifférente. Il sentit qu'elle touchait le collier du bout des doigts, elle glissa l'index entre la peau de sa gorge et le métal, recula.
" S'il y a un enchantement, il est discret. Vous êtes certain qu'il est ensorcelé ? Ne vous a-t-on pas dit ça pour vous faire peur ?" l'interrogea-t-elle sans ambages.

Il grimaça. Se serait-il laissé berner, une fois de plus ? Ava lui aurait-elle menti ? Mais dans quel but ? S'assurer qu'il serait repris, s'il fuyait sa demeure ? Ce n'était pas inenvisageable, compte tenu de sa nature perverse...
-Cela se peut fort, madame, répondit-il, un peu penaud malgré lui. Cependant, compte tenu des personnes qui me l'ont imposé, la chose ne m'a pas paru impossible. Je vous fais toutefois entière confiance : je ne suis pas expert en la matière.
Il espérait qu'elle l'était, en revanche. Sinon...
Mieux valait ne pas y penser. Il avait encore en mémoire la manière dont était mort Albus, dans le Désert du Basilic. Mais le collier dont on avait affublé le gnome visait à limiter ses pouvoirs. Ce n'était pas le cas pour sa propre entrave : c'était juste un signe d'infamie. Tous les bagnards avaient le même.

Elle retroussa le nez, concentrée, plongea ses yeux verts dans ceux du barde, comme pour le sonder, puis lui sourit à nouveau.
" Ne prenons pas de risques." fit-elle finalement. " Selven, si tu allais me chercher un petit mage de la Lune Rousse..."
Le héraut haussa les sourcils.
" Oh, ça va être facile, ça, tiens." siffla-t-il.
" Je suis certaine que sire Polfinn ne voudrait pas qu'un de ses invités pâtisse de ta paresse." répartit-elle.
" Tu me paieras ça." répondit le héraut.
" Avec plaisir." fit-elle en papillonnant des yeux.
" Méfiez-vous, elle mord." lâcha encore Selven, avant de sortir de la Forge.
La jeune elfe se mit à rire puis indiqua un siège à Taliesin.
" Il ne tardera pas. Les elfes dorés attirent les mages comme le miel attire l'ours. Et nous verrons s'il faut nous prémunir de votre attirail."

Taliesin s'était efforcé de demeurer impassible durant le bref échange, même s'il s'en inquiéta. Il avait rien moins qu'envie de déclencher des frictions entre les habitants de Loth Imarhil et, si la chose était peut-être un jeu entre les deux elfes, une vieille habitude, il ne les connaissait pas assez pour en être assuré.
Toutefois, l'annonce de la venue d'un mage le rassura : il ne doutait pas des compétences de la jeune femme... Mais on n'était jamais trop prudent. Deux précautions valent mieux qu'une, comme on avait coutume de dire. Et s'il cherchait un peu, il trouverait moult dictons du même acabit. En l'occurrence, ils lui convenaient.
-J'espère que vous n'avez pas pris ma remarque comme une remise en cause de vos compétences... fit-il en souriant à la forgeronne. Je n'avais certainement pas semblable pensée à l'esprit et me serait volontiers remis à votre seul jugement.

" Pas de mal." fit la jeune femme en déposant une bolée fumante devant lui. " Je connais mal les arcanes humaines, il vaut toujours mieux être prudent. Et puis ça me permet de passer quelques minutes en tête à tête avec vous, il y a pire comme clientèle au petit matin."
Elle sourit, enjouée.
" Vous êtes nouveau à Loth Imharil ? Vous avez l'intention de rester ?"
Sans attendre sa réponse, elle alla jusqu'à la table où se trouvaient ses instruments et fronça à nouveau le nez, avant d'en choisir quelques uns.

Taliesin accepta avec gratitude la bolée qu'on lui offrait. Avec le chaud-froid auquel il avait été soumis, une boisson chaude était bienvenue pour lui éviter quelques désagréments...
-Je suis arrivé hier soir, à la nuit tombée... fit-il après avoir bu une gorgée. Et je repartirai demain ou après-demain, selon toute probabilité. J'ai encore un long voyage à faire et ne dispose malheureusement pas du temps nécessaire à visiter votre belle cité...
Ni réellement de l'envie, d'ailleurs, aussi magnifique fût-elle. Mais il se garda bien de le préciser.

La jeune elfe ne s'offusqua pas du franc parler de son invité et continua à fouiller son atelier pour y dénicher ce dont elle imaginait avoir besoin.
" Vous reviendrez, dans ce cas." fit-elle tranquillement. " Sous de meilleurs auspices, lorsque vous aurez le temps. Mais je crains..."
Elle revint vers lui, déposa un seau d'eau claire à côté de la table.
" Je crains qu'on ne vous laisse pas filer avant de vous avoir pressé comme un citron. Les voyageurs sont rares en hiver, et un elfe doré, de surcroît... Ils vont vouloir tout savoir. D'où vous venez, ce que vous avez vu..."
Elle lui sourit, goguenarde.
" Buvez bien cette infusion, elle protégera votre voix et vous allez en avoir besoin !"
Puis elle le dévisagea, un poing sur la hanche.
" Et évitez de dire à vos hôtes que Loth Imharil ne vous intéresse pas. Brodez, vous leur ferez plaisir."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Loth Imarhil

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