La Couronne de Cuivre

Victor était effectivement réveillé. Il avait repris le livre de Lavebrise abandonné par Taliesin et le compulsait, à moitié affalé sur son lit. Il accueillit cependant le retour de son compagnon avec bonheur et s'il manquait d'appétit, il fit quand même un effort pour ingurgiter la mixture infâme que l'elfe lui avait montée. Une infusion à peine meilleure plus tard, il poussait un nouveau bâillement et se rendormait. Difficile de savoir s'il en avait réellement besoin ou s'il avait décidé de profiter un peu de la situation.
On frappa à leur porte en milieu d'après-midi. Hans était de retour et avait dégoté un coche qui était prêt à les embarquer vers Rohan, pour autant qu'ils se mettent en route le soir-même. Apparemment, le conducteur avait une commission urgente à effectuer sur le trajet, dans un village voisin, mais ils pourraient y passer la nuit et repartir vers l'ouest le matin suivant. Le prix était un peu élevé mais raisonnable compte-tenu des possibilités qui s'offraient à eux. Emeraude était partante mais elle aurait sans doute besoin d'un coup de main pour transporter ses bagages jusqu'à l'écurie où se trouvait l'équipage.

Ah ! Enfin une bonne nouvelle !
Le cœur presque léger, l'elfe se mit en mouvement sans tarder. Il remercia chaleureusement Hans pour leur avoir dégotté un moyen de transport, promit à Emeraude qu'il porterait autant de bagages qu'il lui serait possible - c'était un bien piètre sacrifice comparé à l'aubaine qui leur était offerte - puis vérifia que leurs sacs étaient bouclés, histoire de ne pas devoir affronter un contretemps au moment du départ. Bientôt, tout fut paré : ne restait plus qu'à attendre.
Évidemment, le surcoût qu'impliquait le changement de coche n'était pas négligeable et se ferait ressentir sur ses maigres finances. Il ne s'en inquiéta pas, cependant : s'ils venaient à manquer de fonds, il y aurait toujours moyen de s'arranger... Et puis, il avait toujours tendance à surestimer les prix, pour ne jamais se laisser prendre au dépourvu; Il était donc plus que probable que tout irait bien...

Ils se mirent en route un peu avant la tombée de la nuit. Arpenter Edhoras à pied était déjà une gageure de jour, et l'obscurité ne ferait que piéger davantage le parcours. Taliesin était probablement le seul que cela ne gênerait pas et les humains avaient appris à ne compter que sur leurs maigres capacités sensorielles. Victor s'était requinqué, Emeraude était enthousiaste, et même Hans semblait satisfait. Il avait quand même tenu à les prévenir que leur nouveau coche n'était pas aussi luxueux que celui de Nelson, mais les chevaux lui avaient semblé sains et la structure en bon état. Avec un peu de chance, ils n'auraient pas de soucis d'essieu ou de canassons avant Rohan où l'offre de transports était plus vaste. Il leur faudrait pourtant probablement encore deux jours de trajet.
Ils cheminèrent dans la boue, Hans devant, Emeraude appuyée au bras de Victor, tandis que Taliesin se coltinait mille sacs divers. Edhoras n'était décidément pas la plus belle des cités, mais ils ne rencontrèrent aucune difficulté particulière dans leur promenade humide. Le ciel était chargé mais il ne pleuvait plus, c'était déjà un progrès.
L'écurie d'où partait leur nouveau véhicule était un bâtiment édhoran parmi d'autres, et les grandes portes ouvertes laissaient apercevoir le coche. Il était effectivement plus petit et plus usé que le précédent et les chevaux qui le tiraient étaient moins racés. Ils furent accueillis par une femme dans la quarantaine, blonde et joviale, nommée Brune. En leur apprenant son patronyme, elle leur jeta cependant un regard signifiant qu'elle avait déjà entendu tous les commentaires possibles et imaginables à ce sujet, et qu'ils ne la faisaient pas vraiment rire.
" Bon, je dois passer par Guarron en vitesse, on pourra dormir là-bas, chez une de mes cousines, puis on descendra droit sur Rohan demain matin. On y sera sans doute pas avant après-demain soir. Faudra passer une nuit dans le coche, mais c'est ça ou la steppe. L'auberge sur le trajet, à Theoden, est fermée à cause de l'épidémie, on n'a pas le choix. Si ça vous va, filez vos affaires à mon neveu, Conrad."
Le dénommé Conrad, un jeune homme brun à peine sorti de l'adolescence, attendait près du coche.

Taliesin lui remit très volontiers les nombreux effets dont il était porteur et qui, mine de rien, commençaient à lui paraître bien lourds... L'aspect du coche et sa taille réduite, pas plus que le froid et l'humidité de la nuit, n'avaient douché son optimisme : un moyen de transport était un moyen de transport, peu importait le reste. Ils se serreraient, voilà tout, ce qui les aiderait à combattre les derniers frimas hivernaux, et s'arrangeraient bien pour y passer une nuit relativement acceptable. D'ici deux jours, de toute façon, ils seraient à Rohan.
Non, décidément, il semblait que la chance leur avait enfin souri. Ou, du moins, adressé un clin d'oeil.

Ils se mirent en route un peu plus tard, alors que le crépuscule s'étendait sur les rues d'Edhoras. Le coche chemina tranquillement dans l'enceinte de la ville, se glissa par la porte ouest, puis prit de la vitesse. Rares étaient les voyageurs encore à l'extérieur à une heure si tardive, mais la conductrice et son neveu semblaient connaître la route et le vent se mit bientôt à siffler contre les parois du véhicule, si bien qu'Emeraude demanda à ce qu'on referme les volets.
A l'abri dans le coche, Hans fit par s'endormir le premier, emplissant l'espace de ses ronflements. Emeraude l'imita peu après et seuls demeurèrent Victor et Taliesin, éveillés dans le noir. L'enfant, serré contre le barde, prit sa main et s'appuya contre son épaule.

Taliesin chercha à discerner ses traits, se demandant si les questions qui l'avaient hantées la veille au soir étaient revenues à l'assaut. Mais il ne put rien voir : tout elfe qu'il était, il avait besoin d'une source de lumière, et c'était un noir d'encre qui régnait dans le coche.
-On a eu de la chance que Hans rencontre Brune ... dit-il enfin, pour briser le silence relatif, ponctué par les ronflements de leurs voisins et le grincement des roues.
Il doutait que Victor ait envie de dormir, après sa journée passée au lit. Lui-même aurait bien fermé l'œil, mais si le petit garçon voulait parler, ce n'était pas le moment de le laisser seul avec ses pensées.

" Oui." répondit simplement Victor. " Maintenant, on se rapproche de Luménis."
Il n'ajouta rien, sans doute conscient de l'intimité toute relative dont ils jouissaient alors que les autres dormaient. Ils pouvaient s'éveiller à tout moment, immanquablement, et entendre leur conversation.
" C'est bien."
Puis il se pelotonna davantage et resta silencieux.

Taliesin hésita un instant, puis passa un bras autour des épaules du petit garçon.
-Oui... souffla-t-il.
Il jeta un regard aux ombres vagues de leurs compagnons de route, écouta le bruit des sabots sur la terre boueuse, devant eux, puis reporta son attention sur Victor.
-Tu veux que je te raconte quelque chose ? s'enquit-il, ne sachant que faire d'autre. Quelque chose de joyeux ?

Victor leva la tête et Taliesin devina qu'il le regardait, même sans le voir.
" Si tu veux." dit l'enfant. " Sinon je peux encore dormir un peu. Je me sens mieux mais j'imagine que je ne dois pas crier victoire trop vite... Mais tu peux raconter. Si tu ne te vexes pas que je m'endorme en cours de route..."
Les chevaux avançaient maintenant à un trot régulier, encouragés de temps en temps par un claquement de langue ou de fouet. La route fréquentée leur permettait de circuler sans difficultés, même si la boue les ralentissait quelque peu. Il se remit bientôt à pleuvoir.

-Non, je ne me vexerai pas... fit-t-il, amusé.
Le temps était sinistre, et raconter une histoire, au moins, lui permettrait de penser à autre chose, de ne pas se laisser gagner par les idées noires qui guettaient toujours, tapies dans les ténèbres.
Il se fendit donc d'un récit sans monstres, sans combat : juste les inénarrables - ou presque ! - aventures d'un insupportable garnement qui faisait tourner en bourrique tous les habitants de son village. De tels contes, il y en avait beaucoup, chaque bourgade avait sa variante : souvent, le héros était un enfant ; parfois, aussi, un simple d'esprit. Toujours, le but était de faire rire, sans méchanceté. L'avantage indéniable était qu'on pouvait rapporter une infinité de mauvais tours, s'arr^éter quand on le voulait. Il y aurait largement de quoi accompagner Victor tandis qu'il sombrait dans le sommeil.

Victor l'écouta avec attention pendant une partie de la soirée, mais finit par s'assoupir à son tour. Taliesin ne tarda ensuite pas à somnoler, bercé par le chant de la pluie, le mouvement régulier du coche, le bruit du pas des chevaux.
Il s'éveilla, comme ses compagnons, lorsque le véhicule vira sur une piste moins entretenue, difficile de savoir combien de temps s'était écoulé depuis leur départ, peut-être pas tant que ça. Il faisait désormais nuit noire, la pluie tombait toujours, mais plus légère, on entendait le vent ululer. Ils cheminèrent encore quelques minutes alors que les pensionnaires du coche bâillaient chacun à leur tour. Enfin, ils s'immobilisèrent dans un grincement. Par les fentes des volets, on devinait la lueur de torches. La porte droite s'ouvrit et Brune s'encadra dans son embrasure.
" On y est. J'espère que vous avez fait bon voyage." annonça-t-elle.

-Très bon, merci... répondit l'elfe en s'étirant.
Cela commençait à faire un certain temps qu'ils étaient sur les routes, et, peu à peu, lui qui voyageait d'ordinaire à pied ou à cheval commençait à s'habituer aux cahots des coches. Un bon lit ne serait pas de refus, cependant, pour terminer la nuit un peu plus confortablement... Il n'était pas non plus contre quelque chose de chaud à boire, si cela ne causait pas trop de dérangement à la cousine de Brune, évidemment.

Hans descendit le premier et aida Emeraude à l'imiter. Il faisait très sombre, les torches étaient distantes, et Victor suivit au dehors. Enfin Taliesin.
" Où elle est, la maison ?" demanda alors le petit garçon.
L'elfe put découvrir ce que les autres ne voyaient pas : il n'y avait aucune trace du moindre village, seulement quelques rochers épars sur la steppe. Outre Brune qui se tenait juste à la sortie du coche, trois autres hommes étaient visible, deux armés d'arbalète, un d'une torche qui les éblouissait plus que de les éclairer. Brune saisit Victor par l'épaule et le retourna contre elle, sortant au passage une dague qu'elle appuya sur la gorge de l'enfant.
" Maintenant, tout le monde reste calme." annonça-t-elle.
" Calme ?" fit Emeraude.
" Qu'est-ce que ça veut dire ?" s'exclama le Manostien, coléreux.

Taliesin resta un instant immobile, les yeux écarquillés.
Puis il fut pris d'un début de fou rire.
De la chance, n'est-ce pas ? Encore une fois, il avait présumé, s'était laissé prendre aux signes encourageants qui n'avaient d'autre but que d'endormir sa vigilance, que de rendre plus douloureux les coups qui, toujours, pleuvaient. L'histoire se reproduisait, inlassable, implacable. Et lui n'apprenait rien...
La panique manqua le saisir lorsque la femme s'empara de Victor. Il la repoussa avec force : les brigands n'étaient pas tous des tortionnaires, des meurtriers...
-Cela veut dire, mes amis, que dame Brune nous a menés sur le lieu d'une transaction commerciale qui, pour nous, s'apparentera à un don désintéressé... fit-il, d'un ton presque calme.
Puis, se tournant vers la cochère :
-Je pense que vous n'avez pas besoin de menacer mon garçon, madame. Le rapport de force est en votre faveur, nos armes, déjà bien maigres, se trouvent dans nos bagages, inaccessibles, et aucun d'entre nous ne songera, je gage, à faire de bêtise. J'ai donc dans l'idée que tout ceci pourrait se passer sans violence inutile.

Brune sourit et recula d'un pas.
" Je préfère garder mon assurance. Nous savons, vous et moi, qu'il n'est pas toujours nécessaire de disposer d'armes pour mettre l'adversaire à bas."
" Qu'est-ce que c'est que cette histoire !" s'exclama Hans avec plus de force.
Brune sourit à Taliesin mais s'adressa à ses hommes.
" Attachez l'elfe."
Conrad, qui était jusque là hors de vue, s'approcha alors du barde, de la corde à la main.
" Et les deux autres ?" demanda l'un des arbalétriers.
" Tuez-les."

Oui, la plupart des brigands ne sont pas des tortionnaires ou des meurtriers. Mais certains, si, et, évidemment, c'est sur ceux-là que tu es tombé.
Et puis, il ne s'agit peut-être pas de brigands...
L'elfe s'efforça de garder son calme, de maîtriser le cour de ses pensées. C'était presque impossible, tant elles étaient tumultueuses, mais il n'avait pas le choix.
-Allons, pourquoi en venir à de telles extrémités ? fit-il, d'un ton qui se voulait raisonnable. Laissez-les filer : ils mettront du temps à regagner la route principale. Du temps, encore, à trouver quelqu'un acceptant de les embarquer. Lorsque ce sera le cas, vous serez loin, tous... De plus, ni moi ni le petit ne leur sommes rien : il est donc relativement certain que, heureux d'avoir la vie sauve, ils se garderont bien de raconter quoi que ce soit...

Brune haussa les épaules. Victor était livide, mais il ne parvenait pas à parler, comme s'il craignait qu'un mot soit synonyme de gorge tranchée. Hans et Emeraude s'étaient retournés vers des hommes qu'ils devinaient à peine dans les ténèbres. Conrad posa une main ferme sur l'épaule de Taliesin et lui tira les bras en arrière.
Au même moment, il y eut un déclic, un sifflement, un choc... Le Manostien ouvrit des yeux ronds, puis sa gorge explosa en arcs saccadés et écarlates. Ses genoux se dérobèrent et il émit un gargouillis infime, noyé par la pluie. Emeraude se mit à hurler à pleins poumons, puis, sans prévenir, se mit à courir droit dans la nuit. Brune jura.
" Rattrape-la." lança-t-elle à l'un des hommes, qui détala à son tour.

Une ouverture, peut-être.
La seule dont il disposerait avant longtemps, sûrement.
Taliesin n'hésita donc pas un instant. Il devait agir. S'ils voulaient l'avoir, lui, ce qui semblait être le cas, ils ne tueraient pas Victor. Il leur fallait disposer d'un moyen de pression pour le faire tenir tranquille.
Alors, sans crier gare, il décocha un violent coup de pied à Conrad, visant, au jugé, l'endroit le plus douloureux possible. S'il relâchait sa prise, il pourrait détaler, se réfugier dans les ténèbres. Les verrait... sans qu'ils le voient.
Ils auraient Victor, bien sûr. Mais le bluff pouvait fonctionner... Il n'était pas non plus sans ressources.
Dans tous les cas, il était hors de question qu'il reste tranquillement à observer le massacre de ses compagnons. Qu'il se laisse prendre sans rien faire.
Une fois lui avait suffit. Cette fameuse fois, sur la route de Luménis...

Conrad poussa un cri de surprise qui se mua en grognement de douleur lorsque Taliesin l'atteignit. Il relâcha momentanément sa prise, ce qui permit à Taliesin de se dégager. Vu la situation, il n'y avait pas mille possibilités de fuite : il fallait passer par le coche... Par l'intérieur, par dessous, ou sous les sabots des chevaux, la décision devait être prompte.
" Rattrape-le !" beugla Brune.

L'elfe ne se posa pas de question. Prenant appui sur le marchepied, il bondit à l'intérieur du coche, gagna la paroi opposée, chercha à tâtons la poignée de la portière, avant de débouler au dehors, le cœur battant. Il n'interrompit pas sa course, cherchant le premier abri, le premier rocher pour se dissimuler derrière, échapper à la lueur des torches, si les "bandits" venaient à contourner le véhicule. Pour incanter, le cas échéant.

Mais la steppe était vaste et dénudée, les rochers semblaient être concentrés de l'autre côté du coche, sans doute là où les brigands avaient établi leur campement. Il dut donc parcourir une certaine distance avant de trouver les vestiges d'un chariot, derrière lequel il put se mettre à couvert. Il devina la lueur d'une torche contournant le coche, mais il était désormais trop loin pour entendre ce qui se disait. De temps en temps des éclats de voix, mais rien de réellement compréhensible.
Le cri épouvanté d'Emeraude s'était tu, mais difficile de savoir pourquoi.
Il y eut du mouvement à hauteur des chevaux, apparemment, on les dételait. Une silhouette apparut sur le toit du coche et y demeura. Malgré sa vision nocturne, Taliesin ne pouvait malheureusement deviner ce qui se déroulait de l'autre côté du véhicule.

Maintenant que l'adrénaline refluait dans ses veines, la panique refaisait son apparition, accompagnée d'une peur indicible : Victor était entre leurs mains. Il se raccrocha tant qu'il put à la conviction qu'ils ne toucheraient pas à un de ses cheveux tant que lui-même ne serait pas en leur pouvoir : c'était leur unique moyen de l'atteindre, désormais. Il songea à incanter dans l'instant, à se rendre invisible pour voir, de près, ce qui se tramait, mais préféra patienter. L'urgence est parfois mauvaise conseillère : mieux valait découvrir, d'abord, comment les choses tournaient...
Il eut une pensée pour Emeraude. Se prit à espérer que les théories du petit garçon la concernant étaient fondées, que ses dehors de vieille dame étaient un déguisement. Peut-être était-elle plus jeune qu'il n'y paraissait, peut-être avait-elle pu détaler, se mettre à l'abri...

On avait désormais dételé les chevaux et ils avaient été entraînés hors de vue, vers les rochers. L'homme debout sur le coche y était toujours, guettant la nuit. Un autre revint de la droite, direction dans laquelle était partie Emeraude. Il était seul. Puis, pendant un temps, plus rien.
Enfin, la voix de Brune s'éleva. La pluie tombait toujours, ce qui ne facilitait pas les choses, mais l'elfe avait l'ouïe fine.
" Bon, ne fais pas le malin, mon coco. On vous veut vivants, mais on n'a pas dit dans quel état. Si tu ne te ramènes pas rapidement, le gamin va sentir passer la mauvaise humeur d'un groupe d'honnêtes mercenaires qui se gèlent sous la pluie, je te le promets. Alors ne tarde pas trop, tu veux. Et n'essaie pas de nous embobiner avec tes chansonnettes. Nous avons du métier."

Il faillit répondre. Menacer. Dire que tout ce qu'ils feraient à Victor, ils le subiraient, eux aussi. Au centuple.
Mais il resta muet.
Parler, c'était trahir sa position. Se découvrir, en partie. Ce qu'ils attendaient, sans doute.
Il ne devait pas se précipiter. Réfléchir, au contraire, aussi posément que possible. Nier la petite voix qui lui parlait d'urgence. Nier celle, insidieuse, qui lui soufflait de se rendre dans l'instant, pour qu'ils épargnent l'enfant. Qui avançait, enjôleuse, qu'il y aurait d'autres opportunités d'agir, plus tard...
Mais il refusait de se remettre entre leurs mains. Ils se vengeraient de son escapade. Sur lui, sur Victor. La dernière fois qu'il avait été capturé, de surcroît, des semaines s'étaient écoulées avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit. Et encore avait-il bénéficié de l'aide d'un allié imprévu, sans lequel il croupirait encore dans cet infernal pénitencier...
Les dents serrées, il regarda autour de lui. Il fallait qu'il se déplace, qu'il trouve une position où il pourrait voir ce qui se passait, élaborer un plan d'action à partir d'éléments concrets... Il ramperait dans la boue, se rendrait invisible, si nécessaire. Mais il devait bien y avoir d'autres rochers, un repli de terrain...

La meilleure chance du barde de parvenir à se rapprocher du campement était de décrire un demi-cercle à bonne distance, pour arriver derrière les rochers, de l'autre côté du coche. En retournant droit vers ses ennemis, il ne ferait que revenir en arrière sur ses pas, là où on le guettait. Il n'avait aucun moyen d'être sûr que ses adversaires étaient tous des humains. Il les avait entrevus dans la pénombre, et la pluie avait masqué leurs traits, quand ceux-ci n'étaient pas masqués par des capuchons à l'épreuve du froid. Ils étaient cinq minimum, peut-être plus. Il n'avait pas entrevu leur campement en tant que tel.
Brune s'était tue.

Préférant se montrer plus prudent que pas assez, le barde incanta, à l'abri des rochers.

Taliesin --> Invisiblité

Puis, sans plus perdre une seconde, il entreprit le large contournement qui s'imposait. Il resta courbé, essaya d'étouffer au maximum le bruit de ses pas, déjà masqué par le tambourinement incessant de la pluie, tenta d'éviter le moindre obstacle susceptible de trahir son passage...

Le tambourinement de la pluie jouait en sa faveur et le terrain était relativement dégagé. Tout n'était que terre, boue, quelques trous, quelques cailloux, et des touffes d'herbe plus ou moins spongieuses. Il put décrire son arc de cercle sans trop de difficultés, se trouva finalement derrière les rochers et put se rapprocher à pas de loups du campement.
Il réalisa cependant que si la pluie protégeait le bruit qu'il produisait, elle était susceptible de trahir sa forme. Il avait beau être invisible, il n'était pas impalpable, et pour l'oeil exercé, le mouvement des gouttes était un indice de ce qui se trouvait au-dessous. Il devait donc redoubler de prudence.
Il finit cependant par pouvoir se rapprocher. Il n'y avait que quelques rochers, peu élevés. On avait cependant tendu une bâche entre deux d'entre eux, pour réaliser un abri sommaire. Les cheveux étaient attachés dehors, tout comme Victor, qui grelottait sous l'averse. On l'avait dépouillé de son manteau et de ses bottes, il était assis dans la boue, pieds nus, chevilles et poings liés dans le dos. Un homme était debout à côté de lui, l'arbalète baissée. Deux autres personnes encapuchonnées circulaient dans l'espace délimité par les rochers, peu vaste. Il y avait eu un âtre, il crépitait encore faiblement sous les gouttes d'eau. Quatre torches grésillaient, plus résistantes.

Taliesin veilla à se dissimuler le mieux possible entre les rochers, de manière à ne pas être repéré sitôt que prendrait fin son sortilège.
La seule chose positive qu'il constata, c'est que les mercenaires - puisqu'ils s'étaient nommés ainsi - ne paraissaient pas sur le point de mettre leurs menaces à exécution. Il avait donc encore un peu de temps pour réfléchir, puis agir...
Il tenta de repérer les autres membres du groupe, de voir si des objets utiles n'étaient pas accessibles, en recourant éventuellement à un nouveau sortilège. IL y avait des cailloux, évidemment, ce qui pouvait toujours provoquer une bonne diversion...
Un sort de ténèbres, peut-être, ferait l'affaire. Puis une charge sur l'homme qui surveillait Victor... Un peu désespéré mais, pour l'heure, il ne voyait pas mieux.
Il réfléchissait, cependant, à toute force.

De temps en temps, l'une des silhouettes scrutait les environs, attentive, parcourant chaque rocher, chaque recoin, d'un regard qu'on ne pouvait que deviner. L'homme sur le toit du coche s'était assis. Les chevaux s'ébrouaient.
" On va attendre ici combien de temps ?" demanda finalement l'un des encapuchonnés.
" Jusqu'à ce qu'il se pointe." répondit Brune, depuis l'abri.
" Et s'il ne vient pas ?"
" Il viendra."
" Le gamin ne rapporte rien ?"
" Pas grand chose, non. Ce serait une perte sèche."
" Pfff."
Il secoua la tête.
" J'espère qu'il va magner ses fesses."
" Il t'écoute probablement."
" Alors magne tes fesses, le barde !" beugla l'autre en regardant nulle part en particulier. " Sinon, je l'écorche, ton mouflet !"
Et il flanqua un coup de pied à Victor au passage, lequel poussa un petit cri et chut flanc dans la boue.

Le barde réprima tant bien que mal son indignation, sa colère.
Réprima aussi les pensées qu'avaient fait naître en lui les mots des mercenaires. Sa tête était probablement mise à prix. Par Kanter, sans nul doute. Et il avait été repéré, reconnu quelque part sur le trajet...
Ne pas y penser. Pas maintenant.
Ténèbres, charge, course effrénée avec Victor dans les bras. Sous une pluie de carreaux, avec des hommes aux trousses.
Trop hasardeux. Surtout qu'avec la vigilance des sentinelles, il n'aurait peut-être pas le temps de terminer son premier sort...
Mais que faire d'autre ?
Il songea à se replier. Loin des regards, loin des oreilles tendues, il pourrait se préparer à un assaut en règles. Convoquer une monture, invoquer un être quelconque pour le seconder...
A tout hasard, il lorgna les environs, cherchant une voie de repli relativement abritée... Il n'était pas impossible qu'en parcourant un autre quart de cercle, mais pas en sens inverse, plutôt dans la direction qu'il n'avait pas encore explorée...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Edhoras

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