[Ville] Antelucas (RP : l'inattendu)

[Lothringen]

Il sentit Lothringen frissonner près de lui. Le semi-drow revoyait le carreau d'arbalète fiché dans son épaule, son visage pâle sur le dallage du temple de Talos, les mille et un combats où il s'en était fallu de peu qu'ils ne périssent, durant la semaine écoulée... Un complot. Seulement le premier. Le poste de Chancelier de Melandis était certes une situation à haut risque. Un plus aguerri que Mornagest aurait peut-être pu s'y maintenir, en manoeuvrant correctement, en soignant ses appuis. Un plus aguerri que Mornagest aurait sans doute évité de s'exposer de la sorte, préférant manoeuvrer dans l'ombre...

Le guerrier avait-il les moyens de se métamorphoser suffisamment vite en politicien accompli ? Lothringen ne savait ce qu'il redoutait le plus, de sa réussite ou de son échec. Son compagnon pouvait perdre la vie. Il pouvait aussi perdre ce qu'il lui restait de son âme en devenant ce que son poste attendait de lui. Au pire, il pouvait évidemment perdre l'une après l'autre. Mornagest n'envisageait de toute façon pas autre chose que d'assumer cette position qu'il n'avait pas choisie, laissant le semi-drow désemparé. Ce dernier n'aimait pas se sentir de la sorte réduit à l'impuissance...

Ils avaient déjà évoqué ensemble cet avenir peu radieux sans aboutir à rien. Le rêve secret du semi-drow était que Mornagest comprenne à temps qu'il n'avait pas sa place au milieu des intrigues de sa cité. Mais il n'était pas encore temps de le dire... Lothringen répliqua simplement :

"Si tu as besoin d'aide en quoi que ce soit, tu sais que la mienne t'est acquise. Tout ce qui pourrait m'arracher à ce sentiment d'impuissance qui me noue la gorge sera bienvenu. Je... Si une cabale te force à quitter prématurément ce poste, j'avoue que je ne le prendrai pas comme une mauvaise nouvelle."

[Mornagest]

L'émotion l'avait envahi. Il ne savait que répondre face à cela. Au fond de lui, il savait qu'il devait partir, ne jamais regagner Melandis... mais comment pourrait-il échapper au conseil, traqué de toutes parts ? Ils le retrouveraient. Mieux valait ne pas imaginer ce qui pouvait alors lui arriver. À quoi fallait-il penser ? Regarder Lothringen ne le remit pas d'aplomb pour autant. La tristesse de son compagnon était communicative, à raison, d'ailleurs. Prendre le moment présent, le savourer, en profiter. C'était là ce qu'ils avaient de mieux à faire. Cependant...

"Pourquoi sommes-nous si différents, nous deux ? Nous avons eu une enfance très dure, et... tu n'as pas du tout suivi la même voie que moi. Qu'est-ce qui a fait que... ta haine ne ressurgisse pas comme la mienne ?"

Il parlait plus pour lui-même qu'à Lothringen. Nulle réponse n'était évidente ; ils ne pouvaient émettre que des suppositions.

[Lothringen]

Un instant surpris par ce soudain changement de sujet, Lothringen ferma les yeux, se lovant dans la chaleur de sa poitrine. Il n'avait pas vraiment la réponse. Quelques pistes, peut-être...

"Je t'ai déjà parlé de ces rencontres qui m'ont influencé. Sinon... Il y a eu une période de quelques mois que je n'évoque pas souvent... Juste après ma sortie d'Ombreterre... Où je n'ai pas été très loin de ce que tu as vécu. Je vivais seul, harcelé tantôt par les elfes, tantôt par les humains, craignant une revanche des drows, évitant tout contact. Gythris était mort, ma mère sans doute aussi... Tous mes projets d'intégration avaient échoué, sans compter que j'avais rejeté le seul être parmi les drows qui s'était jamais intéressé à moi. Je ruminais ma colère et ma honte, ma déception, mon impuissance... et ma haine s'accroissait dans la solitude. Je croyais que c'était elle qui m'aidait à tenir debout, qui me servait d'armure contre les agressions du monde. En réalité, avec la haine, j'accueillais la folie, car elle se tournait avant tout contre moi-même."

Sa voix s'était altérée. Cette période de sa vie, pour brève qu'elle avait été, en était probablement la plus sinistre. Il avait plus d'une fois songé à mourir, en ce temps-là.

"Et puis il y a eu... Comment dire ? Un déclic. Il y a eu un moment où je me suis vu tel que j'étais, très occupé à m'autodétruire au fin fond d'une forêt, vivant comme un animal, désapprenant le langage et jusqu'à la pensée. J'ai alors compris que pour le meilleur ou pour le pire, ou simplement pour rester un homme, je devais à nouveau me mêler aux vivants. Par ma mère, par Gythris... je savais que les rapports avec eux n'étaient pas toujours exclusivement fondés sur le pouvoir et la peur. Cette tentative aurait sans doute échoué comme les autres en me confortant dans ma rage si la magie ne m'avait pas permis d'approcher les humains sans qu'ils ne voient d'abord la couleur de ma peau... Alors, ce qui a fait la différence, Mornagest, c'est peut-être bien que je peux à loisir me faire passer pour un autre. Effacer l'ardoise. Et recommencer."

C'était à peine une boutade. Lothringen pensait très sérieusement qu'il aurait pu devenir comme Mornagest, qu'il s'en était fallu de très peu, et il comprenait d'autant mieux ses accès de haine à l'encontre de tout et de rien qu'il avait ressenti cela lui aussi.

Il rouvrit les yeux, couvant son compagnon d'un regard chargé de mélancolie. Il ne pouvait choisir à sa place, ce n'aurait aucun sens. Il ne pouvait que lui montrer d'autres chemins. Puis attendre que le vent tourne, ou qu'il se lasse... Un rôle qui lui ressemblait peu, un rôle qui ne lui plaisait guère, mais avait-il le choix ? Il passa doucement les doigts dans les cheveux de son compagnon, sans mot dire. Sa seule certitude était ici et maintenant.

[Mornagest]

Un déclic... en réalité, lui-même en avait vécu un, mais dans l'autre sens. La première fois qu'il a tué un homme. Il avait basculé de l'autre côté, dans le début de la folie, la recherche de la vengeance à tout prix. Et à partir de là, tout avait découlé de cet instant précis où il avait planté sa lame dans le ventre de cet imbécile qui l'avait insulté. A posteriori, la sanction était énorme... il était jeune, il n'avait que seize ans, et le caractère déjà bien imprégné de rancune amère qui ne l'avait toujours pas quitté.

Comment lui faire comprendre alors qu'il ne croyait guère à un autre revirement de bord ? Lui-même doutait énormément. Il ne savait absolument pas où il était mené, avec toute cette affaire... probablement bien trop loin par rapport à ce qu'il aurait normalement pu endurer. Mais reculer était impossible.

"Lorsque je suis arrivé au bout de ma quête insensée... il ne restait plus que moi-même, et ma haine, toujours inassouvie, sans que je sache encore aujourd'hui pourquoi. J'étais seul également, mais je n'ai pas pris le parti de rejoindre spontanément les autres tout de suite... j'ai encore erré, longuement. Je ne suis arrivé ici qu'après de longs mois et... je ne suis pas certain d'être en mesure de déterminer quelles conséquences cela a eu sur, disons, mon caractère."

Il pensait que sa "folie" était inhérente à lui, et non acquise au fil des années passées à traquer les assassins de ses parents. Né maléfique, vivant maléfique, mourant maléfique ?

[Lothringen]

Lothringen referma les yeux tandis qu'il écoutait ce discours. Découragé. Une fois de plus, Mornagest parlait de sa haine comme d'une entité indépendante, dotée de plus de volonté qu'il ne l'était lui-même... Et le doute le traversa : est-ce qu'il se fourvoyait ? Cette relation périlleuse qu'ils avaient entreprise n'allait-elle lui apporter rien de plus que le spectacle consternant d'une chute annoncée, des espoirs déçus, et l'amertume de s'y être laissé prendre ?

"Si le caractère peut évoluer dans un sens, alors il le peut aussi dans l'autre. Et n'espère pas voir ta haine jamais assouvie ; plus on la nourrit, plus elle en demande ; elle est plus insatiable que l'amour."

Il se tut un moment. Le temps de refouler l'accès de désespoir qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Puis reprit doucement, d'une voix qui tremblait un peu.

"Tu peux dire ce que tu veux, Mornagest, mais si la haine suffisait à te combler, je ne serais pas là..."

[Mornagest]

Il rougit à cette dernière remarque. Lothringen avait raison. Il cherchait l'affection de son compagnon, et constatait amèrement qu'il donnait au contraire l'impression à l'intéressé de ne guère attacher d'importance à leur relation. Elle constituait pourtant une des seules raisons qui le poussaient à poursuivre son chemin, en définitive.

"C'est vrai", finit-il par déclarer, bêtement. "Pourtant, cette... cette haine ne m'a toujours pas quittée. Est-il concevable de haïr à ce point les gens, et d'aimer tout autant une personne en particulier ?"

Il savait, en tous les cas, qu'il aimait Lothringen, d'une manière qu'il n'aurait jamais envisagé auparavant. C'était si étrange, et pourtant, cela lui semblait parfaitement naturel... comme s'il n'avait vécu sa vie que pour le rencontrer, vivre de tels moments avec lui.

[Lothringen]

Lothringen n'avait rien à répondre à cela. En un sens, évidemment, se voir ainsi excepter de la haine universelle était plutôt flatteur. Mais méritait-il une telle faveur ? Il ne se sentait pas réellement différent des autres. Moins bardé de préjugés, certainement – il en avait suffisamment souffert lui-même ! Et c'était cela qui leur avait permis de se connaître, qui lui avait permis de voir au-delà de la brute taciturne et sanguinaire à laquelle Mornagest se réduisait pour la plupart des hommes.

"Je ne suis pas si différent de ceux que tu hais. En revanche, j'ai beaucoup voyagé, murmura-t-il rêveusement.J'ai visité l'Ombreterre, le Téthyr, le Calimshan, Mélandis et Manost, et d'autres lieux encore que je n'ai fait que traverser. J'ai été esclave, j'ai été soldat ; j'ai été un apprenti mage, un aventurier, un mercenaire - et à présent je fraie avec les castes dirigeantes. Et voici ce que j'en retiens : l'homme se laisse façonner par la civilisation qui l'abrite, par son climat et par sa propre histoire, mais au fond, c'est le même partout ; partout la même peur de la solitude et de mourir avant d'avoir vécu. Sur ce point, Mornagest, tu serais étonné de savoir à quel point tu me rappelles Miyalë ou le Grand Emissaire."

Il s'était assis, et prenait dans ses mains les épaules si larges du guerrier. Sa seule présence - si souvent désirée, si rarement obtenue – l'emplissait d'une excitation que cette conversation sans issue tempérait de tristesse. Il releva la tête, cherchant le regard de son compagnon.

"Avec le temps, qui sait, tu parviendras peut-être à cesser de te torturer les méninges, et à leur pardonner de t'être si semblables."

[Mornagest]

Était-ce possible ? Son environnement l'avait façonné, c'était certain. Il lui avait légué une espèce de fatalisme mêlé de rancœur indicible, mais est-ce qu'une autre manière de vivre, dans d'autres conditions, inverserait la tendance ? Il l'ignorait. Il en doutait quelque peu, aussi. Même si son expérience avec Lothringen lui hurlait le contraire, mais il était souvent plus facile de croire un mensonge que l'on se forgeait soi-même, qu'une vérité venue briser ses propres convictions. Tout du moins, dans l'état où il se trouvait.

"Peut-être..." Il garda la phrase en suspens, ne sachant comment la terminer. Ses yeux, perdus dans le vague, se fermèrent, gardant pour lui, quelques fractions de seconde, l'image de la garde-robe située derrière Lothringen, avant de disparaître et lui laisser l'occasion de réfléchir pleinement aux paroles du semi-drow. Il avait envie de le croire, mais il ne se sentait pas prêt... ou trop intimement convaincu que lui-même était dans le vrai. Que seule la haine l'animait, additionnée d'un grain de folie qui le poussait à poursuivre leur relation. Relation qu'il savourait chaque jour davantage...

[Lothringen]

"Tu ne m'écoutes pas..."

A quoi bon en parler encore ? Lothringen savait bien qu'il n'en viendrait pas à bout en quelques phrases, et qu'ils se connaissaient depuis trop peu longtemps pour qu'il puisse réellement espérer influencer son compagnon davantage. Pourtant, il était convaincu de ce qu'il disait ; Mornagest laissait volontairement en sommeil des trais de caractère qui auraient pu - pourraient- en d'autres circonstances, le mener dans une tout autre direction. Peut-être...

Il soupira, reportant son regard sur le guerrier qui conservait les yeux fermés. Besoin d'une trêve ? Fatigue ? Se méprenant peut-être sur le sens de cette réaction, le semi-drow murmura :

"Souhaites-tu dormir à présent ? "

[Mornagest]

Il ouvrit les yeux en grand, plongeant son regard droit dans celui de son compagnon.

"Non... je t'écoutais, tu sais. Je n'ai pas de réponse à cela. Je... ce n'est pas quelque chose qu'on décide de but en blanc. J'ai... besoin de réfléchir, je pense. Mais pas maintenant, pas ce soir."

Comment lui dire qu'il aurait voulu changer de sujet ? Non que cela ne lui importait guère, au contraire. Mais il n'y pouvait rien faire sur-le-champ.

"Parle-moi plutôt de toi... j'en sais si peu, sur tes goûts, tes passes-temps... nous avons vécu de nombreuses aventures ensemble, et j'ignore si tu as quelquefois le temps de faire autre chose que réviser tes sortilèges ou sceller le sort de manants venus s'aventurer sur notre chemin..."

[Lothringen]

Lothringen sourit, amusé de ce portrait.

"Tu as une vision assez faussée des choses. Dans ma vie quotidienne, il est très rare que je fasse usage de mes armes ou de mes sorts ! Je suis plutôt plus puissant que les gens ne s'y attendent et ne fais rien pour les détromper. Plus d'un de mes visiteurs sera rentré dans sa contrée natale en étant persuadé de n'avoir parlé qu'au petit factotum procédurier du Grand Emissaire. Et c'est très bien comme ça."

Qu'on vous sous-estime était toujours un avantage, au final. Lothringen savait placer ailleurs ses satisfactions d'amour propre.

"Ma vie quotidienne, justement... Souvent des piles de dossiers, des rendez-vous, des déplacements, des rencontres avec tel ou tel interlocuteur lointain de notre empire. J'ai des contacts avec beaucoup de gens mais le cercle de mes amis n'a cessé de se réduire depuis que j'ai accédé à mon poste. Mes voisins sont partis, et de même les compagnons d'armes de rencontre... Il n'en reste guère que deux ou trois, tous très occupés par leur propre vie. Alors, mes passe-temps... La magie, d'abord. Depuis que j'ai pris contact avec Eloern et sa guilde, je me suis remis aux études. Je lis, j'expérimente dans mon propre laboratoire... Je m'intéresse aussi beaucoup à l'ethnologie et à l'enseignement clérical, celui de Tymora, bien sûr, mais pas seulement. Il est toujours utile de bien connaître ses ennemis. Evidemment, ce n'est pas exactement de la détente."

Lothringen faisait partie de ces hommes qui pensaient que l'on n'en a jamais fini d'apprendre, et que le savoir est un avantage précieux en toutes circonstances. Sa curiosité ne serait vraisemblablement jamais satisfaite.

"Quand j'ai besoin de souffler... Cela revient souvent à me téléporter dans quelque région sauvage, loin de toute activité humaine, afin d'y perdre le décompte du temps, chasser, marcher, rêver... J'ai besoin de tels moments pour faire le point, ou simplement, me sentir exister."

Son doigt dessinait la forme d'un muscle sur l'épaule de son compagnon. Retrouver Mornagest était une autre façon, tout aussi efficace, quoique bien différente, de se sentir exister pleinement, et il commençait à y prendre goût.

[Mornagest]

"Un vrai rat de bibliothèque", dit-il en souriant. "Je devrais prendre exemple sur toi, mais je n'ai pas ta soif de connaissance. Comment fais-tu pour emmagasiner tout cela ? La gestion de la cité avec ses contacts extérieurs demande déjà une attention et une concentration presque permanente, et tu parviens néanmoins à apprendre de nouveaux sortilèges, à étudier la religion, les races du continent ? Tu es un phénomène, Lothringen."

À plus d'un titre, il admirait son compagnon. Pour sa force de caractère, son ingéniosité, son savoir... et il venait d'ajouter sa persévérance dans la recherche de connaissances. Comment un être aussi particulier s'intéressait-il à un balourd comme lui ? Il n'osa pas lui poser la question, sachant qu'il ne ferait que s'attirer ses foudres... du reste, ils en avaient déjà parlé, mais il n'était pas convaincu. Le semi-drow devait être un peu fou, au fond... et c'était comme ça qu'il l'aimait.

Il rendit à Lothringen ses caresses, frôlant délicatement son visage, écartant une mèche de cheveux qui venait lui masquer en partie la vue. Détente...

[Lothringen]

Il fermait à demi les yeux, savourant cet instant. Il était le premier surpris de la résonance en lui de gestes aussi simples... A quoi donc songeait-il quand il s'était rapproché de Mornagest, lors de leur périple dans la campagne manostienne ? Au moment présent, et guère plus. Il ne s'était certainement pas attendu à s'attacher si vite, ni autant. Et désormais... Des mois de frustration pour quelques instants comme celui-ci.

"Je ne résiste pas à l'envie de te retourner la question. Tu ne peux pas tout à fait passer l'intégralité de ton temps à tuer ou manquer de te faire tuer ?"

Mais le semi-drow n'était pas certain de la réponse.

[Mornagest]

Il sourit malgré lui à la boutade. La question était légitime, au fond. Il venait d'expliquer par le menu quelle avait été sa vie d'adolescent, et depuis qu'il était arrivé à Melandis, il ne lui semblait pas que les choses eussent beaucoup changé. Pourtant, c'était bien le cas. Son poste d'ambassadeur lui avait ôté une grande partie de son temps libre, qu'il consacrait avant à arpenter les rues en quête d'un peu d'action, il fallait bien le reconnaître...

"Ambassadeur est un poste dont tu dois te faire une bonne idée, je pense... Outre les contacts à conserver avec les deux cités, il y avait aussi les problèmes relatifs à la frontière entre nos deux territoires. Les conflits sont incessants et réclament de l'attention constante. De la gestion de troupe, en somme..."

Les accords qu'ils avaient eux-mêmes conclus avaient quelque peu changé la donne, et l'entente entre Manost et Melandis s'était faite plus franche - moins froide tout du moins.

"Tout un tas de mondanités à Melandis m'attendaient régulièrement... je me suis en partie fait propulsé au poste de chancelier par ce biais, je pense. J'ai été repéré comme étant le crétin parfait pour occuper la place, obéir aux ordres du reste du conseil, et faire fonctionner la cité... je crains de les décevoir", conclut-il avec un sourire plus facétieux.

[Lothringen]

"Le crétin parfait", renchérit Lothringen en lui rendant son sourire. "Les conseillers Terenas et Dargor ont dû penser cela, eux aussi, et je doute qu'ils oublient la leçon de sitôt..."

Evidemment, on aurait pu lui rétorquer que sans l'intervention de Lothringen et des manostiens, le complot aurait probablement réussi ; mais le fait même qu'il avait réussi à obtenir cet appui improbable n'était-il pas la preuve que Mornagest était loin d'être le pion stupide qu'on avait espéré ?

Ces réflexions ramenaient Lothringen à des pensées sinistres sur l'avenir de Mornagest au sein du Conseil mélandien. Il ne voulut pas s'y attarder davantage.

"Quant à toi... Je t'interdis de le croire, reprit-il. Mais, tu sais, tu ne m'as pas vraiment répondu. Ce que tu m'as décrit, c'est ce que ta charge t'impose. Qu'aimes-tu faire, quand tu es libre de ton temps et de tes actes ?"

[Mornagest]

Il prit une inspiration, puis répondit :

"C'est assez paradoxal, ce que je vais te dire, mais... j'aime arpenter les rues de la cité, à observer les gens autour de moi, étudier ce qu'ils font... il y a beaucoup de choses à apprendre de la sorte. C'est curieux, parce qu'à la fois je n'aime pas les gens, et malgré tout, j'apprécie de les voir vivre autour de moi, vaquant à leurs occupations... "

Il sourit pour lui-même. Étrange, ce l'était sans doute. Mais on ne choisissait pas ce qu'on aimait faire.

"J'ai quelque fois l'envie de lire, également. J'ai déjà pu en savoir un peu plus sur l'histoire de nos deux cités. Il y a des choses importantes à apprendre pour mieux comprendre les dissensions qui ont pu exister auparavant... Et puis, j'ai des plaisirs simples. Manger... ne ris pas ! C'est agréable, de bien manger, je trouve. J'entretiens aussi mes aptitudes au combat..."

Cela les ramenait à sa propension à se battre. Pourtant, il devait l'avouer, il ne ressentait presque nulle part ailleurs une excitation aussi intense que lorsqu'il croisait le fer avec un adversaire, surtout en-dehors de l'entraînement, d'ailleurs.

[Lothringen]

Lothringen hocha la tête. Ses propres aptitudes au combat, il n'avait plus le temps de les améliorer, et ne les entretenait que sur les champs de bataille. Il se savait plus doué en magie et préférait renforcer ses points forts. Le puissant enchantement de ses haches devait pallier le reste...

"Tu as des goûts simples, faciles à satisfaire, remarqua-t-il. Mais aussi solitaires que les miens... Il leur manque quelque chose, n'est-ce pas ?"

Combien de fois depuis deux mois s'était-il demandé ce que son compagnon aurait pensé de telle ou telle chose, s'il n'aurait pas apprécié tel moment... Jamais le manque n'était aussi intense que lorsqu'il prenait conscience de l'absence de celui avec qui il aurait voulu partager les menus plaisirs du quotidien.

Il se rallongea près de son compagnon. La fatigue aidant, il sentait que la conversation risquait de retomber mais ne s'en inquiétait pas. Avec Mornagest, aucune gêne ne souillait le silence.

[Mornagest]

Il se contenta d'acquiescer en souriant tristement. L'éloignement était difficile à vivre, et ils essayaient au mieux de profiter de leurs trop rares moments d'intimité, mais la fatigue commençait à faire son œuvre, en attestait leur mine défaite.

"Quelqu'un pour les partager", finit-il par souffler, la voix enbuée de sommeil. Il réprima un baîllement, puis s'approcha au maximum de Lothringen. Le contact était si doux... pourquoi se priver, alors qu'ils en avaient l'occasion ? Délicatement, il déposa un baiser sur les lèvres de son compagnon.

[Lothringen]

C'était le baiser châste d'une recluse à sa cousine, à travers la grille de parloir d'un monastère. Lothringen sourit, amusé. Ils devaient pouvoir faire mieux que cela. Attrapant la taille et les épaules de son compagnon, il roula de côté pour l'entraîner dans un baiser profond, empressé et presque douloureux à force d'insistance, où il mettait toute la puissance des sentiments contradictoires qui l'agitaient en permanence, et qu'il devait, toujours, garder pour soi.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours été seul. Solitude imposée, subie, puis volontaire. Aller vers autrui, quelle erreur. Faux espoirs, fausses promesses. Toujours la même chose : cela commence merveilleusement bien et se finit minablement, non sans avoir, dans l'intervalle, sapé tous vos efforts et votre foi en l"homme. Depuis, il s'était contenté d'être seul au milieu des autres : un compromis.

Avec Mornagest, c'était différent. Dès le début, c'était mal parti.

Quand leurs lèvres se séparèrent, il était presque essoufflé, et sa main se crispait sur l'épaule de son compagnon.

"Si seulement tu..." Il ne poursuivit pas. Que voulait-il dire, au juste ? Il ne le savait pas lui-même. Il savait seulement que sa voix n'était pas ferme et qu'il avait presque les larmes aux yeux. Et c'était idiot.

[Mornagest]

Entraîné par l'élan de son compagnon, Mornagest se laissa prendre et répondit au baiser passionné qu'il lui donna, se retrouvant presque allongé sur Lothringen, les yeux fermés. Quelque part, il était soulagé. Son récit, pour sincère qu'il avait été, lui avait laissé craindre que le semi-drow ne prenne du recul face à lui, voire le rejette, mais son angoisse venait de s'envoler et disparaître... définitivement ?

Alors que leur étreinte était presque devenue une épreuve d'endurance, leurs lèvres se séparèrent, laissant une curieuse impression de trop peu... comme si c'était leur dernier baiser. Il ouvrit les yeux et découvrit avec autant d'émerveillement le visage de Lothringen, détendu, fin...

Puis son compagnon commença à parler, pour s'arrêter aussitôt. "Si seulement tu..." Que voulait-il dire ? Pourquoi s'était-il arrêté ? L'angoisse revint immédiatement.

"Oui ?", l'encouragea-t-il, essayant de ne pas trahir ses émotions dans sa voix.

[Lothringen]

Si seulement tu pouvais savoir ce que je ressens en ce moment, combien de temps gagnerions-nous. Si seulement tu pouvais oublier, rien qu'une minute, tout ce passé que tu charries. Si seulement ma force pouvait devenir la tienne. Si seulement ce moment n'était pas comme une parenthèse à nos vies, une promesse tuée dans l'œuf.

L'œuf ou la poule, d'ailleurs ? Et si la poule avait des dents ?

Les yeux mi-clos, Lothringen laissait reposer sa joue contre celle de son compagnon, l'effleurant doucement.

"Rien d'important. Je suis toujours insatisfait, à vouloir davantage, aller plus haut, plus loin, plus vite. Je dois apprendre à me contenter de ce que la vie me donne."

Il écarta une mèche de cheveux du visage de Mornagest, tout en esquissant un sourire un brin mélancolique. "Comme ça, c'est bien aussi."

[Mornagest]

La mèche rebelle retomba presque aussitôt sous l'effet de la gravité, venant taquiner le nez de Lothringen, qui esquissa une grimace qui eût été comique s'il n'avait l'air aussi triste, fatigué... et presque résigné.

"Cela nous donne un autre point commun... si je n'avais pas moi-même cette envie de toujours chercher autre chose - autre chose que ce que j'ai toujours connu - je n'aurais pas accepté ce poste d'ambassadeur, je ne t'aurais pas rencontré..."

Évidemment, avec des "si", on pouvait s'autoproclamer dieu des pâtisseries gluantes et estimer qu'on était le bras droit d'Ao lui-même...

Que n'avait-il le pouvoir de refuser sa situation, et s'éloigner de cette folie avec Lothringen ? Pourquoi était-il tombé dans ce traquenard politique, dans lequel son rôle restait pour l'instant obscur, sinon servir d'homme de paille ? Et surtout, pourquoi n'osait-il pas se donner à son compagnon ? Qu'est-ce qui le bloquait ? La barrière des mœurs ? Le manque total d'expérience dans ce domaine ? Il l'ignorait, mais son ventre se nouait à cette seule idée... pourtant, il en avait envie. La peur de l'inconnu, probablement.

[Lothringen]

Lothringen avait bien entendu la réponse de son compagnon mais cette dernière ne l'avait pas convaincu. Si l'insatisfaction les rapprochait peut-être, ce n'était pas pour autant qu'ils abordaient leur existence de la même manière. Mornagest n'avait pas accepté ce poste d'ambassadeur par choix, à son avis, mais précisément parce qu'il pensait ne pas avoir la possibilité de refuser. Comme désormais pour son poste de chancelier, du reste...

Le semi-drow avait eu tout le temps de constater que le guerrier n'était pas prêt à l'entendre sur ce point et il ne voulait pas relancer inutilement le sujet. Il ferma les yeux, resserrant son étreinte, laissant le sommeil l'envahir. Le corps de Mornagest pesait lourd sur le sien mais cela ne lui déplaisait pas.

"Si seulement tu savais combien de fois depuis dix jours j'ai rêvé de te tenir ainsi, nu, dans mes bras... Mmmh. Somme toute, il vaut mieux que tu l'ignores", se reprit-il, taquin.

Tout en caressant le flanc de son compagnon, il déposa un baiser furtif sur la peau chaude de son cou.

"Bonne nuit, Mornagest. Et merci pour tout."

[Mornagest]

Le remercier ? Voilà qui était surprenant. Il n'avait pas l'impression d'avoir aidé Lothringen plus que cela... et certainement moins que réciproquement, en tous les cas. Mais son esprit commençait à perdre pied, et à sombrer dans les profondeurs de l'océan du sommeil, et il ne chercha pas à comprendre ; c'était inutile.

Il libéra son compagnon de son poids, non sans lui avoir rendu son baiser, sur le nez, quant à lui, puis s'allongea sur son côté du lit avant de fermer les yeux. En général, à ce moment, une série de réflexions sinistres, voire sordides, lui venaient à l'esprit, mais il était trop exténué pour parvenir à formuler des pensées cohérentes. La discussion l'avait maintenu éveillé, et il payait maintenant son retard de sommeil. Il sombra progressivement dans le monde des rêves muets, opaques et desquels ne surgissaient aucun souvenir. Un vrai luxe, en somme.

L'aube le réveilla, lorsqu'un coq chanta, quelque part, non loin de leur fenêtre restée entrouverte. Il s'était reposé, réellement, cette fois, et se sentait d'attaque pour la journée. À ses côtés, Lothringen remua. Il s'habilla après s'être étiré paresseusement.

[Lothringen]

Le semi-drow quant à lui s'habilla à la vitesse de l'éclair, avant d'ébaucher une toilette sommaire, d'ouvrir en grand les volets et de s'asseoir en tailleur sur le lit, un livre ouvert devant les yeux, les mains plongées dans sa natte à retresser, afin de... repasser ses sorts. La corvée repoussée la veille le rattrapait.

Il essayait de se concentrer mais les symboles dansaient devant ses yeux. Il repensait à la soirée de la veille. Même si leur situation lui paraissait toujours aussi bloquée, il avait aimé passer ces quelques heures avec Mornagest. A force de se surveiller en public, on finit par douter qu'il y a quelque chose... Il repensait à leur affaire. Trouver un Tyrite pour juger cette histoire embrouillée. Il allait être bon pour une téléportation de groupe, une fois de plus. Il repensait à Manost, très loin de là, laissée en plan, et aux elfes, à Aigues-Douces.

Les lignes doubles se confondirent, et les formules incantatoires retrouvèrent leur cohérence. En finir avec cette corvée. A ses côtés, Mornagest achevait de se préparer.

[Mornagest]

"Reposé ?" lui demanda-t-il lorsqu'il releva enfin la tête de son livre de sorts. "La journée risque d'être dure pour toi... si tu as encore besoin de sommeil..." Mais ils étaient tous les deux prêts à se mettre en route, et le temps pressait quelque peu ; il fallait prendre contact avec les Tyrites, revenir à Aigues-Douces, puis songer doucement à retourner chacun de son côté... son cœur se serra à cette seule idée, et il préféra s'en tenir au programme de la journée.

Lothringen ayant refusé sa proposition d'un mouvement de tête, ils descendirent et prirent un bon déjeuner. Comme d'accoutumée, le mélandien ne semblait guère avoir de crise de logement au sein de son estomac... Tandis qu'ils étaient en train de manger, le guerrier interrogea l'aubergiste quant à la direction à prendre.

"Ce n'est pas très loin. Sortez vers la gauche, vous marchez pendant cinq minutes environ, et vous atteindrez une place avec une petite fontaine. Le temple de Tyr s'y trouve." Leur repas terminé, ils prirent congé et se retrouvèrent dans la rue.

"À ton avis, est-ce que tu as une chance d'être reçus par les Tyrites ?", demanda-t-il à son compagnon. La question était revenue à plusieurs reprises, car il constatait que les mentalités étaient bien différentes ici qu'à Melandis, où les elfes noirs n'étaient certes pas fréquents, mais pas plus mal accueillis que les autres. Sur Helonna, on eût dit des lépreux, voire pire encore...

[Lothringen]

Lothringen grommela de dépit. Il aurait dû y penser plus tôt ; mais ici, en pleine rue, il devenait un peu tard pour un sort de déguisement.

"Hé bien, on peut toujours essayer. Ils n'auront qu'à me laisser à la porte si je suis trop maléfique pour eux !"

Une certaine exaspération perçait dans sa voix. Des deux, ce n'était pas lui qui rougeoyait durant les détections du mal, après tout, ni même qui prenait le moins d'intérêt au devenir des elfes. Les Hélonniens étaient pourris de préjugés ; il avait pu constater que Manost et Mélandis étaient bien plus réceptives aux elfes noirs, somme toute, l'une et l'autre parce que, pour des raisons certes différentes, elles vous jugeaient selon les actes. Belle ironie.

Ils avaient atteint la petite place et le parvis d'un temple de dimensions modestes. Une fontaine chuintait non loin.

"Ecoute, je serai ton ombre. S'ils me renvoient, je t'attendrai dehors."

[Mornagest]

Il opina du chef, espérant tout de même que les religieux auraient un peu moins de préjugés que les autres. Ils entrèrent dans le temple avec une certaine appréhension, mais personne ne poussa de hauts cris à la vue de Lothringen ; un bon point. L'intérieur était sobre mais d'esthétique assez agréable, avec des couleurs lumineuses, de grandes fenêtres laissant entrer le soleil, et du mobilier en bois donnant au tout une atmosphère détendante, contrairement à ce qu'on pouvait attendre d'un clergé aussi rigide. Mornagest songea alors qu'il souffrait lui aussi d'a priori, puis décida que les bonnes surprises faisaient toujours plaisir. Il avisa un jeune prêtre et lui adressa la parole.

"Excusez-moi, savez-vous où nous pouvons trouver un responsable du temple qui pourrait donner la parole de la justice de Tyr pour une affaire... délicate ?"

Le jeune homme jeta un bref coup d'œil aux deux aventuriers, avant de répondre simplement : "Je vais vous mener au grand prêtre. Il est un peu occupé, mais si vous patientez quelques minutes, il vous recevra ensuite."

Ils suivirent le prêtre le long du temple, pour arriver au bout du bâtiment, non loin de la statue représentant Tyr - dont les dimensions étaient assez impressionnantes par rapport à la taille de l'édifice - devant la cellule du grand prêtre. La porte était entrouverte, et ils entendaient murmurer quelques parties de prières.

"Je vous laisse ? Je dois préparer le prochain office. Que Tyr vous guide dans vos péripéties, voyageurs." Il s'en alla alors, laissant les deux compagnons attendre un moment.

"On ne t'a pas tiré dessus à vue, cette fois... certaines personnes sont moins butées que d'autre, il faut croire" constata Mornagest avec un léger sourire. Il savait que Lothringen vivait assez mal cette situation, et comprenait son dépit. Qu'y pouvaient-ils ?

[Lothringen]

Lothringen haussa les épaules, un peu nerveux.

"Peut-être le seul fait de me voir en ta compagnie suffit-il à calmer certaines de leurs inquiétudes en me désignant pour dobluth. Nombreux sont ceux qui s'imaginent à ma seule vue qu'une armée de drows va émerger du sol à ma suite... Nombreux aussi sont ceux qui se souviendront de ma couleur au premier incident. Crois-moi, on m'a traqué suffisamment souvent ; je ne baisse plus si facilement ma garde."

A Manost, il avait presque réussi à oublier cela. On le regardait, certes, mais comme un conseiller de la cité et non comme un paria suspect. Alors qu'ici, il retrouvait l'anonymat, avec tous les désavantages de cette situation qui le revoyait au temps de sa vie chaotique sur Féerune...

Dans la cellule du grand-prêtre, les prières venaient de se tarir.

[Mornagest]

Peu après, le grand prêtre sortit de sa cellule, et tomba sur les deux aventuriers. Il portait bien le statut de grand prêtre ; il égalait Mornagest en stature et en taille, mais affichait un visage bien plus fin et radieux que le mélandien, aux traits burinés par le froid. Un sourire sympathique éclaira son visage lorsqu'il parla :

"Que puis-je pour vous, étrangers ?"

Mornagest décida rapidement d'entamer la discussion. Ils auraient des détails à donner, de toute manière, et Lothringen avait meilleure mémoire que lui.

"Nous sommes venus demander votre aide pour jeter la lumière de la justice sur une affaire assez grave qui a eu lieu ces derniers jours, près de la Crique-aux-Fous, notamment."
Le visage du prêtre restait avenant, mais il haussa un sourcil d'étonnement, puis encouragea Mornagest à poursuivre.
"Pour faire simple, un petit groupe de forbans souhaitait s'enrichir en pratiquant la contrebande de marchandises diverses, tout en laissant soupçonner une troupe d'elfes vivant dans les bois non loin de là. Mmh... plusieurs morts sont à déplorer, car ils avaient également engagé des mercenaires pour traquer ces elfes ; en vertu, nous supposons, d'une haine à l'égard de cette race."

Le grand prêtre hocha la tête, l'air grave. Visiblement, il ne s'attendait pas à ce que de tels événements se déroulassent dans une région si sauvage et calme, d'ordinaire.

"Comment avez-vous eu vent de tels faits ?