La Couronne de Cuivre

Elle demeura longtemps immobile devant lui, le détaillant, le dévisageant, surtout. A plusieurs reprises, son regard croisa le sien.
-Combien de femmes mariées de force se sont-elles retrouvées dans votre situation, au soir de leurs épousailles ? murmura-t-elle. Combien de maris les ont contemplées avant de jouir d'elles sans scrupules ?
Elle soupira.
-Le jour où ils ont succombé, nos hommes ont célébré nombre de noces. Selon leurs seuls goûts, leurs seules envies. Nombre de mes sœurs ont été violées... Quoi que les sacrement prononcés paraient l'acte de toute la légitimité possible. Des violes ? Non point : juste d'honnêtes ébats entre de jeunes époux...
Elle prit délicatement son menton entre ses doigts, le força a la regarder dans les yeux.
-On m'a ordonné de vous faire subir ce que subissent tant de femmes de par le monde. Mais qu'importe : je ne me rendrai pas coupable de ce que nous dénonçons. Tant pis si vous prenez cela pour de la faiblesse, et tant pis si votre timidité vous rend ô combien désirable. Je ne m'avilirai pas, je ne vous avilirai pas davantage.
Elle le relâcha, se détourna.
-Vous pouvez vous rhabiller.

Arthur se retourna, immensément soulagé, et entreprit de se rhabiller.
" Je suis désolé pour vos soeurs... et pour les femmes qui subissent ce que vous décrivez..." murmura-t-il tout en s'affairant. " Mais... Nous ne sommes pas tous pareils à des bêtes... même si je veux bien croire que... beaucoup d'hommes estiment naturel de pouvoir disposer des femmes comme ils l'entendent..."
Il se redressa, termina de refermer ses chausses.
" Et je vous remercie de m'avoir témoigné votre... miséricorde. Je suis navré que vous l'assimiliez à de la faiblesse. Je pense qu'elle vous honore."

Elle fit la moue.
-Moi ? Je l'assimile à de l'humanité, si je puis dire. Mais les hommes ont tendance à estimer que ceux - ou celles - qui ne mettent pas leurs menaces à exécution sont des faibles et des lâches.
Elle esquissa un sourire.
-Vous ne me semblez pourtant pas de ce genre là. Je ne devrais pas me fier aux apparences, mais... Si on m'a choisie, c'est que j'ai certaines intuitions.
Elle acheva de se vêtir elle-même.
-Vous semblez épuisé : je vais vous trouver un coin où dormir. Sans doute cela n'était-il pas vraiment compris dans l'épreuve mais, ma foi, je crois que je commence a avoir la réponse que je cherchais.

La subite gentillesse de l'amazone prit le paladin au dépourvu, mais il était effectivement épuisé et la perspective de pouvoir un peu dormir, sans avoir les bras tordus dans le dos par une quelconque corde, était des plus attirantes. Aussi ne se drapa-t-il dans aucune fierté mal placée, ne tenta-t-il en rien de jouer les hommes forts et inébranlables, et sauta-t-il sur l'occasion.
" Je peux dormir n'importe où." murmura-t-il. " Je n'ai besoin de rien."

-Tant mieux... soupira-t-elle. Parce que je n'ai pas grand chose à vous offrir. Je vis seule, puisque mon mari... enfin bref.
Elle lui sourit.
-Mais vous aurez une paillasse pour rendre moins dur le plancher. Je vous aurais bien offert de partager mon lit, mais... Sans doute craindriez-vous trop que, derrière cette proposition ne se cachent de mauvaises intentions.
L'instant suivant, elle avait disparu dans la pièce principale.

Il demeura un instant planté comme un poireau dans la petite chambre, cherchant les mots opportuns à lui adresser. Il n'en trouva guère. Ce qui s'était produit dans cette communauté était assurément sinistre et bien des destins s'en étaient trouvé bouleversés. Même s'il avait du mal à accepter la brutalité qu'avaient démontré les amazones à leur égard, il commençait à comprendre qu'il y avait une douleur sincère derrière les démonstrations de force et les brimades vociférées. Chez certaines, en tout cas. Un peu penaud, il suivit finalement la jeune femme dans la pièce principale.

Efficace, elle avait déjà préparé sa couche : un matelas dont la toile renfermait sans doute des palmes séchées, des couvertures anciennes mais bien entretenues... Le meilleur, ou peu s'en fallait, de ce qu'on pouvait tirer de cette spartiate existence.
-Voilà, fit-elle en se redressant. La nuit sera courte, je le crains, car nous nous levons aux aurores, mais au moins serez-vous tranquille pour dormir.
Déjà, elle regagnait sa chambre. Mais elle s'immobilisa sur le pas de la porte.
-Ah... Si j'étais vous, je ne sortirai pas de la cabane. Mais je ne pense pas que vous l'auriez fait, même sans ma mise en garde...

Arthur eut un sourire embarrassé.
" Ne vous en faites pas, je ne récompenserai pas votre gentillesse en allant me faire cribler de flèches au dehors." dit-il.
Elle allait disparaître.
" Est-ce que... vous avez le droit de me dire votre nom ?" demanda-t-il alors.
Persuadé qu'il venait de commettre un impair impardonnable, il s'empourpra en un instant.
" Et aussi, heu... si je peux aller... enfin... me soulager quelque part ?"
Pas très distingué. Mais hautement nécessaire.

-Je m'appelle Elwen. Vous, c'est Arthur, je crois. Et oui, vous pouvez aller faire pipi dans les buissons qui sont à deux pas d'ici. Ceci dit, je vais sortir avec vous : on ne sait jamais, dès fois qu'une sentinelle vous croirait en fuite.
Rebroussant chemin, elle récupéra sa chandelle, gagna la porte de la cabane, qu'elle entrouvrit, puis précéda le paladin dans la ruelle. En quelques instants, ils avaient atteint les limites du village.
-Voyez ? Vous avez l'embarras du choix, en matière de buissons... musa-t-elle. Ah, et... rassurez-vous : je ne regarderai pas.

" Je ne... enfin... Je n'aurais jamais supposé..." souffla le jeune homme, embarrassé de devoir être escorté jusqu'à son lieu d'aisance.
Il se soulagea rapidement, choisissant un buisson touffu d'aspect rébarbatif, puis rejoignit la jeune femme qui les ramena vers la cabane. S'il y avait des guetteuses embusquées, il ne les vit pas, mais il ne doutait pas de leur présence et de la précision de leurs tirs. Aussi courba-t-il l'échine et se hâta-t-il, espérant donner l'impression qui leur conviendrait. Il était moulu et ne songeait plus qu'à la paillasse bienheureuse que lui avait promise Elwen. Cependant, il n'osa pas s'allonger avant qu'elle se soit, elle-même, retirée. Il lui souhaita poliment bonne nuit. Dès qu'elle eut refermé sa porte, il soupira, se frotta le visage des deux mains et se coucha enfin. Il ne se posa pas de grandes questions sur ce qui venait de se produire, ni sur ce qui arriverait le lendemain. Il était recru et s'endormit en quelques battements de coeur.

-J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle.
La voix de l'amazone le tira immédiatement du sommeil.
-La bonne, c'est que je suis sans doute la plus lève-tard du village : le soleil m'a devancée depuis un certain temps. La mauvaise, c'est que je dois respecter les ordres que j'ai reçus... Et donc, c'est à vous de préparer le petit déjeuner.
La lumière qui tombait à flot par la fenêtre indiquait qu'effectivement, l'aube était éclose depuis un petit moment. L'elfe, pour sa part, semblait ne pas encore avoir déserté sa couche : elle lui parlait depuis la pièce voisine.

" Bien sûr, tout de suite." balbutia Arthur en émergeant d'un sommeil peuplé de rêves biscornus.
La lumière du jour les chassa cependant impitoyablement et il ne put en évoquer aucun alors qu'il se levait. Au plus avait-il la sensation d'avoir beaucoup couru et peut-être un peu nagé. Mais il se sentait plus reposé qu'il ne l'avait été depuis le naufrage et il remercia Lathandre pour ce bref répit. Mal réveillé, il gagna le coin cuisine, rudimentaire mais contenant des objets somme toute identifiables, fit l'inventaire des provisions disponibles, puis revint en arrière jusqu'à la porte de la chambre de la jeune femme. Il s'immobilisa derrière le battant.
" Excusez-moi..." fit-il. " Est-ce que quelque chose en particulier vous ferait plaisir ?"

Il y eut un long silence, comme si la jeune elfe était plongée dans une profonde réflexion. Ou comme si elle s'était rendormie. Mais, au moment même où Arthur penchait pour cette deuxième possibilité, elle répondit d'un ton joyeux :
-Oh, rien de bien spécial... Des œufs et du pain frais, du lait de chèvre, quelques tranches de jambon grillées, un jus de fruits à peine pressé... Rien que de très ordinaire, somme toute.

Muni de ces instructions plus précises, Arthur se sentit soulagé et retourna en cuisine. Il alluma rapidement un petit feu dans l'âtre, dénicha une casserole adéquate, et la pièce fut bientôt emplie du fumet appétissant du jambon et des oeufs qui frémissent. Le jeune paladin n'était pas exactement un grand chef, mais il avait l'habitude des petits déjeuners de campagne, lorsqu'il fallait nourrir une compagnie de chevaliers affamés sur le pouce, dans le matin frisquet. Etant parmi les nouvelles recrues, ce genre de tâches lui était généralement dévolue et il se débrouillait honorablement. Il trouva le lait de chèvre dans un petit compartiment souterrain rempli d'eau, qui gardait les aliments au frais, et hésita un moment sur les fruits à presser. Aucun n'avait la gentillesse de ressembler à quelque chose de connu sur le continent. Il opta pour un mélange qu'il se permit de goûter pour s'assurer de ne pas empoisonner son hôtesse. Le pain était de la veille mais Arthur n'aurait jamais osé mettre un pied dehors pour aller en quérir et il n'estimait pas avoir le temps d'en cuire lui-même. D'autant qu'il ne savait pas exactement comment faire. Il décida de le mettre à réchauffer quelques instants pour y palier. En attendant, il dressa un plateau pour une personne, y installa jus et lait, oeuf et jambon, ajouta les couverts, enfin le pain, puis retourna, chargé de ce qu'il avait préparé, jusqu'à la chambre.
" C'est encore moi." fit-il après s'être éclairci la gorge. " Prendrez-vous votre petit déjeuner au lit ?"
Il avait conscience que sa diligence émanait en grande partie de sa reconnaissance de ne pas avoir été violenté. En cela, c'était un sentiment malheureux, car il aurait dû estimer normal d'avoir été épargné et non pas le vivre comme une faveur inespérée. Il se demanda si les femmes dont le mari avait pris pitié se transformaient à leur tour en larbin consentant. Si c'était le cas, c'était horrible. En même temps, dans leur situation, il ne parvenait pas à agir autrement.

-Oui... Cela fait une éternité que je n'ai plus eu cette chance et, comme vous êtes là... Je vais honteusement en profiter.
Lorsqu'il entra dans la chambre, elle s'était redressée. Elle était nue mais, sans doute davantage pour épargner la pudeur du jeune homme que la sienne, elle releva la couverture sur sa poitrine.
-Vous n'êtes pas allé chez la boulangère... constata-t-elle sur un ton de reproche feint. Mais, malgré cela... Tout me semble fort appétissant.
Elle attarda son regard sur le plateau.
-Auriez-vous déjà mangé ? s'enquit-elle. Si ce n'est pas le cas, il me serait agréable que vous partagiez ce déjeuner en ma compagnie.
Et de tapoter le lit, à côté d'elle.

" Je... Heu..." balbutia le paladin en s'asseyant en bout de lit. " C'est que je n'avais pas exactement prévu mais... je ne voudrais pas vous priver... Je peux... je vais retourner voir ce qui reste et... puis prendre aussi des couverts supplémentaires et peut-être... un bol, je ne sais pas... Hum."
Il esquissa un sourire embarrassé, conscient de se rendre ridicule.
" Je reviens dans un instant. Mais vous ne devez pas vous sentir obligée... Je peux manger dans la pièce à côté... Enfin, sauf si vous voulez me surveiller..."
Il aggravait son cas aussi fila-t-il dans le coin cuisine, attrapa-t-il ce qui restait d'oeufs et de jambon frits, un bol et un couteau, et regagna-t-il la chambre de la jeune femme. Il se rassit au bord du lit, toujours pivoine, et attendit.

L'amazone le dévisagea longuement, puis se fendit d'un sourire presque attendri.
-Allons, ne faites pas cette tête et mangez ! lança-t-elle en lui tapotant l'épaule. Si vous voulez tout savoir, l'épreuve est finie : s'il y avait la moindre once de duplicité, de malignité en vous, je l'aurais sentie. Alors, nous pourrions peut-être revenir à des rapports plus normaux, ce qui serait mieux, comme nous allons être amenés à combattre côte à côte. Bien sûr, il faudra préserver les apparence jusqu'au terme officiel fixé par notre chef, sinon on pourrait m'accuser d'avoir été légère ou... séduite. Ce qui ne serait pas tout à fait faux, d'ailleurs. Mais c'est une autre histoire.
Son sourire s'élargit.

Le sous-entendu de la jeune femme mit le paladin mal à l'aise et il se concentra sur sa nourriture. D'autant qu'elle était mariée, elle l'avait dit. A un goujat, certes, mais un goujat manipulé par des mages déments, il avait donc des excuses. Pour se changer les idées, Arthur goûta sa brouillade d'oeufs au lard et sourit. Ce n'était pas mauvais et plutôt bienvenu au saut du lit.
" Je ne voudrais pas vous décevoir, mais je crains que... ceci ne soit mon état normal." dit-il enfin. " Vous me direz que c'est la preuve que je ne suis pas aussi neutre que je le voudrais : je ne serais pas aussi... maladroit si vous n'étiez pas une femme. Enfin, je veux dire... Je suis moins... vous voyez... avec les hommes... Quoique... Je n'en suis pas si sûr, à bien y réfléchir..."
Il se pinça les lèvres.
" Est-ce que ça veut dire que la galanterie est interdite ?"

-Interdite, c'est un bien grand mot... Mais disons que ce serait un peu osé de réclamer à la fois l'égalité et la conservation des rares privilèges dont s'accompagne généralement la domination masculine. Après, c'est à chacune et à chacun de décider. Et mieux vaut, pour tous les sexes, se montrer attentionné. Sincèrement attentionné. La galanterie, pure convention, est souvent aussi pure hypocrisie.
Un bref instant, son regard se voila.
-Mon mari était le plus galant des hommes. Cela m'énervait, mais il n'a jamais réussi à s'en empêcher. En revanche, lorsqu'il m'a attaquée, l'épée dont il me menaçait était rien moins que galante, je vous l'assure. Les... manières dont il se prévalait auparavant, à chaque instant, étaient sans doute un moyen pour lui-même de museler sa rancœur et ses pulsions refoulées à grand peine.

" Excusez-moi, mais... Ne pensez-vous pas que..."
Il hésita.
" Que ces mages ont pu faire autre chose que juste... révéler des penchants déjà présents ? Qu'ils auraient pu... transformer vos hommes... Leur inspirer des sentiments qu'ils n'ont jamais eu... Je sais que votre cheftaine dit... qu'ils se plaignaient parfois. Souvent, si vous voulez. Mais ne nous plaignons-nous pas tous de temps en temps ? Se plaindre n'est-il pas aussi... la preuve d'une certaine confiance ? La possibilité de se montrer vrai ?"
Il s'attendait à la volée de bois vert, mais il persévéra.
" Ne croyez-vous pas que votre mari... ait pu vous aimer sincèrement et que sa galanterie, si elle était mal inspirée de temps en temps, était aussi, plus souvent, l'expression réelle de son... son amour pour vous ?"

Elle soupira.
-Non, je ne crois pas. Je n'ai aucune certitude, mais je ne crois pas. Nos hommes - je n'ose plus dire "tous les hommes" - ont du mal à accepter l'égalité, la parité. L'éducation peut bien endormir, atténuer les instincts : ceux-ci demeurent. Les hommes se veulent dominants. Et pour peu que ceux qui ont accepté... ou qu'on a contraints, en les éduquant, à ne plus l'être soient confrontés au monde alentour, là où la domination masculine est encore majoritaire... Ils se demandent pourquoi ce n'est pas pareil, chez eux. Se demandent pourquoi ils doivent faire des efforts alors que les autres n'en font pas. Pourquoi ils doivent se coltiner ces tâches insupportables alors que les autres n'y songent même pas. Il faut peu, alors, une suggestion, un encouragement, pour les pousser à tout remettre en cause. Et c'est ainsi que les choses se sont produites. S'il en allait autrement, pourquoi eux seuls auraient été affectés ? Les mages, pour diviser la menace que nous représentions, ont choisi de s'en prendre aux plus faibles, aux moins stables, à ceux que notre vie comblait le moins. Et ils ont réussi. Nos hommes ont cédé à leurs promesses, les servent désormais. Ou, au moins, sont des ennemis dont nous devons nous méfier, qui peuvent réduire à néant tout ce que nous pourrions entreprendre pour éliminer ces sorciers. C'est la première menace sur laquelle nous devrons nous concentrer, afin de... l'éliminer.

Arthur demeura silencieux et but une rasade de jus de fruits, lequel lui mena les larmes aux yeux : il était beaucoup plus acide que prévu, puis revint à la jeune femme.
" Je ne suis probablement pas... probablement pas un représentant de mon sexe suffisamment typique pour m'avancer mais... Je pense que vous ne devriez pas condamner vos hommes si facilement. Comme vous l'avez dit, les mages ont voulu vous diviser. Et il est possible que les instincts que vous mentionnez existent chez bon nombre d'hommes, mais... ce n'est pas pour cela que leur désir de les réprimer n'est pas sincère... Nous sommes tous soumis à des pulsions diverses... violence, égoïsme, envies de posséder, de nuire... Et la culture... la civilisation... nous bride comme elle nous grandit. Elle nous arrache à notre état de... de barbarie. Mais nous la désirons. Même si nous sommes conscients de la bête qui est tapie en nous, nous sommes heureux, sans hypocrisie, de vivre dans un monde où ces penchants ont été enfouis. Les fous... perdent ces repères, ces conventions... Si les mages ont rendu vos hommes fous, même s'ils les ont simplement ramenés à des désirs réels, à exprimer cette... cette nature sauvage et détestable qui est en eux... Cela ne signifie pas que c'est ce qu'ils auraient voulu. Qu'ils sont consentants, qu'ils s'y complaisent. Mais diviser les sexes... Cela semble si simple. Et cela a si bien fonctionné... Je crois que frapper les mages en priorité vous permettrait de retrouver quelque chose qui n'était peut-être pas aussi factice que vous le craignez..."
Il rougit, réalisant qu'il venait de faire un discours.
" Enfin, si je peux me permettre..."

Elle lui sourit.
-Vous pouvez. D'autant que c'est plaisant de vous voir parler un peu plus longuement... et avec un peu plus d'aisance.
Elle reporta son attention sur son petit déjeuner.
-Je ne balaie pas tout ce que vous avez dit d'un revers de main. Loin s'en faut. Je suis même... plutôt d'accord avec certains points. Malheureusement, je pense que ce qui s'est produit a été si brutal, si violent que nous ne pourrons jamais leur pardonner ou leur faire à nouveau confiance, même s'ils ont agi sous le coup de la folie. Et, de manière plus pragmatique... On ne se lance pas à l'assaut d'un terrible ennemi avec, dans le dos, une armée hostile prête à nous prendre à revers. Il faut d'abord que nous nous concentrions sur eux. C'est... impératif. Pour nous, et pour vous, si vous voulez avoir une chance d'accomplir votre mission.

Le jeune paladin acquiesça pensivement, puis commença à rassembler les reliefs de leur repas. En lui-même, il espérait qu'elle avait tort. En effet, même si elles étaient elfes, et donc promises à une longévité remarquable, elles avaient besoin d'hommes : sans eux, leur communauté ne survivrait simplement pas. C'était une nécessité purement naturelle. En même temps, peut-être avaient-elles décidé qu'exister en demi-teinte, selon des règles inacceptables, n'en valait pas la peine. C'était le genre d'absolus qu'il pouvait comprendre. Lui-même n'aurait eu aucun désir de vivre si l'univers autour de lui avait été mélandien, par exemple. Pas de compromis. Oui, vraiment, c'était quelque chose qu'il pouvait accepter. Même si cela restait triste.
Mais il n'en verbalisa rien, termina d'empiler vaisselle et restes sur le plateau, puis s'apprêta à se lever.
" Il nous reste encore toute une journée." murmura-t-il. " Est-il des tâches fastidieuses ou désagréables dont je puisse vous délester ? Ou avez-vous un autre programme ?"

Oubliant momentanément la couverture dont elle se couvrait, l'amazone s'étira avec bonheur.
-Oh, j'ai beaucoup d'idées, beaucoup de programmes en tête. Mais je crains que mes préférés... vous apparaissent comme une suite de "tâches" très fastidieuses et très désagréables. Ce que je n'ai certainement pas envie de vous infliger. Il va donc falloir que je réfléchisse un peu...

Embarrassé par le manque de pudeur de la jeune femme, Arthur battit précipitamment en retraite dans la salle voisine, et alla déposer son fatras dans la cuisine. Il fouina pour trouver le réservoir d'eau de pluie puis attaqua la vaisselle. Il avait trouvé Elwen gentille et compatissante, mais soudain, il se demandait si elle ne continuait pas d'essayer de le piéger. Il était bien entendu qu'une elfe aussi ravissante, issue d'un lignage aussi noble, n'avait certainement aucune envie, et aucun intérêt, à se compromettre avec un lourdaud d'humain. Si elle s'exhibait de la sorte, c'était immanquablement pour provoquer une réaction idiote, pulsionnelle, de mâle, qui aurait subitement envie de l'étreindre et de peser sur elle. Cette simple idée lui donna des frissons. Ensuite, elle pourrait pavoiser, fière d'avoir vu juste, témoin d'un instinct bestial irrépressible. Mais Arthur ne doutait pas de lui-même. Sauf qu'il savait que s'il venait à s'attacher à elle, ses bonnes résolutions deviendraient plus difficiles à tenir. Mais il était capable de se contrôler, même si un élan venait à naître en lui. Et puisqu'elle essayait de le tenter, de le contraindre à la faute, elle n'était pas aimable.
Il conserva les restes de nourriture dans une assiette, imaginant qu'il y avait des poulets ou des cochons, frotta ce qu'il y avait à frotter et alla ensuite replier sa paillasse pour faire disparaître toute trace de son passage inopportun en ces murs.

Elwen finit par le rejoindre. A son grand soulagement, elle s'était habillée.
-Et bien, je crois avoir trouvé le moyen de vous faire fuir à coup sûr... dit-elle doucement. Et je vous prie de m'en excuser, Arthur. Ici, nous sommes... assez naturels, je le crains. Mais je ferai en sorte de respecter votre gêne, vous avez ma parole.

Il acquiesça, à nouveau embarrassé.
" Je ne voulais pas vous insulter." murmura-t-il. " C'est juste que... là d'où je viens... Enfin..."
Il secoua la tête.
" Peu importe. Je vous remercie de votre délicatesse."

Elle lui toucha brièvement l'épaule.
-Hey, vous n'avez ni à vous justifier, ni à me remercier, ni a craindre de m'avoir insultée : quelle idée ! Je vous l'ai dit, l'épreuve est finie. J'essaie juste de faire en sorte que nous rapports se rapprochent de la normalité. Et je suis toute prête à écouter ce que vous vouliez me dire, ce que vous vouliez m'expliquer sur votre contrée, la manière dont les choses s'y passent. Ce n'est pas parce que je me fends de grands discours moralisateurs et pontifiants sur ce que je crois être juste que je ne suis pas curieuse de découvrir et d'apprendre. Bref : vous avez le droit de parler librement, et si cela peut vous encourager, sachez que ça me ferait plaisir.

Arthur n'avait pas particulièrement envie de continuer sur ce terrain glissant, mais il ne voyait pas bien comment s'en dépêtrer, à présent.
" Je voulais juste dire que... C'est sans doute juste une question de climat, je suppose. Mais nous restons relativement couverts, simplement. Enfin, bien sûr, si nous étions liés, je ne m'offusquerais pas de vous découvrir... enfin, bref... Je raconte n'importe quoi pour changer."
Il esquissa un sourire embarrassé.
" Vous avez raison, voilà tout. Là d'où je viens, on estimerait qu'une femme qui montre sa poitrine à un homme, le provoque. Qu'elle en attend quelque chose de bien précis. C'est ce que font les prostituées pour attirer le chaland."
Il vira au pivoine.
" Pas que je vous compare du tout à une prostituée, bien sûr... C'était juste... Enfin, une mise en perspective... de la manière dont les choses se passent chez moi. Pas une... ou un commentaire sur votre comportement. Nous ne différons pas seulement sur notre sexe... ou notre race..."

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