La Couronne de Cuivre

Le centaure s'inclina poliment, tout en veillant à ne rien renverser.
" Dame, je voudrais...
— Pas de ça avec moi, mon garçon." fit l'elfe, en attrapant un tabouret.
Elle se dirigea vers eux, posa son tabouret sur le sol devant Byron, se jucha dessus avec une souplesse imprévue pour une femme de son âge, et l'étreignit sans cérémonie.
" Ah, mon petit, la dernière fois que je t'ai vu, tu étais encore un petit gamin à tourner dans les jambes de ta mère. Tu as bien grandi. Et tu as les traits de ta mère. J'ose espérer qu'elle va bien, malgré les turpitudes de votre existence.
— Elle va bien, en effet."
La vieille elfe sauta de son perchoir et vint saluer Astrée.
" Ainsi tu as décidé de te mêler de leurs affaires, fit-elle avec un sourire. Ça ne me surprend pas, oh non, ça ne me surprend pas."

Astrée sourit.
" Décidé... c'est un bien grand mot. Ça s'est fait un peu tout seul, en fait..."
S'ils ne l'avaient pas capturée, elle n'y aurait jamais été mêlée. Mais effectivement, elle avait bel et bien pris la décision, ensuite, de rester pour les aider. Elle haussa les épaules.
" Et puis il fallait bien que j'essaie de donner un coup de main si je le pouvais."
Elle se demandait ce que l'elfe savait de la situation. Elle ne semblait pas surprise qu'elle se soit occupée de leur affaires. C'est donc qu'elle savait qu'ils avaient des ennuis... Ou qu'elle le supposait ?
" Mais vous n'avez pas l'air étonnée... Enfin, je veux dire... Vous saviez qu'ils avaient quelques soucis là-bas ?"

Isudë prit une mine interloquée, puis haussa les épaules, et partit ranger son tabouret dans un coin.
" Je suis honorée que vous ayez fait le détour par ma demeure... J'imagine que si nous parvenons à nous faufiler jusqu'à l'arrière boutique, nous arriverons à nous poser quelque part. Le soleil se cache et vous avez sans doute fait un long voyage."
Byron hésitait quant à la trajectoire à emprunter entre deux rangées de bocaux et des étagères qui paraissaient en équilibre instable.
" Finalement, ce serait peut-être mieux que vous ressortiez et que je vous ouvre la porte latérale... Le chemin est encombré mais moins fragile."

Bon... En fait elle ne savait peut-être rien.
- Oui, vous avez raison... Attends, Byron, je vais passer devant et t'ouvrir le passage... Je pousse juste cette pile de bocaux pour que tu puisses faire demi-tour... Voilà !
Elle l'entraîna vers la sortie, puis le guida, au-dehors, jusqu'à la porte latérale.
- Ca doit être plus praticable par là...
Le soleil déclinait, en effet. Isudë pourrait-elle les héberger pour la nuit ? Et dans le cas contraire, où iraient-ils ? Il fallait qu'elle aborde le sujet avant que la nuit tombe, tout de même... Même si la tombée de la nuit, pour une elfe et un centaure qui ne dormaient guère et voyaient dans l'obscurité, n'avait peut-être pas tant d'importance...

Ils parvinrent à regagner la ruelle sans rien casser ou renverser. Quelques minutes plus tard, Isudë vint leur ouvrir la porte latérale, plus large, pour les laisser pénétrer dans sa réserve. Comme annoncé, la pièce était tout aussi encombrée, de nombreuses plantes pendaient au plafond, en cours de séchage, et des armoires à casier jalonnaient les murs. Il faisait sombre, mais la vieille elfe avait songé à emporter une lampe pour qu'Astrée ne heurte rien.
" Ma maison n'est pas vraiment prévue pour les centaures, remarqua l'elfe. Il n'en vient pas souvent."

Astrée grimaça.
" Rien dans cette ville n'est prévu pour les centaures, en fait. D'ailleurs nous ne savons pas encore où nous allons pouvoir passer la nuit... Nous aurions bien bivouaqué dans le parc, mais si les gardes nous voient on risque d'avoir des ennuis."
C'était une façon indirecte de poser la question. Elle aurait peut-être une piste à leur suggérer. Ne serait-ce que le petit coin du parc, bien caché, où elle dissimulait son jardin secret, même s'il était déjà encombré de diverses plantations. Et sinon... ils iraient demander asile dans le parc de l'orphelinat.
Elle avait prit la lampe et s'efforçait de guider Byron au travers de la réserve, sans rien heurter. Elle ignorait où l'elfe voulait qu'ils s'installent. Peut-être dehors, dans son petit jardin "officiel". Ou bien à l'intérieur, en libérant un peu de place ?

Isudë ouvrit une porte et se glissa dans une pièce plus dénudée, qui lui servait manifestement de réserve de bois. Relativement dégagée en ce début de printemps, elle offrait un espace assez grand pour qu'ils puissent se tenir tous les trois.
" Je ne vous conseille pas de tenter la garde en dormant dans le Parc... En cette saison, non seulement vous serez dérangés par les amoureux et les promeneurs, mais en plus, vous avez de fortes chances d'être délogés aux petites heures. Non, vous devez aller au Castel des Beaux Etrangers. C'est l'auberge des races peu communes. Ils auront tout l'espace d'accueillir Byron..."
Elle eut un sourire malicieux.
" Toi, par contre, je ne sais pas s'ils te laisseront entrer. Tu es beaucoup trop... commune."

Astrée sourit joyeusement.
- Ils n'oseraient tout de même pas priver Byron de son guide ?
Ainsi, il existait une auberge pour les races extraordinaires... Ça l'intriguait au plus haut point. Qu'y rencontreraient-ils ? Des géants, peut-être ? Des orques ? Des êtres plus étranges encore ? Et finalement, peut-être qu'Isudë ne plaisantait pas vraiment : elle pouvait très bien être interdite aux humains...
- Je n'ai jamais entendu parler de cette auberge... et les gardes à l'entrée non plus visiblement ! Où est-ce qu'elle se situe ? questionna-t-elle en cherchant du regard quelque chose qui pourrait lui servir de siège. Une énorme bûche, par exemple...

Astrée dénicha une bûche acceptable sur laquelle poser ses fesses.
" C'est pourtant une auberge qui ne passe pas inaperçue ! Mais les gardes ne sont pas des guides touristiques... Leur métier est de veiller à la sécurité de Luménis, pas de renseigner les voyageurs... Dans le temps, certaines personnes s'occupaient de ça, autour du Salon des Naturalisations... Mais les temps ont changé. Le Castel se trouve à la frontière entre le quartier du port et du quartier du gouvernement, dans une petite rue dont il occupe tout un bloc. Vous ne pourrez pas le manquer, il est tout à fait remarquable... Cependant, je ne plaisantais qu'à moitié : tu y seras admise, mais ne t'attends pas à ce qu'on se préoccupe de tes spécificités : tu as tout le reste de la ville pour toi ! Je pense qu'il y a une auberge plus traditionnelle juste en face, qui a l'habitude d'accueillir les compagnons plus ordinaires de certains visiteurs du Castel... Cela peut être une solution si vous acceptez d'être séparés pour une nuit."
Son oeil s'était à nouveau fait pétillant.

" Ça risque d'être pour plus d'une nuit... enfin, ça dépendra de combien de temps dureront les démarches de Byron..."
Elle sourit au centaure.
" Je verrai là-bas ce qui est possible... Et puis c'est tout de même à lui de décider s'il veut se séparer pour la nuit de sa guide attitrée ! Moi, je m'adapte ! Après, qu'on se préoccupe ou non de mes spécificités n'est pas un problème. J'ai passé plus de temps auprès des centaures que des humains, durant mon séjour dans les contreforts des montagnes, donc je suis habituée à me retrouver en minorité. Mais je dois dire que le shaman et Dymphéa ont pris grand soin de moi là-bas."
Elle doutait que Byron ait envie de se retrouver seul dans un lieu inconnu, même peuplé de races diverses et variées. Et elle-même était plutôt curieuse de voir cela. Les choses se compliqueraient sans doute avec l'arrivée de Reynald et Tybert. Peut-être qu'eux préféreraient l'auberge "ordinaire".
" D'ailleurs, vous auriez pu me dire que Dymphéa était une centaure, avant mon départ...", ajouta-t-elle avec un sourire amusé. Moi qui interrogeais les humains pour leur demander s'ils connaissaient quelqu'un nommé Dymphéa, je ne risquais pas de la trouver..."
L'herboriste était tout à fait capable d'avoir omis l'information exprès. Ça l'aurait peut-être aidée lors de son enlèvement par Sheldon. Ou peut-être pas, après tout. Mais tout aurait été différent, en fait. Elle se serait méfiée immédiatement des Montequins.

" Il y a des choses qu'il faut découvrir par soi-même et des secrets que l'on ne partage pas avec quelqu'un qu'on vient de rencontrer, Astrée. Si tu ne le sais pas encore, c'est que tu es bien jeunette."
Elle sourit doucement.
" Mais tu es bien jeunette, et tu le seras toujours. C'est ta nature humaine qui veut ça, je ne peux pas t'en tenir rigueur."
La vieille elfe gloussa.
" Mais si vous devez encore rejoindre le Castel, je ne devrais pas vous retenir. J'ose espérer que tu me feras encore l'honneur de ta visite avant de repartir, Byron fils de Dymphéa. Je veux que tu me donnes des nouvelles de ta chère mère.
— Bien sûr, je n'y manquerai pas." fit le jeune homme, manifestement intimidé.

Astrée adressa un sourire confiant au centaure intimidé.
" Nous reviendrons, bien sûr, pour discuter plus longuement... Oh, tant que j'y pense, nous avons fait route aujourd'hui avec trois elfes de la Lorien, dont l'un est herboriste. Il viendra certainement vous rendre une petite visite, d'ailleurs, il a entendu parler de vous. Et il m'a remis... -Elle fouilla dans sa besace.- quelques spécimens de plantes de leur région. Elles ont l'air assez rares...
Elle lui tendit les plants en question.
" Ou du moins, je ne les connais pas. Mais peut-être que vous les aviez déjà en réserve..."

Isudë examina les plantes avec grande attention, le front barré de rides, la mine réjouie.
" Formidable, murmura-t-elle. Ton ami s'est montré généreux. Ce sont effectivement des plantes de la forêt elfique... Aucun sortilège ne parviendrait à les faire pousser sous nos latitudes, malheureusement. Le temps est une chose capricieuse, et les hivers luméniens sont rudes. J'espère que ton ami viendra. Je serai curieuse de parler avec lui. J'ai l'impression..."
Elle renifla une feuille duveteuse et sombre.
" ... que je peux deviner exactement d'où il vient. De quel arbre, dans quel repli de la Forêt... Hum... Il serait sans doute bientôt temps pour moi de retourner faire un tour là-bas... une ultime fois..."

Astrée observait la réaction de l'elfe avec une certaine affection. Elle avait du mal à estimer son âge. Mais vu la longévité des elfes, elle devait encore avoir quelques décennies devant elle. Largement le temps de se rendre là-bas. Mais c'était un peu comme si, pour les elfes, le temps ne s'écoulait pas à la même vitesse. Une "petite" visite sur place devait prendre quelques années, en réalité.
" Ça a l'air d'être une région merveilleuse. J'aimerais beaucoup la visiter un jour. L'herboriste m'a dit qu'il pourrait me servir de guide, d'ailleurs, si j'ai l'occasion d'y aller. Reynald m'a expliqué qu'on ne pouvait s'y rendre que si on était accompagné par un elfe...

" Les elfes sont très protecteurs de leurs frontières et surveillent tous ceux qui pénètrent sur leurs terres. Vu la propension de certaines espèces à estimer que tout leur appartient et que tout est à leur disposition... Oui, je dirais qu'en tant qu'humaine, tu n'as pas grand choix. Sinon, tu risques d'être refoulée jusqu'à la lisière du bois sans avoir eu le temps de protester. Les gardiens de la Lorien ne sont pas connus pour leur mansuétude, de surcroît. Une flèche se perd rapidement. Non, ce Reynald ne t'a pas menti."
La vieille elfe la dévisagea alors avec une toute autre expression.
" Le vent a soufflé, je vois." dit-elle, avant de pousser un léger soupir.

la rôdeuse se sentit devenir aussitôt écarlate, se trahissant bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. Elle se mit à bafouiller, un peu embarrassée.
" Non... je... enfin, oui... Mais..."
Elle secoua la tête, cherchant à remettre ses pensées en ordre.
" Ça n'était pas vraiment prévu comme ça, avoua-t-elle avec une grimace. Mais la vie nous amène parfois dans d'autres directions que celles qu'on croyait devoir emprunter..."
Après tout, la dernière fois qu'elle avait vu l'elfe, elle se languissait de Kasumi. L'herboriste avait de quoi être surprise.
Rougissant encore davantage, elle ajouta.
" D'ailleurs, il se peut qu'il passe ici demain, à notre recherche, à moins qu'il n'arrive à nous joindre par un sortilège. Il est clerc de Milil... Et il sera accompagné de son inséparable ami Tybert, un clerc aussi, mais Eldathien. Ce sont des amis de Dymphéa et Byron, ils connaissent les centaures depuis plusieurs années. Il nous a téléportés jusqu'au Pont des Trois Sires pour nous faire gagner du temps sur notre trajet, mais il a été retardé par une mission urgente. Il me demandait où on pourrait se donner rendez-vous en ville, alors je lui ai dit que vous sauriez où nous trouver..."
Son débit était maintenant un peu trop précipité, comme si elle pouvait masquer ainsi sa gêne. Mais elle devinait, à la chaleur de ses joues, que son teint était toujours aussi spectaculairement empourpré.

La vieille elfe paraissait pour le moins circonspecte, une légère grimace déformant son visage ridé.
" Je les enverrai au Castel si je les vois." dit-elle finalement, d'une voix très douce.
Elle échangea un regard avec Byron, qui ne dit rien, se contentant de sourire, un peu embarrassé.
" Nous sommes tous étranges les uns pour les autres, murmura-t-elle dans un léger soupir. Etranges et donc incompréhensibles et pourtant intrigants. Allez donc vous poser chez Fjorknir et Samera. Vous reviendrez demain, ou le jour d'après. Nous irons marcher dans le Parc, ce sera plus facile."

Fjorknir et Samera ? Astrée se demanda un instant à quelle race pouvaient bien appartenir les tenanciers de cette auberge si spéciale. Mais même cette interrogation fugace ne parvint pas à dissiper complètement son embarras. Elle devait reconnaître, malgré elle, qu'elle accordait de l'importance à l'opinion d'Isudë. Elle n'aurait pas dû, sans doute... Mais c'était ainsi. Et pourtant, elle n'avait nulle envie de tenter de lui expliquer l'inexplicable. Un coup de foudre, une attirance subite, la remise en cause de tant de choses. Non, c'était complexe à raconter. Et puis, peut-être que les elfes fonctionnaient de façon trop différente des humains pour le comprendre.
Elle se contenta donc d'un sourire reconnaissant.
- Merci à vous. Je savais bien que vous sauriez nous conseiller un endroit où nous faire héberger. Nous repasserons certainement demain... Enfin, sauf si nos démarches nous occupent toute la journée. Nous verrons bien. Mais nous reviendrons dès que nous en aurons le temps, c'est certain.
Une promenade dans le parc serait certainement une bonne option pour que le centaure et l'herboriste puissent bavarder un moment. Mais pour l'heure, il était grand temps de trouver un lieu où dormir. Elle se leva de sa bûche et entraîna Byron à sa suite, veillant à ôter les principaux obstacles de son passage.

Isudë les accompagna vers la sortie, surveillant la croupe de Byron. Il n'y eut cependant aucun heurt : la créature maîtrisait parfaitement sa forme massive et Astrée anticipait les obstacles. Si elle avait accompagné Sheldon, la situation aurait été tout autre, évidemment... Ils regagnèrent donc la porte, puis la rue, et la rôdeuse constata que la nuit était désormais tombée sur Luménis, aidée par les nuages. Le centaure parut un peu nerveux de retrouver l'encadrement de la ville, les façades hautes et inquiétantes, la pierre, partout autour de lui. Mais Isudë posa une main sur son avant-bras et murmura quelques mots en sylvestre, qui le rassérénèrent aussitôt.
" Profitez de votre séjour, murmura la vieille elfe. Luménis est une bonne ville pour ce que vous venez y faire."
Sur un dernier sourire, rare, elle retourna à l'intérieur de sa masure et referma la porte, les abandonnant dans la rue.

Astrée regretta encore une fois de ne pas parler le sylvestre. Entendre quelques mots dans sa langue aurait fait du bien à Byron. Peut-être y aurait-il, au Castel, d'autres voyageurs le parlant.
- Byron, il faut vraiment que tu m'apprennes quelques mots dans ta langue, fit-elle en l'entraînant en direction du nord. Comment on dit bonjour, au revoir, merci... les formules de politesse, au moins ! C'est important, quand je vous rends visite, que je puisse faire l'effort de communiquer dans votre langue, même si ce n'est que quelques mots... On a un peu de temps puisqu'on a toute la ville à retraverser en sens inverse... Donc je compte sur toi pour me donner quelques bases !
Elle pourrait demander à Isudë, également, lorsqu'elle reviendrait à Luménis, puisque l'elfe parlait cette langue....
Le chemin le plus court vers le Castel passait, à nouveau, par le Parc Verdoyant, et c'était une bonne chose pour Byron. Mais vu l'heure tardive, il était hors de question pour elle de quitter l'allée principale. Elle n'y verrait goutte. Heureusement, il lui semblait se souvenir que la grande allée menant des quartiers sud à l'Université de la magie comportait quelques lampadaires.

Quête : Equité

Arrivant de l'auberge du Nid Douillet, Astrée était passablement fatiguée, déjà, en débouchant chez Isudë. Sans doute était-ce en partie lié aux multiples émotions de la matinée, pas seulement la marche qu'elle avait accumulée. Elle ouvrit la porte de l'herboristerie et réalisa, signe que Beshaba n'en avait pas tout à fait fini avec elle, que l'herboriste était occupée avec des clients. Il s'agissait de deux dames halfelines et la conversation allait bon train sur les vertus du plantin et de la bourrache. Quand la vieille elfe aperçut Astrée, elle la salua d'un signe de tête mais persévéra dans son débat de spécialistes, sans sembler vouloir particulièrement se presser pour y mettre fin.

Les dieux étaient décidément contre elle aujourd'hui. Et pourtant le vin de trèfle était sensé porter chance, pas la poisse... Mais depuis le matin, elle enchaînait une telle série de déboires que c’en était désespérant. Et bien sûr, Isüde était occupée...
Elle n'osa pas la déranger. Le sentiment d'urgence qui l'habitait depuis la disparition de Byron était toujours présent, mais elle s'obligea à se raisonner. Objectivement, elle n'en était pas à quelques minutes près, non ? Elle rattraperait le temps perdu en marchant plus vite pour rejoindre le quartier nord, c'est tout. Si toutefois ses jambes voulaient bien lui obéir... parce que là, tout de suite, elle n'avait qu'une envie, s'asseoir. Elle était aussi épuisée que si elle avait parcouru quelques lieues d'affilée. Et elle sentait l'angoisse la miner, insidieuse. Et si Isudë ne pouvait pas l'aider, ou ne voulait pas ? Et si la banque ne lui prêtait rien ? Il resterait Goran, bien sûr... mais peut-être pas, peut-être qu'il refuserait, ou peut-être que Reynald et Tybert ne seraient pas libérés à temps. Quant au remboursement... le simple fait d'effleurer le sujet lui nouait le ventre. Elle y songerait plus tard, sans quoi elle risquait de perdre complètement ses moyens une fois à la banque.
Elle s'approcha du comptoir d'un pas un peu trop vacillant, mais resta timidement en arrière, espérant juste que l'elfe remarquerait son regard implorant. Elle s'efforça de retrouver son calme, d'ordonner ses idées. Elle devait se concentrer sur tout ce qu'elle avait à faire, sans se laisser parasiter par l'angoisse. Sauver Byron. Trouver l'argent. Rien d'autre. Ne pas flancher, ne pas se laisser aller, tant qu'elle n'avait pas atteint cet objectif.

Les deux halfelines finirent par terminer leurs emplettes et quitter la boutique. Isudë, fredonnante, s'approcha de l'âtre qui brûlait dans un coin, prit une tasse d'eau bouillante dans la marmite qui y frémissait, revient vers Astrée et la posa sur le comptoir. Elle y effrita ensuite une poignée de plantes et regarda la jeune femme d'un oeil circonspect.
" Pour les nerfs, expliqua-t-elle. Bois, deux gorgées, et puis raconte."

Astrée obtempéra sans discuter.
" Merci, murmura-t-elle d'une voix mal assurée. J'en ai bien besoin..."
Elle devait raconter... Mais elle se trouvait incapable de trouver par quoi commencer. Elle prit quelques instants pour respirer calmement, fermant les yeux, laissant l'infusion agir petit à petit.
" C'est Byron, commença-t-elle. Il a des ennuis. Il... il s'est fait piéger par le chef d'un groupe de mercenaire. Il avait bu, je crois, on lui a fait signer un contrat... Un engagement pour un an de service. Leur navire devait partir tout à l'heure... J'ai fait intervenir la douane, ils disent que le contrat est parfaitement valide. Il y a une clause de résiliation, mais il faut payer deux mille pièce d'or. J'ai jusqu'à demain matin pour apporter la somme. Et je n'en ai que six cent."
Elle but machinalement une troisième gorgée.
" Je dois le sortir de là. Il va falloir que j'emprunte l'argent... mais je ne sais pas si je peux convaincre la banque. Je n'ai pas d'emploi, même pas de domicile fixe à Luménis. Est-ce que... vous pouvez faire quoi que ce soit pour m'y aider ? Une lettre de recommandation pour la banque par exemple... je ne sais pas..."
Une lettre de recommandation, est-ce que ça suffirait ? La banque voudrait sûrement des garanties plus... concrètes. Ils voudraient qu'Isudë se porte caution, sans doute. Mais c'était tellement délicat... Non, elle ne pouvait pas le demander comme ça. Elle préféra attendre la réaction de l'herboriste.

L'herboriste demeura pensive, son expression ne reflétant pas de tourments particuliers.
" Tu es bien pressée à vouloir l'aider, dit-elle finalement. Ne devrait-il pas être puni pour sa stupidité ?"
Elle sourit.
" Oh, je vois tes sourcils qui s'arquent d'outrage. Tu vas dire qu'il a une mission à remplir. Bien sûr. Nous allons le sortir de là. Mais je ne me dépêcherait pas trop, si j'étais toi. Cela lui servira de leçon."
La vieille femme gloussa joyeusement.
" Luménis endort l'être confiant. Or c'est une cité comme les autres. Avec ses diables et ses héros."

Astrée soupira. Elle ne partageait pas l'avis de l'elfe. Byron avait, de son humble avis, été suffisamment puni par l'angoisse qu'il avait dû éprouver, par la honte, aussi, de devoir s'en remettre à elle.
" Je lui avait dit, pourtant, qu'il n'y avait pas que des gens bienveillants à Luménis... Mais il était trop... trop joyeux, trop confiant, hier soir. Comme grisé par... je ne sais pas moi... le bon déroulement de sa mission, ou la liberté peut-être. Il n'était pas dans son état normal. Enfin bref, peu importe. Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais ça ne change rien au résultat... Il faut que je le sorte de là."
Elle aurait voulu comprendre ce qui s'était passé, mais les explications attendraient. L'urgence primait.

Il lui semblait qu'Isudë ne comprenait pas l'importance pour Byron de rester auprès de sa harde, de ne pas la quitter pendant une trop longue période. Peut-être avait-elle eu trop peu de contacts avec les centaures, avec Dymphéa, pour le savoir ?
Elle se sentait obligée de tenter de justifier son besoin d'agir très vite.
" Dymphéa, le chef et le shaman m'ont tous les trois, en quelque sorte, chargée de veiller sur lui pendant sa mission. Il ne connaît rien aux moeurs d'ici, il est sous ma responsabilité. Je dois l'aider. Trouver l'argent."
Oui, c'était bien ça, le sentiment qui l'animait, et pas seulement l'importance de leur mission. Elle se sentait responsable de lui, de sa sécurité. Elle n'avait pas l'impression d'avoir manqué à son devoir, pourtant. Mais peut-être aurait-elle dû le mettre en garde davantage contre les Luméniens. Lui dire de ne rien faire, rien décider, sans lui en parler. D'un autre côté, il était adulte, et ça aurait été insultant pour lui. Et puis, vu le passif qu'il y avait entre sa harde et les humains de son secteur, elle s'attendait à davantage de méfiance de sa part.

" Ils t'ont bien chargée, ces trois compères, dit Isudë en gloussant. Il est adulte, Byron. Crois-tu qu'il aurait toléré que tu régentes sa vie ? C'est bien le problème de la mentalité centaure : on cadre, cadre, cadre, si bien qu'au moment où la porte s'ouvre, tous les repères sont abolis et l'esprit critique absent, puisqu'on l'a réprimé depuis le bourgeonnement. Bien sûr qu'ils t'ont chargée de veiller sur lui. Mais je vais te dire une chose, Astrée. A l'impossible nul n'est tenu."
Elle secoua la tête.
" Comment vas-tu faire pour rembourser l'argent ? Ce n'est pas exactement une petite somme."

Astrée grimaça. Elle comprenait très bien ce que voulait dire l'herboriste. Trop bien. Un centaure loin de sa harde était perdu, Neffen le lui avait dit... et elle comprenait mieux de quelle façon maintenant qu'elle y était confrontée. Et elle comprenait également très bien pourquoi. Mais... c'était ainsi. C'était la façon de vivre des centaures, leur façon d'éduquer les leurs. Et tant qu'ils restaient entre eux, ça fonctionnait parfaitement.
La question de l'herboriste, attendue et redoutée, la laissa un moment silencieuse. La vérité était qu'elle n'en savait rien. Elle finit par expliquer, d'une voix hésitante.
" Je pense que Byron sera conscient que cette dette est la sienne, et qu'il doit m'aider à la rembourser... enfin, s'il le peut. Et je pense que, par principe, le chef de la harde ne voudra pas la laisser à ma charge. Je sais qu'ils fonctionnent sans monnaie, sans argent, mais il est possible qu'ils disposent de quelques richesses même s'ils ne les utilisent pas. Il m'ont parlé de minerais... Mais peut-être aussi qu'ils n'ont absolument rien et qu'ils ne pourront pas me rembourser, même pas une partie de la somme. J'en suis parfaitement consciente. Et dans ce cas... il faut que je négocie avec la banque une durée assez longue pour rembourser, parce que mes seuls revenus, actuellement, ce sont mes livraisons ici... et une petite somme que doit me verser chaque année un village minier des montagnes de fer à qui j'ai rendu service l'an passé. Il y a eu quelques missions effectuées pour la ville de Luménis, ponctuelles, dont l'opportunité ne se présentera pas forcément à nouveau. Bon, je peux aussi trouver un emploi, je sais soigner les bêtes par exemple... ou fournir du gibier pour des auberges peut-être... ou des peaux pour des tanneurs... Ça ne sera jamais des grosses sommes tout ça, je ne sais pas vraiment combien je peux espérer gagner par mois, mais en ajoutant tout, petit à petit, je finirai bien par venir à bout de cette dette..."
Elle soupira.
" Sincèrement, j'espère que les centaures pourront m'aider un peu... Ça ne me dérange pas de donner pour Byron mes six cent pièces qui dorment dans un coffre et ne me servent à rien, mais devoir m'endetter pour quelques années me pèse. Et pourtant je sais bien que je dois le faire."

" Hum. Je trouve que c'est beaucoup t'en demander pour une erreur qu'il a commise, dit l'elfe. Mais je comprends ton désir d'aider. Peut-être y a-t-il une autre solution. Les banques ne sont pas les seules à posséder de l'argent et peut-être pourrions-nous trouver de meilleures conditions ailleurs."
La vieille femme prit un tabouret et resservit Astrée d'infusion calmante.
" Tu dois comprendre que te servir de garante me coûterait mon commerce. Tu es une brave fille, mais je te connais encore peu. Et de ce que j'ai vu, tu m'as l'air d'avoir une propension à foncer tête baissée dans les aventures les plus folles."

Astrée grimaça.
" Ce sont plutôt les aventures qui me trouvent... moi je m'en passerais bien... mais j'imagine que le résultat est le même."
Elle soupira. Elle avait vaguement espéré mieux. Elle avait espéré que l'herboriste proposerait de se porter caution. Mais elle comprenait très bien... La somme était trop importante, le risque trop grand. Et elle comprenait très bien, aussi, que sans une solide garantie, les banques risquaient de ne rien lui prêter.

Elle but un peu d'infusion. Les battements de son cœur avaient repris une cadence convenable, elle était à nouveau en état de réfléchir posément. Mais ça n'enlevait rien à l'urgence de la situation.
" J'ai une autre possibilité pour trouver l'argent. Reynald, mon... ami... clerc, a un beau-frère qui nous a déjà aidés, et je suis sûre qu'il serait prêt à aider Byron. Il aurait largement les moyens. Mais ça signifierait qu'il faut faire l'aller-retour jusqu'à Bortheïas par téléportation et être revenus demain de bonne heure. Moi, j'aurais voulu pouvoir libérer Byron dès ce soir... et puis, j'ai un peu l'impression d'abuser de son aide, aussi, ces derniers temps. Et il est dur en affaire, je ne sais pas ce qu'il demanderait en échange. Mais peut-être que je n'aurai pas d'autre choix."
Mais il fallait absolument éviter qu'il ne demande à Reynald un engagement supplémentaire. Le Sorlyn allait finir par la haïr de lui causer autant d'ennui. Non, s'il devait exiger une contrepartie, ce serait à elle qu'il devrait la demander.
" Enfin, pour ça, il faut aussi que Reynald arrive à se sortir dans les heures qui viennent des ennuis dans lesquels il s'est fourré... parce qu'en fait c'est plutôt lui, le spécialistes des aventures les plus incroyables. Mais il avait l'air de dire que ça se réglerait vite. Simplement... Si jamais je n'ai pas d'autre solution que la banque... Je comprends bien que vous ne puissiez pas vous porter caution... mais est-ce que vous pourriez, je ne sais pas... certifier que je vous livre parfois des herbes ? J'imagine qu'il faut indiquer pour quelle valeur, et que le montant va paraître dérisoire à la banque, mais c'est mieux que rien..."

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