La Couronne de Cuivre

« ...Bref. Portez fièrement les couleurs de Pont l’Espoir jusqu’au toit du monde ! Oui, oui, je sais, j’en fais trop. »
Des rires conclurent le discours jovial du directeur. Benoît, Christophe et Bellatrix venaient tout juste d’entrer dans le rang mais, forcément, ils étaient les derniers et donc tout à l’arrière. L’attention des adultes revenant sur les élèves, il n’était pas conseillé d’essayer de doubler.
« Vous pouvez monter – déclara la maitresse, toujours postée juste devant la porte telle une sentinelle – et dans le calme bien sûr ! »
Le mouvement s’amorça. Et la sévérité de Pougon s’exprima, implacable. Qu’il y ait plusieurs heures de trajet lui importait peu. La sauvegarde de ce fameux calme était une absolue priorité. Ainsi, si certains enfants étaient libres de se placer où ils voulaient, comme ce fut le cas pour Pierre et son ami, d’autres en revanche n’allaient pas avoir cette chance. Louise avait sa liste noire et, ho surprise, tous les mauvais farceurs, tous les pitres y étaient présents. La sentence tombait à chaque fois que l’intéressé se présentait devant la quinquagénaire.
« Simon, tu vas te placer là, à côté d’Alice.
- Quoi ? Moi, avec elle ? Mais ? mais...
- Y’a pas de mais. Christophe, toi, je te veux ici, juste devant. »
Oui, tout devant, enfin juste derrière les adultes.
« Bellatrix... avec Benoît, ici. »

Au final, Etienne et Piotr avaient sur leur gauche, à la même hauteur, Benny et l’asperge. Cricri était deux rangs devant eux en compagnie de Stéphane, le sportif idiot de la classe. Peu après que tout le monde se soit installé, le car s’ébranla. A l’extérieur, les parents saluèrent de la main. Et déjà la place s’éloignait. Le véhicule prit la direction du pont de la ville qu’il traversa aux premières lueurs du soleil levant. Voilà qui aurait fait une belle photographie. C’en suivit la traversée des quartiers modernes et de leur circulation plus dense. A neuf heures, le car quittait Pont l’Espoir. Il suivait la départementale vers cette lointaine destination qu’étaient les Alpes.

Benoît avait croisé les droits et récité quelque incantation protectrice lorsqu'il s'était rendu compte que le défi imposé par Simon l'avait relégué en fâcheuse position en queue de file. Mais ses prières avaient du trouver entendeur car la place qui lui fut accordée aurait pu être bien pire à en juger par celles dévolues à Christophe et Simon. Lui-même était assez satisfait de sa position à côté de Bellatrix et de Pierre. Ils allaient pouvoir bavarder à supposer que les règles de silence imposée en classe soient levées ici. Le gamin attendit un peu que la vigilance du départ s'infléchisse un peu pour lancer la conversation :

- Alors, et si tu me racontais le dernier film que tu as vu ! J'espère que ça ne concernait pas un voyage en autocar.

Après avoir soupiré une douzaine de fois, Christophe fut bien obligé de s'installer dans son siège, affichant une mine boudeuse qui ne le quitta pas avant longtemps. Il n'avait pas grand-chose à dire à Stéphane, avec qui il ne partageait pratiquement aucun goût connu, et ses copains étaient loin. Impossible de communiquer facilement avec les autres, de leur raconter des bêtises, ou de chatouiller les rares filles avec qui il s'entendait bien. Il fit mentalement la liste de ce qu'il avait dans son sac à dos, et il se rendit compte avec effroi qu'il n'avait rien prévu pour tuer le temps, pensant être avec les autres. Il n'avait donc que son casse-croûte, quelques trucs sans intérêt direct - avec lesquels il pourrait peut-être bricoler un piège pour faire trébucher Madame Pougon dans les escaliers du car ? - un peu de monnaie et un paquet de mouchoirs. "Pffff..." soupira-t-il une treizième fois.

Bellatrix soupira d'aise. Elle était assise à coté de Benny. Et quand il lui demanda quel était le dernier film qu'elle avait vu, elle rougit jusqu'aux oreilles. Non, ce n'était pas un film sur un voyage en autorcar. C'était encore mieux : un film sur le ski. Comme elle ne voulait pas que "Madame Bougon", (comme elle la surnommait à son insu) l'entende, elle se pencha vers lui et baissa la voix.

"J'ai vu un chouette film hier. C'est des skieurs qui s'amusent. Et puis, un se casse la jambe. Alors, ils vont dans un hôtel. Et dans cet hôtel, il y a un monstre qui les tue tous. A la fin, ils se font tous jeter dans une crevasse. C'était bien rigolo. Si ça se trouve, c'est ce qui va nous arriver."

Elle lui fit un grand sourire et haussa plusieurs fois les sourcils d'un air entendu.

Pierre, lui, n'avait pas la moindre raison de se plaindre. Au contraire, puisqu'il avait obtenu ce qu'il voulait. En revanche, il était désolé pour Simon et Christophe : éloignés d'eux, en compagnie d'élèves qui n'étaient pas leurs amis, ils allaient trouver le voyage bien long... La maîtresse avait été plus clémente avec Bellatrix, puisqu'elle l'avait placée à côté de Benny !
Entendant la question posée par ce dernier, il interrompit la discussion dans laquelle il s'était déjà lancé avec Étienne et tendit l'oreille, désireux de connaître la réponse. Mais il ne perçut que les mots "skieurs", "hôtel" et "crevasse" : trop peu pour vraiment l'informer, assez pour piquer sa curiosité.
-Bellatrix ? C'était quoi, le film ? J'ai pas entendu... demanda-t-il à la petite fille sans hausser la voix.
Il ne l'appelait jamais "l'Asperge" : il trouvait que c'était un surnom assez insultant et doutait qu'il plaise à l'intéressée. Par contre, il aimait bien son vrai prénom : c'était chouette de s'appeler comme le personnage d'un livre ! Il aimait bien celle qui le portait, aussi : elle était plutôt sympa, quoi qu'en disent certains adultes et certains enfants. Et puis, elle avait toujours de super histoires à raconter. D'accord, elles étaient souvent effrayantes, car provenant de films que son propre grand-père ne lui laisserait pas regarder avec quelques années. Mais ça ne lui déplaisait pas. Enfin, du moment que lesdites histoires se terminaient bien...

Bellatrix avait relevé la tête. Ainsi, elle arrivant au dessus des dossiers et pouvait voir l'ensemble du car. Elle vérifia que Mlle Bougon ne l'écoutait pas et souffla en direction de Pierre, contente qu'on s'intéresse à ce qu'elle disait.

"Il s'appelle "Cold prey", mais je ne sais pas ce que ça veut dire. C'est très joli les paysages de montagne, mais surtout quand on voit le monstre. Il fait très peur, et il a une tâche sur le visage pour qu'on le reconnaisse. Parce qu'avec un bonnet et une écharpe, ils sont tous pareils. Des fois, ils sont un peu bêtes. Tiens, et y a aussi le film où les gens sont sur les espèces de sièges pour grimper les pentes au ski. Mais les sièges ne fonctionnent plus et ils sont tous gelés là-haut. Et même qu'il y a des loups qui les attendent en bas."

Elle sourit à nouveau, heureuse de son effet.

Il resta silencieux quelques instants, essayant de se représenter les scènes dépeintes par Bellatrix. Son imagination débridée ne tarda pas à faire son travail et il se sentit parcouru par un léger frisson.
-Sûr, ce sont des histoires sympa, fit-il d'un ton appréciateur. D'accord, ça serait moins drôle si ça arrivait dans la vraie vie, mais sinon... Oui, très chouettes histoires !
Il faillit ajouter qu'il espérait que les skieurs comme les personnes bloquées sur les remontées mécaniques s'en étaient bien sorties, mais il préféra s'abstenir : Bellatrix aurait pu le prendre pour un bébé, avec sa manie de vouloir que tout se termine toujours bien. Sans compter que les films d'horreur étant par définition horribles, il y avait peu de chances que ceux-là aient comporté une fin heureuse...

Bellatrix avait souri. Elle adorait partager sa passion. Ce qu'elle ne disait pas, était que secrètement, tous les croque-mitaines peuplant la pellicule, elle les trouvait sympathiques. Peut-être étaient-ils seuls, incompris. Elle-même devait son nom au personnage de Harry Potter. Son personnage préféré, par ailleurs. A la fin, elle avait même pleuré à chaudes larmes. Bellatrix était la meilleure, elle avait fait semblant d'être vaincue.

Elle fouilla dans sa mémoire à la recherche d'autres films. Un qui se passait en montagne avait marqué son esprit.

"Ah oui, et il y a un film où un bonhomme mange les autres bonhommes. ça se passe dans les montagnes. Il les cuisine même en ragoût. Même que ça a l'air bon."

Quoi ? Elle avait trouvé appétissante la chair humaine apprêtée par ce monstre ? Le gamin esquissa une grimace : lui-même n'osait guère imaginer la chose. Mais son début de rictus se mua vite en sourire. Il savait pertinemment que Bellatrix adorait leur faire peur, et il ne compait pas se laisser prendre !
-Si ce bonhomme est dans les montagnes où on va, on a pas grand chose à craindre de lui : il s'en prendra aux adultes, y a plus à manger, avec eux !
Bien sûr, dans les contes, les ogres adoraient manger les enfants. Toutefois, la chose lui avait toujours paru étrange : comme des créatures si grandes pouvaient-elle se satisfaire de repas si légers ? La sorcière d'Hansel et Gretel ne s'y était pas trompée et avait décidé, avant de se mettre à table, d'engraisser le petit garçon. Mal lui en avait pris car, en retardant l'échéance fatidique, elle avait laissé au frère et à la sœur l'opportunité de la vaincre... Les ogres, eux, ne prenaient généralement pas ce genre de risque. Toutefois, pour Pierre, cela ne les rendait pas plus intelligents : s'ils étaient vraiment malins, ne chercheraient-ils pas, pour apaiser leur faim légendaire, des mets plus consistants, comme des adultes ou même des vaches ? Les histoires, parfois, n'étaient pas très logiques...
Quoi qu'à bien y réfléchir, était-ce différent, dans la vraie vie ? Les grands ne s'extasiaient-ils pas en dégustant de minuscules toasts tartinés de foie gras ou de caviar ? N'avait-il pas vu à la télé, récemment, un documentaire sur un restaurant où les clients étaient tout sourire devant leurs immenses assiettes où trônaient, au milieu des décorations, une poignée de légumes et un fragment de viande ?
Bref, il fallait espérer que, si un ogre se trouvait dans les montagnes, il ne soit pas du genre à aimer la cuisine à la mode. Mais de toute façon, les ogres, ça n'existait pas. Les cannibales avaient existé, avant ; mais aujourd'hui, il n'y en avait plus, sauf peut-être au fond de la jungle ou sur des îles désertes perdues au beau milieu de l'océan.
Ils n'avaient donc rien à redouter, en somme !

A l’avant, les adultes discutaient entre eux. Outres Galop et Pougon, il y en avait plusieurs autres mais aucun qui n’avait autant de caractère, autant de réputation auprès des enfants. Certains étaient même des inconnus ou presque. Peu après avoir quitté la petite ville, la maîtresse prit place dans l’allée centrale et, sans qu’elle n’ait vraiment à agir, le silence tomba parmi les élèves. Elle débita, avec sa douceur habituelle, les règles à respecter dans le car. Elle mit l’accent sur la nécessité de garder propre le véhicule. Le prof de sport lui succéda et évoqua les pauses qui allaient fragmenter le voyage. Il fit également remarquer que si quelqu’un se sentait mal, il pouvait le dire. Il y avait des cachets pour ceux qui avaient le mal des trajets. Puis les adultes retournèrent à leurs affaires.

Christophe boudait mais Stéphane, lui, était aux anges. Dès que ce fut de nouveau possible, il chercha à parler.
« J’suis trop fort au ski ! C’est mon papa qui m’a tout appris. Papa, il fait des pistes noires les doigts dans le nez ! Et toi, tu sais faire ? Si tu veux, j’peux t’apprendre. »
Il était idiots disait-on. C’était parce qu’il avait redoublé. Et puis, c’était vrai qu’il n’avait pas l’esprit très vif. Mais il était gentil, du moment qu’on ne se moquait pas de lui. Au final, le bricoleur n’avait pas eu trop de malchance dans son malheur. S’il n’en était pas convaincu, il n’avait qu’à tourner la tête. Un peu plus loin, Simon et Alice semblaient avoir réinventé la guerre froide. L’accoudoir qui les séparait était devenu une sorte de lieu de conflit déguisé. Alice, il fallait le préciser, était membre du fan-club de Julie, une gloussante donc. Or Julie n’aimait pas Simon et ses blagues. Donc Alice ne l’aimait pas non plus, c’était logique. Pour eux, le temps allait être long... très long...

Benoît avait sans doute matière à imaginer avec ce que lui racontait Bellatrix. L’esprit en ébullition, il tourna son regard vers la vitre. Au dehors, un décor campagnard défilait. Le soleil hivernal, toujours plus haut dans le ciel, l’illuminait d’une fort belle manière. C’était une journée à se balader. Tout d’un coup, le garçon aperçut quelqu’un au bord de la route. On aurait dit une religieuse toute de blanc vêtue. Elle était immobile, tournée vers lui. A peine le temps de s’en rendre compte que déjà le car l’avait dépassée. Mais, quelque chose dans cette vision fugace, marqua Benny.

Benny avait écouté avec attention les histoires de Bellatrix, trop heureux qu'elle fasse la conversation pour vouloir l'interrompre par de nouvelles questions. Les films dont elle parlait était un peu trop bizarres pour qu'il ait lui-même envie de les voir. Mais Bellatrix savait bien raconter alors à quoi bon regarder des trucs qui lui donneraient des cauchemars ? Tout en écoutant les propos de la fillette, il avait laissé son esprit dériver sur le paysage au bout d'un moment, émerveillé par le paysage hivernal. Cela lui rappelait étrangement le voyage de l'année précédente : voyager et voir le décor défiler enflammait toujours son imagination et le faisait se sentir plus vivant. Mais la silhouette, pourtant anodine, qu'il aperçut au bord de la route brisa net ses rêveries et il sentit une angoisse inexplicable s'emparer de lui. Il chercha ses amis du regard pour trouver un peu de réconfort et de soutien. Il croisa celui de Bellatrix et chuchota à son oreille sans chercher à dissimuler sa frayeur :

- J'ai vu une femme vraiment bizarre au bord de la route. Et en plus elle me regardait. Elle était toute pâle en plus. Mais les religieuses elles sont toujours gentilles, hein ?

Bellatrix avait regardé Benny assez effarée. Une dame toute pâle sur le bord de la route et toute en blanc, en plus. Elle se tourna vers la vitre pour voir si elle la voyait, mais l'autobus l'avait dépassée depuis longtemps. La description que son ami venait de faire la laissa un peu songeuse et inquiète. Des films sur les religieuses, elle en avait vu. Et elles n'étaient pas gentilles du tout, mais alors pas du tout. Surtout si elles étaient en colère. Elle hésita un peu avant d'en parler à son vis à vis.

"Ben ... elles sont pas toutes gentilles, en fait. Y en a qui sont des fantômes. Et des fantômes, y en a qui comme ils sont pas contents d'être morts, ils veulent que les autres soient aussi morts qu'eux."

Elle s'interrompit. Elle ne voulait pas ajouter que si la religieuse avait regardé Benny et que Benny l'avait vu, il avait sûrement des soucis à se faire.

"Peut-être qu'il faudra que tu nous dises si tu la revois. C'est sûrement une nonne échappée mais on sait jamais."

Au fil des minutes, Christophe finit par faire contre bon cœur, mauvaise fortune. Stéphane ne parlait que de sport, mais il n'était pas vraiment méchant à proprement parler. A vrai dire, Christophe le découvrait seulement maintenant ; il n'avait jamais parlé avec lui, pour ainsi dire, et s'était forgé une opinion erronée sur la base des racontars des autres, comme c'est souvent le cas, malheureusement. Et au bout d'un temps, il se surprit à parler de ses expériences sportives. Non, il n'avait jamais skié, et il appréhendait un peu, d'ailleurs. Mais il avait déjà fait un peu de foot, comme beaucoup de garçons. Et du tennis, mais il n'était pas très doué, même s'il aimait bien taper de temps en temps pour se défouler.

"C'est difficile, de skier ? J'suppose qu'il faut déjà tenir en équilibre sur les skis..."

De là où il se trouvait, il n'avait ni vu ni entendu parler de la femme en blanc.

Quelques minutes après que Benny eut aperçu l’inquiétante inconnue, le car arriva au niveau d’une route qui rejoignait la départementale. C’est là, sur cette intersection, que tous purent entendre le vrombissement d’une voiture lancée à toute allure. Ce fut si rapide. Les freins qui hurlèrent, les pneus qui grincèrent, tout juste les premiers cris de ceux qui virent cette masse folle et zigzagante toujours plus proche. Puis...

...Plus rien.

Pierre rêva. Une salle de marbre blanc... des colonnes, des sculptures pleines de grâce... des flambeaux immaculés... une idée de pureté. Dans cette salle, il y avait des silhouettes de lumière, légères, éthérées. Il marchait entre elles. Elles, le regardaient. Et voilà qu’une s’avançait. Elle se plaça devant lui. Lentement, intimidé, il s’approcha. Il reconnu son propre visage dans les traits radieux. Et ce visage était si triste...

C’est le froid qui réveilla Pierre, Bellatrix, Benoît et Christophe. Le car était arrêté au bord de la route. Tout ce qu’on entendait, c’était le vent et la pluie fine sur les vitres. Plusieurs de ces dernières étaient brisées. Le flanc gauche du véhicule était enfoncé, surtout vers le milieu, à peu près là où Benny et l’asperge étaient assis. Leurs sièges étaient à présent disloqués, renversés, avec plusieurs autres. Etrange spectacle...

Les quatre enfants étaient seuls. Ils n’avaient à se plaindre d’aucune blessure. Pourtant, ils revinrent à eux aux milieux des morceaux de verre. Benoît était un peu coincé sous son vestige de siège et Cricri avait roulé jusque dans les marches, près de la porte avant. Bellatrix était étendue dans l’allée centrale et Piotr, avachi contre son dossier. Tous avaient l’impression de sortir d’un lourd sommeil. Leurs sac à dos étaient à leur côté. Mais des autres, aucune trace.

Au dehors, on pouvait voir un ciel gris, morne. La vive bise s’invitait à l’intérieur et faisait frissonner tout le monde.

Benny était des plus désorientés par la soudaineté et l'étrangeté de l'incident. Pourquoi n'était-il pas blessé alors que son siège avait été percuté dans l'accident ? Et pourquoi ne gardait-il pas de souvenir de ce dernier ? Pourquoi Bellatrix, Christophe et Pierre étaient-ils tous là et qu'était-il advenu des autres ? C'était déjà trop de questions pour l'esprit d'un enfant, même d'un enfant en avance pour son âge. Le gamin sentit des larmes d'angoisse lui monter aux yeux et s'entendit parler sans avoir conscience de penser les mots qu'il prononçait :

- Vous allez tous bien ? Vous savez ce qui nous est arrivé ? Vous croyez que ça a un rapport avec la dame blanche ?

Le gamin frissonna en sentant le froid lui piquer la peau mais il était bien possible que le climat n'était pas la seule orgine de sa chair de poule.

Lugubre ambiance dans le car délabré. Les pleurs de Bellatrix accompagnaient les plaintes du vent funeste. Au dehors, la grisaille rendait tout terne. La pénombre n’était pas loin. Par les vitres béantes, les goûtes froides s’engouffraient. L’humidité était déjà bien présente. L’épave n’était pas un refuge, ou alors si médiocre.

Les quatre enfants, en se regardant, pouvaient constater leur pâleur. Certes, sous le coup de la surprise, les couleurs ne pouvaient que les fuir. Mais, tout de même, ils se fondaient à merveille dans le sinistre décor. Ils remarquèrent aussi qu’une carcasse était visible du côté gauche de l’autocar. Il s’agissait forcément de la voiture à l’origine de l’accident.

Les sanglots de Bellatrix arrachèrent Pierre à sa torpeur. Voir la fillette dans une telle détresse était un événement sans précédent, pour autant qu'il s'en souvienne. Car la fillette n'était pas du tout du genre pleurnicharde...
Sans vraiment y réfléchir, il la rejoignit et, un peu maladroit, un peu hésitant, posa une main sur son épaule.
-Allez, j'suis sûr qu'on a rien à craindre, dit-il d'une voix mal assurée.
Il n'était pas certain de croire tout à fait à ses propres mots. Pourtant, une idée était en train de grandir en lui, une idée qui, il le sentait, avait le potentiel pour leur remonter le moral.
-Je suis sûr qu'on a rien à craindre, répéta-t-il. Tout ça, ça peut pas être vrai. Sinon, il y aurait des pompiers, des docteurs, des policiers. Et puis les autres. Ou au moins leurs... Enfin, vous voyez ce que j'veux dire. Et puis, on peut pas être morts, non plus. Parce que si c'est vrai, ce qu'ils disent à l'église, on serait allés au paradis, et il peut pas ressembler à ça. Et si c'est pas vrai... Ben, il y aurait juste pus rien, non ?
Il ne pouvait présumer de l'effet de ses paroles sur ses trois compagnons. Mais en tout cas, elles contribuaient à l'apaiser, lui. Au moins un tout petit peu.
-Alors à mon avis, la seule explication... La seule explication scientifique, comme dirait Simon, c'est qu'on est dans un rêve. On a dû être assommés à cause de l'accident. Tout ça, c'est forcément dans notre tête.
Il avait failli dire "dans ma tête". Mais ses copains n'auraient peut-être pas apprécié qu'il les considère comme des êtres imaginaires. Quoi qu'il en soit, sa déclaration avait été sincère. Bien sûr, ce rêve avait des allures de cauchemar, et la suite risquait fort d'être effrayante. Mais puisque ce n'était pas la réalité, ils ne courraient aucun danger. Ils pouvaient même se réveiller d'un instant à l'autre.

Benny se redressa à son tour à l'approche de Pierre. Il demeura un long moment figé à écouter les paroles apaisantes de son ami sans pour autant les comprendre. Le geste de compassion qu'il eut pour Bellatrix le tira de sa torpeur et il se maudit de ne pas y avoir pensé lui-même. C'était pourtant la chose à faire ! Mais Benny n'était pas très doué avec les gens : il ne savait jamais quoi répondre ou faire sur le moment et s'imaginait rejouer la scène bien après, une fois la solution trouvée. Mais il pouvait avoir prise sur les choses, sur les événements, pour ne pas les subir. Il répliqua donc d'un ton assuré qui ne l'était pas vraiment :

- Ou alors c'est une de ces réalités parallèles des mondes de fiction. Le choc nous a peut être fait passer un portail ou je ne sais quoi : il nous faut retrouver la sortie pour revenir chez nous. Retrouver les autres. Redevenir nous-mêmes. On devrait commencer par aller voir cette voiture , il y aura peut être un indice dedans ! Vous en pensez quoi ?

Bellatrix s'était ressaisie en quelques minutes. Non, elle n'était pas geignarde, du moins pas comme son frère qu'une plume d'oiseau sur le bitume faisait pleurer à chaudes larmes. Elle remercia Pierre du regard et essuya ses larmes du revers de sa manche. La situation bien qu'inquiétante commença à l'intriguer. Qu'aurait fait Morticia Adams à sa place ? Déjà, elle n'aurait pas pleuré. Ensuite, elle se serait levée dignement - ce qu'elle fit - et aurait regardé autour d'elle. Puis, elle aurait eu un petit rire dégagé. Bon, le sien ressemblait plus à une sorte de miaulement peu inspiré mais on ferait avec. Ensuite, elle aurait évalué la situation. Tout comme Benny, elle était attirée vers la carcasse devant le car. Peut-être comprendraient-ils ce qui s'était passé.

"Je crois que tu as raison. J'espère juste qu'il n'y aura pas des zombies dedans."

Elle commença à s'approcher, peu rassurée.

Ce qu'il en pensait ?

"J'ai peur !", cria-t-il, au bord de la panique. "Où on est ? Pourquoi les autres sont plus là ? On va avoir froid ! Et faim ! Et on sait pas où on est !"

Passé le bref instant de stupeur pendant lequel il n'avait eu aucune réaction visible, Christophe semblait maintenant en proie à une peur panique qui ne manquerait pas d'être communicative si les autres le laissaient faire longtemps. Il tremblait, sa voix devenait suraiguë quand il s'exprimait, et son pantalon parut devenir humide au niveau de sa taille. Il détestait avoir peur. Et il avait très, très peur, maintenant.

Pierre avait brièvement réfléchi à l'hypothèse de Benoît avant de la repousser. D'abord, elle était beaucoup plus effrayante que la sienne. Ensuite, elle n'était pas réaliste : les mondes parallèles, ça n'existait que dans les histoires, non ? Comme dans A la croisée des mondes... Quant à la proposition du gamin d'aller voir l'épave, il ne l'aimait guère : examiner une voiture accidentée lui paraissait au-dessus de ses forces. Et puis, il préférerait de beaucoup tenter d'ouvrir la soute du car : dans un mauvais rêve, surtout dans un mauvais rêve, il avait envie d'avoir son épée avec lui.
La réaction de Christophe le prit complètement au dépourvu, l'arrachant brutalement à ses réflexions. Il resta quelques instants à le contempler, les yeux ronds, et il sentit la terreur s'insinuer en lui. C'est cela qui le poussa à agir, la crainte de perdre bientôt tous ses moyens s'il ne faisait pas quelque chose.
A grandes enjambées, il alla se placer devant son copain et le prit par les épaules.
-Faut pas avoir peur ! affirma-t-il d'une voix forte. C'est pas vrai, tout ça ! On est juste dans un cauchemar ! Rien qu'un cauchemar !
Il chercha à croiser son regard. Que faire s'il n'y arrivait pas, s'il ne parvenait pas à l'apaiser ? Lui donner une gifle, comme il l'avait vu faire dans certains films, quand quelqu'un paniquait complètement ? Il n'aimait pas du tout cette solution, mais s'il n'avait pas le choix...

Tout d’un coup, venant du dehors et, plus précisément, de la fameuse voiture, des bruits se firent entendre. Il y eut d’abord une sorte de gémissement, de grognement. Puis, ce fut un juron marmonné. La voix était pâteuse, grave, celle d’un adulte assurément. Suivit un grincement affreux, de la tôle froissée qui protestait. Il cessa avec une exclamation de rage pleine de vulgarités.
« Bordel de m***** ! Tu va t’ouvrir c****** !!! »
Les grincements reprirent, par à-coups. De là où ils étaient, les enfants ne pouvaient pas voir ce qui se passaient. Il leur fallait soit sortir du car, soit escalader les sièges disloqués pour observer par les fenêtres la carcasse plus petite que le véhicule scolaire. Les portes de l’autocar se trouvaient sur le côté droit, celui épargné par l’impact.

Alors qu'il tentait tant bien que mal de se ressaisir, aidé en partie par les propos rassurants de Pierre, Christophe se figea brusquement lorsqu'il entendit, lui aussi, les bruits en provenance de la voiture responsable de l'accident. Il étouffa un cri, ravala un sanglot, et fut tenté de suivre mécaniquement les autres pour essayer d'aller voir ce qu'il se passait. Mais il pensait à sa boîte, son trésor, avec qui il pouvait faire tant de choses. Et notamment les aider à réparer le car, peut-être ? Il n'était pas si cassé que ça, finalement. Et... mais en fait, c'était bête : qui allait le conduire, maintenant ? Peut-être l'adulte qui tentait d'ouvrir une ******* de porte ?

"Qu'est-ce qu'on fait ? Qui c'est ? On l'appelle ou pas ?"

Voyant que ses camarades n'avaient pas crié pour appeler l'adulte, il hésitait à le faire, craignant de s'attirer leurs foudres s'il faisait une grosse bêtise.

Pierre n'imita pas Bellatrix et Benoît. Compte tenu des circonstances, il n'avait pas du tout envie de s'imfliger l'affreux spectacle d'une voiture accidentée : il était déjà assez choqué pour ne pas en rajouter. Et puis, l'homme qui tentait de s'en extraire ne lui disait rien qui vaille. Le fait qu'il ait provoqué l'accident (ou, du moins, qu'il occupe la place de celui qui en était la cause dans la réalité), sa vulgarité, sa colère manifeste... Puisqu'ils évoluaient en plein cauchemar, tous ces éléments le désignaient comme le Grand Méchant qui allait sous peu se lancer à leurs trousses.
Par conséquent, il secoua fermement la tête en entendant la question de Christophe.
-Surtout pas ! lança-t-il assez fort pour que ses camarades comprennent ce qu'il disait. mais trop bas, l'espérait-il, pour que l'autre ne l'entende. On ferait mieux de quitter le car, de récupérer nos sacs et de nous cacher quelque part avant qu'il réussisse à sortir... J'crois que ça serait plus prudent.

La carcasse arborait un rouge métallisé rutilant qui contrastait assez nettement avec le terne paysage. Avant l’accident, ce devait être une belle automobile, sportive, puissante. Elle n’avait pas perdu toute sa superbe. Seule la moitié avant avait souffert du choc. Le moteur était à demi rentré dans l’habitacle. Le capot tordu ne cachait plus vraiment la mécanique qu’il était sensé recouvrir. Une roue arrachée gisait sur le bitume. Le pare-brise avait explosé et les portières gondolaient.

A l’intérieur de la voiture, le conducteur essayait de sortir. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, avec les cheveux coupés très courts et portant une veste de cuir noir. Il était hors de lui. Rien que voir la façon dont il s’acharnait sur sa portière faisait un peu froid dans le dos. Il continuait de jurer, toujours aussi grossier. Pour l’instant, il ne semblait pas avoir remarqué les enfants. En tout cas, il ne leur porta aucune attention, trop concentré à cogner. Derrière la voiture, la route rejoignant la départementale serpentait à travers la morne campagne. Il n’y avait pas une seule maison en vue.