La Couronne de Cuivre

Chandara reçut une petite tape derrière la tête, plutôt une caresse qu'une tape mais une tape tout de même. Angèle la considéra avec un petit sourire moqueur.

"Désolée, je croyais que tu étais bloquée."

Elle la regarda un petit moment sans rien dire, les bras croisés. Elle commençait elle aussi à avoir les paroles en tête. Et elle ne voulait pas chanter. L'air était certes très séduisant mais les paroles. Qui avait donc pu inventer ces choses là ? Déjà, un homme. Les femmes ne se rabaissaient pas à ces extrémités là. Uriner debout devait rendre euphorique ... Et écouter trop longtemps la chanson pouvait rendre fou ou helmite ...

"Si j'entends encore cette chanson je ... Je serai prête à me battre."

Chandara éclata de rire quand Angèle lui manifesta ce geste de complicité sans oser mettre sa menace à exécution. Plutôt que de provoquer son amie en insistant sur la chanson ridicule dont elle était enfin parvenue à se débarrasser, la paladine répondit ingénument :

- Je vais de ce pas en parler au grand prêtre : s’il chante ça avant la bataille, nous aurons un atout de poids pour faire face à l’ennemi.

Angèle avait souri en voyant Chandara éclater de rire. Une nouvelle fois, sa spontanéité avait fait mouche. Cette complicité naissante lui plaisait et l'effrayait dans le même temps. N'avait-elle pas perdu, à l'exception de son frère, tous les gens qu'elle aimait à Melandis ? Qu'arriverait-il si Chandara disparaissait à son tour ? On était en temps de guerre sur une des routes les plus incertaines. Ses yeux se firent lointains un instant mais elle se reprit vite.

"Ce sont nos adversaires qui risqueront d'être surpris. Je les plaindrais presque."

Après un nouveau clin d’œil complice à l’adresse d’Angèle, la paladine reprit la direction des opérations.

- On devrait aller demander où on peut planter notre tente. Plus tôt ce sera fait, mieux ce sera. Cela laissera du temps pour se reposer et se préparer avant l’entraînement.

On leur indiqua que le mieux était de se placer au fond du vallon, pour ne pas gêner l'arrivée des suivants, et près de la rivière, parce que c'était là qu'on trouvait les terrains les plus plats et que le sommeil sur terrain penché a quelque chose de désagréable au réveil, surtout pour celui qui dormait près du piquet du bas. Néanmoins, il fallut attendre encore une petite-heure l'arrivée des tentes, et on put commencer à s'installer. Les quatre femmes avaient fini par acquérir une certaine aisance dans cet exercice quotidien. Voilà au moins un avantage qu'on était certain de retirer de cette guerre : bonus de dextérité + 5 au montage de tente, bonus d'endurance de +3 aux ronflements sonores... Restait à oublier les malus face aux maladies liées à l'humidité.

Lise se laissa tomber sur son matelas dès qu'elles eurent achevé l'opération.

"Et maintenant, mes soeurs, préparons-nous spirituellement à l'épreuve ultime de l'entraînement mixte... Je propose une prière collective pour Chandara, pauvre âme livrée aux troubles de la tentation..."

Angèle avait hoché la tête avant de s'assoir dans l'herbe à l'entrée de la tente. L'humour de Lise était rafraichissant mais lui rappelait une réalité moins plaisante : il allait falloir s'entraîner. Contrairement à Chandara, se confronter aux hommes ne l'embêtait pas, grâce à son frère jumeau sans doute. Par lui, elle avait connu les us et coutumes de ceux que l'on classifiait arbitrairement de "sexe fort" assez pour qu'ils n'aient plus de secrets pour elle. Paradoxalement, se mesurer à lui lui posait énormément de problèmes. Il avait la fâcheuse manie d'anticiper chacun de ses coups comme un agaçant miroir. Certes, elle ne cédait pas d'un pouce non plus ce qui rendait leur joute plus longue mais ennuyeuse à la longue. Elle préférait croiser le fer avec Theodora qui au contraire la connaissait assez bien pour pouvoir la surprendre. Yorven, quant à lui était totalement imprévisible.

En même temps, s'entraîner aurait le mérite d'occuper son esprit. Mieux valait oublier cette fichue lettre dont elle craignait l'arrivée ou l'absence.

"De toute manière, pas la peine de combattre pour le savoir : nous sommes les plus fortes ..."

Chandara devait bien reconnaître qu’elle avait un peu cherché à provoquer ses amies et elle en pouvait donc pas leur en vouloir de ce complot :

- J’accepte ta proposition de prière, Lise même si ce ne sera certainement pas très utile. Don est plutôt mignon mais il n’est pas vraiment mon style d’homme. Et en plus il ne s’est montré intéressé que par mes talents d’improvisation oratoire et mes compétences martiales. Ce n’est pas franchement ce qu’il y a de plus flatteur en matière de séduction.

Lise en était à retirer ses chaussures tout en serrant les dents au vu de ses ampoules suppurantes, douloureuses et crevées. Le romantisme de la situation lui échappait un peu, aussi prit-elle beaucoup de plaisir à torturer davantage la pauvre Chandara.

« A la rigueur, je trouve que c'est déjà pas mal... mais, ouah. Il t'a adressé deux phrases, et ça y est, tu l'as déjà jugé. Je ne pense pas qu'il ait été particulièrement intéressé par tes talents oratoires ou tes compétences au combat, tu vois : il cherchait juste un compliment à te faire qui ne soit pas trop compromettant, et un endroit où te revoir qui ne soit pas trop improbable.

Mais peu importe, vas-y, parle-nous de ton type d'homme et de ce qu'il y a pour toi de plus flatteur en matière de séduction. Tu me sembles experte. Tu préfères donc ceux qui te répètent que tu es la plus belle, la plus charmante, que tes lèvres sont pulpeuses comme un fruit mûr, que tes cheveux sentent l'herbe coupée ? Ou bien les ténébreux pleins de mystère que tu n'intéresses pas ? Dis-nous tout. »

Lise, quant à elle, préférait quel que soit le sexe les langues bien déliées et qui ne manquaient pas de répartie. Mais cela allait sans dire.

Même pour Angèle dont le type d'homme était une belle femme autant par le corps que par l'esprit, la conversation prenait un tour amusant. Elle commençait à se demander si Chandara, compte tenu de son manque d'expérience en la matière avait déjà été amoureuse. Objectivement - si l'on ôtait une immense part de subjectivité - Yorven aurait été le compagnon idéal. Pas entreprenant pour deux sous, avec une dose de romantisme. Et il n'avait pas son pareil en matière d'hésitation.

Elle s'efforça de rester loin de Lise dont les pieds dégageaient une forte odeur de fromage - question romantisme, on pouvait difficilement faire mieux - et se tourna vers Chandara, curieuse de connaître sa réponse.

Chandara n’était plus très sûre d’apprécier cette conversation d’autant qu’elle la mettait dans l’embarras de ses contradictions. Sans oser regarder Lise ou les autres occupantes de la tente, elle bredouilla des excuses :

- Ça va, j’ai compris : je n’évoquerai plus le sujet. Je crois que je dois faire faire un petit tour à mes bottes dehors. C’est fou ce qu’on est à l’étroit ici !

Angèle avait hésité quelques secondes et s'était levée à son tour. La bonne humeur de Chandara semblait s'être soudain envolée. Elle semblait-être aussi morose qu'elle. L'avaient-elle blessée ? Elle pressa un peu le pas et parvint à sa hauteur.

"Si tes bottes et moi m'acceptez, j'aimerais bien marcher un peu avec vous."

Elle marcha à ses cotés quelques secondes. Elle se sentait un peu perdue, maladroite. D'ordinaire, c'est Theodora qui trouvait les mots. Autant qu'elle s'en souvienne, elle s'était toujours cachée derrière elle. Chandara ne voulait plus qu'on lui compte fleurette. Il fallait donc trouver autre chose.

"Demain, c'est mon anniversaire."

Elle ne savait pas si elle avait envie d'en rire ou d'en pleurer, mais c'était un fait. Plutôt banal, en somme.

Chandara se sentait passablement furieuse maintenant que ses pensées n’étaient plus confinées par l’air vicié et l’espace restreint de la tente. Toute tournée vers ses pensées et les mille et unes répliques intelligentes qu’elle aurait dû trouver pour rabattre le caquet à Lise, la paladine n’avait pas entendu l’approche d’Angèle. Quand celle-ci l’aborda, elle sursauta de façon clairement visible.

Ne sachant que répondre à la femme devant laquelle elle venait de se montrer parfaitement ridicule, elle lui indiqua simplement d’un signe de tête qu’elle acceptait sa proposition. Sa seconde réplique l’a pris encore plus au dépourvu mais la diversion était bonne à prendre :

- Oh ! Mais il va falloir te trouver un gâteau ! Et des bougies aussi. Et peut-être même un cadeau quoique vu l’endroit où nous sommes, il te faudra peut-être te contenter de coccinelles et de papillons !

Angèle avait ouvert de grands yeux.

"Non, pitié. Pas de gâteaux, de bougies ou de fêtes. C'est quelque chose que je n'aime pas trop. Honnêtement ..."

Pitié, trois fois pitié. La prochaine fois, elle éviterait ce genre de diversions. Une bonne bouteille et un Guiguemar aimable, voila ce dont elle avait envie. Même si Chandara avait l'air de retrouver un certain enthousiasme et commençait à lui reparler de coccinelles et de papillons.

"Au bout d'un certain temps, les gâteaux et les bougies, c'est quelque chose que l'on ne fait plus. Tu verras ..."

L’excitation de Chandara à propos de l’organisation d’une fête pour marquer cet événement fut douchée par la réaction d’Angèle. Toutefois, la paladine ne s’avoua pas si aisément vaincue :

- Moi j’aime bien les anniversaires. Mais ça doit faire deux ans que je n’ai pas fêté le mien. Cela me manque un peu. J’ai une idée ! Si on garde ton anniversaire secret, ça me permettra de te le souhaiter quand même tout en t’évitant une cérémonie.

Pas de cérémonie, rien ... Voila qui lui allait parfaitement. Un "Bon anniversaire" et l'on s'arrêterait là. Voila une bien agréable façon de prendre de l'âge. Chandara quant à elle lui avait dit que cela faisait deux ans qu'elle ne fêtait plus le sien, ce qui l’attrista quelque peu. Elle se rendit compte que, perdue dans ses souvenirs, elle n'avait pas cherché à la connaître. Chandara était là, gentille et amicale ... Rien de plus. Elle en eut presque honte.

"Cela me convient. Nous garderons une fête en réserve pour ton anniversaire. Quand est-ce ?"

Elle tentait de faire preuve d'un peu d'optimisme pour que son manque d'enthousiasme ne contamine pas celui de Chandara. Et elle avait de sérieux progrès à faire.

Chandara retrouva instantanément le sourire et se tourna en saisissant machinalement les mains d’Angèle et en répliquant avec un enthousiasme renouvelé :

- Oh, ce serait vraiment formidable qu’on le fête ensemble. C’est dans un mois environ, peu ou prou. Et j’aime les gâteaux aux fruits rouges !

Angèle avait pressé brièvement les mains de Chandara dans les siennes avant de les lâcher. Vraiment, la jeune fille lui plaisait, dans un sens tout à fait amical. Une perle rare dans un groupe d'helmites dans lequel elle dénotait. Et dont elle ne savait presque rien à part qu'elle était timide avec les hommes et qu'elle aimait les fruits rouges. Ce qui était un début ...

Chandara était totalement enthousiaste. Elle décida de poursuivre sur la même lancée.

"Et tu as des frères, des soeurs que tu voudrais inviter ?"

L’expression de Chandara se fit soudain plus sérieuse et un peu plus distante quand elle répondit d’un ton grave :

- Il me reste deux frères. Marvin et Duncan sont restés à Cojum. Je m’inquiète un peu pour eux. J’espère qu’ils vont bien et que la guerre n’a pas encore atteint la ville.

L'enthousiasme de Chandara était retombé d'un coup. Le terrain de la famille était glissant ... S'il lui restait deux frères, c'est qu'elle en avait perdu un ... Et les deux autres étaient à Cojum. Elle se morigéna intérieurement pour avoir abordé un sujet qu'elle ne maîtrisait pas. Décidément, elle brillait plus par son silence. Elle avança la main vers Chandara, hésita quelques secondes et la posa sur l'épaule de la jeune fille un bref instant.

"Ils ne sont peut-être pas en danger. Sous peu, nous arriverons à Graëlon. Nous aurons vite des nouvelles. Et tu pourras te renseigner."

Chandara adressa un nouveau sourire un peu contrit à la paladine pour son geste rassurant et en quelque sorte en guise d’excuse pour l’avoir inquiétée. Soucieuse de mieux connaître un peu mieux son aînée, elle lui retourna la question avec un intérêt sincère :

- Oui, j’imagine que ce sera possible même si je ne me fais guère d’illusion. En période aussi troublée, les réfugiés sont trop nombreux pour que les messages circulent efficacement. Mais je suis malpolie : est-ce que toi aussi tu as des frères ? Ou des sœurs peut-être ? Enfin, si ce n’est pas trop indiscret.

"J'ai un frère jumeau."

Pourquoi le cacher ? Chandara n'avait visiblement pas fait le rapprochement et cet anonymat relatif lui convenait parfaitement. Certains changeaient quand ils se rendaient compte qu'ils s'adressaient à la soeur du haut prélat du Coeur Radieux.

"Il est resté à Manost et je suppose qu'il va bien."

Chandara n’était pas assez familière de la hiérarchie du Cœur Radieux et peut être un peu trop étourdie pour avoir fait le rapprochement entre l’identité d’Angèle et le Haut Prélat. Cependant, elle fit une frayeur à son interlocutrice quand une lueur de compréhension illumina son visage et qu’elle s’exprima avec inquiétude :

- Mais alors lui aussi va passer seul son anniversaire. C’est bien triste ! Tu as prévu de lui envoyer une lettre ?

Chandara s'était tue durant quelques secondes avant de reprendre de plus belle, la faisant sursauter. L'évocation de la solitude de Guiguemar lui déplut. Certes, il ne serait pas véritablement seul. Elle supposa qu'il s'entourerait de quelques généraux afin d'assurer au mieux la défense de la ville. Mis à part Theodora, elle ne lui connaissait pas d'amis.

"Je lui ai écrit tout récemment. Il va sûrement me répondre."

Elle n'ajouta pas qu'elle appréhendait la réponse et qu'elle pensait que la lettre qu'elle lui avait écrite serait la dernière qu'ils échangeraient jamais.

"Il me manque."

Dans un geste spontané, Chandara sait les deux mains d’Angèle et lui adressa un regard attendri avant de reprendre la parole sans la quitter des yeux :

- Oui, je te comprends. Mes frères aussi me manquent. Mais nous pourrons les revoir après la guerre ! J’ai hâte de faire la connaissance du tien en tous cas.

La jeune femme se permit un clin d’œil complice avant de s’écarter un peu.

Angèle, peu habituée aux démonstrations d'affection croisa les bras et se remit en marche. Elle était l'une des seules personnes à pouvoir dissocier Guiguemar d'Aulfray du Coeur Radieux. Pour certains, elle le savait, il était un parangon de Helm, pour d'autres un modèles, et pour certains un dévot irascible ou un fieffé salaud hautain, calculateur et froid. Pour elle, il était simplement Guiguemar, son jumeau.

"Tu sais, il voit rarement du monde ..."

Elle ne savait pas vraiment quoi dire de plus.

Consciente que ses démonstrations d’affection et le sujet abordé mettaient Angèle mal à l’aise, Chandara s’empressa de changer de sujet :

- J’aurais bien aimé voir la ville, tu crois qu’elle est encore loin ? Mais on ferait aussi bien de rentrer nous préparer à la tente j’imagine… Je suis certaine que Lise m’a préparé une petite pique pour avoir contrarié ses projets matrimoniaux.

"C'est une belle ville, je crois."

Une chanson parlait d'une sirène vivant non loin de Graëlon. Elle se souvenait seulement du refrain : "Viens danser qu'on se rapproche encore un peu. Que Graëlon se décroche de tes yeux. Viens danser dans la baie, des amoureux." (*) Elle la fredonna doucement pendant qu'elles retournaient au campement. Au moins, cela changeait des pipis sur le gazon.

"Tu sais, Lise ne fait que plaisanter. Peut-être un peu jalouse d'avoir mis un beau paladin à tes pieds."

Elle lui fit un clin d'oeil.

*Chanson Marie-Morgane, album Jusqu'à la mer, artiste : Amélie les crayons.

Chandara tenta d’accompagner la mélodie tout en retournant d’un bon pas vers la tente. Les paroles apaisantes de son aînée et la petite balade avaient réussi à lui faire oublier les échanges de mots avec ses colocataires mais elle estimait devoir quelques explications à la fidèle de Tyr :

- C’est juste que c’est un sujet que je n’aime pas trop aborder, je suis un peu timide. Et tu exagères : Don n’est certainement pas à mes pieds ! Même si tu as raison sur l’autre point le concernant. Et je te défends de lui répéter que j’ai dit ça !

Angèle hocha la tête pensive. D'où venait donc le manque de confiance de Chandara ? A l'écouter, elle n'était jamais tombée amoureuse, du moins jamais réciproquement. Pourtant, une femme comme elle devait faire tourner de nombreuses têtes.

"Je trouve que c'est dommage d'être timide. Pourtant, il doit bien y avoir eu quelques hommes qui ont dû déjà te dire que tu étais une belle personne, non ?"

Elle ne voulait pas se montrer indiscrète mais ce manque de confiance l'intriguait beaucoup.

Chandara cherchait manifestement un moyen d’éluder la question embarrassante :

- Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Mais bien sûr, quelques fois. Du moins quand les hommes ne voient pas que mon côté de paladin austère. Je ne suis pas trop pour donner suite aux rencontres d’un soir donc ça ne facilite pas les choses non plus.

La Couronne de Cuivre

Quête : Le Poing Levé - Angèle et Chandara - à proximité de Graëlon