La Couronne de Cuivre

Ailyn éclata de rire en voyant Bellatrix se cacher derrière Elvis. Décidément, les magiciens étaient tous des gens bien étranges aux comportements les plus variés ! Voilà une richesse qui n'était pas prête de s'éteindre.

"Vous voyez, Elvis, nous sommes tous très différents les uns des autres..."

Elle laissa sa phrases en suspend avant d'ajouter :

"... Et à mon avis, on doit tous avoir un ou deux troubles mentaux qui traînent, par ci, par là... Dites, Bellatrix, Elvis, vous croyez que la magie entame les facultés mentales ?"

Bellatrix, au lieu de répondre se mit à danser d'un pied sur l'autre avant de se mettre à chanter.

"Il y avait à Manost une jolie paladine
A la voix toute crystaline
Aux teint rose de porcelaine
Et au corps de sirène ...

Elle montait avec grâce
Son cheval avait la classe
Au galop le vent mauvais
Ne pouvait pas la rattraper

Elle savait très bien chanter
Immitait fort bien les geais
Mais à son grand damne ...

Elle s'appelait Roger
(Oh yeah)

Dès qu'ils l'entendaient
Les gens rifougnaient
Comment une telle femme pouvait
S'appeler Roger ...

(Oh yeah)

Et elle en a eu assez ...
A ces manostiens stupides, elle a donné la fessée
Et puis elle s'en est allée ...

A Melandis, il y a un chevalier noir qui s'appelle ...

Roger ...

(Oh yeah)

Et curieusement plus personne ne vient l'embêter ..."

Toute heureuse de sa trouvaille, elle se mit à s'applaudir.

Ailyn regarda faire Bellatrix, un sourire étirant ses lèvres gercées par le froid et le vent. Elle applaudit ensuite, toute enjouée et encourageante. Bellatrix était toujours aussi fraîche et amusante et sa présence avait vraiment quelque chose d'à la fois instable mais rassurant. Ailyn ne comprenait pas vraiment pourquoi, mais c'était un peu comme constater la présence du soleil le jour ou de la lune la nuit, c'était immuable et rassérénant.

"Une chanson ma foi fort bien inspirée ! s'exclama-t-elle, les yeux rieurs. Il se peut que quelques personnes la trouvent étrange cela dit... Mais elle est intéressante, je trouve... Qu'en pensez-vous Elvis ? N'est ce pas la preuve que les magiciens sont des gens inspirés ?"

Elvis était plutôt amusé de la chanson qu'il venait d'entendre, et qu'il ne croyait pas avoir jamais entendue auparavant. Est-ce que Bellatrix venait vraiment de l'inventer ? Cette femme était décidément surprenante...

"Ah ça, ça me semble surtout la preuve que votre amie a raté une belle carrière de barde ! Bon, peut-être pas à Manost, je doute que le Coeur Radieux goûte cet humour... Enfin, pour la question que, euh, vous me posiez..."

Il mit quelques temps à se la remémorer. Difficile de suivre le fil de la conversation ici, on se sentait vite porté par une sorte de, comment dire, folie douce ?

"Je ne pense pas que ce soit vraiment la magie qui altère les vacultés mentales. Je dirais plutôt qu'elle attire les gens déjà un peu déséquilibrés. Parce que, quand on y pense, il faut avoir un grain et pas trop le sens du ridicule pour espérer faire un feu d'artifices avec quelques marmonnements et le bout des doigts sales. Non ?"

"Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! approuva Ailyn, son visage s'éclairant soudain. Ce ne serait donc pas l'effet, mais la cause ! Je n'avais pas pensé à la chose sous cet aspect... voilà qui donne à réfléchir."

Ailyn sentait la curiosité la dévorer de l'intérieur. C'était fou ce que ce qu'elle pouvait être indiscrète avec son prochain ! Mais comment ne pas l'être au milieu de gens qui annoncent la fin du monde, qui essaient d'entrer dans votre tente la nuit, et après qui vous courez pour leur infliger une correction ? Comment ne pas l'être quand chacun ne lançait pas les mêmes sorts que les autres, et inventait des sortilèges avec des effets plus étranges les uns que les autres.

"Une fois, j'ai essayé d'envoyer un projectile magique en me grattant le nez."

Bellatrix hocha la tête d'un air très entendu. Heureusement, c'était le sort de lumière qui s'était déclenché. L'effet avait été plutôt amusant et pratique pour lire le soir. Même Vel Cheran avait beaucoup ri.

"En fait, je dirais que c'est la magie elle-même qui est folle. Mais ça, il ne faut pas lui dire. Parce que ça risquerait de lui faire trop de peine."

Elvis hocha la tête en signe d'acquiescement.

"ça, je veux bien le croire. On m'a raconté qu'elle avait au moins une triple personnalité. Deux toiles. Et une infinité de petits insectes comme nous pris dans ses filets qui gesticulent et ne savent pas qu'ils se débattent... Le problème, c'est qu'elle doit aussi avoir le pouvoir d'anéantir le monde. Brr."

Ils continuèrent d'avancer quelques temps en silence, un peu fatigués de perdre le rythme de marche en discutant. Les courbatures commençaient de se faire douloureuses, sans même parler de la voûte plantaire, et la journée n'en finissait pas. La troupe tenait un bon rythme, malgré sa dissipation coutumière. Il avait bien fallu s'adapter. C'était ça, ou l'armée partait en guerre sans eux. Et les professeurs de la guilde ne semblaient pas d'accord avec cette solution...

Un nuage d'orage venait doubler le crépuscule en assombrissant le ciel quand une rumeur se mit à parcourir les rangs des piétons, annonçant de bouche à oreille qu'on approchait du campement du soir.

"Ah ! s'exclama Ailyn avec bonheur en entendant des gens à côté d'elle évoquer l'approche du nouveau campement. Ce n'est pas trop tôt ! Je ne sens même plus mes pieds, avec ces ennuyeuses journées de marche !"

Pour montrer l'étendu de son désarroi, elle voulut soulever son pied, mais faillit perdre l'équilibre. Elle battit l'air avec ses mains, manquant d'éborgner les gens qui la suivaient, avant de rattraper au petit trot ses camarades dont le pas n'avait manifestement pas faibli.

Son estomac émit un long gargouillis qui se perdit dans le grand bruit que faisait la marche de l'armée toute entière, qui soudain, se faisait plus présent à ses oreilles. Bientôt arrivés, certes... Mais bientôt, la violence et le sang.

Désireuse d'éloigner les pensées sombres, elle reprit, avec un air faussement enjoué :

"Qui a encore des pieds en état de marche, quiiiii ?"

"Mon troisième et mon quatrième pied se portent très bien, merci, dit elle avec un sourire, sinon, je marcherai sur les mains."

Elle avait faim, elle aussi, et puis un peu froid. Et puis ... Beaucoup de choses en fait. En gros, elle commençait à en avoir assez. Elle avait presque envie de se rouler par terre en hurlant pour exprimer son désarroi. Mais elle resta calme ... Etrangement calme. Elle avait une idée. Mais pour le moment, elle ne voulait rien dire. Donc chut ...

Ailyn sentait la fébrilité de Bellatrix. Inquiète parce que son propre état mental laissait à désirer, elle se pencha vers elle et lui demanda le plus naturellement possible :

"Hé Bellatrix... Ca va, toi ? Pas trop cabossée par la marche ?"

"Non, je crois que cette fois, l'escalier m'a laissée tranquille."

Bellatrix fit un grand sourire à la jeune fille et se mit à sautiller sur place. Elle était un peu fatiguée. Elle regarda autour d'elle, loucha du coté des helmites.

"Dites, c'est moi ou ce groupe là-bas manque fichtrement d'ambiance ? Qui c'est ?"

On distinguait un groupe d'armures lustrées qui marchait au pas cadencé, tout en chantant des prières. Le groupe était nombreux, par rapport aux mages certes, mais aussi par rapport à n'importe quel autre des corps d'armée. Il les dépassa en un rien de temps, leur donnant la pénible impression de marcher en faisant du sur place. Lessivé, Elvis ne trouva même plus la force de hausser les épaules.

"Oh, ce sont les helmites. Dieu mort ou pas, gare à qui touchera à leur sens de la discipline. Devoir, mission, sauver le monde, protéger Manost. Hop, hop."

Ailyn pinça les lèvres pour ne pas rire.

En principe, il n'y avait pas matière à rire. Ces gens là étaient parfaitement entraînés, connaissaient leur affaire, et avaient probablement plus de chances de survie qu'elle-même. Mais les voir droits comme des piquets et marcher en cadence avait quelque chose de particulièrement comique. Elle regarda à la ronde ses propres compagnons de voyages.

"Hé, vous imaginez si nous on se mettait à circuler comme ça ? Ce serait beau : personne ne marcherait à la même vitesse, et la moitié des mages se mettrait à brailler dès que l'un d'eux passerait sur un tas de cailloux..."

Dès qu'ils furent au loin, elle se lança dans l'imitation assez grossière de leurs pas, tâcha de remonter ses épaules, ce qui lui donna subitement l'air encore plus ridicule.

Bellatrix regarda du coté des helmites carapaçonnés et il lui sembla être témoin de la danse gracieuse et digne des tortues. Il lui vint les larmes aux yeux.

"Pauvres, pauvres helmites. Il faut les aider. Je vais leur trouver de quoi occuper leurs douces pensées religieuses et égayer leur vie."

Au même instant, Fernand, le mage annonciateur de la fin du monde arriva à grand bruit avec ses casseroles. Elle vint à lui à grands pas et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ailyn et Elvis l'entendirent s'exclamer plusieurs fois. Bellatrix ponctuait ses répliques par des applaudissements.

Puis il ne se passa rien ... Du moins durant quelques minutes. Et tout d'un coup, les deux mages restants virent décoller un objet au départ non identifié qui plana du coté des helmites à force de grands bruits.

Quand ils eurent retrouvé leurs esprits, ils réalisèrent ce qu'ils avaient vraiment vu : Fernand vêtu de son habituel pagne, monté sur un disque de Tenser qui planait vers les forces du dieu mort, frappant ses casserole avec toute la force dont sa foi disposait en hurlant haut et fièrement.

"La fin du monde approche ! Repentez-vous !"

La réaction des helmites ne se fit guère attendre ; un temps décontenancé par ce qu'ils voyaient, ils ne tardèrent pas à comprendre à quel genre de "miracle" ils avaient affaire. Furieux pour les uns, amusés pour les autres, ils se mirent à invectiver le prophète. Dans un premier temps.

"La fin du monde mon c...! Il faudra plus qu'une théorie de casseroles et un mago à moitié nu pour me faire perdre le nord !"
"Y'en a un qui veut manger de la bille de fronde... En voilà une belle cible mobile ! Et vlan, prends ça !"
"Mais arrêtez ! c'est un pauvre homme, il ne sait pas ce qu'il fait..."
"Et ça, c'est ma ration d'avant-hier... y'a quelques asticots en plus, pour la viande !"
"DANS LE MILLE !"

Fernand s'affala sous la pluie de projectiles. Quant au disque de Tenser, désormais incontrôlable, il partit à la dérive, tel une cité néthérisse privée de mythal, et s'écrasa bientôt sans un champ voisin avec son précieux chargement.

"Nul n'est prophète en son pays ..." constata Fernand d'un ton lamentable. "Euh... une couverture ?"

Ailyn éclata d'un rire sonore qui aurait fait trembler les murs de la Tour des Arcanes si ils y avaient été. Prise de pitié pour le pauvre Fernand, elle se précipita à la recherche d'une couverture qu'elle lui rapporta en courant.

C'est tout essoufflée et hilare qu'elle revint se poster à côté de Bellatrix dont les idées l'amusaient beaucoup. Cela lui rappelait un peu quand le Vieux avait voulu voir ce qu'une poule pourrait faire d'un couteau une fois une potion d'intelligente ingurgitée... Non, en fait, non, il valait mieux ne pas se souvenir, vraiment...

Préoccupée car elle sentait revenir les idées noires, elle revint à Bellatrix et à toute l'étrangeté dans laquelle se présentait la jeune femme. Quelle bien étrange personne, quelle personnalité hors du commun !

"Mais euh... Bellatrix, tu ne m'as jamais dit d'où tu venais ? enfin... jamais vraiment."

Bellatrix réfléchit un bon moment avant de répondre.

"Là d'où je viens ? Je ne me souviens pas vraiment. Peut-être qu'il y a quelqu'un quelque part qui attend en pleurant que je revienne. C'est bon, c'est funeste. Mais je suis bien ici. Si je me souviens bien, quand je suis partie, il y avait de la neige. Beaucoup de neige. Et de la pluie. Et du soleil aussi. Hum ... je ne me souviens vraiment pas. Et toi ?"

Ailyn soupira, avant de prendre une profonde inspiration. Ca faisait mal de se souvenir. Si sa vie n'avait jamais été des plus palpitantes, elle ressentait une certaine nostalgie mais aussi des sentiments de haine pour le bourbier dont elle venait...
Elle désigna vaguement une direction, qu'on ne savait trop bien si c'était le nord est ou le sud et lança :

"D'un tout petit village, par là-bas. Un endroit avec des champs, de la boue, de la pluie, et des gens à qui il manque des dents. Y a pas grand chose à en dire, c'est un trou perdu où ceci ne passait pas tout à fait inaperçu, surtout lorsque petite, j'avais les cheveux courts"

Ailyn plongea sa main dans sa masse de cheveux noirs et épais et puis exhiba l'une de ses petites oreilles pointues. Pas une vraie oreille d'elfe, mais pas une vraie oreille d'humaine non plus. Un peu à l'image de ce qu'elle était : un peu de quelque chose sans vraiment l'être, et encore un peu d'autre chose... sans l'être vraiment, là encore.
"Rien d'étonnant à ce que je sois un peu dingue..." pensa soudain Ailyn en se faisant cette réflexion.

"J'ai été ramassée sur le bord de la route, tu sais. Je ne m'en souviens pas, d'ailleurs. Je crois que de toutes façons, je ne veux pas me souvenir."

Son coeur battait très fort, et elle avait mal, quelque part, dans la poitrine. Comme si elle allait se disloquer là, d'un seul coup, dans un nuage de poussière.

Bellatrix se sentit soudain très embêtée. Ailyn avait l'air soudain très triste. Elle prit la jeune fille dans ses bras, la serra un bref instant, juste le temps de réfléchir. Puis elle trouva.

"Je sais ce qu'il te faut, ma chérie ! Pourquoi n'y ais-je pas pensé plus tôt ?"

Elle jeta son sac par terre, l'ouvrit sans aucune pitié et en exhiba fièrement de chaussettes rouges et blanches.

"Ce sont des cache-oreilles. Comme ça, plus de problème. Et puis tu sais, moi, j'ai une grande maison avec beaucoup de place."

Ailyn se frotta les yeux avant d'éclater de rire. Elle empoigna les chaussettes avant de les glisser sur ses oreilles, tâchant évidemment de ne s'arracher ni cheveux, ni boucles d'oreille.

Elle prit la pause en dévisageant Bellatrix avec un air mutin avant de lancer :

"Regarde l'air effrayant que ça me donne ! Je vais faire fuir tous les mélandiens qui se présenteront devant moi !"

Ailyn émit un long et puissant rire sadique. Qui n'était malheureusement que de la comédie. "Ah si seulement c'était vrai..." songea-t-elle au plus profond de son être.

"Tu crois que la vision de mes oreilles va suffisamment les torturer ?"

Elvis se mit soudain à chanter d'une voix de crécelle absolument insupportable.

« Un peu d'foi nous irons par trois
moitié d'six farcir des saucisses
des sous neufs dans d'la viande de bœuf
trop la louze... on en sera tout rouges ! »

Il eut un sourire d'excuse quand il vit les regards converger sur lui.

« Hem, désolé. C’est une comptine de ma petite sœur. J'ai un peu oublié les paroles. Je toruve les miennes de circonstance... La vision de tes oreilles donne surtout envie de les torturer, en fait. »

Tout en conversant, ils avaient enfin atteint le site du campement manostien. La terre dure, les entraînements, le repas sommaire et les corvées du soir n'attendaient plus qu'eux.