La Couronne de Cuivre

Il en restait.
Il fut accueilli par des félicitations et des coupes levées, on lui remplit la sienne rapidement, et il fut réintégré à la petite compagnie.
" Alors, tu l'as bordé ?
— En lui chantant une berceuse elfique ? Dors mon petit écureuil, un truc comme ça ?
— C'est une fouine, sa bestiole, pas un écureuil.
— N'empêche, elle a remplacé le chat qu'on a perdu sur Mersant avec brio.
— Moi je crois que je l'ai vu, ce chat.
— On aurait pu prendre n'importe lequel, y'en avait bien dix, sur cette île.
— Pas n'importe lequel. Moustache avait le pied marin.
— Il s'appelait pas Moustache, il s'appelait Grog.
— Ben moi, je l'appelais Moustache.
— Oooooh, c'est miiiignon ! Moustache et Gauthier, on dirait le nom d'une balade !
— Ouais, ça va, hein, si tu veux qu'on s'explique, on s'explique, moi je te dis.
— Ah, c'est pas vrai, ça finit toujours de la même façon...
— Ouais, et c'est pour ça que tu as choisi Ferhulm. Tu t'es dit : ça nous rappellera les bons souvenirs. Les petites rixes sous la pluie...
— Tu aurais préféré Villian ?
— Oh pitié, non."

L'elfe, qui avait fini son vin pétillant et lorgnait mine de rien la bouteille - enfin, les bouteilles, puisque la liqueur de rhubarbe n'avait pas disparu - ne put s'empêcher d'afficher une mine hilare.
-A vous écouter, les amis, on dirait que vous avez provoqué des incidents dans tous les ports fluviaux où vous vous êtes arrêtés ! Si ça se trouve, vous êtes aussi recherchés sur les berges de la Houleuse que je le suis à Melandis... Mais soyez tranquilles, on peut y remédier. La teinture et le maquillage que j'utilise ne sont pas les seuls à notre disposition. A dire vrai, il y en a beaucoup d'autres, d'aucuns avec des teintes pour le moins... étonnantes. Adéquatement grimés, personne ne vous reconnaîtrait ! Mieux : on vous croirait soit membres de quelque race planaire étrange, soit victimes de quelque maladie abominable, et on s'empresserait de vous fournir des vivres pour que vous partiez au plus vite !

Taliesin fut resservi par Greta, qui surveillait le niveau dans les coupes. Une seconde bouteille de pétillant fit son apparition sur la table (c'était en fait déjà la troisième, si on avait un peu suivi) mais le vin de rhubarbe coupé d'eau fut escamoté sous la table... Peut-être le réservait-on à l'agent luménien ou, véritablement, à l'alligator.
" N'exagérons rien, fit Constance. Villian est un petit hameau de pêcheurs de crevettes et...
— Et c'est pas peu de le dire. Cet endroit pue, tu n'as pas idée. Il y a des cracass... carcasses de crevette partout dans les rues... Et ces pêcheurs, Taliesin, ils ont des yeux... des mains... comme s'ils se transformaient petit à petit en crevettes, eux-mêmes... Tu te sens tout le temps observé... et le ravitaillement est limite.
— Sauf si tu aimes le pâté de crevettes, la soupe de crevettes, les crevettes en gelée...
— Je suis certain que Kerun y trouverait son bonheur, moi.
— On ne voyage pas pour son bonheur, je te signale. On l'a embarqué parce qu'il va nous être utile.
— C'est mochement dit.
— C'est un agent luménien, on doit faire gaffe, mais il n'y a pas de raison d'être aussi... inhospitalier.
— Mouais. Mais bref... Taliesin croyait qu'on foutait le brin partout où on allait.
— A Ferhulm, c'est différent.
— C'était la faute de Gauthier.
— La faute de Guéric.
— La faute de Griselda, en fait, mais on ne va pas s'apesantir."
Il y eut un bref moment de silence.
" Mais donc, Ferhulm est un bourg beaucoup plus gros... Des rixes, il y en a tout le temps ! La nôtre, et bien... Elle doit sans doute nous interdire les portes du Feu Follet.
— Et de la Porte aux Sirènes.
— Mais à part ça... On sera tranquilles."

Cette fois, Taliesin prit vraiment le temps de siroter le contenu de sa coupe. Il n'avait pas l'intention d'abuser de la boisson : ce serait tout de même dommage d'être malade le lendemain et, par conséquent, de manquer l'excursion à terre...
-Je parie que ce sont les deux établissements les plus acceptables de la bourgade. Par conséquent, nous serons relégués dans les pires bouges, peut-être même dans ceux qui commercialisent uniquement des plats et des boissons préparés à partir des crevettes de Villian...
Il avala une nouvelle gorgée et, prenant une profonde inspiration, il tenta d'imiter le mieux possible l'accent de Vys.
-Enfin, ça constituera malgré tout pour moi une excellente occasion d'essayer ma nouvelle personnalité. J'ai joué bien des rôles mais, je dois l'avouer, jamais celui de matelot. D'ailleurs, je trouve que c'est un boulot un peu bizarre, pour un elfe des bois. Quoi que, à bien y réfléchir... Naviguer, c'est accompagner les arbres près desquels j'ai grandi, c'est continuer à faire corps avec eux ! Arpenter le pont, c'est comme se promener au cœur d'un bois ! Un bois clairsemé, certes, et dont les ramures sont de toile et non de feuilles... Il n'empêche, je peux toujours procéder aux rituels religieux de mon peuple au pied du grand chêne... Enfin, du grand mât qu'il est devenu...

" On avait pensé, éventuellement, vous demander de vous couper le bout des oreilles, mais on s'est dit que vous ne seriez pas d'accord, fit Guéric avec une grimace.
— Pourtant, la procédure n'est pas si douloureuse, dit Gauthier avec un haussement d'épaules.
— Mais ne t'en fais pas, Taliesin. Nous irons à la Fleur de Sel, qui est un endroit tout à fait acceptable.
— Il faudra un peu travailler l'accent, cependant. Ou alors ne pas trop parler.
— C'était pas mal, je trouve, pour une première fois. Puis les elfes des bois de Vys ont le droit d'avoir leur parler particulier.
— Certes."
Constance bâilla.
" Avec ça, je n'ai pas briefé Kerun sur la journée...
— Bah, je lui raconterai ça pendant la chasse.
— Taliesin, tu devrais songer à ce dont nous avons besoin pour le ravitaillement. Idéalement, nous ne ferons pas d'autre escale avant Melandis."

-Aucun problème, répondit-il après un instant de réflexion.[/color] Il faudra juste me donner la durée approximative du voyage jusqu'à Mélandis et la somme que nous pourrons dépenser pour les emplettes. Avec ces éléments, je devrais pouvoir rédiger une petite liste relativement précise et susceptible de varier agréablement nos menus.[/color]
Il vida sa coupe.
-Quant à l'accent... La meilleure solution serait que vous me désigniez, une fois à Ferhulm, une personne originaire de Vys. Faire une imitation est beaucoup plus simple quand on a pu entendre l'original.

" On verra ce qui est jouable, dit Constance. Mais je ne m'inquiéterais pas trop. Les gens de Ferhulm sont habitués à voir débarquer des gens d'un peu n'importe où et je crois qu'ils ne sourcilleront pas sur un accent exotique. Tant que vous n'usez pas de la bonne grosse prononciation luménienne impossible à rater, ça devrait aller.
— Taliesin n'a pas l'accent luménien, de toute façon, remarqua Gauthier.
— Non, et Kerun pas vraiment non plus. Donc pas d'inquiétude."
Le capitaine se leva.
" Bon, je vais me coucher et vous feriez mieux de ne pas tarder. Même si nous dormirons dans de bons lits demain soir, la journée sera rude, surtout pour ceux qui prévoient d'aller courir le marais avant le départ."
Greta l'imita aussitôt et les deux jeunes femmes se retirèrent.

Après avoir souhaité la bonne nuit à Constante et Greta, Taliesin posa un regard hésitant sur la bouteille... et sur ses derniers compagnons.
-Optons-nous pour une dernière coupe où bien nous montrons-nous raisonnables en rejoignant également nos hamacs ?
N'ayant pas d'opinion arrêtée sur la question, il s'en remettait à leur avis.
-Je sais ce qui me manque pour être parfaitement heureux, reprit-il.-Du tabac de première qualité et une bonne vieille pipe. J'ai l'impression que je n'ai plus fumé depuis une éternité...

Gauthier vida la bouteille en les resservant tous les trois.
" Je ne pense pas que tu en trouveras à bord, à moins que Kerun ne soit fumeur et que tu oses le réveiller...
— Alors là, dans le genre, ça m'étonnerait grandement.
— Mais il y a plusieurs petits comptoirs bien achalandés à Ferhulm, et je suis certain que tu trouveras ton bonheur. Ce n'est pas un gros bourg, mais il draine un commerce un peu parallèle...
— En fait, les gens y vendent et achètent les marchandises qui sont trop lourdement taxées à Anarelis. Il y a un système de caravanes par terre... De la contrebande, en fait.
— En fonction des lubies melandiennes, Ferhulm peut devenir la capitale de l'eau-de-vie, de la carpette ou des carreaux d'arbalète pendant un temps..."

-Nous verrons ce qu'ils vendent cette année... répondit-il après avoir écouté avec attention. Mais dans le fond, j'espère que ce ne sera pas du tabac, parce que je n'ai plus le moindre sou vaillant en poche. Et je ne pourrai même pas exercer mon art pour en gagner...
Il soupira puis, à nouveau, se fendit d'un sourire lumineux.
-En fait, ma compagne ne va pas me reconnaître ! Plus d'elfe du soleil mais un elfe des bois, plus de barde mais un vrai matelot... Et plus de pipe fumée après le repas. Mazette, quelle métamorphose !

" Tu ne devrais pas t'inquiéter pour tes finances. La partie du trésor que nous avons reçue est bien suffisante pour que tu puisses t'offrir ce genre de choses. D'autant qu'une portion te revient de droit. Et je ne m'avance pas, je sais que Constance est d'accord. Elle en avait d'ailleurs parlé avec Longuehune." fit Gauthier en éclusant la fin de sa coupe.
Guéric bâilla en dérouillant ses épaules.
" Quant au barde... Moi je n'ai rien contre les chansons, si tu as besoin de t'entraîner... Mais là, il est un peu tard, tu vas avoir la mère Lamalice sur le paletot si tu te mets à brailler. Même joliment."

-Dommage, soupira-t-il. J'avais l'intention de vous interpréter, pour conclure notre petite soirée, une charmante ballade intitulée "Moustache et Gauthier"...
Il se leva.
-Tant pis, ce sera pour une autre fois ! Quant au trésor... Sincèrement, je n'en réclame aucune part. Et puis, cet argent ne doit pas être dilapidé en vaines lubies... Il sera beaucoup plus utile à Melandis, quand nous aurons commencé à rechercher les disparus. La moindre piécette judicieusement dépensée pourrait faire toute la différence.

" Si ça peut te donner du coeur à l'ouvrage, ce ne sera pas perdu... répondit Gauthier en rassemblant les coupes et en les empilant. Mais bon, tu verras bien. Il y en aura sûrement là où nous trouverons les denrées de base, demain. Ce ne sera pas forcément cher, ça dépend de la saison écoulée."
Guéric se leva à son tour.
" Je vais m'occuper de la vaisselle, Gaut. Je ne descends pas à terre demain matin, je ferai la grasse matinée pendant que vous chassez l'alligator.
— Connaissant notre capitaine, je serais vraiment surpris que tu aies cette opportunité...
— Ne gâche pas mes espoirs." répondit le halfelin en le délestant des coupes.
Il s'éloigna ensuite vers la coquerie, fredonnant à mi-voix, tandis que le second prenait le chemin du dortoir.

Le barde suivit Gauthier avec précautions : la tête lui tournait légèrement et, n'étant pas habitué aux beuveries à bord d'un navire, il préférait se montrer prudent, même si les mouvements de la Vouivre étaient pour le moins limités. Il parvint toutefois à regagner son hamac sans aucune difficulté. Quelques instants plus tard, il était couché et prêt à s'endormir, une ballade idiote en tête. Qui eut cru qu'il aurait l'alcool si gai après une journée somme toute riche en désagréables émotions et noires remémorations ? Pas lui, en tout cas. Et pourtant, il en était ainsi.

Le sommeil l'engloutit sans se faire prier et il avait à peine eu le temps de se retourner deux fois (ou du moins était-ce son impression) qu'il sentit une main lui secouer l'épaule.
" Faut se lever. Le chasseur d'alligator est déjà équipé et il s'impatiente. Il dit que tu peux faire l'impasse sur les ablutions, qu'il vaut mieux garder ça pour après." lui souffla Kerun lorsqu'il eut ouvert les yeux.
L'agent luménien lui sourit.
" Oooh... Je vois. Tiens."
Il lui fourra une petite boule dure entre les doigts.
" Avec un peu d'eau. Pour la gueule de bois."
Puis, sans attendre, il sortit du dortoir. Un peu plus loin sur la gauche, le ronflement de Guéric résonnait, bienheureux. Une lumière chaleureuse, bien que ténue, filtrait au travers du volet fermé.

Taliesin n'avait pas vraiment la gueule de bois. Il était juste un peu fatigué. Un tout petit peu. Comme il était normal de l'être après une soirée durant laquelle on avait bu légèrement plus que de raison. Très légèrement plus. Toutefois, pour ne courir aucun risque de sombrer derechef, il s'arracha à son hamac, tangua un instant, enfila une tenue plus vraiment propre sitôt qu'il eut retrouvé l'équilibre et, après avoir ceint son épée, gagna la salle d'eau, pour s'y rafraichir le visage et, puisque cela ne pouvait pas faire de mal, avaler l'étrange remède remis par Kerun.
Quelques minutes plus tard, il émergeait sur le pont, les idées plus claires et se demandant s'il n'aurait pas mieux fait de passer sa cotte de mailles. Mais un tel attirail, propre à le protéger des coups de dents malvenus, se serait avéré peu confortable et peu pratique, au cœur d'un marigot...

Gauthier l'y attendait, avec Kerun, et il dévisagea les deux elfes d'un oeil critique. Il ne put cependant leur faire aucune remarque : comme lui, ils avaient revêtu des vêtements ternes, solides, avec lesquels ils se mouvraient sans difficultés et se dissimuleraient aisément dans la verdure. L'agent luménien paraissait en grande forme, même un peu trop, tandis que le second avait davantage la mine de quelqu'un qui aurait mieux fait de dormir deux heures de plus.
" Bon. Nous sommes parés, fit Gauthier. Règle numéro 1 : vous restez derrière moi, sauf ordre contraire. Règle numéro 2 : ce qui est rouge est généralement dangereux. Règle numéro 3 : on fait silence."
Il attendit que les deux elfes aient acquiescé pour reprendre, et exhiber un arc court de belle facture.
" Bon, question numéro 1 : lequel d'entre vous tire le mieux ?
— Lui." répondit Kerun sans la moindre hésitation, en pointant Taliesin du doigt.

Le barde fronça les sourcils.
-Comment peux-tu en être si convaincu ? Tu ne m'as jamais vu utiliser un arc ! D'accord, je me débrouille à peu près, surtout avec les arcs longs, mais je ne peux pas croire que tu n'aies pas reçu une formation poussée en ce domaine !
Il se tourna vers Gauthier.
-Ceci dit, cela ne me dérange pas de tirer, au besoin.

" Les arcs sont très peu pratiques en milieu urbain, se défendit Kerun. Je ne sais pas ce que tu vaux à l'arc, mais je sais que ce n'est pas mon arme de prédilection, loin de là. Une petite arbalète, par contre, et je te tire un pigeon à cent pieds."
Il haussa les épaules tandis que Gauthier levait les yeux au ciel.
" Bon, c'est fini la parlotte ? Je suis certain qu'un alligator vous trouvera aussi comestible l'un que l'autre, grommela-t-il. Bon, Taliesin, j'ai besoin que tu me tires un oiseau."
Il lui tendit l'arc, ainsi que trois flèches au bout desquelles étaient attachées des cordes.
" Il y a des canards de ce côté-là, et je crois quelques poules d'eau. N'importe lequel fera l'affaire.
— Choisis le plus gros. Comme ça, si on ne pêche pas d'alligator, on aura quand même quelque chose à manger !" railla Greta qui passait par là, s'attirant un regard noir de son collègue.

-Quoi, tuer moi-même d'innocents animaux ? s'offusqua-t-il. Mais vous ne savez pas que ces pratiques barbares sont interdites aux membres de mon peuple ? Ah, ce que vous m'obligez à faire...
Il poussa un soupir théâtral puis, cessant son numéro, se dirigea dans la direction indiquée par Gauthier. Les canards étaient bien là, de même qu'un couple de poules d'eau. Ayant opté pour le plus gros spécimen de cette assemblée de volatiles, il encocha une flèche, banda son arc et visa soigneusement. Il n'avait pas l'habitude d'utiliser des projectiles munis d'une corde et se demandait dans quelle mesure cela affecterait leur trajectoire. Sans doute allaient-ils plus lentement et avaient-t-il tendance à plonger plus rapidement... Il s'efforça d'en tenir compte, visant légèrement plus haut et ployant l'arc un peu plus fort qu'il ne l'aurait ordinairement fait.
Puis il tira.

Sa flèche toucha au but, transperçant un canard de part en part. Ce n'était pas le bon, mais ce n'était pas grave, personne ne devait le savoir. Le reste des volatiles s'envola en poussant des cris scandalisés, tandis que Taliesin, bon réflexe, bloquait la corde qui filait d'un pied bien placé. Kerun, juste à sa droite, applaudit tranquillement, le sourire aux lèvres, tandis que Gauthier proposait au barde de le débarrasser de l'arc.
" Pas mal, fit le second. On voit que tu as une certaine expérience.
— Dépêche-toi, de la concurrence en vue..." lui souffla alors Kerun.
Le barde eut tout juste le temps d'arracher le palmipède au fleuve que la gueule énorme d'un poisson venait le frôler, se refermant sur le vide.
" Ah, les silures... Certains font plus de douze mètres, parait-il..." musa Constance en les dépassant.
Elle s'immobilisa un peu plus loin et tapa plusieurs fois du pied, bruyamment.
" GUERIC ! DEBOUT !
— Je l'avais dit..." fit Gauthier avec un haussement d'épaules.

[color=#FFFFF66]-Mince, moi qui comptais piquer une tête, aujourd'hui... Ceci dit, je me crois capable d'attraper un silure à mains nues. Une bête longue de quelques mètres nous nourrirait durant des semaines...[/color]
Taliesin finit par récupérer le canard mais, loin de le faire passer par-dessus le bastingage, il resta à le tenir à bout de bras.
-Y a-t-il un endroit où je peux le poser sans tout recouvrir d'eau boueuse et de sang ? A moins que nettoyer le pont vous paraisse constituer une sanction adéquate pour punir Guéric de sa fainéantise... Cependant, je pense que plumer et vider ce volatile conviendrait mieux : ça lui ouvrirait assurément l'appétit, après ses agapes d'hier !

Mais Gauthier ouvrait déjà un sac de toile huilée qu'il passa sous le canard, avant d'en arracher la flèche d'un coup sec. Le trophée de Taliesin disparut ainsi à la vue de tous et le second le jeta sur son épaule.
" Ce n'est pas pour Guéric, c'est pour l'alligator. En route. Prenez chacun un épieu en descendant du bateau."
Il prit la tête de leur équipée, se pencha pour ramasser une de ces fameuses lances, puis s'engagea sur la passerelle qui menait aux broussailles. Kerun tourna un visage ravi vers Taliesin.
" Voilà qui est rustique ! s'exclama-t-il. Mais chhhhut... Règle numéro 3 !"
Le Luménien prit un épieu, le soupesa une seconde, goûtant manifestement à l'escapade comme un gosse. Mais Gauthier était déjà presque hors de vue, aussi se dépêcha-t-il de le rejoindre.

L'elfe prit l'arme qui lui était destinée et, quelques instants plus tard, il avait rattrapé ses compagnons. Il était bien décidé à respecter scrupuleusement les consignes édictées par Gauthier. Certes, cette occasion de se dégourdir les jambes le réjouissait, mais il ne voulait pas que l'excursion, par nature périlleuse, ne vire au drame : ils avaient perdu assez de temps et assez des leurs comme cela. De surcroît, il n'était pas exactement un habitué des marais. Mieux valait donc s'en remettre totalement au second de Constance qui, lui, savait ce qu'il faisait.

Ils marchèrent ainsi que un sol spongieux, bondissant de touffe de roseaux en buisson de joncs, pendant de longues minutes. Des insectes bourdonnaient sur leur passage, des créatures se faufilaient à leurs pieds, sautant dans les mares innombrables, les lorgnant de sous les nénuphars, des oiseaux protestaient, s'envolant avec fracas. Il y avait des libellules et des grenouilles vocales, des plantes aux formes étranges, dont certaines atteignaient des tailles gigantesques, et Taliesin vit une fleur épanouie gober un passereau curieux. Gauthier délogea un serpent vert émeraude de leur passage en l'envoyant voler dans l'eau du bout de sa perche, puis ils contournèrent lentement un tapis de mousse couvert de petits pétales rouges. De grands échassiers bleu ciel les regardèrent passer en tordant leurs longs cous avec une synchronisation presque irréelle, ils firent fuir des loutres, des ragondins et aussi un petit buffle gris qui galopa en soulevant de grandes gerbes d'eau verte.
Finalement, Gauthier les arrêta.
" On va dresser le piège ici. Je vais me mettre derrière ce saule. Kerun, tu iras dans les joncs, là. Taliesin, derrière cette vieille souche, là. On va mettre le canard ici... Puis un collet...
— On attrape un alligator comme un lièvre ? fit le Luménien, incrédule.
— Absolument. Mais après, c'est la curée.
— C'est une chasse vraiment très subtile.
— On en garde des souvenirs, c'est certain."

-Je dois donc perdre tout espoir de récupérer sa peau intacte... soupira-t-il. Dommage, car les bottes en croco sont d'une élégance rare... Mais sinon, y a-t-il des parties qu'il faut viser plus que d'autres ?
Sitôt la réponse obtenue, il gagnerait la position indiquée par Gauthier et s'y dissimulerait de son mieux. L'avantage, avec un plan aussi simple, c'est qu'il ne risquait guère de commettre d'erreur. Le tout serait de se montrer vigilant... et prudent.

" Il faut viser le ventre... Le dessus de la bestiole est pratiquement impossible à transpercer... On a essayé une année avec des carreaux d'arbalète très résistants, et ça a été un fiasco, la bestiole n'a même pas tiqué."
Kerun posa l'épieu dans le creux de son épaule, se cracha dans les paumes et les frotta vigoureusement l'une contre l'autre, avant de prendre un air concentré, et de filer jusqu'à sa cachette. Taliesin l'imita, tandis que Gauthier installait le piège, avec son canard, son collet, sur une petite butte émergée tapissée d'herbe verte et humide. Il fit ensuite passer la corde par-dessus la branche basse du saule qu'il s'était choisi (un des très rares gros arbres qu'ils avaient croisés dans cette jungle de troncs touffus mais graciles) et se dissimula.
Pendant quelques secondes, l'elfe crut qu'ils en resteraient là. Qu'il leur faudrait attendre trois jours qu'un alligator passe à proximité, patibulaire et gourmand, tandis que les libellules et les moustiques (des lève-tard, apparemment) commençaient à s'intéresser à leur nuque et leurs oreilles exposées. De plus, Taliesin partageait sa vieille souche avec des chenilles rouges à longs poils, ce qui ne pouvait pas être un bon signe, ainsi qu'un lézard hérissé à l'oeil très jaune qui les gobait de temps en temps, tout en crachotant en direction du barde embusqué.
Mais c'est alors qu'un cri atroce jaillit du saule, une sorte de grondement préhistorique, le vagissement d'un dragon agonisant. Taliesin ne pouvait voir Gauthier de là où il se trouvait, mais il était impossible que le second ait produit un tel son à partir de sa gorge seule, il devait donc disposer d'un instrument, un appeau spécialement prévu pour la chasse à l'alligator. Il y eut un second cri, puis Taliesin eut l'impression d'entendre Kerun glousser un peu plus loin, à moins que ce ne soit le chant apeuré d'une poule d'eau. Quelques minutes plus tard, l'eau frémit dans la mare qui bordait le piège et une petite tête verte en émergea, à quelques pas seulement de Taliesin. Elle n'appartenait cependant pas à un alligator, mais bien à une étrange créature humanoïde, aux immenses oreilles et à la gueule hérissée de dents aiguës. Elle resta immergée, à l'abri d'un nénuphar, zieutant les alentours de deux pupilles jaunes fendues, avant de repérer la corde et le canard. Puis brusquement, elle disparut sous la surface. Une forme plus massive venait de surgir d'entre les joncs, filant sur ses quatre pattes courtes avant de replonger dans l'eau... C'était l'alligator.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'appeau de Gauthier était efficace. Trop efficace, même. Désormais, il ne serait plus question de simplement surveiller l'appât, mais de scruter tous les côtés en même temps, pour éviter d'être pris à revers par l'une des innombrables et inquiétantes créatures qui peuplaient le marais... Ils auraient de la chance s'ils n'étaient pas assaillis par toute une tribu d'êtres aquatiques semblable à celui que l'elfe venait d'apercevoir du coin de l’œil ! Enfin, le marin savait ce qu'il faisait, il avait dû procéder de la sorte à chacune de ses haltes dans les parages...

L'alligator s'était approché du piège et sa cervelle de reptile ne lui permit pas d'en percevoir le danger. Aussi glissa-t-il sa grosse tête dans le collet et goba-t-il le canard crevé. A ce moment précis, Gauthier tira sur la corde de toutes ces forces (et il semblait en avoir, malgré sa stature plutôt maigre) et l'animal fut à moitié soulevé de la vase, avec un bruit de succion répugnant. Le monstre, qui faisait bien deux toises et demi, se mit à se débattre avec frénésie, claquant de la mâchoire, contorsionnant son corps massif, frappant l'air et l'eau de son énorme queue. Dans ses mouvements désordonnés, il découvrait son ventre blanc, mais il faudrait viser juste et ne pas s'embourber...

Le barde bondit hors de sa cachette en prenant bien soin de ne frôler ni les chenilles, ni le lézard et, tenant fermement son épieu, il s'approcha du saurien à pas prudents. Il se savait pertinemment peu fort, peu endurant et, par conséquent, rien moins qu'apte à utiliser une telle arme. Sa seule chance de se montrer utile était donc de jouer sur ses qualités, la rapidité et la prestesse, pour se fendre d'attaques judicieusement placées. Le tout en évitant de se prendre un coup de queue ou de s'enliser. L'opération promettait d'être épique mais, s'il parvenait à allier circonspection et efficacité, peut-être ne s'en sortirait-il pas trop mal... Au pire, il servirait de distraction et permettrait à Kerun, bien meilleur combattant que lui, d'achever rapidement la bête.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Les méandres de la Houleuse