La Couronne de Cuivre

Chance s'éveilla à moitié lorsque l'on frappa à la porte et releva la tête de son oreiller auréolé de bave. Elle mit quelques secondes avant de se rappeler où elle était et ce qu'elle faisait là. Lorsqu'elle jeta un oeil à ses côtés, elle constata avec dépit qu'elle avait passé la nuit seule. Alors... toutes les choses délicieuses qui lui étaient arrivées la nuit précédente n'avaient été qu'un rêve ? Si seulement elle pouvait se rendormir...

- Euuuuuh... oui oui, entrez ! s'exclama t-elle en se redressant vivement sur son lit, faisant chuter au passage le drap qui masquait sa poitrine dénudée.

Le vieil homme qui pénétra dans la pièce ne sembla pas se formaliser outre mesure de l'absence de tissu couvrant la tieffeline. En fait, il semblait que l'apparence de ses invité(e)s, quelle qu'elle soit, ne lui était d'aucune importance – Chance aurait-elle été une nymphe, une réelle succube, un mollusque ou un cube gélatineux, qu'il aurait réagit à peu près de la même manière, c'est-à-dire en venant déposer au pied du lit un plateau garni d'un copieux petit déjeuner, puis en saluant gravement et en déclarant, avant de se retourner vers la porte :

« Monsieur vous prie de l'excuser, une affaire urgente le retiendra en ville toute la matinée. Il m'a chargé de vous rappeler que vous pouviez, si vous le souhaitez, profiter de tous les services de la maison, en tant qu'invitée. Vous n'aurez qu'à sonner une fois que vous serez prête ou que vous aurez besoin de quelque chose, Madame. »

La tieffeline fit honneur au petit-déjeuner, engloutissant sans mâcher ou presque tout ce qui se trouvait sur le plateau. En quelques minutes, il n'en restait plus que des miettes qu'elle s'empressa de ramasser avec son doigt. Cela avait été, à n'en point douter, un des meilleurs petit-déjeuner de sa vie. Elle profita de la sensation des draps propres contre sa peau nue quelques minutes encore puis s'en arracha à regret pour se rhabiller prestement. Un instant, elle contempla son reflet dans l'un des miroirs qui ornait le mur, et plus particulièrement sa peau teintée de bleu près de son œil avec un dégoût manifeste.

- Ma pauvre... Pas étonnant qu'il soit parti avec une tête pareille.

Elle s'en détourna et ramassa la lettre qu'elle avait laissée au sol sans vraiment savoir quoi en faire. Après quelques secondes d'hésitation, elle la plia et la fit disparaître dans les pans de sa cape, sur le lit. L'idée de s'en débarrasser lui avait vaguement traversé l'esprit mais quelque chose l'en empêchait.

Elle quitta la chambre, bien décidée à profiter de sa liberté pour flâner un peu dans cet immense manoir. Connaissant ses talents, ce bon sieur de Corvimande avait certainement verrouillé les pièces où il ne voulait surtout pas la voir avec autre chose qu'une simple clé. Peu importe ! Chance trouverait certainement de quoi s'occuper jusqu'à son retour.

Mais où était passé Augustin ? Boudait-il pour de bon ?

Augustin ne se montra peut-être pas ; mais ce manoir, quoi que dédié au Scribe de la Mort, abritait des êtres plus vivants que lui. Ses pas n'eurent pas à mener Chance bien loin avant qu'elle ne s'en rende compte.

À peine avait-elle tourné dans le couloir qu'une porte entre-ouverte attira son attention. Une voix s'élevait à l'intérieur – qui ressemblait fort à celle de la domestique venue prendre ses mesures la veille.

« En tout cas, c'est elle qui l'avait quand j'y suis allée. Je ne sais pas si Monsieur lui a donné ou non, mais il ne semblait pas pressé de la récupérer. »

Elle semblait avoir encore moins que la veille la façon de s'exprimer d'une servante, comme si elle parlait à un ami plutôt qu'à l'un de ses maîtres ; et pourtant, ce que la tieffeline put deviner de la chambre ne donnait pas l'impression qu'il s'agissait d'une chambre pour domestiques. Ou bien il fallait supposer que les de Corvimande aimaient à offrir à leurs serviteurs des conditions assez luxueuses.

La tieffeline s'approcha de la porte entrouverte et tendit l'oreille. Pas de doute, il s'agissait bien de la domestique qui s'était occupée d'elle la veille. De quoi parlait-elle au juste ? Et avec qui ? Mue par la curiosité - et aussi par une envie irrépressible de se faire remarquer - Chance passa sa tête dans l'entrebâillement et lança avec aplomb :

- Hey, salut ! Où est-ce que vous avez planqué la drogue ?

« Pas ici. »

La servante avait sursauté, et s'était tue aussitôt ; l'autre personne occupant la pièce était tout simplement l'enfant des maîtres des lieux. Claris dévisagea la tieffeline un instant.

« Chance, je présume ? Mon père a toujours des critères de sélections… curieux. »

Il ne semblait pas y avoir de méchanceté ou de jugement négatif dans le ton employé… simplement une certaine perplexité.

« Sonnez si vous en avez réellement besoin, on viendra s'occuper de vous. Mais je préférerais que vous vous livriez à ce genre d'activités dans votre chambre, et non dans la mienne. »

Chance s'était renfrognée, son sourire espiègle avait fondu sur ses lèvres comme neige au soleil.

- Votre père a peut-être des goûts douteux mais au moins lui il est poli ! répliqua t-elle, un peu sur la défensive. Il ne m'a pas dit que sa progéniture était aussi adorable...

Et il était inutile de préciser ce que Chance pensait de cette « adorable progéniture ». Elle l'avait vue à peine quelques secondes qu'elle savait déjà qu'elle n'avait pas la moindre envie d'en passer une de plus en sa compagnie.

- Bon, c'est pas tout ça mais j'ai autre chose à faire que de jouer à la dinette avec une morveuse. Salut !

Et sa tête disparut rapidement derrière la porte. Reuel utilisait la magie, il était donc probable que sa fille en fasse autant et elle ne tenait pas vraiment à se prendre une boule de feu dans la tête...

La morveuse en question ne lança aucune boule de feu ; ce dont elle était bien sûr totalement incapable, n'ayant aucune formation en matière de magie – mais cela, Chance l'ignorait, bien sûr ; tout comme elle ignorait, au vu de la brièveté de leur entretien, que cette adolescente encore en tenue de nuit avait pour habitude d'arborer un aspect beaucoup moins féminin. La Claris que l'on pouvait croiser dans sa chambre au réveil n'avait, visuellement, pas grand chose en commun avec celle qui arpentait les temples en ruines et affrontait serpents, brigands et squelettes.

La fuite précipitée de Chance lui fit cependant rencontrer un obstacle non prévu : le vieux majordome qui lui avait apporté son premier repas de la journée, et qui manqua de s'écrouler au sol à l'impact. Il se reprit, cependant, conservant l'air aussi digne que possible, et déclara simplement :

« Pardonnez-moi, Madame. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ? Oh, monsieur pensait que vous voudriez peut-être vous entraîner à manier votre nouvelle arme. Puis-je vous indiquer où se trouve notre salle d'entraînement ? Bien sûr, vous en profiterez au moment qui vous siéra le mieux. »

Une lueur presque malveillante brillait dans les yeux de Chance alors qu'elle observait le domestique dans lequel elle venait de butter. A cet instant précis, elle ressemblait davantage à un petit diablotin guettant quelques bêtises à faire qu'à une tieffeline. Il ne lui manquait plus qu'une paire d'ailes dans le dos...

- Madame ? C'est tellement pompeux ! Vous trouvez que j'ai vraiment une tête à me faire appeler « Madame » ? Mon nom à moi c'est Chance. Votre maître m'a dit qu'il avait quelque chose pour moi, le genre liquide bleu en bouteille, vous voyez ? J'aimerais en avoir. Vous devriez peut-être en prendre vous aussi, ça vous dériderait un peu...

« Le protocole, Madame, vous comprenez. »

Le vieil homme semblait tout bonnement incapable de ne pas respecter le protocole. Dans d'autre sortes d'univers, on aurait peut-être pu se demander s'il ne s'agissait pas d'une sorte de robot humanoïde…
Il sembla passer un très bref instant à réfléchir avant de répondre – sans relever le moins du monde la dernière phrase.

« Oui, je vois. Je vais aller vous en chercher. Désirez-vous autre chose ? Je puis vous mener au salon des invités, si vous désirez de la tranquillité. »

Non, elle ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre. Le respect du protocole ? Elle n'avait jamais entendu quoi que ce soit d'aussi ennuyeux. L'attitude du vieil homme tranchait avec celle de la domestique qu'elle avait vue plus tôt, peut-être était-il là pour faire bonne mesure ? Dire que je trouvais Angèle un peu trop rigide, pensa t-elle avec amusement.

- Oui, ramenez-en autant que vous le pouvez surtout ! s'exclama joyeusement la tieffeline. Elle était curieuse de savoir combien de fiole de ce genre le sieur de Corvimande s'était procuré à son intention. Dans tous les cas, elle était persuadée que personne ici n'en aurait l'utilité, alors pourquoi ne pas tout prendre en prévision des semaines à venir ? Montrez-moi donc ce salon alors, je vous suis.

Le vieux domestique mena Chance jusqu'à une autre pièce. Décorée avec goût, elle contenait plusieurs étagères peuplées de livres – qui, sans doute, n'intéressaient pas Chance –, mais également de plusieurs sortes de jeux destinés à passer le temps. Deux luxueux canapés et une petite table permettaient de s'y atteler confortablement ; il semblait qu'effectivement, la pièce était d'ordinaire assez calme.

« Monsieur m'a recommandé de ne pas vous apporter plus d'une fiole, à moins d'une extrême nécessité, afin que votre esprit soit suffisamment clair pour cette nuit. Nous pourrons cependant vous procurer le reste à votre retour – elle n'aura pas d'autre utilité ici. Si vous voulez bien m'attendre ici… »

Il s'éloigna, laissant Chance seule dans le salon. Il n'y avait, semblait-il, aucun autre invité actuellement présent dans le manoir – si l'on exceptait un certain fantôme qui n'avait toujours pas donné signe de vie.
Au bout de quelques instants, le vieil homme revint avec la fiole promise. L'objet en question était peut-être la seule chose au monde qui semblait pouvoir le perturber quelque peu ; il ne fit cependant aucune remarque particulière à ce sujet.

« Tenez. Je suppose que vous préférerez désormais être seule. Sonnez si vous avez besoin. »

Saluant gravement, il quitta la pièce.

A moitié allongée en travers d'un canapé, Chance contemplait le liquide bleu qui miroitait doucement. Alors qu'elle s'apprêtait à faire sauter le bouchon, Augustin réapparut comme par magie devant elle.

- Ne me dîtes pas que vous avez l'intention de boire cette chose ?

- De quoi je me mêle, retournez jouer les courants d'air ailleurs !

Augustin ne s'offusqua guère du ton de la tieffeline, il savait très bien que c'était un sujet sensible.

- La dernière fois que vous avez pris ce genre de chose j'ai passé la moitié de la nuit à vous convaincre que les murs de votre chambre n'essayaient pas de vous tuer.

- J'aime autant qu'on ne reparle pas de ça...

- Vous préférez qu'on reparle de la lettre ?

- Humpf !

A regret, Chance déposa la fiole sur la table basse.

- Bonne décision. Il y a des tas de choses beaucoup plus intéressantes à faire ici. Regardez tous ces livres ! Malheureusement je ne peux pas les lire, je n'arriverais pas à les sortir de leurs étagères et encore moins à tourner les pages, dit-il en lançant un regard appuyé à la tieffeline.

- N'y pensez même pas, répliqua celle-ci en croisant les bras sur sa poitrine.

« Ne pas penser à quoi ? »

Entre temps, Claris avait pu se vêtir, et arborait désormais son aspect habituel ; comme de nombreux autres avant elle, Chance croirait sans doute avoir affaire au frère de la demoiselle qu'elle avait croisé un instant plus tôt.

L'épée au côté, son arbalète de poing l'enfant de Reuel se rendait manifestement à la salle d'entraînement lorsque son attention fut attirée par les paroles de la tieffeline – ne pouvant entendre les propos d'Augustin, ses oreilles n'avaient capté que la dernière phrase.

Le ton employé était plus posé que celui que Chance avait entendu un instant plus tôt, et qui avait sans doute été du à son irruption dans un endroit où Claris ne s'attendait pas à recevoir de visites étrangères. Aucune remarque ne vint souligner le fait que la voleuse, en apparence, parlait toute seule.

Chance s'était tournée vers le nouvel arrivant sans savoir que celui-ci n'était autre que la jeune fille qu'elle avait vue un peu plus tôt. Prise au dépourvu, elle ne sut pas tout de suite quoi répondre.

- Parler toute seule, c'est une mauvaise habitude que j'ai pris, finit-elle par répondre. Sûrement une conséquence de la drogue ou quelque chose comme ça.

Elle n'osa pas regarder dans la direction d'Augustin mais celui-ci observait Claris avec un sourire.

- Je ne savais pas qu'il y avait... autant d'enfants ici.

En temps normal, la dernière remarque aurait peut-être provoqué une réponse acerbe ; mais Claris était finalement d'assez bonne humeur, et puis, l'invitée de son père avait déjà montré qu'elle était susceptible, et il n'aurait guère été correct de la faire de nouveau fuir ; aussi eut-elle plutôt droit à un sourire se voulant amusé.

« Des enfants ? Cela fait des années qu'il n'y en a plus ici. »

Bon, l'effet était quelque peu manqué : il restait tout de même, dans sa voix, une touche de fierté blessée. Mais c'était l'intention qui comptait…

« La drogue vous donne des sortes d'hallucinations, c'est ça ? Comme si… vous voyiez des fantômes ? Cela doit être une expérience… étrange. »

Augustin pouffa et Chance tenta de paraître détachée.

- Des fantômes ? Non, plutôt des rats, ou des chats qui parlent. Une fois j'ai même passé toute une nuit à discuter avec un cadavre. C'est amusant de voir que la conversation des morts peut s'avérer parfois plus distrayante que celle des vivants...

- Vous me flattez.

La tieffeline ignora le fantôme, elle n'avait aucune envie de trahir sa présence.

- Mais je ne devrais peut-être pas m'en vanter, dit-elle en attrapant la fiole posée sur la table basse. D'un geste, elle la déboucha et en avala une seule gorgée. Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas l'intention de vous créer des problèmes ou de me mettre à vomir sur le tapis du salon.

Mais elle ferait une bien piètre voleuse si elle n'avait pas sa dose et mieux valait que ses mains ne tremblent pas ce soir.

- Alors... qu'est-ce qu'on fait pour tuer le temps ici ?

Si Kelemvor prêchait que la mort faisait partie de l'existence, Jergal préférait la présenter comme un grand mystère. Dans un cas comme dans l'autre, Claris ne doutait pas qu'effectivement, vu les propos qu'avaient certains humains, l'on puisse lui préférer le silence – ou les paroles imaginaires – des défunts.

« Eh bien… habituellement, nos invités ont tendance à apprécier les passes-temps disponibles dans cette pièce ; mais ce n'est en rien une obligation, bien sûr. Cela dépend de ce que vous souhaitez faire, en fait… Pour ma part, je me rendais à la salle d'entraînement : si vous désirez m'y accompagner… votre conversation sera sans doute plus distrayante que celle de mes cibles. »

L'enfant de Reuel sourit, d'un sourire plus franc, cette fois.

Chance examina la pièce en se demandant de quels passe-temps parlait le jeune homme. Les livres étaient-ils considérés comme des passe-temps ? Cet étrange plateau avec de petites figurines de bois également ? Décidément les nobles étaient bien étranges car rien de tout ceci n'aurait été susceptible d'amuser la tieffeline. Celle-ci sembla réfléchir un instant à la proposition puis finit par hausser les épaules.

- Pourquoi pas. Ce n'est pas comme si j'avais mieux à faire.

Même s'il est vrai que la compagnie d'Augustin était parfois agréable – surtout lorsqu'il ne s'obstinait pas à la taquiner sans arrêt – elle était curieuse d'en apprendre un peu plus sur cette étrange famille . Et puis ce garçon avait l'air un peu moins rigide que sa sœur...

« Dans ce cas, suivez-moi. »

Claris mena Chance jusqu'à une grande pièce, située en sous-sol, et qui semblait manifestement pouvoir servir de lieu d'entraînement pour les armes en tout genre.
Quelques râteliers plein d'armes de toutes sortes ornaient le mur le plus proche de la porte, et le reste du matériel était entreposé alentour, attendant d'être mis en place.

Pour l'instant, le lieu était aménagé pour l'entraînement au tir : sur une moitié, la salle était entièrement vide ; sur l'autre, divers objets encombraient l'espace, qui semblaient placés là à la fois pour servir d'obstacles et pour simuler des abris.
Contre le mur du fond étaient dressées plusieurs quintaines, semblant attendre les coups ; et plusieurs curieux symboles, sur elles ou au mur, semblaient les dévisager d'un regard menaçant.

Sitôt en entrant, Claris leva son arme, sans viser aucunement, et tira. Le carreau d'arbalète traversa l'espace avant de se ficher dans le mur, non sans avoir frôlé la tête de l'un des pantins de bois.

« J'ai encore des progrès à faire, dirait-on… »

Pour un coup tiré aussi vite, sans prendre le temps de viser, et bien que la connaissance des lieux aide certainement, c'était cependant une assez belle réussite ; mais l'enfant de Reuel ne semblait pas s'en contenter, et préparait déjà un second coup.

Ce n'était peut-être pas une si bonne idée que ça finalement. Le jeune homme avait raté sa cible de peu et Chance s'écarta rapidement de peur d'endosser malgré elle le rôle de cible mouvante. Elle parcourut un peu la salle, le regard aux aguets en se demandant quel genre de vie pouvait bien mener cette famille pour avoir besoin d'une telle salle d’entraînement. Mieux valait ne pas savoir.

- Et vous n'utilisez pas la magie ? demanda t-elle alors qu'elle observait un râtelier d'armes avec une moue boudeuse.

Elle espérait bien que non. La magie avait le don de la mettre mal à l'aise, alors tomber comme ça dans un repère de mages... Augustin se tenait près d'elle, faisant quelques commentaires sur certaines armes auxquels elle ne réagit pas.

« Pas personnellement, non ; je préfère… faire les choses moi-même. »

Claris tira un second coup, cette fois avec plus d'application, et atteignit l'une des quintaines à la tête. Puis, l'enfant de Reuel se retourna vers la tieffeline, l'air enthousiaste – ce lieu était, sans doute, l'endroit qui le faisait le plus se sentir en confiance.

« N'hésitez pas à prendre une arme et à essayer par vous-même, si cela vous tente. Il y a suffisamment de place pour deux. »

Son attitude laissait entendre que Claris espérait poursuivre la conversation, mais sans savoir trop quoi dire – quels propos seraient susceptibles de vexer la mystérieuse voleuse ? C'était une invitée de son père, et il fallait donc la traiter respectueusement ; mais difficile, en ignorant tout de ses us et coutumes.

La tieffeline était visiblement peu emballée à l'idée d'avoir une arme dans la main. Elle s'était toujours dit que si les choses étaient menées avec tact et doigté alors il n'y avait nul besoin de faire appel à la force. En effet, elle n'avait jamais eu besoin de savoir se servir d'une arme pour mentir, arnaquer, voler et fuir la queue entre les jambes. Mais il y aurait peut-être une exception à cette règle. Elle repensa soudain à ses projets d'assassinat et se dit qu'il serait peut-être préférable de savoir manier une arme le moment venu, de préférence bien tranchante...

Elle porta son dévolu sur une rapière d'excellente facture, légère et certainement très agréable à manier pour ceux qui savent apprécier ce genre de chose. Une fois l'arme à la main, elle fut ravie de constater qu'au moins elle la tenait par le bon bout, le tout était maintenant de ne pas se blesser avec. Consciente que le jeune homme l'observait certainement du coin de l'oeil – sans doute dans le but sinistre et inavouable de rire d'elle une fois qu'elle se serait coupée un membre – elle tenta de détourner son attention.

- Et le coup du carreau d'arbalète en pleine tête, ça impressionne beaucoup les filles ? Remarquez, c'est un style. Il y en a qui préfère jouer de la mandoline sous les balcons. A dire vrai je ne sais pas laquelle de ces approches est la plus... effrayante.

- Cette technique a beaucoup plus de succès que vous ne semblez le croire.

Impossible de savoir si le fantôme parlait de l'arbalète ou de la mandoline sous le balcon, et Chance n'eut pas l'occasion de lui poser la question.

Claris eut un sourire amusé en entendant la comparaison.

« Oui, la mandoline est beaucoup trop commune à mon goût, je préfère l'originalité. »

Voyant l'arme choisie par la tieffeline, l'enfant de Reuel posa son arbalète pour dégainer sa propre lame et faire quelques mouvements d'entraînement, à distance raisonnable de Chance.

« Mais pour répondre à votre question… j'ai assez peu eu l'occasion de cette arme pour impressionner les filles. Ou qui que ce soit d'autre, d'ailleurs. Mais j'essayerai peut-être, un jour ; selon la personne visée, ça peut éventuellement marcher. »

Chance eut un mouvement de recul, croyant tout d'abord que le jeune homme avait l'intention de se battre contre elle. Elle se détendit légèrement lorsqu'elle constata qu'il ne faisait rien d'autre que s'entraîner et elle profita même pour observer ses mouvements et sa façon se tenir.

- Je ne suis pas très à l'aise avec les armes comme vous l'aurez sûrement remarqué. Heureusement, ce genre de lacune ne m'a jamais coûté la vie. Pas encore...

Et ce n'était pas prêt d'arriver d'ailleurs. Elle avait d'autres ressources.

- Pour en revenir aux filles, je ne crois pas que je sois de très bon conseil dans l'art subtil de la séduction, dit-elle en riant. Mais vous pouvez toujours essayé de leur recoudre l'épaule dans une ruelle sale et lugubre. Selon la personne visée, ça peut éventuellement marcher.

Encore fallait-il éviter de partir le lendemain...

Recoudre… ? Hum. L'idée paraissait tellement saugrenue qu'elle ne pouvait pas avoir été inventée ; il y avait probablement un peu de vécu là-dedans. Après tout, et malgré son expérience encore réduite, Claris savait déjà, d'expérience, que la réalité avait parfois beaucoup plus d'imagination que les gens qu'on y croisaient.

« Je peux peut-être tenter de vous donner quelques cours, si vous voulez… je n'ai pas la prétention d'un maître d'arme, mais j'ai tout de même quelques bonnes bases… savoir se débrouiller un minimum est toujours utile. Pour éviter de se trouver sensible à ce genre d'approches, justement. Et puis, je me débrouille mieux avec une épée qu'avec une aiguille, personnellement. »

L'enfant de Reuel adressa à Chance un sourire amusé. Le type qui avait tenté une telle approche était sans doute quelqu'un de particulièrement bizarre…

Pendant un instant elle crut que le garçon voulait lui donner quelques cours de séduction avant qu'elle réalise qu'il parlait d'armes. Elle en fut soulagée. Ou pas, en fait. A côté d'elle, Augustin pouffait depuis quelques minutes comme s'il trouvait l'échange extrêmement divertissant, mais évidemment elle ne pouvait pas lui demander quel était son problème ni darder sur lui quelques regards furieux.

- Volontiers, dit-elle en essayant de masquer son appréhension.

Elle leva son arme comme si c'était un serpent venimeux prêt à la mordre.

- Au fait, vous ne m'avez pas dit votre nom. Moi c'est Chance.

Claris s'inclina dans une révérence parfaite avant de déclarer d'un ton enjoué

« Claris de Corvimande. Pour vous servir, Damoiselle Chance. »

Bon, c'était peut-être un peu trop ; mais la façon dont la tieffeline semblait désormais lui accorder du sérieux sonnait comme une revanche, par rapport au « morveuse » qui avait précédé ; et ce genre de conversation lui convenait beaucoup mieux.

L'enfant de Reuel leva son arme, dont la pointe vint doucement heurter celle de la lame de la voleuse.

« Commencez par ne pas montrer que vous avez peur. Impressionner son adversaire par son attitude déjà un point important ; même si, évidemment, ça ne fait pas tout. »

Claris ? Chance trouvait cela un peu féminin pour un garçon, mais peu lui importait après tout. Augustin lui savait que Claris et la « morveuse » de tout à l'heure n'étaient en réalité qu'une seule et même personne, cependant, il se garda bien de le dire à la tieffeline. Peut-être le ferait-il à un autre moment, lorsque la situation l'amuserait moins et que cette révélation aurait tout l'impact qu'il espérait.

- Ce n'est pas de vous dont j'ai peur, ni même du combat... c'est cette arme. La seule personne que je risque de blesser avec c'est moi. La dernière fois je me suis ouvert le front en coupant un bout de fromage. Je cassais la graine et tac... le couteau qui ripe. Vous y croyez ça ?

Elle soupira mais consentit finalement à suivre le conseil du jeune homme.

- Je pense être en mesure d'esquiver vos coups mais je ne promets pas de ne pas m'empaler sur mon épée accidentellement. Enfin... allez-y doucement quand même.

Claris ignorait, bien sûr, la présence d'Augustin, et ne connaissais donc pas davantage son hilarité que la raison de celle-ci ; aussi sa bonne humeur et son sérieux n'en furent-ils pas entachés.

« Oui, ce qui cause de votre crainte se lit dans votre attitude ; mais il faut d'autant plus veiller à ne pas le montrer. Tentez de voir la lame comme une extension de vous-même ; comme si elle faisait partie de votre bras. Ça n'exclue pas qu'elle soit dangereuse, ceci dit… pour ma part, j'ai réussi à faire couler mon sang avec mes propres ongles, une fois. »

Était-ce, ou non, la vérité ? En tout cas, Claris semblait maintenant les couper assez courts, peut-être en conséquence de cela.
Mais sans plus s'avancer sur ces détails embarrassants, qui avaient au moins le mérite de les mettre, d'une certaine manière, à égalité, l'enfant de Reuel attaqua – doucement, laissant à la tieffeline le temps de prendre ses marques.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le manoir de Corvimande