La Couronne de Cuivre

Astrée hésita un bref instant. Elle était un peu inquiète de laisser Byron seul avec Goran, mais après tout, ce dernier semblait tellement ravi de recevoir un centaure qu'il ne risquait pas de se produire quoi que ce soit de gênant pour Byron. Et puis, Reynald serait bientôt de retour auprès d'eux. Non, il fallait qu'elle leur fasse confiance. Elle aurait juste voulu savoir où Byron allait passer la nuit... mais Reynald lui dirait plus tard sans doute... et puis, elle était véritablement épuisée, de toute façon.
Elle acquiesça donc en silence, et se leva à la suite de Reynald.
" Merci... pour votre votre hospitalité.", fit-elle avec un sourire un peu timide en se tournant vers Goran.

Goran se contenta de lui adresser un signe de tête, puis Reynald et la jeune femme regagnèrent la terrasse exposée aux grands vents.
" Ta popularité en a pris un coup, je le crains, suite à toutes ces aventures..." murmura le clerc, tandis qu'ils rentraient dans la forteresse.
Les gardes en faction à la porte les observèrent d'un oeil acéré mais ne dirent rien. Le sorlyn entraîna Astrée derrière une porte et dans un escalier aux marches larges et peintes en rouge, qui grimpait vers les étages.
" Il sera impeccable avec Byron et il dira oui... Je ne sais pas encore à quel prix, cependant. Je ne sais pas si je suis vraiment nécessaire à votre voyage à Luménis. Je n'y suis jamais allé. La seule personne que j'y connaissais n'y est plus... Je pourrais me contenter de vous y conduire, je suppose."

Astrée grimaça.
" Tu serais vraiment utile, là-bas, pourtant. Tu saurais bien mieux que Byron ou moi défendre la cause des centaures, tu saurais trouver les mots... Tu sais, la situation est vraiment grave et vraiment urgente. Il faut que je t'explique un peu tout ça, pour que tu puisses convaincre Goran... On a vraiment besoin de toi. C'est pas seulement parce que j'ai envie de ta compagnie."
Elle poussa un soupir, et ajouta.
" Ou peut-être que si Byron demande à ce que tu viennes, il n'osera pas lui refuser..."

Reynald eut un sourire tranquille.
" Il me le fera payer de toute façon, même s'il accepte... Mais vu la manière dont j'ai rempli mes obligations ces derniers jours, je ne peux pas lui en vouloir de m'en vouloir. Nous avions convenu d'un marché et je l'ai allègrement piétiné. J'ai déjà de la chance qu'il ait accepté que je parte à ta recherche..."
Il haussa les épaules tandis qu'ils arrivaient dans un couloir au plancher de bois, richement décoré de peintures végétales, directement sous le toit à voir l'inclinaison du plafond.
" Mais je me rattraperai. Je me rattraperai."

" J'espère que tu y arriveras... et qu'il ne te le fera pas payer trop cher,", marmonna Astrée avec un soupir.
Il était logique que Goran se montre aussi froid avec elle, vu les circonstances. Elle ne s'en plaignait pas, du reste : ça lui éviterait d'avoir à trop le côtoyer. Mais ça n'arrangeait pas leurs affaires.
" Reynald, je suis désolée d'aggraver les tensions avec ton beau-frère, ajouta-t-elle finalement. Tu vas finir par m'en vouloir... Ne le laisse pas exiger n'importe quoi, tout de même. Mais peut-être qu'en lui expliquant ce qui se passe là-bas, il comprendra à quel point c'est important, qu'il se montrera un peu... je ne sais pas... compréhensif. Même s'il l'a déjà été beaucoup en te laissant partir me chercher, j'en suis bien consciente.
Qu'est-ce que Goran allait bien pouvoir exiger de Reynald ? Un an de service ? Misère...

Le clerc finit par pousser une porte qui donnait sur une petite chambre munie de deux lits. Celui du sorlyn était passablement défait, tandis que celui qu'avait occupé Tybert était impeccablement rangé. Reynald s'assit sur le sien avec un soupir.
" Bah... Oui, il va sans doute exiger que je reste plus longtemps. Ce n'est pas vraiment un problème, en réalité. Nos rapports se sont tendus à cause de mes escapades et de mes soucis, ce qui ne m'a pas rendu très musicalement efficace. Mais si en échange d'un peu de liberté, je lui promets de me montrer à la hauteur pour la suite, cela se résoudra. Peut-être me donnera-t-il une liste de courses à faire à la capitale, qui sait ? J'espère juste qu'il ne voudra pas accompagner. Je l'aime bien, sous certains aspects, mais il est encombrant."

" Oh, pitié...", gémit Astrée en s'asseyant à côté du sorlyn. "J'espère que non. Mais il en est bien capable, en effet... Juste pour le plaisir de t'avoir sous la main, ou pour Byron peut-être..."
Elle secoua la tête avec une grimace.
" Mais de toute façon, on n'aura pas d'autre choix que de se plier à ses exigences..."
Elle dénoua ses sandales de fortune, qui ne ressemblaient plus qu'à un vague morceau de cuir entortillé de lanières, croisa ses jambes en tailleur sur le lit et fouilla dans sa poche.
" Tiens, reprends déjà ta corde de luth, ça t'aidera à te montrer musicalement plus efficace, comme tu dis... Je croyais que tu en avais déjà trouvé une autre en remplacement, en fait, je ne pensais pas qu'elle te manquerait..."
Le geste lui était venu sans réfléchir, mais elle sentit pourtant un énorme pincement au coeur en lui tendant la corde. Bah, ça ne servait à rien de se montrer aussi sentimentale : elle était sensée lui rendre quand ils se reverraient après tout...

Il fallait qu'elle lui raconte ce qui se passait là-bas, mais elle ne savait pas par quel bout commencer... Elle avait envie de se blottir dans ses bras, aussi. Elle se sentait un peu... bizarre, en fait. Un sentiment d'irréalité. La sensation de sortir d'un cauchemar, peut-être, mais sans vraiment y croire. Besoin de réconfort. Elle n'arrivait pas à se départir de son inquiétude concernant la harde, concernant leurs démarches. Tout s'était enchaîné trop vite depuis qu'elle avait été... condamnée à mort. Elle se sentait complètement à côté de la réalité. Peut-être simplement trop épuisée, au fond. Et puis, elle était tout simplement passée un peu trop près de la mort pour reprendre aussi vite le cours de sa vie, même si elle s'efforçait de donner le change.

" Merci." dit-il en regardant la corde roulée dans sa paume, une seconde.
Puis il referma les doigts dessus et enserra Astrée d'un bras.
" Tu as l'air épuisée. Veux-tu que j'aille te chercher quelque chose à manger ? Je te trouverai des vêtements, aussi, et des bottes sûrement... Je suis vraiment vraiment désolé que les choses aient tourné de la sorte... Je n'avais pas idée... Je savais que les centaures avaient des problèmes de voisinage, mais... Jamais ils ne nous auraient impliqués dans leurs querelles, à l'époque où nous les avons rencontrés... Je n'avais vraiment pas idée... J'aurais dû te dire d'emblée qu'ils étaient fréquentables."

Astrée laissa aller la tête contre son épaule, respirant son parfum, et ferma les yeux quelques instants.
" Ça n'aurait sans doute rien changé, tu sais. Je me suis trouvée prise entre deux feux, eu milieu d'une guerre à laquelle je ne comprenais rien, au début. Quand j'ai été capturée par Sheldon, il n'était plus que haine envers les humains, et il m'aurait tuée, de toute façon, sans me laisser la moindre chance de m'expliquer... et même s'il avait su que je te connaissais je pense. Il faut dire que les circonstances ne plaidaient pas en ma faveur. Mais Byron, lui, n'avait pas cette haine dans les yeux. Donc j'ai su que je devais l'aider. Même sans savoir que c'était Byron."
Elle réalisa que son récit devait être absolument incompréhensible et poussa un soupir.
" C'est compliqué, il faudra que je te raconte mieux un jour... Mais bon, finalement, j'ai su ce que je devais faire, et on peut presque dire que mes rapports avec Sheldon se sont normalisés... enfin, un petit peu. Assez pour qu'il me fasse confiance en me demandant d'accompagner Byron à Luménis. Et pour qu'il me sauve la vie, aussi, hier... Enfin, c'est surtout grâce à Neffen. Le shaman."
Elle grimaça.
" Désolée, je dois être un peu trop épuisée pour te faire un récit cohérent. Ça viendra, c'est promis. Mais... la harde va disparaître si on n'arrive pas à convaincre les autorités luménienne. Il faut que tu nous aides... Ils ne tiendront pas longtemps, même avec tous les pouvoirs de Neffen."

A voir la mine du clerc, le récit était effectivement un peu embrouillé. Mais il se fendit rapidement d'un sourire.
" L'important c'est que tu es là, tu vas bien, et nous allons faire tout ce qui est possible pour venir en aide à la harde. Je vais devoir redescendre, négocier avec Goran, et puis chanter... Je reviendrai à la nuit. D'ici là... Je ne peux que te suggérer de te reposer. Tu peux prendre une de mes tuniques, et il y a de l'eau... froide évidemment... dans le broc sur la table là-bas, si tu veux te débarbouiller."
Il l'embrassa dans les cheveux.
" Byron m'expliquera ce qu'il faut, je suppose. Et avec ta version à toi... je finirai bien par saisir ! Je ne suis pas si stupide."

Astrée sourit, et se blottit encore un instant contre lui.
- Merci... pour tout. Mais avant que tu descendes... je vais quand même essayer de te résumer la situation actuelle, pour que ce soit un peu plus clair dans ton esprit. Ce n'est pas aussi compliqué que ça en fait. Ce sont mes... pérégrinations qui ont été complexes. Et un peu trop riche en émotions fortes surtout... Mais la situation en elle-même est... dramatiquement simple.
Elle leva les yeux vers lui et tenta de rassembler ses idées.
- Donc... Pour faire court... La harde a été quasiment décimée par la guerre. Tous les centaures tués ou réduits en esclavage. Ils ne sont plus qu'une trentaine, dont pas mal d'enfants. Très peu de mâles. Ils se sont repliés dans un endroit reculé de la vallée, et Neffen va le protéger magiquement aussi longtemps qu'il le pourra. Ils tiendront un certain temps. Sans doute... quelques veilles, j'imagine. Bon, Neffen parle de tenir jusqu'à l'automne mais il est vraiment très optimiste, trop à mon avis, ils ne tiendront pas tant. Et ça va être un calvaire quand on sait à quel point ils ont besoin de bouger... Et... donc, les montequins ont décidé de les exterminer, d'en finir une bonne fois pour toute. Ils vont passer toute la vallée au peigne fin, et ils finiront par les trouver tôt ou tard. Ils sont fichus. Sauf si on arrive à faire intervenir très rapidement les autorités de l'île, pour qu'ils obligent les villageois à quitter définitivement les lieux. C'est leur seule et unique chance.
Inutile de parler des orques, ni de mentionner que c'était quasiment un miracle que Sheldon ait décidé de cesser l'escalade de la haine et de faire confiance aux autorités luméniennes.
- Est-ce que... c'est plus clair comme ça ? , questionna-t-elle avec une légère grimace.

" C'est très clair, dit Reynald en hochant la tête. Au moins n'y a-t-il pas trente-six options... Mais j'imagine que Sheldon a donné des directives très précises à Byron, c'est généralement comme ça que fonctionne le tandem chef de harde - messager, tu as dû le voir à l'oeuvre. Nous devrons veiller à lui ouvrir des portes, une fois à Luménis, mais c'est le discours de Sheldon qui devra primer sur ce que nous pourrons ajouter. Je pense que Dame Dithazir sera la meilleure interlocutrice possible, elle est elfe, après tout, et plus que toute autre race, les elfes savent combien les humains peuvent être destructeurs. Nous avons de bonnes chances de réussir."
Il sourit, lui caressa doucement la joue.
" Et si Neffen est le digne successeur du shaman avant lui, ce qu'il est par essence... Tu dois avoir confiance en lui, comme Sheldon a eu confiance en toi. L'angoisse, c'est une chose très humaine, là aussi. Triompher, échouer, vaincre, trahir... Nous devons nous fier à ce qu'ils ont vu en toi."

" J'ai confiance en Neffen, je t'assure. Entièrement. Mais c'est vrai que je l'ai déjà vu se montrer trop optimiste, une fois ou deux... -Notamment la fois où il lui avait assuré qu'on la laisserait repartir sans heurt- ou même, une fois, trop résigné. Bref, il peut se tromper, comme tout le monde. Mais cela dit, tu as raison... Il est moins angoissé que moi, et d'ailleurs il se résignerait à l'échec et à la fin de la harde, même si ça signifie la mort pour lui. Je trouve qu'il se résignerait trop facilement, en fait... Mais je sais, il faut que j'arrête de voir la situation avec mes yeux d'humaine, sans doute... "
Elle soupira. Non, décidément, ça lui était bien difficile de ne pas angoisser, vu la situation. Quant à se fier à ce qu'ils auraient vu en elle ? Elle ne voyait pas trop ce que ça pouvait être... à part un entêtement à toute épreuve, exagéré sans doute ? Mais la ténacité n'était pas toujours un défaut, pourtant...
Elle lui prit la main, s'efforçant de sourire, et la porta à ses lèvres.
" J'espère vraiment que tu pourras nous accompagner... Et sans que ça te coûte trop. Bon courage avec Goran..."

" Astrée. Ne t'en fais pas."
Il lui embrassa le front, la regarda dans les yeux.
" Est-ce que tu veux que je te fasse monter une infusion délassante, avec un en-cas ? Je sais que tu es fatiguée, mais tu dormiras mal l'estomac vide."
Pinçant les lèvres, il l'observa un moment.
" Cette fébrilité ne te va pas bien. J'espère... j'espère que ton retour parmi nous te permettra de te poser. Peut-être devrais-tu rester à Bortheias pendant que j'accompagne Byron à Luménis."

" Non !"
Elle grimaça, surprise elle-même par son exclamation spontanée, et s'efforça de poursuivre plus calmement. Mais peut-être un peu trop fermement.
" C'est à moi que Sheldon et Neffen ont confié Byron, donc je l'accompagnerai, jusqu'au bout. Et puis il est hors de question que je reste à me morfondre ici en m'inquiétant de ce que vous réussissez à faire, là-bas, ou pas... ni que tu partes alors que je viens juste de te retrouver", conclut-elle dans un murmure étouffé.
Elle soupira. Il fallait vraiment qu'elle se calme, qu'elle cesse d'être ainsi sur les nerfs. Mais ça faisait des jours et des jours qu'elle vivait sur les nerfs. A croire qu'elle avait oublié comment retrouver son calme.
Elle leva les yeux vers le Sorlyn avec un soupir.
" Reynald... Ne t'en fais pas pour moi, ça va passer. Je suis désolée d'être aussi nerveuse. C'est juste que ces derniers jours ont été trop éprouvants. Il me faut un peu de temps, je pense, pour me remettre, pour réussir à me détendre, pour... réapprendre à vivre sans avoir peur, je crois. Je suis passée beaucoup trop près de la mort hier... j'ai pas vraiment l'habitude. "
Elle frissonna, puis réussit à sourire.
" La seule chose qui me ferait du bien, la seule chose dont j'ai besoin, c'est de toi, de me blottir dans tes bras. Longtemps. Toute la nuit... Mais puisque tu dois y aller... peut-être qu'une infusion ce ne serait pas mal. Mais je ne crois pas que j'aie envie de dormir tout de suite, en fait. Je voudrais être réveillée quand tu reviendras... et avoir des nouvelles de Byron, aussi. Oh, punaise, je ne suis même pas en état de décider ce que je veux..."
Elle secoua la tête.
" En tout cas je n'ai pas faim. Trop d'émotions. Cela dit, tu peux toujours me faire monter des fruits ou quelque chose de léger, peut-être que l'appétit reviendra, on ne sait jamais. Mais pour l'infusion... je préfère que tu me la montes toi-même, quand tu reviendras... et si possible assez forte pour que je passe une nuit sans rêves. Et... si tu pouvais me serrer très fort dans tes bras, aussi...

Il lui sourit et obtempéra, la serrant contre lui.
" Je vais te faire monter quelque chose. Mais tu devrais essayer de dormir un peu avant mon retour... J'en ai pour des heures, au bas mot, en fonction de l'humeur de Goran. Rester toute seule à te morfondre en attendant que je franchisse la porte... Vu ce qui te trotte en tête, ça ne me semble pas la chose la plus sage à faire. Et je sais que malgré tout... Tu n'es pas déraisonnable."
Il lui caressa doucement les cheveux.
" Je ne te laisserai pas remonter chez les centaures avant que la situation ne soit apaisée, tiens-le toi pour dit."

Astrée sourit. Un vrai sourire, cette fois-ci.
" Reynald, tu es un amour... Tu ne peux pas imaginer combien tu m'as manqué là-bas. Vraiment..."
Elle ferma les yeux, profitant juste de cet instant de calme, de douceur, essayant d'oublier un peu le reste du monde. Il était là, elle était dans ses bras... Le reste n'avait à cette heure aucune importance.
" Tu n'as pas tort, j'ai besoin de repos. De toute façon, je vais sûrement m'endormir si c'est si long... Et puis, j'aurai une de tes tuniques, je vais m'imprégner de ton odeur... mais tu me promets de me réveiller à ton retour, d'accord ? Tu me le jures ?

" Je le jure." dit le Sorlyn avec un sourire apaisant.
Il posa un baiser sur ses lèvres, qu'il prolongea un moment, puis la regarda dans les yeux.
" Repose-toi, maintenant... Tu es en sécurité. Il ne peut plus rien arriver."
Il se leva, attrapa son luth et se dirigea vers la porte.
" Et si tu te sens trop mal... Va au bout du couloir et demande à l'un des gardes de t'indiquer la grande salle, d'accord ?"
Puis, sur un geste et un sourire, il regagna le couloir.

Astrée le salua d'un sourire tranquille... et poussa un profond soupir dès qu'il eût franchi la porte.
Elle resta un moment assise, les yeux dans le vague, les pensées un peu embrouillées. Elle n'était pas vraiment dans son état normal, elle le sentait bien. Trop sur les nerfs, le moral jouant au yoyo sans qu'elle parvienne à le contrôler.
Bon, en y réfléchissant, c'était sûrement une réaction normale après avoir frôlé la mort et vécu quelques jours de tension extrême. Elle s'était sentie tellement seule, aussi, là-bas, face à des décisions et des actions lourdes de conséquences. Et puis, d'un coup... retrouver Reynald, enfin... et mieux encore, entrevoir une solution à une situation qui lui avait paru sans issue... et bien c'était juste trop soudain pour qu'elle réalise tout de suite. Pour qu'elle ose croire à un tel miracle. Elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer encore mille obstacles. Et pourtant, même Reynald disait qu'ils avaient de bonnes chances de réussir. Il fallait vraiment qu'elle cesse de douter, qu'elle y croie...
Sauf qu'elle n'y croirait que quand ils auraient libéré Montequine, et pas avant. Elle n'osait plus être optimiste.

Elle glissa machinalement une main dans la poche de sa tunique, cherchant le contact familier de la corde de luth... qui n'y était plus. Elle sentit une boule dans sa gorge. Quelle idée de lui avoir rendue... Bon, d'accord, c'était parce qu'il avait eu l'air ennuyé qu'elle veuille la garder, c'est tout. Donc c'était normal de la rendre, non ? Ce qui n'était pas normal, c'est que cet acte anodin lui serre le coeur. Pourquoi vouloir sa corde alors qu'elle l'avait lui ? Décidément, elle se laissait toucher par une broutille. Autre signe que ses nerfs étaient à bout.

Toujours assise, elle replia ses jambes et posa son menton sur les genoux. Son corps était encore anormalement tendu. Elle allait attendre la collation promise, et essayer de manger un bout. Ensuite elle se reposerait. Même si elle n'était pas sûre d'oser dormir. Une vague peur de sombrer dans les cauchemars... Mais il n'y avait pas de raison après tout : elle avait bien réussi à faire une sieste paisible plus tôt dans la journée.

Peu après, Astrée entendit des pas feutrés remonter le couloir. On frappa trois petits coups secs à la porte avant de l'ouvrir, et une jeune femme entra. Elle sourit doucement à la rôdeuse et déposa un plateau sur la table basse. On y avait disposé un bol de bois peint, une petite théière, un mélange de fruits coupés et mélangés ainsi que deux petits pains ronds couverts de sucre. Sans prononcer un mot, la jeune femme se retira, s'inclinant respectueusement avant de refermer la porte. Astrée demeura ensuite seule dans la chaleur silencieuse de la petite chambre, alors que le ciel avait définitivement noirci.

Astrée salua la jeune femme d'un signe de tête et d'un sourire, et resta un moment à contempler son plateau. Elle n'avait pas vraiment faim.
Non. Tu as faim. Tu n'as rien avalé depuis le petit déjeuner. Alors tu te forces un peu...
Oui mais... elle n'avait pas faim.

Elle songeait à Reynald, en train de donner une représentation dans la grande salle, pour Goran. Elle avait envie de le voir, de l'entendre. Il jouait si bien. Elle était certaine que ça lui aurait changé les idées. Mais... aussi bien Goran que le Sorlyn avaient souhaité qu'elle reste tranquillement à se reposer. A se morfondre, plutôt... Bien sûr, elle était fatiguée. Mais ses nerfs en boule l'empêcheraient durablement de dormir.
Elle laissa ses pensées vagabonder vers Byron. Lui assistait certainement au récital. Elle l'enviait. Elle se demandait s'ils pourraient tous dormir ensemble, avec Reynald. Goran chercherait à faire au mieux de toute façon. Le centaure était devenu la coqueluche de la maisonnée, et il serait certainement bien mieux traité qu'elle-même ou que Reynald. Mais c'était très bien pour lui, au fond. Il avait besoin de prendre confiance, pour moins angoisser pour la suite du voyage. En fait, c'était vraiment idéal, pour lui, qu'ils doivent rester deux ou trois jours ici. Alors elle devait cesser de s'en faire... Ne pas se demander si leur mission pouvait échouer, s'ils pouvaient arriver trop tard, ne pas songer à ce qui se passait dans la vallée, à la chasse qui allait s'organiser là-bas. Cesser de se faire du souci. Misère... elle s'en sentait incapable. Cela dit, il était peut-être moins néfaste de se faire du souci pour l'avenir que de se laisser aller à ressasser l'enchaînement d'événements récents. Rien que d'effleurer en pensées ses souvenirs de la veille lui donnait le vertige. Ça serait un miracle de dormir sans cauchemar dans les jours à venir.

Non, ce qu'il lui aurait fallu c'est... que Neffen lui chante la chanson sylvestre. Ou Reynald, à la rigueur. Bah, une bonne tisane ferait sûrement un peu d'effet aussi. Qu'est-ce qu'ils lui avaient mis, dans la théière ? juste un thé ? Quelque chose de relaxant ? Ou plus fort ? Elle huma doucement l'odeur de l'infusion sans vraiment pouvoir le déterminer. Mais ça lui ferait certainement du bien, après tout.
Elle finit par se forcer à avaler l'un des deux petits pains sucrés, ainsi que les fruits. Ça aurait été dommage de les laisser s'abîmer, et ça se mangeait sans faim. Puis elle avala lentement un bol d'infusion, espérant que cela ne ferait que la détendre sans vraiment l'endormir. Ou en tout cas pas trop profondément. Elle voulait savoir comment s'était passée la soirée, ce que devenait Byron. Elle avait la désagréable impression d'être tenue à l'écart, un peu abandonnée peut-être, et ça lui pesait. Pourtant, elle n'osait pas aller voir ce qui se passait là-bas. Pour ne pas déplaire à Goran... ou à Reynald. Mais bon sang, il fallait qu'elle cesse de voir tout en noir comme ça. Elle pouvait bien faire confiance à Reynald et à Byron, ils s'en tireraient très bien sans elle. Ils n'avaient aucunement besoin qu'elle pointe son nez là-bas. Même si elle en avait envie. Elle ne pouvait pas toujours vouloir tout maîtriser...

Elle finit par se débarbouiller rapidement et enfila l'une des tuniques de Reynald avec un sourire rêveur. Ça, par contre, c'était agréable. Puis elle s'assit à nouveau, à la tête du lit, adossée au mur. Toujours pas sommeil. pas encore. Ca viendrait peut-être après tout, tout dépendait ce qu'ils avaient mis dans la tisane. Peut-être qu'elle finirait par avoir envie de s'allonger. Ça faisait drôle d'être sur un matelas... Et pour l'heure, il fallait surtout qu'elle cesse de broyer du noir. Elle avait envie de savoir ce qui se passait en bas. Mais... non, elle n'irait pas. Sinon ça ne ferait qu'inquiéter Reynald. Elle ferma les yeux. Elle avait dit qu'elle se reposerait, il fallait au moins qu'elle essaie...

Le sommeil vint, cependant, la fauchant sans qu'elle ne l'anticipe.

Et il fut peuplé de grands galops. Champs et fleurs et landes et vallons verdoyants, sous-bois feuillus, sentes escarpées, galoper, galoper encore, à perdre haleine, l'esprit empli de vent et de soleil.
Peut-être était-ce un vestige du peuple centaure.
Ou peut-être était-elle trop épuisée pour repousser les rêves de son compagnon velu, reposant non loin, petite boule de fourrure rousse.
Elle n'avait pas la conscience de s'en inquiéter.

Puis une main se posa sur son épaule et la secoua doucement.
" Astrée... Je te réveille... Je ne devrais pas, mais j'ai promis."
Reynald s'était glissé sous la couverture, tout contre elle, le lit ne permettant pas de faire autrement. Elle entendit aussi un profond soupir, relativement lointain, à hauteur de la couche qu'avait occupée Tybert et dont il était absent.
" Rendors-toi, ma belle, tu en as sûrement besoin."

Elle sourit. Elle peinait à émerger du sommeil, la tisane était certainement un peu trop dosée. Ou peut-être pas, après tout. Elle devait vraiment être épuisée en fait. Mais elle sourit avant même d'avoir saisi le sens de ses paroles. Juste parce qu'il était là.
" J'ai surtout besoin de te savoir là... murmura-t-elle. Bien plus que de dormir... Et puis, je me rendormirai plus facilement maintenant..."
Elle se tourna vers lui, un sourire heureux aux lèvres, l'embrassa avec tendresse, puis se blottit dans ses bras. Elle était heureuse qu'il ait tenu sa promesse de la réveiller. Heureuse qu'il soit là. Heureuse, même, que le lit soit aussi étroit. Elle avait bien fait de dormir, finalement. Elle se sentait mieux. Les rêves de Prince, sans doute...
" Ta soirée... ça a été ? Et Byron est là aussi ? questionna-t-elle au bout de quelques instants, résistant à l'appel insidieux du sommeil.
Ça ne pouvait qu'être lui, ce soupir. Incroyable. il n'y avait certainement qu'ici, dans la forteresse du fier coursier, qu'on permettait à un centaure de dormir dans une chambre... Et c'était parfait comme ça.

" Nous avons poussé le lit de Tybert par ici, et il s'est installé derrière, comme ça, nous ne courons aucun risque qu'il ne nous touche pendant la nuit, chuchota-t-il. C'était le plus facile. Même s'il ne l'aurait jamais avoué, je pense qu'il a besoin de compagnie."
Il soupira doucement.
" Et la soirée s'est bien passée, oui. Goran est fasciné. Mais il a raison sur un point : il faut garder Byron ici, sans ébruiter sa présence. La plupart des gens de la Trouée se montreraient respectueux, bien sûr... mais on ne peut pas jurer de la bienveillance de tous, comme nous en avons fait l'expérience, il y a peu."
Il posa un baiser sur son front.
" Rien dont tu ne doives te soucier, cependant. Dors à présent. Je partirai demain en fin de journée : nous aurons toutes les heures qui précèdent pour discuter."

Astrée sourit.
" D'accord. Si tu ne crains pas que Goran te réquisitionne de l'aube au crépuscule sans te laisser une minute de répit. J'imagine que rien n'est urgent, que tout peut attendre demain..."
Elle soupira, chercha une position confortable.
" J'espère que tu as pu négocier avec lui... et que ça ne s'est pas trop mal passé. Dis-moi juste ça... mais tu me donneras les détails demain."
Demain... C'était chouette de savoir qu'il serait là demain.
Et c'était sans doute mieux de garder Byron ici, oui. A l'abri des regards et de la curiosité. Mieux pour lui, surtout, pour lui éviter d'avoir à affronter des maladresses involontaires.

" Je suis le barde de Goran, pas son serviteur. Je suis requis pour les occasions spéciales et pour les repas. Le reste du temps... je suis relativement libre. Tout bien considéré."
Il la serra contre lui.
" Mais je te raconterai demain, oui. Je veux que ton esprit soit libre, à présent, et que tu dormes."

Son esprit n'était pas tout à fait libre. Elle aurait voulu avoir la certitude qu'il allait les accompagner à Luménis. Pouvoir ôter cette inquiétude de ses pensées, au moins. Mais elle se sentait l'esprit un peu trop embrumé pour insister. Et puis, peut-être valait-il mieux attendre le lendemain pour affronter tout ça, pour connaître la contrepartie demandée par Goran. Si ça c'était mal passé, il n'aurait pas l'air aussi tranquille, après tout.... Non, elle allait juste, pour le moment, profiter de sa présence, du fait qu'elle était dans ses bras, savourer la certitude qu'ils seraient ensemble une partie de la journée demain, et le surlendemain aussi... et ensuite, encore, certainement.
Elle sourit, blottie contre lui. Elle allait dormir divinement bien.
" C'est merveilleux de dormir à nouveau dans tes bras... Je t'aime, tu sais...", souffla-t-elle en fermant les yeux.

" Je t'aime moi aussi." lui répondit Reynald avant de la serrer doucement.
Elle s'endormit presque aussitôt, sans doute aidée par les plantes, encore, et la présence réconfortante du clerc. Son sommeil fut sans rêves, ou du moins, au réveil, elle n'en avait aucun souvenir. Quelque chose bougeait dans la chambre, c'est ce qui lui fit ouvrir l'oeil. Contre elle, Reynald était toujours assoupi, tranquille, mais le soleil filtrait au travers des rideaux de lin brodé. La rôdeuse devina que c'était Byron qui remuait. Sans doute n'était-il pas habitué à ces matinées oisives, et ne savait-il pas quoi faire de lui-même...

Astrée laissa son regard errer dans la pièce, sans bouger. Elle ne voulait pas réveiller Reynald. Elle ne savait pas trop à quelle heure il était venu la rejoindre, mais ça devait être très tard dans la nuit. Et puis, il avait bien mérité une grasse matinée dans un lit confortable après ces derniers jours où il la cherchait avec angoisse... et elle la méritait tout autant, en y réfléchissant bien. Elle sourit, rêveuse, en levant les yeux vers le visage du Sorlyn. C'était bon de l'avoir retrouvé. C'était bon d’être vivante. Et c'était presque un miracle...
Elle prit conscience que Byron était éveillé aussi, peut-être depuis un moment. Les centaures semblaient avoir besoin de moins de sommeil que les humains. Et il devait s'ennuyer sans doute. Elle se redressa légèrement, juste un instant, juste pour déposer un baiser sur les lèvres du clerc endormi, espérant ne pas le réveiller, puis elle chercha du regard le centaure. Il comprendrait sûrement que Reynald avait besoin de dormir. Elle n'osait pas se dégager de peur de le réveiller... enfin, non, pour être tout à fait honnête : elle ne voulait surtout pas se dégager de ses bras, sous aucun prétexte, avant que ça ne soit nécessaire. Mais ils pouvaient peut-être parler à voix très basse, après tout, si le centaure en ressentait l'envie.

Byron s'était redressé — du moins sa partie humaine — et observait la chambre. Apercevant Astrée, il lui sourit. Il était beaucoup trop loin d'elle pour qu'ils puissent communiquer à voix basse. Il fit ensuite mine de se retourner et... bouscula le lit de Tybert, qui heurta la commode voisine, qui balança dangereusement, envoyant le vase qui s'y trouvait exploser sur le sol avec fracas, eau et fleurs répandues.
Reynald se releva d'un bond, sautant au bas du lit dans le même mouvement.
" Quoi ? Qui ? Quand ? Je suis là !"
Le centaure s'empourpra.
" Heu..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] La Forteresse du Fier Coursier