La Couronne de Cuivre

Elle avait rapidement détourné les yeux. Du sang, partout. Elle n'en supportait plus la vue. Et cette odeur écoeurante de métal qui emplissait ses narines la mettait au bord de la nausée. Pourtant, elle n'y avait jamais été sensible par le passé, était-il possible que cette phobie soit une conséquence des événements passés ? C'était plus que probable. Elle avait plaqué les manches de ses vêtements contre son nez et avançait doucement en braquant ses yeux au loin. Des gouttes de sueur coulaient sur sa peau glacée.

Elle s'arrêta au pied des marches qui menaient au temple, voyant qu'Angèle avait l'intention d'y pénétrer.

- Hors de question que j'entre là-dedans, déclara t-elle.

En réalité elle n'avait pas non plus envie de rester là, sur cette place sordide, dans ces rues vides pleines de sang, mais tout ceci n'était qu'un moindre mal comparé à ce qu'ils trouveraient à l'intérieur, elle en était sûre.

- Nous avions dit que nous irions à la tour. A t-on vraiment besoin de s'arrêter en chemin pour voir tout ce que cette cité recèle de pire ?

Plus le temps passait, plus l'elfe nageait en eaux familières. Depuis son apparition sur les mains de Chance, le sang avait tendance à devenir un élément récurrent, comme dans ses cauchemars ordinaires. Quant aux signes de l'esclavagisme, ils le renvoyaient indéniablement à son terrible séjour mélandien. Même la marque noire ornant la façade du temple avait un air de déjà-vu, lui rappelait spontanément le symbole de Baine, fort apprécié dans la cité maudite... Mais l'association d'idées était hasardeuse, puisque ce qu'il voyait ne ressemblait guère à un poing serré : s'agissait-il plutôt d'une référence à Helm, malgré l'absence d’œil ?

Cependant, l'attitude inquiétante de la jeune femme blonde et les réaction qu'elle suscita chez Chance et Lothringen l'arrachèrent à ses pensées.

-Je n'ai pas non plus envie d'entrer, dit-il, presque à regret.

Il observa tour à tour ses trois compagnons demeurés à l'extérieur, hésita un instant puis choisit d'être franc. En partie, du moins.

-Écoutez, si nous étions dans la vraie vie, je n'imaginerais même pas la laisser seule en un pareil endroit. Mais nous sommes dans un rêve, et la seule chose que nous savons... que nous pensons savoir à son sujet, c'est que le danger nous guette à chaque pas. Or, voilà que l'une des nôtres, contre toute raison, comme guidée par quelque force inconnue, quitte le groupe pour pénétrer dans un temple des plus sinistres... puis paraît incapable d'en ressortir. Sincèrement, tout cela m'a l'air d'un piège machiavélique parfaitement orchestré, d'un piège dans lequel on entend nous voir sauter à pieds joints. Et quoi de plus efficace, pour atteindre cet objectif, que de jouer sur le sentiment de solidarité que nous éprouvons vis-à-vis de notre compagne de mésaventure ? On pourrait même se demander si Angèle n'est pas au service de ce cauchemar, si sa présence parmi nous n'a pas pour unique but de nous faire courir à notre perte...

Il soupira.

-Je peux me tromper, évidemment. J'espère me tromper, même. Quoi qu'il en soit, il me semble impératif de ne pas se ruer aveuglément à sa suite. Attendons, voyons ce qui se passe... Puis avisons, en fonction.

Naturellement, ce qu'il venait d'avouer à propos d'Angèle, il le pensait de tous les autres : ces présences oniriques n'étaient là que pour le piéger, lui. Mais elles n'auraient guère apprécié qu'il le leur dise en face...

Lothringen fronça les sourcils. Depuis qu'ils étaient dans cette cité, ils avaient laissé le barde choisir la direction qu'ils prenaient, ils s'étaient laissés embobiner à propos des armes et à présent voilà qu'il leur suggérait gentiment de s'abandonner mutuellement à leur sort. Il ne l'acceptait pas. Et il ne l'aurait pas non plus accepté si Mornagest n'avait pas été du voyage - ça n'avait rien à voir ! Il s'agissait de ses principes. Le semi-drow ressentait un certain dégoût pour ce que l'elfe venait de leur suggérer. N'avait-il donc aucune éthique, cet enjôleur, cet assassin ?

"Je ne suis pas d'accord. Si ce rêve doit nous tuer, il y parviendra. Mais si je dois mourir, je veux que ce soit comme j'aurai vécu, et je n'ai pas pour habitude d'abandonner les gens dans le danger."

En disant ces mots, il dévisageait Mornagest, qui seul parmi eux n'avait pas encore réagi. Si ce dernier le forçait à choisir entre Angèle et lui, le choix était déjà fait, bien sûr. Mais le devin espérait secrètement que son compagnon refuserait comme lui d'abandonner la paladine...

La diablerie semblait partout, ici. Angèle venait d'être prise au piège dans un temple des plus sinistres, un temple dédié... à Baine. Il déglutit avec peine, sentant qu'il avait un lien avec cette nouvelle catastrophe. Comment allaient-ils la sortir de là ? Car la question ne se posait même pas : ils devaient la faire sortir de cet endroit impie. C'est alors que Taliesin parla... et ce qu'il dit l'écœura. Abandonner une malheureuse à son triste sort, sous prétexte qu'elle était peut-être un outil machiavélique, et non réellement Angèle ? Il espérait avoir mal entendu, mais la réponse de Lothringen, cinglante, lui confirma hélas la chose.

Écœurement... toute cette cité en était l'éloge. Du sang, de la souffrance, de l'humiliation, de l'esclavage... et la torture ne s'arrêtait pas à ce qu'ils voyaient. Il ne cessait, pour sa part, de songer à son passé, à se torturer à nouveau l'esprit, alors qu'il était parvenu avec peine à tirer un trait dessus, renaissant et goûtant à pleines dents une nouvelle vie pleine de charmes et de joies simples... Pourquoi ? N'avait-il pas payé assez ?

Sans regarder quiconque, il répondit : "Il est hors de question de nous séparer. Angèle est entrée dans un temple... un temple de Baine. Que croyez-vous qui l'attendent, comme dangers ? Et si elle finit en flaque de sang, comme celle que nous venons de voir ?"

Il s'approcha de la paroi en verre qui avait empêché Angèle de revenir vers eux. Prudemment, il avança la main, se demandant s'il allait ressentir l'obstacle.

Hors de question de se séparer ? Il ferait beau voir que quelqu'un la traîne de force dans cet endroit sinistre. Et si Angèle finissait effectivement en flaque de sang alors c'était une raison de plus pour ne pas y mettre les pieds. Elle aurait préféré que n'importe qui d'autre se retrouve piégé à l'intérieur, pas la seule personne dont le visage ne lui était pas étranger, mais que pouvait-elle y faire maintenant ? Et même s'ils arrivaient à percer le champ de force qui les séparait d'elle, auraient-ils été seulement capable de lui venir en aide ?

- Je n'ai pas peur de mourir, j'ai peur de tout ce qu'on risque de trouver là-dedans, dit-elle doucement. Il y a des sorts tellement pire que la mort. Je n'entrerai pas.

Cela avait-il la moindre importance finalement ? Oui, c'était lâche de ne pas venir en aide à la paladine mais celle-ci n'était pas réelle, pas plus que tous les autres. Elle devait garder cela à l'esprit, ne pas perdre la raison maintenant. Elle n'était peut-être pas noble mais au moins elle n'avait pas laissé son instinct de survie au placard et libre à eux d'aller se suicider par noblesse d'âme...

Immense fut le soulagement du semi-drow en voyant la réaction de Mornagest. Oui, il avait eu raison de croire en lui, son compagnon avait bien changé autant qu'il l'avait cru... En entendant Chance, en revanche, Lothringen haussa les épaules. On commençait à voir les vrais personnalités se révéler.

"Comme si vous étiez plus à l'abri sur cette place. N'avez-vous pas compris que l'on joue avec nous ? Bon, assez parlé."

Il imita Mornagest et avança à son tour la main vers la paroi invisible qu'Angèle avait heurtée.

Tous deux eurent la surprise de constater que la paroi n'y était pas pour eux. Ils purent faire un pas, puis l'autre. Lothringen, pour vérifier, tenta de revenir en arrière, et put constater qu'il pouvait repasser et sortir s'il le souhaitait. Mornagest fit le même constat. C'était comme si la barrière invisible n'existait que pour Angèle, pour elle seule. Les deux guerriers se tournèrent à nouveau vers l'intérieur du temple. Angèle n'était pas bien loin. Pour l'heure, il faisait noir comme dans un four et ils entrevoyaient à peine les silhouettes des uns et des autres. Un puits de lumière faisait tomber un faisceau de lumière blanche éblouissante sur un autel, dans le choeur. On ne distinguait pas ce qu'il y avait dessus pour l'instant. Ils s'avancèrent de quelques pas. Ces derniers résonnaient de manière glaçante sur les dalles du temple.

Entre l'obscurité et la lumière, elle se tenait immobile. Entre le l'effroi et le dégoût. Elle savait qu'il fallait qu'elle avance jusqu'à l'autel mais ne parvenait pas à faire un pas. Ses mains tremblaient, moites. Il lui semblait que si elle s'approchait de seulement un pas, les images d'un passé proche allaient ressurgir et l'emporter.

Lorsqu'elle entendit des pas approchant derrière, elle se retourna à peine. Son visage avait pris une teinte lunaire simplement éclairé par ses yeux bleus glacés. Le conseiller Lothringen et feu Mornagest. Un duo qu'elle ne s'expliquait pas, qu'elle peinait même à imaginer ou tolérer. Et qui l'inquiétait presque. Lorsqu'elle parla, l'écho de sa voix se répercuta dans les profondeurs du temple, la faisant presque sursauter.

"J'ai l'impression d'avoir quelque chose avec ce temple et ce qui s'y trouve. Lui et moi. Mais je ne voudrais pas qu'il vous arrive du mal ... Je pense que vous devriez sortir."

Elle-même tentait d'expliciter le fonds de sa pensée sans vraiment y parvenir. Mais elle savait quelque part que ceci était vrai.

"Je crois que de toute façon, vous ne pouvez plus grand chose pour moi."

Pas d'amertume ou de peur. Juste un simple constat.

Les propos d'Angèle surprirent le semi-drow alors qu'il en était à tenter par l'infravision de se trouver une chaise à briser, un candélabre à empoigner, afin de s'en faire une arme de fortune. Il ne réagit pas tout de suite. La paladine avait-elle raison, étaient-ils en train d'interférer avec une épreuve qui ne concernait qu'elle ? Pourtant, il croyait bien avoir reconnu le symbole de Baine sur le fronton du temple... et Baine avait quelque chose à voir d'assez évident avec Mornagest, et donc avec lui... En revanche, quel était le rapport avec une paladine de Tyr ?

Il n'eut pas le temps d'aviser, car de nouveaux sons se faisaient soudain entendre dans le temple.

Une voix de femme emplit l'obscurité. Sa respiration sifflante résonnait sous la voûte en imitant le bruit odieux d'un drap qu'on déchire. Avait-elle un poumon percé ? Elle gémissait, affaiblie, complètement épuisée. Agonisante. Son halètement trahissait l'angoisse.
Elle hurla brusquement, puis son cri s'arrêta net. Elle s'était mise à sangloter.
Alors une seconde voix se mit de la partie. Une voix de femme, elle aussi. Cinglante, autoritaire. Et débordante de haine et de mépris.
« Où sont les autres ? Tu es loin de soupçonner l'étendue de ma patience, ma petite Angèle. Pas de repos pour toi, pas de sommeil, pas de mort. Seulement la souffrance et juste assez de soins pour continuer à l'infini : tu supplieras en vain que je t'achève... Tiens, je crois qu'il est temps de renouveler mon sort d'horreur... »
La victime hurla à nouveau, en proie à la panique. L'autre femme rit doucement, puis sa voix se fit suave.
« Allons, donne-moi ce que je veux, et nous serons amies... Tu aimerais que nous soyons toujours amies, n'est-ce pas ? Mmmh, ma main sur ta peau... tu aimes cela, c'est évident... C'était habile de ta part ; jamais je n'aurais cru ça d'une paladine. A moins que ton imposture la plus réussie ne soit plutôt dans ton paladinat... qu'en penses-tu ? »

Le guerrier s'avançait prudemment dans le temple. Tout, ici, suintait le Mal et la corruption. Des choses qu'il avait affectionnées, par le passé... cela le mit à nouveau mal à l'aise, et il déglutit avec peine. Lothringen n'était pas loin de lui, et cela l'aidait à surmonter son dégoût naissant. Il se pétrifia lorsqu'il entendit une voix spectrale, inquiétante, résonner dans l'espace autour d'eux. Une voix accusatrice, moqueuse, cruelle... Angèle était mise à rude épreuve. Une paladine ? Cela expliquait certaines choses quant à son comportement.

Et maintenant, Angèle pleurait, telle une petite fille punie par ses parents. Et elle s'avançait vers un autel dont l'aspect dérangeant rajoutait au malaise qu'il ressentait. Qu'allait-il se passer si elle l'atteignait ? Il hésitait à intervenir : elle semblait si sûre de ce qu'elle devait faire... comment cela lui était-il possible, alors que lui-même était plongé dans un océan d'incertitude et de pure spéculation quant à leur présence ici ? Bien des mystères demeuraient.

"Devons-nous la laisser faire ?" chuchota-t-il à son compagnon, incertain. Sa voix était déformée par l'inquiétude.

Il régnait dans ce temple une atmosphère malsaine, oppressante, très semblable à celle que Lothringen aurait pu ressentir dans un vrai temple de Baine, sur Toril. Ce n'était pas sans lui rappeler l'aura maléfique qui lui avait tant pesé lorsqu'il avait pénétré dans le temple de Talos, à Melandis, avant de l'incendier - mais en pire : ici, c'était toute la puissance d'un dieu majeur, tout entier voué à la haine et à l'écrasement du visiteur...

Et puis il y avait eu ces voix, si sonores que Taliesin avait dû les entendre aussi, depuis les portes. Est-ce que cela avait un rapport avec cette mission à Melandis pour laquelle la paladine lui avait fait un rapport quelque peu lacunaire ? Ou bien avec un souvenir personnel, plus ancien ? Elle aurait donc été capturée, torturée... En tout cas les paroles cruelles touchaient juste ; la paladine paraissait gravement atteinte, non seulement moralement, mais physiquement. A tel point que Lothringen ne put consentir à se retirer avant la fin, car il partageait l'inquiétude de son compagnon :

« Suivons-la de loin... Nous ne savons pas comment cela peut tourner », chuchota-t-il en réponse.

Ils firent quelques pas, pour apercevoir à leur tour ce qui reposait sur la pierre de l'autel, sous le puits de lumière. Lothringen frissonna d'horreur : c'était une tête humaine. Celle d'un jeune homme, même...Le sang encore frais formait une flaque sombre sous son cou tranché. Ses yeux grands ouverts, encore emplis d'effroi, dévisageaient Angèle en silence, et la suivaient dans tous ses mouvements. Au bout d'un moment, ses lèvres bougèrent.

« Je t'en prie... Vivre et revivre ça... Une fois ne suffisait pas ? Laisse-moi partir.... »

« Alma, où te caches-tu ? Cette petite mise en scène, c’est toi, n’est-ce pas ? »

Elle avait reculé instinctivement, secouée par des haut-le-cœur. Mais il ne lui restait rien à vomir. Elle regarda autour d’elle, aux abois, cherchant nulle part et partout à la fois.

«Tu avais un vaste panel pour m’atteindre, mais ça … Tu n'avais pas le droit»

Sa voix avait pris une tonalité désagréablement aigue, presque hystérique. Elle recula, se prit le pied dans un encensoir et chuta lourdement. Elle se releva avec difficulté. Respiration pressée et oppressante. Soudain, elle attrapa l’objet tombé et l’envoya de toutes ses forces contre une colonne. Peu solide, il se brisa, projetant un éclat qui lui égratigna cruellement le front. La douleur lui fit retrouver ses esprits. Elle éclata en sanglots convulsifs.

« Des illusions, n’est-ce pas ? »

Elle retourna jusqu’à l’autel. La tête de Yorven était toujours là. La fixant de ses grands yeux ouverts. Elle s’agenouilla, maculant de sang, sans s’en apercevoir ses genoux. Son écuyer durant de nombreuses années, puis un ami inflexible. Ami qu’elle avait juré de protéger quoi qu’il arrive.

« Je suis désolée, si désolée. Je ne voulais pas que cela arrive. Je suis désolée. S’il m’était possible de remonter le temps pour t’aider, je le ferai, sais-tu ? »

Elle pleurait encore. Doucement, elle avança la main caressa brièvement la tête et lui ferma les yeux.

« Dors, s’il te plait. Et laisse moi partir. »

Les paupières se refermèrent sous ses doigts et demeurèrent closes. Plus un son ne sortit des lèvres de la tête martyrisée, ni ne résonna sous la voûte. Après quelques instants, Lothringen et Mornagest virent la paladine s'effacer progressivement sous leurs yeux, comme si elle devenait invisible ou passait dans le plan éthéré... Puis elle disparut tout à fait. Ils étaient désormais seuls dans le temple silencieux.

Le semi-drow frissonna. Où était-elle passée ? S'était-elle réveillée, ou avait-elle passé une épreuve avant de subir la suivante ? Et qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Est-ce qu'ils allaient tous y avoir droit ? Il était inquiet pour Mornagest, qu'il sentait plus vulnérable en raison de son passé. Mais il n'osa pas entamer la conversation avec lui : il avait vu le barde dans l’entrebâillement des portes...

"Sortons."

-Elle a disparu ?

Des yeux, Taliesin fit le tour du sanctuaire.

-Elle a disparu... soupira-t-il en s'adossant contre un mur.

Depuis le seuil du temple, le barde avait entendu la voix désincarnée, perçu les sanglots et les exclamations d'Angèle ; il n'avait presque rien vu, en revanche, mais cela ne l'avait pas empêché de comprendre. Alors, quoi qu'il se pensât toujours dans un rêve, quoi qu'il considérât toujours la jeune femme comme une figure onirique, il n'avait pu s'empêcher d'entrer : en effet, il pensait savoir ce qu'elle éprouvait, pour l'avoir vécu lui-même quasiment toutes les nuits depuis des mois, et aurait voulu lui dire de ne pas se laisser atteindre... Mais il était arrivé trop tard.

-Ce qui nous attend à présent me paraît désagréablement clair... ajouta-t-il d'un ton morne à l'intention de Lothringen et Mornagest. Nous allons reprendre notre exploration de cette cité et, tour à tour, chacun d'entre nous sera poussé par une force invisible dans un lieu où, comme Angèle, il devra affronter un affreux souvenir avant de disparaître. Je doute cependant que cette disparition signifie le réveil : à mon avis, nous nous retrouverons tous les cinq dans un autre lieu, et une nouvelle étape de ce cauchemar débutera.

Il se redressa, fit un pas en direction de la sortie.

-Je ne sais pas ce que vous en pensez mais, puisque la suite paraît écrite, puisque nous ne semblons disposer d'aucune marge de manœuvre, mieux vaut sans doute marcher joyeusement à la rencontre de nos pires souvenirs.

Il hocha la tête lorsque le barde expliqua son point de vue. C'était la conclusion à laquelle il était parvenu. Angèle était sans doute la personne de leur groupe à avoir en apparence le moins de choses à se reprocher, et pourtant... il savait qu'eux tous avaient sur la conscience des méfaits d'importance plus ou moins grande. À commencer par lui... peut-être Chance échappait-elle à cette règle cruelle, mais il en doutait fortement, au vu de son comportement ambigu et assez égoïste.

"Vous avez sans doute raison... peut-être devons-nous quand même tenter d'aller à cette tour ? Avant d'être chacun à notre tour emporté vers quelque sinistre destination, mieux vaudrait essayer d'en apprendre encore un peu plus. Il y a bien quelqu'un derrière tout ça, non ?"

Au-dehors, Chance les attendait, immobile. Avait-elle entendu ce qui s'était produit avec Angèle ? Probablement. Et l'échange avec Taliesin, encore plus. Qu'en pensait-elle ? Elle parlait peu et demeurait mystérieuse.

Elle aussi avait entendu les cris et les sanglots, ce qui avait achevé de la paralyser sur place. Elle était restée là, immobile, les bras croisées sur sa poitrine. Pendant un instant elle avait même oublié de respirer. Finalement, l'humain et le drow réapparurent. Sans Angèle.

- Où est-elle ? demanda t-elle avec une voix plus aiguë qu'elle ne l'aurait voulu. Elle donnait l'impression de pouvoir basculer dans la folie d'un moment à l'autre. Les paroles de l'elfe ne firent qu'aggraver son angoisse. Peu importe de quoi ils avaient été témoin là-dedans, la tieffeline ne voulait pas être la prochaine sur la liste.

Si ses jambes lui avaient répondu, elle se serait probablement mise à courir loin d'ici.

Le semi-drow, toujours aussi taciturne, hocha simplement la tête en entendant les hypothèses de Taliesin. Oui, il avait vraisemblablement raison...

« Va pour la tour, alors. Là ou ailleurs, je crains que ce n'ait guère d'importance. Si nous n'allons pas au cauchemar, il viendra à nous. »

Pour sa part, il spéculait à loisir sur le mystère de cet endroit, ajoutant quelques hypothèses à quelques certitudes, mais sans doute n'était-il pas temps d'en faire part à ses compagnons de route. Mornagest excepté, il ne leur faisait pas vraiment confiance.

Au moins cela l'empêchait-il de trop réfléchir à la mise en scène à laquelle il aurait peut-être droit. Une petite voix cynique, au fond de lui, commençait à prendre les paris, lui rappelant pêle-mêle mille scènes de meurtre ou d'impuissance, où il avait donné la mort ou regardé mourir, sans toujours avoir le droit pour lui...
Le pire... c'est que sa mémoire recelait bien pire que cela.

Sitôt qu'il perçut le phénomène, Taliesin fit un violent effort de volonté. Non pour tenter de résister : il savait que c'était peine perdue et, de toute façon, partait du principe que plus vite cela aurait commencé, plus vite ce serait terminé. Non, il voulait simplement dire quelque chose. Aux autres. Ou au cauchemar, plutôt. Il voulait montrer qu'il n'était pas une simple victime ballotée de scène macabre en scène macabre. Baroud d'honneur dérisoire, sans doute. Mais c'est l'intention qui compte, non ?

-Ne m'attendez pas ! lança-t-il donc, d'un ton qui se voulait léger. On se retrouve... et bien... à l'étape suivante !

L'instant suivant, il abandonnait la lutte et se laissait conduire, se demandant bien quels fantômes il devrait affronter. L'édifice, en tout cas, ne lui disait rien : il ne ressemblait en aucune façon à la demeure du juge Kanter, par exemple. Mais, assurément, la mémoire lui reviendrait bien assez tôt...

L'inéluctabilité de leur situation lui faisait froid dans le dos. Chacun à leur tour, ils allaient affronter leurs vieux démons... et les dieux savaient qu'ils en avaient beaucoup. Maintenant, c'était au tour de Taliesin d'entrer dans un bâtiment sinistre, pour n'en jamais ressortir, lui aussi ? Où irait-il ensuite ? Et où était Angèle ?

"Est-ce qu'on tente... quelque chose, ou c'est peine perdue, et on continue notre chemin ?" Ils n'étaient plus que trois. Cela lui rappela une vieille comptine sur des petits nègres qui disparaissaient les uns après les autres... il se souvenait comment finissait le dernier, d'ailleurs.

"Que voudriez-vous tenter ? Nous n'avons pas été très utiles à Angèle, je le crains..." répondit Lothringen en regardant l'elfe disparaître dans le bâtiment. Le retenir de force ? A quoi bon ? Cela ne ferait que retarder l'inévitable, et ne souhaitaient-ils pas tous en finir, sortir de cet endroit ? Quant à le suivre, cela ne serait-il pas simplement... indiscret ? Ils ne connaissaient pas assez l'histoire du barde pour pouvoir l'assister... ni le fonctionnement de ce rêve, pour espérer y échapper.

Mais déjà le regard du semi-drow se détournait de l'édifice pour se reporter vers la tour de mage, plus si lointaine à présent, dont la flèche continuait de le fasciner. De le narguer. Comment ne l'avait-il pas compris plus tôt ? Il avala difficilement.

"Pour ma part, je vais continuer vers la tour. Je crois... Elle est là pour moi."