[Quête] Dans la Campagne du Soleil

[Taliesin]

-Placide ou Goupil feraient parfaitement l'affaire. Mais il vaut mieux que vous voyez avec le paternel. Il dit tout le temps "T'y connais rien, Johanna !", alors si je fais mine de conseiller les clients, il va se fiche en rogne... Suivez-moi, s'il vous plait.
Déjà chaussée de hautes bottes, elle sortit et les conduisit jusqu'à la première écurie sur leur droite. À l'intérieur, dans un coin, un groupe d'hommes et de jeunes gens étaient assemblés autour d'une jument apparemment en train de mettre bas.
-P'pa !
Un individu petit et mince se tourna vers eux.
-Oui ?
-Des clients. Ils veulent un cheval de selle, dans l'idéal un hongre de quatre ans.
-Ah. Désolé, messires, mais je ne vais pas pouvoir m'occuper de vous dans l'immédiat. Cependant, je vais bien trouver quelqu'un....
Il se gratta la tête, peinant manifestement à se concentrer sur la question, tandis que sa fille, si elle parvenait à conserver le silence, n'en trépignait pas moins. Ce qu'il finit par remarquer.
-Bon, tu veux bien t'en charger, Johanna ? Montre-leur Placide et Goupil, d'accord ?
-Bien sûr ! Merci, p'pa !
Radieuse, fière comme Artaban, elle refit face au duo de voyageurs.
-Venez, c'est dans l'écurie d'à côté.

[Galathée]

Hubert haussa les épaules, le sourire aux lèvres, et emboîta le pas de l'adolescente, manifestement tout à fait satisfait de leur guide. Albérich essayait de ne pas grimacer, mais il était vraiment incommodé par cette odeur de sueur et de poussière caractéristique des écuries, qu'il trouvait tout simplement répugnante. Sans parler du crottin hérissé de paille qui traînait à droite à gauche, pétrifié par le gel. Il finit d'ailleurs par porter les mains à son visage, soufflant dans ses paumes comme pour les réchauffer. Maigre protection.
" Placide, ça irait bien avec ta Douce, commenta le paladin tandis qu'ils arrivaient à bon port.
— Je ne sais pas, j'ai connu un novice qui s'appelait comme ça et je n'en ai pas un très bon souvenir.
— Est-ce qu'il portait bien les paquets ?
— Il était plutôt belliqueux.
— Avec un patronyme pareil, on ne peut pas lui en vouloir."
Hubert se tourna vers la dénommée Johanna et lui sourit.
" Nous sommes à vous."

[Taliesin]

La jeune fille, qui les avait précédés à l'intérieur, tressaillit légèrement lorsque Hubert lui adressa la parole. Manifestement, le beau paladin ne la laissait pas tout à fait indifférente.
-Heu... Oui, bien sûr. Alors lui, c'est Placide, trois ans et onze mois, dit-elle en désignant un hongre noir. Il est un peu long à la détente mais, une fois lancé, il en faut vraiment beaucoup pour le fatiguer. Et gentil comme tout, avec ça !
Elle s'avança jusqu'à la stalle suivante, occupée par un animal à la robe alezane particulièrement flamboyante.
-Et voici Goupil, qui n'a pas que la couleur du renard, mais aussi sa ruse ! Quand il voit un truc qu'il aimerait bien manger, il s'arrange toujours pour l'obtenir. Pareil quand il est crevé : il trouve le moyen de faire une halte. Mais c'est pas du tout une mauvaise bête, au contraire ! Faut juste lui montrer qui est le maître. Et il a le pas très sûr.

[Galathée]

Hubert s'approcha des animaux, lorgna le noir, caressa le roux, hésita.
" Dites-moi... Dame Johanna." fit-il en se retournant vers elle.
C'était vil, Albérich faillit rire, mais resta calfeutré derrière ses mains.
" Je cherche un animal polyvalent. Qui pourra faire office d'animal de bât mais aussi être monté plus ou moins régulièrement. Endurant, aussi. Et qui ne craint pas la froidure."
Il la dévisagea, songeur.
" Si vous deviez en choisir un, si vous étiez à ma place, lequel prendriez-vous ?"

[Taliesin]

Prenant très au sérieux le rôle qu'on lui confiait, Johanna, dont les pommettes s'étaient légèrement teintées de rose, se plongea dans une intense concentration. Celle-ci fut brève, cependant.
-Placide, répondit-elle bientôt, assurée. C'est le plus résistant, le plus endurant et le moins susceptible de se vexer si vous l'utilisez comme animal de bât.
Elle jeta un regard à l'intéressé.
-Mais le mieux c'est peut-être que vous l'essayiez ? Je peux le seller, si vous le souhaitez...

[Galathée]

Hubert sourit.
" Ce serait effectivement formidable, Dame Johanna."
Il se tourna vers le Luménien et Albérich secoua immédiatement la tête.
" Je ne l'essaie pas, Hubert. Il n'en est pas question. Tu ne vas pas m'humilier devant une... une charmante jeune fille.
— Tu montes bien à cheval. Un peu trop rigide des épaules, un peu trop crispé des cuisses, et tu manques de souplesse dans le bas du dos, mais à part ça...
— Je monte bien Douce et Douce uniquement. Douce est douce...
— Et Placide est placide. En plus, regarde comme il est beau. Tu auras fière allure sur un hongre noir..."
Albérich leva les yeux au ciel.
" Mon principal souci, bien sûr. On m'a toujours surnommé Albérich le vain."
Hubert rit puis chercha Johanna des yeux.

[Taliesin]

L'adolescente était de retour, les bras chargés de l'équipement adéquat. Elle pénétra dans la stalle et entreprit d'arnacher le hongre, ce qui fut fait en un rien de temps. Bientôt, elle le guidait par la bride dans l'allée, en direction de la porte de l'écurie.
-Suivez-moi ! lança-t-elle par dessus son épaule.
Elle les conduisit à l'extérieur puis s'éloigna des bâtiments jusqu'à atteindre la barrière qui entourait les prés. L'ayant ouverte, elle tendit tout naturellement les rênes à Hubert.
-Voilà, messire : il y a du plat, des bosses, ça devrait vous donner une bonne idée de ce dont il est capable. Mais, au besoin, vous pouvez aussi l'essayer sur le chemin et sur la route.

[Galathée]

Hubert sourit à la demoiselle, fit un clin d'oeil à Albérich puis enfourcha le hongre et le guida dans la prairie gelée. Il le laissa marcher un moment, puis le mit au trot, au petit galop, et l'entraîna dans les endroits plus accidentés du pré, concentré. Le Luménien, soulagé d'avoir été épargné par son compagnon, le regarda progresser un moment. Hubert était assurément bon cavalier, mais le contraire eut été un comble pour un paladin. Le cheval noir paraissait minuscule par rapport à l'imposant Grand Vent, mais il ne manquait pas de sang et Albérich ne le vit pas trébucher malgré le terrain glissant. Hubert serait sans doute satisfait.
L'ancien clerc jeta un oeil à l'adolescente à côté de lui et sourit en songeant à Elisa de Combeloup. Johanna paraissait un peu plus jeune, mais elle ressemblait, immanquablement, à la baronne. Ce côté un peu... sauvage, sans doute. Il se demanda si son périple — leur périple, désormais — le ramènerait dans le village qu'il avait fui au début de l'été. Peut-être. C'était si loin, pourtant.
" Je pense qu'il va faire l'affaire, dit-il finalement, avant même qu'Hubert ne soit revenu. J'espère que vous ne serez pas trop triste de vous en séparer."

[Taliesin]

Johanna s'arracha à la contemplation béate du beau chevalier cavalant dans les prés.
-Oh, je suis toujours un peu triste quand on en vend un : c'est normal, je m'occupe d'eux depuis qu'ils sont tout petits. Mais bon, depuis le temps, je suis quand même habituée. C'est juste dur lorsqu'on en cède un à quelqu'un qui ne donne pas l'impression de beaucoup les aimer ou qui n'a pas l'air de trop savoir s'en occuper. Et là, ça n'est pas du tout le cas !
Elle sourit.
-Et puis, après que l'un de mes frères ait fait une sacrée déprime quand on a vendu un cheval qu'il adorait, mon père a décidé qu'on aurait chacun le nôtre. Du coup, c'est sûr que c'est moins difficile... Enfin, sauf quand on le fiche en colère et qu'il menace de les mettre sur le marché... Même si on se doute bien qu'il ne ferait jamais une chose pareille.

[Galathée]

Albérich acquiesça, surveillant Hubert du coin de l'oeil. Il n'y connaissait rien en chevaux et n'imaginait pas pouvoir prendre grand plaisir à les côtoyer continuellement. En même temps, on ne choisissait pas l'endroit où on naissait et le destin ne nous laissait pas grande latitude. Quoique... Il aurait pu être marchand d'armes, à l'heure actuelle, tout bien réfléchi. Peut-être aurait-ce été plus reposant. Certainement moins intéressant. Il s'autorisa un léger sourire. Il se sentait mieux. Il n'avait toujours aucune idée de ce qu'il ferait le lendemain, mais, curieusement, les nuages semblaient moins noirs.
" Ne vous inquiétez pas pour Placide. Hubert saura y faire."
Il évita de mentionner que de son côté, il ne savait toujours pas exactement quelle était la différence entre un jarret et un paturon, ni jusqu'à quel point il fallait serrer la sangle de la selle pour éviter qu'elle ne tourne en cours de cavalcade.
Le chevalier revenait vers eux et il démonta à quelques mètres, avant de caresser le chanfrein du hongre, et de le ramener.
" Il est parfait, annonça-t-il. Comme tous les chevaux qui viennent d'ici."

[Taliesin]

-Je suis contente qu'il vous plaise, répondit-elle - de fait, elle semblait littéralement ravie que sa suggestion se soit avérée probante. Mais si vous voulez vraiment l'acheter, il vaudrait mieux que vous lui trouviez un ou deux petits défauts. Parce qu'un cheval absolument parfait, c'est pas donné !
Elle hésita puis ajouta :
-Vous souhaitez l'emporter tout de suite ?
Apparemment, la jeune fille n'était pas certaine d'avoir le droit de mener elle-même la transaction.

[Galathée]

Hubert sourit.
" Je pense qu'il est plus sage que nous attendions que la jument ait mis bas pour traiter directement avec votre père. Je ne doute pas de votre capacité à estimer la valeur de Placide, mais je gage qu'il voudra s'assurer que la vente se déroule dans les règles."
Il flatta l'encolure du hongre.
" Nous pouvons attendre. Mais vous qui avez l'oeil pour ces choses... Pensez-vous que si nous revenons en fin de journée, le travail aura pris fin ?"
Sans paraître réellement le réaliser, le chevalier avait retiré la selle de l'animal et il lui inspecta le garrot, puis le passage de sangle, lui souleva un antérieur pour regarder la ferrure, passa un doigt sur la sole, tâta le paturon puis le boulet, et se redressa, s'autorisant un sourire.
" Cela dit, j'en donne cent pièces d'or. Il est jeune mais il ne se remplumera plus beaucoup, il manque d'expérience du terrain, je pense qu'il ne tient pas plus de six heures sous bât, il ne chargera certainement pas en cas de danger, et il manque de force dans la croupe. Je sais, c'est un hongre, c'est fatal, mais il aurait pu être coupé six mois plus tard et avoir davantage de tonus."
Il avait annoncé tout cela avec aplomb, mais sans agressivité... peut-être quand même un poil de provocation amicale. Albérich se demanda comment la jeune fille allait prendre la critique...

[Taliesin]

L'adolescente tiqua fortement et un éclair passa dans ses yeux sombres. Cependant, loin de s'emporter, elle se contenta de croiser les bras et de répondre, d'un ton très calme :
-Le poulain sera né d'ici ce soir, j'en suis convaincue. Vous n'aurez qu'à revenir avant le coucher du soleil : j'aurai prévenu mon père que vous estimez Placide à tout juste cent pièces d'or et que vous pensez qu'il se hâte trop de couper ses futurs hongres. Il aura donc eu le temps de préparer tous ses instruments et pourra vous faire une petite... démonstration. Car, sauf votre respect, il m'a suffit de vous regarder pour comprendre qu'à là différence de votre monture du moment, vous avez trop de tonus dans la croupe, ce qui doit être un supplice pour votre habituel destrier... Mon père verra s'il peut y remédier. Peut-être n'est-il pas encore trop tard ?

[Galathée]

Albérich éclata de rire tandis qu'Hubert virait au rouge sombre. Le paladin croisa les bras à son tour et lança un regard meurtrier à l'adolescente.
" Je crois que tu l'as vexée." intervint aussitôt le Luménien, pour désamorcer la situation.
Il ne pensait cependant pas qu'Hubert soit capable de s'emporter contre une enfant.
" Nous reviendrons ce soir. Ou je reviendrai seul. C'est peut-être plus prudent.
— Tu vas te faire arnaquer, grommela Hubert. Ce cheval vaut moins de cent pièces d'or, j'essayais d'être généreux.
— Mais nous ne voudrions pas qu'il arrive quelque chose à ta croupe, si ?"
Le regard meurtrier changea de cible.
" Dame Johanna, reprit Albérich, sans prêter attention au chevalier, je pense qu'il vaut mieux que nous prenions congé. Merci pour votre aide."

[Taliesin]

-De rien, messire. C'était un plaisir, dit-elle en s'inclinant.
Elle se tourna vers Hubert et arbora une mine désolée.
-Je vous présente mes plates excuses pour mon impertinence. Même si je vous ai encouragé à lui trouver des défauts, je crains que la manière dont vous avez décrit Placide ne m'ait fait de la peine, sans compter... la remise en cause du travail de mon père. Cependant, pour être tout à fait franche, j'ai tellement entendu dire que le capitaine ne supportait pas la contradiction, et ça ne collait tellement pas avec votre apparence et vos manières que... et bien, que j'ai voulu en avoir le cœur net. Je vous en demande à nouveau pardon, et je vous prie de bien vouloir imputer cela à la fougue de la jeunesse...
Elle s'inclina derechef, salua les deux clients, se fendit d'un petit sourire en coin puis reprit les rênes du hongre et le ramena lentement vers son écurie.

[Galathée]

Mais Hubert n'était pas prêt à la laisser s'éclipser de la sorte et la rattrapa en quelques pas, la déchargeant d'autorité de la selle qu'elle avait reprise sur son bras. Albérich hésita puis les suivit, même si cela signifiait regagner l'atmosphère confinée, quasi mortelle, de l'écurie.
" Je ne voulais pas critiquer le travail de votre père, Dame, disait Hubert. Placide est un hongre d'excellente qualité et il est normal que vu son jeune âge, et le fait que c'est un animal de première main, il manque encore d'expérience de la route. Quant à son tonus... Je l'évaluais par rapport à mon goût... Il n'y a pas de règle générale, et il conviendra parfaitement à un cavalier débutant..."
Il jeta un oeil derrière son épaule et sourit à Albérich, qui lui rendit un regard inquiet.
" Ce qui tombe bien, vu que ce n'est pas moi qui le monterai."
Il refit face à la jeune fille.
" Vous savez, puisque vous savez qui je suis, que je n'ai que le plus grand respect pour votre famille. Les trois-quarts des animaux du Rayon viennent d'ici. Si j'avais le moindre doute sur les compétences de votre père, et sur celles de ses enfants, cela fait longtemps que j'aurais changé de fournisseur. Je vous prie donc de me pardonner si mes paroles vous ont blessée. Je voulais juste... me prêter à votre jeu. J'ai été maladroit et je le regrette."

[Taliesin]

Cette fois, l'adolescente parut réellement embarrassée.
-Ne soyez surtout pas désolé, messire. Vous n'avez absolument rien à vous reprocher. Je me suis simplement laissée prendre à mon propre jeu, dans lequel, comme vous l'avez dit, vous n'aviez fait qu'entrer... Je suis rarement d'accord avec ce que mon père dit de moi, mais je dois bien reconnaître qu'il a raison quand il affirme que je suis la spécialiste de l'escalade et des réponses disproportionnées... Bref, je vous présente à nouveau toutes mes excuses, je ne voulais pas vous manquer de respect... A dire vrai, j'ai rarement vu quelqu'un monter aussi bien que vous.
Elle esquissa un sourire.
-D'ailleurs, pour me faire pardonner, je suis prête à vous servir de palefrenière pour les six mois à venir.

[Galathée]

Hubert sourit doucement.
" Votre comportement ne mérite pas une telle pénitence, Dame, fit-il. Et votre père serait très certainement désemparé de perdre l'appui d'une experte de votre niveau. Cependant, si vous pensez réellement que cette carrière pourrait vous tenter, je peux très certainement vous recommander au nouveau capitaine du Rayon. Entre nous, je crois néanmoins que vous y gagnez en restant au grand air."
Il glissa la selle sur la paroi d'une des stalles, veillant à l'équilibrer pour qu'elle ne tombe pas puis gratifia le cheval noir d'une dernière caresse sur l'encolure.
" Nous reviendrons ce soir. Remettez mes amitiés à votre père."

[Taliesin]

-Je n'y manquerai pas. Et je crois que je vais rester ici encore un certain temps : la discipline n'est pas mon fort et je ne voudrais pas rendre chèvre le nouveau capitaine...
Apprendre qu'Hubert avait quitté son poste paraissait beaucoup la surprendre, et il semblait même qu'elle ait très envie de lui poser des questions à ce sujet. Elle s'en abstint cependant.
-Je vous souhaite une bonne journée, messires, et vous dis à ce soir, lança-t-elle.
Puis, leur ayant adressé un signe de la main, elle commença à s'occuper de Placide.

[Galathée]

Ils repartirent donc vers l'auberge, côte à côte, dans l'après-midi froide. Albérich avait noté la surprise de l'adolescente et devinait qu'Hubert avait sciemment lâché l'information, sans doute pour qu'elle commence à se répandre, petit à petit, dans les campagnes. Il se garda cependant de l'interroger à ce sujet. Il savait qu'il leur faudrait revenir à cette question, tôt ou tard, mais il n'était pas pressé.
« D’où te vient cette réputation de ne pas supporter la contradiction ? Je dois dire que ça ne m’a jamais frappé, à Solarcis. Pernille, d’accord. Mais toi ?
— Sans doute étions-nous souvent du même avis… Et puis tu étais mon supérieur, donc… Je n’avais pas vraiment la latitude de m’opposer à toi, je suppose.
— Ton supérieur ? Tu plaisantes, Hubert ? Tu m’as vraiment considéré comme tel ?
— Oui. C’est un fait, non ? Tu étais le gouverneur de Solarcis et j’étais ton capitaine. »
Albérich secoua la tête, stupéfait.
« Je n’ai jamais voulu…
— Ce n’est pas une question de vouloir. C’était juste… l’ordre des choses. »
Le Luménien grimaça.
« Est-ce que ça veut dire que je vais subitement découvrir que tu n’es pas du tout la personne que je crois connaître ?
— Je ne pense pas, non. Comme tu l’auras remarqué, je ne suis pas très doué pour jouer la comédie. Et je t'aurais dit si certaines choses me heurtaient. Tu le sais bien. »
Le chevalier sourit.
« Et cette réputation est surfaite. Il suffit d’un incident, un jour, et puis la rumeur enfle et ton destin est scellé. Je ne dirais pas que je suis toujours d’humeur égale, mais je pense être capable de reconnaître mes torts quand je commets une erreur. »
Albérich se sentait néanmoins mal à l’aise. S'il y réfléchissait posément, il devait reconnaître que l'attitude d'Hubert s'était déjà légèrement modifiée depuis qu'ils s'étaient retrouvés la veille. Le chevalier était nettement plus directif que lorsqu'ils étaient encore en ville. Comme s'il était subitement devenu plus sûr de lui. Ou au contraire, qu'il compensait pour quelque chose. Il faudrait sans doute élucider cela tôt ou tard...

Ils redescendirent dans le village, surveillant leur pas sur le sol glissant, croisèrent un chasseur qui rentrait de son expédition avec une paire de faisans sur l'épaule, une femme qui poussait une charrette de navets violacés, un groupe d'enfants qui trimbalaient un bonhomme de neige difforme sur un traineau. Une fois parvenus à l'auberge, ils regagnèrent la chaleur de sa grande salle et se firent servir un repas léger. Hubert monta un moment dans les étages et redescendit avec une carte de la région qu'il étala sur la table. Albérich sentit son estomac se contracter à la vue des montagnes, des rivières et des routes esquissées à l'encre noire. Les lettres qui formaient le nom de Solarcis, calligraphiées avec soin, l'émurent inexplicablement. Il mit plusieurs secondes à réaliser qu'Hubert le dévisageait.
« Nous devons décider, Albérich. Tu comptais hiverner à Sailorath, c'est ça ?
— Honnêtement, Hubert..."
Il prit une profonde inspiration.
" Je ne comptais rien du tout. Je ne sais pas. J'ai vraiment cru... espéré... m’établir à Solarcis et depuis que…"
Une boule se forma dans sa gorge.
" Je suis désolé, je n’ai pas pu… définir… de quoi seraient faits les lendemains. Je n'arrive toujours pas à imaginer quoi que ce soit. »
Le paladin acquiesça, une expression embarrassée sur les traits.
« Veux-tu que je décide de notre destination, dans ce cas ? »
Albérich sourit.
« Oui. Je pense que ça me soulagerait.
— Alors descendons à Lunaros par la Lande des Sirènes. »
Le Luménien ouvrit des yeux surpris.
" La Lande des Sirènes ? N’est-ce pas un des endroits les plus dangereux d’Hélonna ? Tu te souciais de notre sécurité, ce matin…
— Justement. Nous sommes équipés, désormais. Nous pouvons faire face."
Albérich secoua la tête.
« Mais pourquoi la Lande des Sirènes ?
— Je n’en sais rien. Parce que je n’y suis jamais allé. Je suis curieux. Beaucoup de légendes circulent à son sujet.
— Des légendes peu riantes, généralement…
— Si nous voulons atteindre Lunaros, ou même Luménis, c’est le chemin le plus court.
— Ça me semble très risqué.
— La vie est risquée. Et c’est toi qui as traversé la Vallée du Nirvana sans arme, armure ou escorte, pas moi. Nous sommes équipés, je suis un paladin expérimenté, tu ne manques pas de ressources. Nous irons de village en village, nous serons prudents, tout ira bien.
— Tu n’en sais rien.
— Non, effectivement. Nous pouvons aller hiverner à Sailorath. »
Ils se dévisagèrent un moment. Hubert était souriant, Albérich hésitant. Ce dernier avait l'impression de deviner le rayonnement de l'aura du paladin autour d'eux, en ondes légères, tournoyantes, lui parlant d'espoir, de confiance, de lendemains ensoleillés. En même temps, il avait la conviction qu'il regretterait cette décision. Comme toutes les autres. Shar murmurait à son oreille : rien ne pouvait plus réussir, tout échouerait, même une amitié nouvelle, vigoureuse, inespérée. Il fallait lui résister, absolument. Et, par-dessus tout, il ne voulait pas décevoir le chevalier qui avait, quoi qu'il en dise, tout abandonné pour l'accompagner.
" Très bien. Va pour la Lande des Sirènes."
Hubert acquiesça, manifestement ravi.
" Je te protégerai, Albérich, ne t'en fais pas."
Le paladin avait voulu lancer une boutade, Albérich en était conscient, mais il trouva que la déclaration sonnait étrangement. Et il espérait sincèrement qu'Hubert n'aurait jamais à s'interposer entre lui et quoi que ce soit.

Hubert passa la fin de l'après-midi à définir leurs prochaines étapes : tant qu'ils resteraient dans la zone agricole de la Côte du Soleil, ils trouveraient aisément des villages et des auberges pour se loger. Les choses seraient plus incertaines une fois qu'ils se retrouveraient hors des routes, dans la lande, et Albérich se désintéressa de l'itinéraire pour remonter dans leur chambre et s'épargner des angoisses. Il se reposa un peu, tenta d'écrire une lettre à son père, à Thibault, renonça devant son incapacité à tourner les derniers événements dans un sens positif. Il avait envie de leur annoncer qu'il avait trouvé sa place, qu'il avait de l'élan, de l'ardeur, qu'il était guéri, simplement, et c'était à nouveau prématuré. A la réflexion, c'était une chance qu'il n'ait pas prévenu César de ses activités solarciennes. Thibault serait autrement plus déçu, probablement, pour autant qu'il reçoive un jour son courrier précédent.

Dans le soir naissant, Hubert et Albérich remontèrent jusqu'à l'élevage, histoire de finaliser leur dernier achat. Sans doute conscient de l'humeur grise de son compagnon, le chevalier essaya de lui changer les idées sur le trajet, en lui racontant le fameux épisode du cousin de l'armurier, de la jument et du pari. Si le Luménien ne prêta guère attention au contenu de l'anecdote, la seule présence du paladin, et de son aura formidable, lui fit du bien, et il avait retrouvé un peu d'allant quand ils parvinrent à destination.

[Taliesin]

Cette fois, ce fut l'éleveur lui-même qui leur ouvrit. Il arborait une expression fatiguée mais détendue, ce qui signifiait sans doute que le poulain et sa mère se portaient bien.
-Ah, rebonjour, messire. Je vous attendais. Entrez, je vous prie.
Il les conduisit dans un petit bureau jouxtant le hall et, après les avoir invités à s'assoir, il passa de l'autre côté de la table sur laquelle se trouvaient déjà un registre et divers documents.
-Ma fille m'a dit que vous aviez jeté votre dévolu sur Placide, et j'ai préparé tous les papiers nécessaires à la vente. Cependant, je me dois de vous prévenir : 50 pièces d'or est une somme largement insuffisante, il va falloir que vous fassiez mieux que ça !

[Galathée]

Albérich était soulagé que les tractations se déroulent à l'intérieur du corps de logis et pas dans les écuries. L'odeur était présente, mais très atténuée, ce qui était un soulagement. A la mention du prix d'achat de Placide, Hubert dévisagea l'éleveur avec une grimace, puis jeta un oeil à Albérich, avant de revenir sur son interlocuteur.
" Dame Johanna vous a induit en erreur, je le crains. J'ai parlé de cent pièces d'or, pas de cinquante. Je n'aurais jamais osé vous insulter en sous-évaluant votre animal de la sorte."

[Taliesin]

L'homme sourit.
-Je sais la somme que vous avez réellement évoquée. Johanna a fini par me la révéler. Mais, auparavant... Qu'elle vous aime bien ou qu'elle ait quelque chose à se faire pardonner, elle a essayé de débuter les négociations à votre place et de vous obtenir un prix. Malheureusement pour elle, ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces ! Quoi qu'il en soit, je suis désolé, messire, mais 100 pièces d'or ne conviennent pas. Placide n'est pas un hongre parfait, certes, mais il est bourré de qualités. Et issu d'une bonne lignée, de surcroît. J'en demande donc 150 pièces d'or.

[Galathée]

Hubert croisa les bras et Albérich devina que les choses ne se régleraient pas en un instant. Il faut dire que la somme était conséquente, pour dire le moins. Malheureusement, si l'éleveur était aussi réputé qu'il semblait l'être, il pouvait probablement en demander autant. Le Luménien cessa cependant d'y réfléchir : il n'y entendait absolument rien. C'était au chevalier de gérer la situation.
" Mais c'est un hongre, la lignée s'arrête donc avec lui, dit le paladin. Cent cinquante pièces d'or, c'est le prix d'un destrier léger, un animal entraîné à combattre. Votre fille ne m'a pas parlé de telles compétences chez cet animal, et je n'en ai d'ailleurs pas besoin : je cherche un cheval de bât qui puisse porter un cavalier de temps en temps. Une mule coûte vingt fois moins et est trois fois plus solide. Il faudrait vraiment que Placide soit une bête exceptionnelle pour que vous puissiez en exiger un prix aussi élevé. Or, sous la selle, il ne m'a pas paru franchement extraordinaire. Il a belle allure mais votre fille le dit lent à la détente, et j'ai pu constater qu'il lui fallait un certain temps d'échauffement. Bref, je vais être honnête. J'ai besoin d'un cheval, mais je n'ai pas besoin d'un cheval au point de vous en donner une somme aussi exorbitante. Pour moi, il en vaut la moitié."

[Taliesin]

L'homme haussa les épaules.
-Pour ma part, messire, et malgré tout le respect que je vous dois, si j'ai besoin de vendre mes chevaux, ce n'est pas au point de les brader. 100... ou pire, 75 pièces d'or pour un hongre dont ma fille a dû vous dire qu'il était d'une endurance rare et d'une résistance peu commune, c'est tout bonnement dérisoire. Je maintiens donc mon prix de 150 pièces d'or, en y incluant la selle et tout le harnachement, eut égard à nos bonnes relations passées et à tout ce que vous avez fait pour Solarcis. Si cette offre ne vous convient pas, je pense que j'aurai intérêt à attendre un autre acheteur qui sera évaluer l'animal à sa juste valeur.

[Galathée]

Hubert eut un sourire.
" Effectivement, je pense que c'est mieux."
Il se leva et Albérich l'imita aussitôt. Les choses ne s'étaient pas déroulées comme prévu, mais le paladin ne semblait pas s'en inquiéter et il serra amicalement la main de l'éleveur.
" Je vous souhaite de trouver un acheteur qui sera prêt à en donner la valeur que vous estimez juste. Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps, mais je gage que ce n'est pas la première fois qu'une vente n'a pas lieu. Je vous souhaite une excellente soirée et la prospérité dans vos affaires."

[Taliesin]

-Attendez...
L'homme paraissait à la fois furieux et embarrassé, quoiqu'il s'efforçât de ne pas trop le laisser paraître.
-Ça ne peut pas se passer comme ça. Si on apprend que je n'ai pas réussi à conclure une vente avec le capitaine de Maleval, on me soupçonnera de quelque faute, et ma réputation en pâtira. Sans compter ma fille qui va me tirer une tronche pas possible pendant au moins six mois. J'en déprime d'avance...
Il jeta un coup d’œil à son registre, soupira.
-Très bien, je vous le fais à cent pièces d'or. Je ne vous cacherai pas que ça va me rester en travers de la gorge, mais au moins, j'aurai la satisfaction de savoir qu'il est entre les mains d'un propriétaire soigneux. Et... c'est important, pour diverses raisons.

[Galathée]

" Non, fit Hubert. Vous n'avez pas à brader vos prix parce que nous ne pouvons pas nous mettre d'accord. Vous pouvez raconter que je me suis montré déraisonnable, ça n'a pas d'importance, vous pouvez dire que j'ai changé d'avis. Dans trois jours, j'aurai quitté cette région, ma réputation m'importe peu. Je ne veux pas que vous ayez la sensation de m'avoir fait une fleur pour des raisons fallacieuses.
— Hubert." dit alors Albérich.
Il attrapa le chevalier par la manche et le tira à l'écart.
" Ne peux-tu pas simplement donner à cet homme ce qu'il en demande ? Peut-être as-tu perdu de vue ce qu'un animal de cette qualité vaut réellement... Je parie que ce n'est pas toi qui marchandais leur prix, quand tu venais les sélectionner.
— Je n'en ai plus eu le temps ces dernières années, mais... Albérich, je te jure que...
— Laisse tomber. Paie-le. Dis-toi, si ça peut apaiser ton âme, que tu fais une bonne action."
Le paladin secoua la tête et soupira.
" Ce n'est justement pas une bonne action, Albérich."
Il refit face à l'éleveur.
" Cent vingt-cinq."

[Taliesin]

L'homme sembla soulagé.
-Avec la selle et le harnachement, alors.
Il inscrivit le prix sur un document préparé à l'avance puis il le tendit, ainsi qu'une plume, à l'ancien capitaine du Rayon.
-Veuillez signer ici, je vous prie.
Lui-même s'empressa d'ajouter une mention sur son registre.

[Galathée]

Hubert faillit dire quelque chose mais s'abstint. Il signa le document, paya l'éleveur puis le suivit à l'extérieur pour aller chercher l'animal. Albérich se glissa bien évidemment dans leur sillage, espérant que la manière dont il avait forcé la main du paladin n'aurait pas de répercussions désagréables dès qu'ils auraient quitté les lieux.
" Je voudrais que tu le montes sur le chemin du retour, si tu es d'accord." dit le chevalier, une fois que l'ancien clerc l'eut rejoint.
Nous y voilà, songea Albérich.
" Je n'y tiens pas particulièrement, répondit le Luménien.
— Je voudrais juste que tu l'essaies... Le trajet est court, je marcherai à côté de toi. Tu n'as pas peur, quand même ?
— Non, mais... je n'ai jamais monté que Douce, ou presque...
— Justement. C'est un essai.
— Et ensuite je vais puer, et je déteste cette odeur, Hubert.
— Ne t'en fais pas, Albérich le vain, tu pourras prendre un bain à l'auberge."