La Couronne de Cuivre

" Je pense que ce serait le plus sage. Il y a des dizaines de tunnels qui débouchent dans cette caverne. Pendant que nous en explorons un, ce que nous craignons, quoi que ce soit, peut surgir d'un autre et remonter jusqu'à la grotte où attendent Albérich et vos enfants. Nous sommes descendus pour nous interposer entre cette menace latente et le bivouac... et nous risquons de tout réduire à néant. Nous devrions effectivement retourner à cet éboulement et le sceller au mieux de nos possibilités. Ensuite, nous nous partagerons la garde du conduit, en surface. Les autres doivent commencer à sérieusement s'inquiéter de notre absence et j'ai à coeur de ne pas les troubler plus que nécessaire."
Qu'il en déduise ce qu'il voulait, ce vieux bouc.
Un frisson anima les épaules du paladin, sans qu'il puisse le réprimer.
" Repartons."

Après un moment d'hésitation, Tobias finit par acquiescer.
-Très bien. Mais comme je ne serai pas tranquille maintenant que je sais qu'il existe une telle menace si près de chez moi, j'irai informer les autorités de Solarcis sitôt rentré de Beaupré. Je pense qu'elles auront à cœur d'intervenir, et je servirai de guide à l'expédition. Un peu d'exercice me fera du bien : je commençais à me rouiller, à force de ne m'occuper que de travaux agricoles...
Et de se diriger vers l'entrée de la caverne.

" Ça me parait une excellente idée." fit le paladin avec un haussement d'épaules.
Béranger attendrait probablement le printemps pour agir, mais c'était le plus raisonnable, d'autant que la menace était présente depuis longtemps. Il y avait des hommes capables au Rayon, bien sûr, et au Temple de Lathandre, au moins deux clercs spécialisés dans l'assainissement des lieux maudits. Il se doutait aussi que Pernille recommanderait au seigneur d'impliquer les paladins de Torm. Il pouvait lui envoyer un petit message pour le lui conseiller. Elle serait contente d'avoir de leurs nouvelles. Rasséréné par ces perspectives, le chevalier emboîta le pas du fermier pour regagner l'éboulement et ensuite la caverne en surface, ou du moins l'espérait-il.

Sitôt revenu dans le tunnel, Maître Ekhart ficha le manche de sa torche dans une fissure rocheuse et appuya sa hache juste à côté, contre la paroi. Les mains désormais libres, il se retroussa les manches, se plaça près de l'un des gros rochers et, dans un grognement, entreprit de le faire basculer. Hubert dut reconnaître qu'il était doté d'une force peu commune, car il parvint à ses fins sans aide et assez rapidement.
Cependant, à peine en avait-il terminé qu'un gémissement strident leur parvint. L'instant suivant, une violente bourrasque, chaude et chargée de haine, balaya le tunnel, soufflant la flamme de la torche et repoussant les deux hommes en arrière.
-Oulà, "ça" n'est pas content... commenta Tobias, dans un souffle.

Il faisait à nouveau nuit, mais Hubert parvenait encore à discerner vaguement l'éboulement, la forme du fermier non loin de lui, l'endroit où il avait laissé sa hache. Lui-même n'avait pas eu le temps de se mettre à l'ouvrage, aussi avait-il toujours son épée à la main. Mais il commençait à craindre que ce qui se trouvait dans cette grotte ne se combattrait pas à l'aide d'acier : le vent, malgré sa force, demeurait du vent.
" Avez-vous de quoi rallumer votre torche ?" demanda doucement le paladin, demeurant aux aguets.
Il remit sa lame au fourreau. Il avait l'impression que la magie de Lathandre lui serait plus utile s'il devait survenir quelque chose. Reboucher la faille semblait cependant compromis : le souffle malsain aurait tôt fait de renverser les rochers qu'ils tenteraient de lui opposer.
Au moins, dans sa pestilence, était-il chaud... C'était déjà ça de pris, compte tenu des circonstances.

-Oui oui, j'ai ce qu'il faut.
Le fermier fouilla dans la poche de son épais manteau puis se dirigea à pas prudents vers sa hache, qui luisait doucement dans l'obscurité. Bientôt, il battait du briquet, et la torche se rallumait.
-Que fait-on ? s'enquit Tobias en se tournant vers le paladin. On peut s'acharner sur les rochers mais, au mieux, ça ne fera que retarder cette chose : a force de souffler, elle dégagera à nouveau le passage. On peut aussi remonter et faire le guet jusqu'à ce que le blizzard cesse, en sachant qu'on risque d'en recevoir beaucoup, des bourrasques comme celle là, pour peu qu'on l'ait vraiment mise en colère.

Hubert hésitait à nouveau. Les risques lui paraissaient démesurés mais en même temps, pouvait-il vraiment faire volte-face...
" Je suis d'accord que nous ne parviendrons pas à reboucher ce trou... Mais peut-être... pouvons-nous essayer de localiser le tunnel d'où provient le vent... Si l'un d'entre nous tente de replacer une nouvelle pierre tandis que l'autre se tient dans la caverne... ou en allumant un petit feu à l'entrée de chaque tunnel..."
Il secoua la tête.
" Cela ne règle pas le problème de ce que nous ferons si nous découvrons que la bourrasque provient d'un conduit en hauteur... sans compter qu'avec la violence de ce souffle, nous pourrions aisément être projetés dans la gouffre. Non... Il faudrait parvenir à provoquer cette chose pour qu'elle vienne se battre sur notre terrain... Si cette chose a la moindre matérialité... et le moindre moyen de se déplacer..."
Il soupira.
" Honnêtement, si vous avez une suggestion, maître Ekhart, je ne serais pas contre l'écouter... Mon impression est que le danger qui nous fait face est peut-être un peu démesuré pour deux hommes fatigués..."
En prononçant ce dernier mot, Hubert pouvait déjà deviner quelle serait la répartie acerbe de son compagnon, mais il haussa préventivement ses épaules mentales. S'il avait une bonne idée, cela rattraperait partiellement son caractère insupportable.

Maître Exkhart s'abîma un moment dans ses pensées.
-Ça ne cherche pas à nous attirer mais à nous faire peur, dit-il enfin. Pour quelles raisons ? Je n'n sais rien. Mais ses manœuvres me paraissent claires, en tout cas. Alors si on souhaite mettre cette chose en rogne et, qui sait, la pousser à venir jusqu'ici, il faut lui montrer que ça ne prend pas, que ses petites brises de rien du tout n'ont aucun effet sur nous. Et pour cela, je ne vois pas mieux que de balancer l'un de ces gros rochers dans le gouffer qui, à n'en pas douter, donne directement sur son antre. Ne serait-ce pas un message on ne peut plus clair ? La seule question, c'est : a-t-on vraiment envie de la mettre en rogne ?

Hubert rit gaiment.
" Je n'en sais rien, maître Ekhart. Mais peut-être mange-t-il des pierres, qui sait ? Auquel cas, vous ne ferez que le nourrir."
Il haussa les épaules, toujours amusé.
" Vous avez l'air bien certain que ce gouffre est son antre... Mais soit, imaginons que ce soit le cas. Ce serait effectivement plus simple que de devoir fouiller tous les tunnels qui y mènent. Il a une sacré haleine, ce monstre, quand on y pense, et vu la taille de cet abysse... Ça doit être un dragon démesuré, à la gorge froide. Genre... un dracoliche, ou quelque chose comme ça. Une chanson raconte que j'en ai tué un d'un seul coup de gantelet. C'est une chanson comique : je n'ai jamais vu de dracoliche de ma vie."
Il soupira, soudain plus sérieux.
" Ecoutez, j'ai une épée, vous avez une hache. Ça ne fait pas beaucoup. Disons que vous voyez juste et que son seul objectif est de nous faire peur : remontons. Je gage que notre retour sera apprécié dans les hauteurs et nous nous défendrons jusqu'à ce que la tempête tombe. Ensuite, Béranger enverra des troupes plus nombreuses fouiller ce trou et débusquer ce qui le hante."

-Si j'avais une quarantaine de livres, une vingtaine d'années et une dizaine de gosses en moins, j'irais chatouiller cette chose avec ma hache, dracoliche ou non. Mais voilà : depuis mon dernier voyage, j'ai grossi, vieilli et engendré. Et quoi qu'en dise ma femme, il m'arrive même parfois d'être raisonnable...
Il soupira.
-Oui, remontons. Mais réfléchissons sérieusement à la possibilité de changer de caverne : ce que porte ce fichu vent est usant, à force.

La remarque du fermier, même si elle s'était voulue légère, piqua Hubert au vif. Il avait quarante livres et vingt ans de moins, et n'avait engendré personne. Il était paladin. Il n'avait aucune excuse pour reculer. En fait si, il en avait une... mais il ne pouvait pas devenir lâche pour autant et trahir ses voeux. Malgré ce qu'il ressentait, il savait qu'il ne se le pardonnerait jamais. Il prit une profonde inspiration.
" Vous avez raison, dit-il. Remontez et préparez les autres à bouger. Je vais aller jeter un caillou dans ce gouffre."
Ekhart allait pousser des hauts cris, c'était une certitude. Mais le chevalier escaladait déjà l'éboulement pour regagner la caverne aux mille tunnels, bien décidé à provoquer la bête.

-Attendez !
Il le rattrapa et le saisit par le bras.
-Vous croyez que j'ai envie d'annoncer au gouverneur que je vous ai laissé continuer seul ? Ou de passer pour un lâche devant mes gamins ? Et puis, franchement, j'ai beau ne pas être paladin, cela ne signifie pas pour autant que l'honneur est une valeur qui m'est étrangère ! Alors écoutez-moi bien, capitaine : soit nous remontons ensemble, soit nous continuons ensemble. Ce sont les deux seules alternatives envisageables.
Il le relâcha.
-Alors, que préférez-vous ?

Il s'y était attendu, bien sûr.
" Vous l'avez dit vous-même, Tobias. Vous avez des enfants. Vous avez une épouse. Ce n'est pas une question de lâcheté, c'est une question... de sagesse. Les autres doivent s'inquiéter, désormais, et ils auront besoin de vous pour changer de grotte. Le gouverneur a besoin de soutien, il ne pourra pas gérer la situation si nous venions tous les deux à disparaître. Mais vos paroles m'ont fait prendre conscience de ma propre couardise et je ne peux m'y résigner. Nous allons retourner à Béranger sans pouvoir lui donner la moindre information sur ce qu'il a à affronter. Il faut que j'en sache plus. Je ne me vais pas faire n'importe quoi, je n'ai pas l'intention de mourir stupidement. Mais pour le salut de ceux qui nous guettent en haut... il faut que vous remontiez."
Hubert ne s'attendait pas à convaincre le fermier, mais il ne pouvait pas ne pas essayer.

-Et qu'adviendra-t-il du gouverneur si vous ne revenez pas ? s'enquit Tobias. Ne prenez pas cela pour un manque de respect à son égard, mais il m'a paru... fragile. Déboussolé. Même si je ne sais pas pourquoi il doit quitter Solarcis, j'ai ma petite idée et je comprends donc fort bien qu'il le vive mal. Bref, ce que je veux dire, c'est qu'il semble avoir besoin de vous. Alors, je réitère ma question : que se produira-t-il si vous ne revenez pas ?
Il soupira.
-Mais je gage que c'est de votre devoir d'aller vérifier ce qui se cache là-bas. Alors soit, je viens. Mes garçons sauront se débrouiller : ce sont des hommes, Hans surtout, et je ne serai pas toujours là pour veiller sur eux. En revanche, dans l'instant présent, je peux veiller sur vous. Et vous sur moi. Je vous empêcherai d'être trop chevaleresque, et vous, vous m'empêcherez d'être trop téméraire.

Hubert ne protesta pas : il avait su que Tobias n'accepterait pas de repartir seul, et ils ne pouvaient plus perdre de temps. Il était cependant un peu décontenancé par la facilité avec laquelle le fermier avait perçu l'état dans lequel se trouvait Albérich. Le Luménien n'était pas si mauvais comédien, compte-tenu des circonstances, et lui-même n'avait perçu l'étendue de son trouble que la veille, lorsque l'ancien clerc avait fini par baisser sa garde... A moins que... A moins qu'accaparé par ses propres émotions, le paladin ait été complètement aveugle à ce qui se passait autour de lui pendant ces derniers jours... Hubert n'était pas fier de la manière dont il avait géré l'annonce du nécessaire départ d'Albérich et le retour de Béranger, mais l'idée qu'il ait pu négliger un appel à l'aide explicite l'atteignit douloureusement.
Se pouvait-il que, réellement, Albérich ait besoin de lui ? Qu'est-ce que ça voulait dire, au juste ?
Il frissonna et revint dans l'instant présent. Le gouffre s'étendait à nouveau à leur pied.
" Bon, ne traînons pas, dit-il. Mais avant toute chose..."
Il leva les mains devant lui et adressa une prière à Lathandre, le priant d'accorder force et protection, courage et résilience, à son serviteur comme à son allié.

Hubert --> Bénédiction --> lui-même et Tobias

-Comment procède-t-on ? demanda Tobias après avoir jeté un regard circulaire autour de lui. On procède comme je l'ai déjà fait, en examinant le début de chaque tunnel et en empruntant le premier qui descend ? On gagnerait du temps à se séparer, mais je crains que ce ne soit pas très prudent.
Il baissa les yeux sur le gouffre.
-Quel dommage qu'aucun de nous ne soit mage. Pour autant que je sache, il existe des sorts bien pratiques pour léviter ou amortir les chutes...

" Quoi ? répartit Hubert. On ne jette plus notre caillou ? Je trouvais la technique simple et élégante, pourtant."
Il haussa les épaules puis pinça les lèvres, et jeta un oeil dans le trou, sans s'approcher. Ils ne pouvaient plus tergiverser. Ils étaient descendus depuis des heures...
" Vous pensez qu'un de ces tunnels va nous mener en bas ? C'est un pari bien hasardeux... Ils pourraient tout aussi bien déboucher tous vers l'extérieur... Je serais pour forcer la créature à sortir. C'est risqué, mais crapahuter des jours entiers dans la roche serait tout aussi mortel."

-Vous avez raison.
A nouveau, il posa sa hache et sa torche puis regagna le tunnel. Quelques secondes plus tard, un grognement aussi sonore que prolongé se fit entendre, et le rocher qui se trouvait au sommet de l'éboulement dégringola au pied de l'amas.
-Un coup de main pour le pousser jusqu'au gouffre ? haleta le fermier en reparaissant. Ce sera autrement plus rude que de simplement le faire tomber...

" Bien sûr." dit Hubert en le rejoignant.
Il prit position à côté du fermier et l'aida à pousser la pierre jusqu'au gouffre. Ils s'arrêtèrent juste avant de la faire basculer. Le chevalier sentit une décharge d'adrénaline lui secouer l'organisme, tempérée par sa sérénité de paladin, comme un voile sur ses émotions trop extrêmes. Son esprit, cependant, pouvait encore évaluer froidement la situation.
Allaient-ils réellement prendre un tel risque ? Qu'y avait-il là au fond ? Seraient-ils morts dans quelques instants, bouffés par quelque chose dont ils ne mesuraient pas la puissance ?
Il soupira. Il ne ressentait nulle peur, mais il était un peu triste. Puis il se laissa sourire. Lathandre ne permettrait pas qu'il tombe aujourd'hui. Il connaissait les enjeux. Il veillerait.
Regonflé, le paladin sourit à Tobias, lui décocha un petit clin d'oeil, et poussa la pierre dans le trou.

Le rocher bascula.
Il y eut un premier choc lorsqu'il percuta une saillie, une dizaine de mètres plus bas, entraînant d'autres pierres dans sa chute.
Il y en eut un second, un troisième.
S'ensuivirent quelques secondes de silence.
Puis ce fut l'explosion finale dont le son, atténué par la distance, fut repris, amplifié, démultiplié par une infinité d'échos.
Vint enfin la plus formidable bourrasque qui soit, si violente qu'elle les envoya percuter l'éboulement derrière eux, si haineuse qu'elle saisit leur cœur dans un étau glacé. Un hurlement l'accompagnait.
Un hurlement à déchirer les tympans.

Hubert ressentit une douleur violente au milieu du dos quand il heurta l'empilement de rochers, et sa tête rebondit brutalement. Mille étoiles dansèrent devant ses yeux et une seconde, il demeura étourdi. Il porta ensuite vivement les mains à ses oreilles, presque surpris de pouvoir les mouvoir, et chercha Tobias du regard. Son crâne résonnait comme un tambour, d'un son grésillant qui étouffait tout.
Je suis sourd, songea-t-il.
Il ne chercha pas à s'arracher à la pierre, terrassé par le poids qui lui défonçait la poitrine, la violence de cette colère enfouie contre laquelle il ne se sentait pas la force de lutter.
Curieusement, il se surprit à sourire. C'était là l'existence qu'il voulait retrouver, une existence où son corps servirait à autre chose que marcher, s'incliner, s'asseoir. Une existence où il reprendrait vie. Avec ce qu'elle comprendrait de haine et ce qu'elle comprendrait d'amour.
Il songea alors que la créature qui les pourchassait de son haleine monstrueuse cherchait peut-être l'apaisement, elle aussi, plutôt qu'une nouvelle agression.
Il tenta de se redresser. La méthode qu'ils avaient choisie n'était probablement pas très efficace. Si seulement ce sifflement pouvait s'arrêter...

Son vœux fut en passe d'être exaucé sitôt qu'il l'eut formulé. En effet, le sifflement commença progressivement à s'atténuer et, presque imperceptibles au début, d'autres sons se mirent à lui parvenir : les grognements de Tobias, dont il distinguait la massive silhouette, à ses côtés, et qui peinait à se redresser ; des raclements, aussi, dont il ne parvenait pas encore à déterminer l'origine mais qui devaient être pour le moins tonitruants... En revanche, pour l'heure, nul monstre n'était apparu. A moins, bien sûr, qu'il ne se fasse particulièrement discret...
-On l'a sacrément fichu en rogne, s'égosilla enfin le fermier, conscient que son compagnon d'aventure ne pouvait qu'entendre aussi mal que lui. Reste à savoir si ça va venir nous rendre visite...

" Armez-vous !" répliqua Hubert, en dégainant sa propre épée.
Il espérait que Tobias ne s'était rien cassé et qu'il pourrait rapidement se mettre en garde. Le chevalier percevait en effet, atténués, déformés, d'étranges bruits qui ne lui inspiraient nulle confiance. En imaginant leur réel volume sonore, derrière le sifflement continu qui lui brisait les oreilles, Hubert craignait que la créature les produisant soit gigantesque et peu susceptible de s'effrayer d'une épée et d'une hache maniées par des avortons humains. Mais c'était peut-être l'écho qui les amplifiait. Il fallait que ce soit l'écho...
Il jeta un regard derrière son épaule. Ils pouvaient battre en retraite. Si la bête était trop énorme, ils n'auraient de toute façon pas le choix... Il réalisa alors qu'il faisait complètement noir. Tobias n'y voyait sans doute pas grand chose. Lui-même distinguait à peine les contours et les formes, les braises rouges survivant dans les replis de leur torche soufflée... Si rien ne survenait dans les quelques secondes suivantes, il irait la chercher en priorité.

-Je voudrais bien m'armer, mais je n'y vois goutte ! cria Tobias. Et j'ai pas spécialement envie de faire le grand saut !
Le paladin put toutefois remédier au problème de l'obscurité : nulle créature ne surgissant du gouffre, il eut tout loisir de récupérer la torche et de la passer au fermier pour qu'il la rallume. Celui-ci, grimaçant, alla ensuite récupérer sa hache.
Au fur et à mesure que le sifflement s'affaiblissait, les autres bruits se faisaient plus précis. Il y avait bel et bien des raclements contre la roche. Et aussi un son plus métallique, comme celui d'une chaîne... Quant à l'origine de ce vacarme, il provenait selon toute vraisemblance des profondeurs.

Hubert hésita, tendant l'oreille. Etait-il possible que la créature enfouie soit... attachée, d'une manière ou d'une autre, dans le fond de son puits ? Il décida finalement de se risquer à proximité du gouffre, pour y jeter à nouveau un coup d'oeil. Il était vraisemblable qu'il n'y verrait absolument rien de plus, mais dans le doute, mieux valait ne pas se ruer dans n'importe quoi... Il serait temps d'aviser avec Tobias ensuite. Peut-être pouvaient-ils remonter pour rassurer l'équipe de surface avant de redescendre, mieux équipés. Une corde, par exemple, n'aurait pas été complètement inutile.

D'abord, il ne vit rien, comme il l'avait craint. Le gouffre était envahi d'une obscurité totale et seuls en provenaient des sons de plus en plus distincts, bruits de chaîne et raclement contre la pierre. Puis il lui sembla distinguer quelque chose. Un6 mouvement. Oui, on bougeait, là en bas. Et ce qui bougeait... Il semblait en émaner une sorte d'opalescence ténue. C'était insuffisant pour avoir une idée de sa forme, mais cela fournissait malgré tout une vague idée sur sa taille. Or, le paladin eut la nette impression que c'était grand. Très grand, même. Immense, sans doute...

C'était la confirmation de ce qu'il avait craint : ils ne seraient pas de taille, à deux, contre un monstre gigantesque. Mais qu'est-ce que ça pouvait bien être... et qui l'avait attaché là dans le fond ? Etait-ce une créature maléfique que l'on avait assujettie à la pierre faute de pouvoir la tuer, ou bien au contraire une pauvre bête qui crachait sa haine après des années d'asservissement ? Peut-être était-elle libre, en réalité... Peut-être ce son qui ressemblait à des chaînes était-il tout autre chose, le bruit de griffes ou de cornes, que son esprit pragmatique rattachait à un objet plus familier...
Il restait la possibilité, comme l'avait suggéré Tobias, de chercher un boyau qui descendait vers le bas... Mais face à un tel monstre... Etait-ce vraiment nécessaire de risquer encore davantage ?
Pris d'une impulsion subite, Hubert mit les mains en porte-voix et cria vers le gouffre.
" Hé ! Le monstre ! Tu montes ? J'aimerais bien voir ta trombine ! T'as un p'tit nom, peut-être ?"
Il regrettait vraiment de ne pas s'y connaître davantage en créatures sauvages. Peut-être qu'Albérich aurait su de quoi il retournait, mais plus le temps passait, plus Hubert craignait de remonter bredouille. Il avait la légère impression que le Luménien allait être d'humeur massacrante...

Un nouveau bruit se fit entendre. D'abord, le paladin ne put l'identifier. Puis il lui sembla que des ailes battaient furieusement l'air... Oui, c'étaient bien des ailes : il était même en mesure de les distinguer, gigantesques, légèrement lumineuses. Peut-être ne s'était-il pas trompé en envisageant qu'un dracoliche hante ces lieux. En tout cas, et quelle que soit sa nature, la créature s'élevait vers eux.
S'élevait rapidement.

" Ah bouse..." s'exclama le paladin en faisant un pas en arrière.
Il se retourna vers l'éboulement.
" Tobias, ça vient par ici, ça vole et c'est assez énorme... Je proposerais que nous repassions de l'autre côté de ce tas de cailloux, rapidement !"
Il joignit le geste à la parole, en veillant cependant à ce que le fermier passe devant lui. Plus lourd et moins agile, il aurait peut-être besoin d'un coup de main pour franchir le trou. Ensuite, Hubert avait bien l'intention de se servir du passage pour garder un oeil sur leur adversaire... et aviser.

Mais l'homme ne bougea pas.
-Vous croyez que c'est un dragon ? Ah ah ! Si c'est le cas, je vais le tuer et je placerai sa tête sur le manteau de ma cheminée !
La seconde d'après, il se fendait d'un large sourire.
-Faites pas cette tête, je plaisantais, évidemment.
Et d'escalader l'éboulement, avec une certaine agilité et force grognements.
Ils s'étaient tous deux mis à l'abri lorsqu'il y eut un nouveau son métallique, suivi d'un rugissement qui semblait exprimer une terrible frustration.
Les ailes battaient toujours, mais le monstre ne se montrait point.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] L'Antre du Dépeceur