La Couronne de Cuivre

Un bruit léger se fit entendre. Ne désirant pas être surpris en train d’extorquer des aveux de manière forte, Eldurvellir se décida rapidement.

- Mieux vaut descendre. Nous verrons en bas ce que nous ferons de toi… Mais s’il s’agit de nos compagnons, je ne donne pas cher de ta peau… Que comptais-tu faire de ton monstre ? En le laissant là, il mourra juste de soif et de faim. Si tu veux qu’on abrège ses souffrances…
- Vous me feriez la grâce de le tuer ? Tu es un type généreux, dis donc…
- Calme donc ton envie de sarcasme, ou je t’assure bien que tu le paieras aussi.
- J’ai dans l’idée que ce ne serait pas difficile de m’en tirer, juste avec toi. C’est ton compagnon qui te retient de me faire une proposition galante ?
- Je pourrais envisager aussi de me servir après t’avoir coupé la langue… Tâche donc de nous sortir une histoire plausible… Ou de payer correctement ta survie.

Ils arrivaient en bas de l’escalier, sortirent par la fenêtre brisée et firent le tour de la maison pour rejoindre la porte. Là ils trouvèrent Chance et Fhiongan, qui maintenait avec quelque difficulté des chevaux en pleine forme.

- Tiens, p’tit mago, tu ne t’embêtes pas. Encore trouvé une gueuse ! elle a du monde au balcon, dis donc. Mais avec ce regard de sorcière, je serais toi je me méfierais.
- Nous allions justement lui demander pourquoi cela lui semblait si drôle de lancer du sang sur les gens… Elle parlera mieux si nous sommes un peu plus nombreux. Quatre dagues pour picoter la sorcière valent mieux que deux.
- Tu es pénible, toi. Je vais parler.
- Oui. D’autant plus que mon camarade aime bien s’amuser un peu. Donc, je confirme : tu vas parler.
- Pas la peine qu’il s’amuse, d’autant plus que si je suis assurée d’être torturée… Je ne dirai rien, autant te prévenir de suite.
- Tu veux qu’on essaie, juste pour voir ?

Eldurvellir commençait à s’amuser. L’œil de Fhiongan brillait d’un éclat qu’il connaissait bien. Mais ce serait bien dommage, je perdrais toutes mes chances de… décidément, le mage ne pouvait s’enlever certaines idées de la tête.

- Si j’ai votre promesse solennelle de ne pas être molestée…

Là, non, elle devenait vraiment amusante… Le mage rit franchement.

- Ralla Rane, tu m’amuses beaucoup. C’est beau l’espoir ! tu n’es pas en position d’avoir des exigences, vois-tu. Il faudrait quelque chose d’assez extraordinaire pour que mes amis consentent à renoncer à leur légitime vengeance.
- Tu parles bien, mage… Mais si tu laissais parler tes compagnons, au lieu de parler pour eux ?


[HRP : repris la couleur originelle d'Eldurvellir, merci de me dire si elle est plus lisible]

Belle prise... La tieffeline les avait visiblement sous estimés. Toutefois, leur "proie" ne lui inspirait pas l'antipathie qu'elle s'était attendu à ressentir, elle se sentit même vaguement mal à l'aise dès que le mot torture fut prononcé. L'incident de la veille n'était plus qu'un simple souvenir à peine digne d'être mentionné et elle avait hâte de reprendre la route ; ce n'était pas ici qu'elle s'amuserait, d'autant que ses compagnons semblaient avoir une conception de l'amusement bien étrangère à la sienne.

- Eh bien moi j'y renonce. Attachez-la à un arbre -par les pieds tiens- et reprenons la route, nous avons assez perdu de temps comme ça.

Le chevalier noir retint un soupir. Levée bonne dernière, Chance se permettait des remarques sur le temps perdu. Etait-elle capable d'ouvrir la bouche pour autre chose que pour râler ? Vengeance mise à part, l'histoire de cette masure, de son monstre et de sa collection de cadavres était pour le moins intrigante, et Alexiel avait envie de la connaître, simple question de curiosité. Quant aux menaces de torture, cela fait partie du charme de la conversation, comment voulez-vous réussir une bonne intimidation si vous ne jouez pas le jeu ?

Le semi-elfe se mit à sourire. Un sourire à la fois beau et glacé, tranchant comme une lame.

"Je ne pense pas avoir vocation à pardonner aisément les tentatives d'assassinat sur ma personne, Ralla-Rane. Je mets même en général une sorte de point d'honneur à faire en sorte que cette erreur ne se commette pas deux fois. Mais, qui sait ? Peut-être une bonne histoire me fera-t-elle changer d'avis. Soyez en tout cas assurée que j'aurai satisfaction, d'une manière ou d'une autre."

- Mon histoire… Elle est, à peu de chose près, ce que je viens de vous dire… Ce monstre, c’est un ogre quasi mourant que j’ai soigné avec une potion de ma composition… Une potion qui fait un effet particulier : l’être qui la boit devient monstrueux et passe par des phases mentales opposées : à une phase d’excitation sanguinaire irrépressible succède une phase d’abattement complet. Quand il est dans cette phase d’abattement, on peut lui faire faire tout ce qu’on veut… Y compris le faire rentrer dans une cage.
- C’est bien gentil, tout ça… Et que comptes-tu en faire, maintenant que ta vengeance est assouvie ?
- Il devrait retrouver sa lucidité d’ici quelques jours… Arrivera t-il à se libérer, je n’en sais rien… Je pourrais évidemment le libérer, mais vous seriez en danger.
- Et pourquoi ne t’attaque t-il pas, toi ?
- Mon charme, certainement…

Un regard glacial d’Eldurvellir interrompit la sorcière.

- J’avais des potions d’invisibilité.
- Ah ! mais nous n’avons vu aucune fiole vide près du monstre… Tu as bu le contenu et mangé le contenant ?

Ralla-Rane soupira.

- C’est bon… J’ai une cape d’invisibilité.
- Eh bien tu vois ! ce n’est pas si difficile, de parler… Maintenant, une petite précision : tu la tiens d’où, cette cape ? Et pourquoi ne t’en es-tu pas servie lorsque nous t’avons trouvée ?
- Pour une raison simple. Elle est tombée avec le corps de mon charmant mari, qui a raté de peu votre charmant ami.

Possible, songea Eldurvellir. L’incident s’était passé si vite que la cape avait fort bien pu tomber pendant qu’il tirait Alexiel hors de la trajectoire du corps. Ils étaient ensuite montés à l’étage supérieur, puis sortis par la pièce à l’arrière de la maison. Le corps avait chu dans la grande pièce du rez de chaussée. Très probablement la cape d’invisibilité s’y trouvait encore.

- Donc il nous suffirait de retourner dans cette bâtisse, où pleuvent sang et corps massacrés, pour prendre cette cape ?
- Oui.
- C’est tentant… Tu vas aller la chercher, toi. Mais ne compte pas t’enfuir si facilement. Ni avoir l’opportunité de relâcher ton monstre.

Eldurvellir prit la corde accrochée à la selle de son cheval. Il fit un nœud coulant, qu’il passa au coup de Ralla-Rane, enroula la corde autour du buste et du bras droit de la sorcière et tint fermement l’autre extrémité de la corde.

- Voilà. Tu avances doucement à l’intérieur de la pièce. Moi je donne un peu de mou à la corde, pas trop, que tu ne puisses pas la retirer… Si tu tires trop, si tu cherches à retirer la corde, tu t’étrangles. Dommage, hein ? Une main te suffit pour ramasser la cape.
- Quelle confiance !

Le ton de Ralla-Rane n’était plus sarcastique. Seulement dépité. Le mage rit doucement.

- Ne fais pas cette tête ! et crois-moi, c’est peu cher payé… Si nous avions suivi l’idée de notre compagne tieffeline, sais-tu ce qui serait arrivé ? On sort rarement indemne d’une pendaison par les pieds. Dans le meilleur des cas, au bout de peu d’heures on perd l’audition. Définitivement. Le cerveau ne supporte pas qu’on le bouscule. Ensuite, tu aurais perdu d’autres capacités… Bref, tu serais devenue une pauvre femme, tout juste bonne à mendier pour espérer manger de temps en temps.
- Il n’y a pas de cape… Il n’y a rien… Rien d’autre que le corps de mon mari !

Cette fois, l’affolement perçait dans la voix de Ralla-Rane. Son débit s’accéléra.

- Mais je peux vous mener à la maison du mage Ehrouart. Là vous trouverez des choses intéressantes, certainement ! il a des étagères pleines de vieux manuscrits, de cartes…
- De cartes ?
- Oui, des cartes anciennes, d’autres plus récentes, il en faisait lui-même, sur la région…

Enfin. Enfin quelque chose d’intéressant, qui allait leur servir pour la quête du trésor. Eldurvellir se tourna vers ses compagnons.

- Il semblerait que cette occasion-ci soit la chance que nous attendions. Avec des cartes de la région, nous…

Il se tut brusquement. Autant ne pas trop en dire devant Ralla-Rane.

- Bref, ce peut être intéressant… Je propose que nous allions voir cet endroit.
- Et la cape ? Comment être sûr qu’il n’y en ait pas ?
- Veux-tu vérifier, Fhiongan ? Mais je te conseille d’être prudent.
- Ne t’inquiète pas, p’tit mago. Et dis donc, je te rappelle que ta Tiamandis doit encore traîner là, à se repaître de sang.
- Bien, vas-y. Nous autres iront voir la maison du mage Ehrouart.

Les choses commençaient tout juste à devenir intéressantes. Du récit de Ralla-Rane, elle ne retint qu'un détail, et non des moindre : la cape d'invisibilité. Voilà qui ferait frémir d'envie n'importe quel voleur de sa connaissance ; c'était là bien plus intéressant qu'un simple coffret rempli de pièces d'or et Chance imaginait déjà les possibilités qui s'offriraient à elle une fois cette cape entre les mains. Oui, entre ses mains à elle, et certainement pas entre les mains sales de Fhiongan.

- Oh, euh, je l'accompagne ! Le pauvre garçon aura certainement besoin d'aide pour détecter les pièges, vu comme il est doué !

Et elle s'élança sans attendre sur les talons du bandit dans un éclat de rire. Elle leur laissait volontiers les étagères pleines de vieux manuscrits et autres cartes poussiéreuses.

Fhiongan eut son sourire engageant, ses dents d'un jaune ocré brillèrent.

- Hé, la donzelle, tu ne préfères pas nous accompagner ? ce serait rien drôle, de tirer un peu fort sur ta corde...

Il rit. Décidément la sorcière semblait préférer la compagnie d'Eldurvellir. Elle lui lança un regard qui s'efforçait de paraître neutre, mais au fond d'elle-même avait peur. Et Fhiongan savait détecter la peur mieux que quiconque.

- Allons-y, Chance... Portez-nous bonheur ! si la sorcière ment, nous trouverons la cape...

Tous deux firent le tour de la maison et entrèrent par la fenêtre cassée. La petite pièce à l'escalier montrait une porte apparemment inoffensive.

- Chance, voulez-vous faire une détection de piège ? Eldurvellir a raison de se méfier, nous pouvons encore avoir une mauvaise surprise...

Et je ne tiens pas à passer mon temps à me laver au savon... quel maniaque, le p'tit mago ! songeai t-il à part lui.

De leur côté Alexiel et Eldurvellir, guidés par Ralla-Rane littéralement tenue en laisse, se dirigeaient vers le centre du village. C'était certes humiliant pour la sorcière, mais cette dernière était dans un tel état de peur qu'elle ne parvenait pas à s'en rendre compte. Eldurvellir le fit pour elle : il défit le nœud coulant et se contenta de lui lier les mains.

Une tour de pierre, à peine plus haute que les maisons, occupait le centre d'une place minuscule. Le toit semblait luire étrangement, reflétant le ciel gris, comme si la tour aspirait à le toucher. Ralla-Rane saisit la poignée de la porte et ouvrit ; le mage ne paraissait guère s'inquiéter de visites, pensa Eldurvellir, sans doute cela a t-il causé sa perte... La vision du monstre passant la porte et tuant le mage s'évanouit cependant : rien ne semblait avoir été bousculé, l'intérieur était propre et bien tenu.

Le rez de chaussée était visiblement dévolu à la vie profane : cuisine, table et chaises, quelques patères au mur pour les vêtements. Un coffre révéla un contenu anodin, un buffet des ustensiles de cuisine. Ils se dirigèrent vers l'escalier.

- Toi, tu vas monter en premier, dit-il en avisant l'escalier en colimaçon. Si piège il y a, tant pis pour toi...

Ralla-Rane faillit parler, mais se ravisa. Eldurvellir la regarda froidement.

- Tu veux donc mourir ? Il y a bien un piège qui attend le chaland, là-haut ?
- N-non.

Ils montèrent. Une voix se fit entendre.

- Alors ? tu les as eus, j'espère ?

Eldurvellir eut juste le temps de mettre sa main sur la bouche de la sorcière pour l'empêcher de parler.

Du côté de la bâtisse qui leur avait valu un indispensable bain, Fhiongan se tenait nonchalamment appuyé sur le chambranle de la porte, attendant que Chance détecte les pièges éventuels. Prudemment, il leva la tête : cette fois, pas de sang qui nous tombe dessus, songea t-il.

Fhiongan suivit la tieffeline avec circonspection, jetant des coups d'œil vifs un peu partout à l'entour. Enfin, il repéra une forme grise à terre. Était-ce le prétendu mari de Ralla-Rane ?

- Là, Chance... l'homme qui était tombé, celui que la sorcière dit être son mari. Attention, il est sans doute encore plein de sang.

Il alla jusqu'à la fenêtre et en tira le rideau, laissant la lumière pénétrer enfin dans la pièce. Puis revint vers le corps et le retourna. Fhiongan ne s'attendait pas à cela : un homme beaucoup plus chic que ce qu'il aurait pensé, vêtu comme un mage. Il portait un anneau précieux, que le bandit retira, et un manteau de qualité. La cape était bien là, l'homme la tenait serrée dans son poing fermé, comme s'il l'avait arraché à quelqu'un. Quelqu'un... Ou quelqu'une, pensa Fhiongan.

- Chance, je pense que cet homme est le mage Erhouart... Le mari de Ralla-Rane doit être, en toute logique, chez le mage en train de piller ses possessions... Nos compagnons sont donc en danger, nous devons courir les retrouver.

Comme pour confirmer les dires de Fhiongan, un sifflement suraigu se fit entendre : Tiamandis arrivait vers eux.


Dans la maison du mage Ehrouart, Eldurvellir fixait Alexiel, stupéfait. Et désolé. Ralla-Rane et lui auraient pu... Mais c'était trop tard. Il avait tenté d'écarter la sorcière de la lame du chevalier noir, mais n'avait pas été assez rapide.

Il s'apprêta à faire une remontrance à son compagnon, mais sentit le corps bouger de manière tout à fait inattendue, se raidir, se rabougrir. En un instant, il tint une femme âgée et difforme dans ses bras. Il la posa doucement au sol. La voix reprit, sur un ton plus sec :

- Alors ? Ce sont leurs cadavres qui te pèsent, ils sont si lourds à traîner ?

Eldurvellir et Alexiel se consultèrent du regard. Le mage murmura :

- Montons-nous, ou attendons-nous qu'il vienne voir ?

- Une seconde... C'est qu'il s'accroche à son butin, le bougre !

Et la rigidité cadavérique de ses doigts n'arrangeait rien. Le tieffeline grimaça et s'adressa à lui, comme s'il pouvait encore l'entendre :

- Allons, lâchez donc ça, vous êtes mort, vous n'en aurez plus besoin. Moi en revanche...

Un craquement sinistre se fit entendre et la tieffeline finit par lui arracher la cape des mains. Tripoter des cadavres n'était pas dans ses habitudes mais pour une cape d'invisibilité elle était prête à faire quelques efforts. Il n'y avait maintenant plus qu'une seule façon de savoir si la sorcière n'avait pas menti et si cette cape n'était pas maudite. Elle inspecta la cape quelques instants avant de la draper sur ses épaules, s'attendant presque à se retrouver couverte de fourrure, ou à ne pas se retrouver du tout...

Avec le bruit qu’ils avaient fait en entrant, il y avait fort à parier que l’homme était déjà sur ses gardes, à présent, et s’il était de l’acabit de la sorcière, il serait retors. Le chevalier noir avait donc peu d’espoir de le voir leur tomber tout cuit sous la lame.

« Séparons-nous », souffla Alexiel. « Je prends l’escalier – surveillez la fenêtre… »

Il attendit néanmoins que le mage ait pris position pour monter les degrés.

La fenêtre ? Eldurvellir ne l’avait pas remarquée, tant il avait été occupé à surveiller leur prisonnière. Elle était dans un renfoncement dissimulé par une tenture : il en profita pour y dissimuler le cadavre. Le complice de Ralla-Rane serait probablement plus maniable s’il pensait qu’elle était encore vivante. Le mage soupira. Quel dommage… Si son apparence avait tenu encore, si Alexiel ne s’était pas empressé de la tuer… Il serra les dents. Enfin, il y a bien d’autres femmes de par le monde, songea t-il.
Eldurvellir et Alexiel n’eurent guère le temps de mettre en œuvre un plan quelconque : le complice de la sorcière apparut au haut de l’escalier. L’homme s’apprêta à descendre.

- Ma Rara, tu me fais languir ! racont… hé ! qui êtes-vous ? où est ma femme ?


Il arriva face à un Alexiel plus menaçant que jamais. Les deux hommes se dévisagèrent froidement. Le chevalier noir eut le loisir de détailler le mari de la défunte Ralla-Rane : il était vêtu d'une robe pourpre avec une ceinture noire et d'un étrange bonnet rayé assorti, qui lui donnaient un air plus élancé qu'il n'était réellement. C'était un homme très grand et mince, presque maigre. Il posa la main sur la dague accrochée à sa ceinture, sans pour autant l'en sortir ; visiblement il savait qu'il n'aurait pas le dessus en attaquant un adversaire aussi redoutable qu'Alexiel.

Fhiongan arriva sur ces entrefaites. Prudemment il ouvrit la porte. A ses côtés, rien. Rien que des rires. Comme des rires d’enfant fou de joie de son nouveau jouet. Le bandit murmura entre ses dents :

- Chhht ! Chance, ne nous faites pas repérer… J’entre en mode furtif, vous irez voir ce qui se passe à l’étage… Alexiel et Eldurvellir sont peut-être en posture délicate.

Eldurvellir ne put retenir son petit sourire en coin en voyant l'esquisse de révérence du chevalier noir. Un peu d'humour allégeait le stress, et il sentit un élan de sympathie envers son compagnon d'aventures.

- Ralla-Rane ? elle n'est pas loin... mais avant de la revoir, vous devrez répondre à quelques questions.
- Dites-moi où est ma femme !
- Je vous assure que la verrez bientôt. Mais répondez d'abord à nos questions.

L'homme haussa les épaules d'un geste fataliste et les guida à l'étage.

- Je suis le mage Erhouart, Ralla-Rane est mon épouse.

Eldurvellir leva un sourcil, en un étonnement discret. Comment, Ralla-Rane n'a jamais parlé du mage comme étant son mari...

- Ah ! et quelle magie pratiquez-vous ?
- La Transmutation.

Un mensonge. Un mensonge éhonté. Un de plus. Eldurvellir sentit la moutarde lui monter au nez. Le mari de la sorcière sembla tendre l'oreille. Il cherche à nous distraire, à nous faire relâcher notre surveillance... Ne nous laissons pas manipuler, songea le mage.

- Je ne vous ferai pas l'outrage de vous demander une démonstration d'un sort de cette école de magie, bien sûr. Mais je tiens à vous prévenir que je n'apprécie guère les mensonges... Et mon compagnon encore moins. Vous êtes le mari de Ralla-Rane, certes. Pour le reste, vous pourriez nous dire ce que vous avez fait du propriétaire de cette maison, le mage Erhouart. Mais cela peut attendre... Ce que je veux savoir, c'est ce que vous avez trouvé ici, et que vous nous le donniez immédiatement.
- Je... J'ai trouvé des cartes de Dorrandin. Et une documentation précise sur la forêt du Gobelin Pouilleux et des Montagnes du Nord. Et un peu d'or...
- Rien d'autre ?
- Non.

Eldurvellir remarqua les cartes et les parchemins posés sur une table ; il alla les consulter, laissant la surveillance du mari de la sorcière aux bons soins d'Alexiel.

Fhiongan était arrivé en haut des marches. Il sortit de furtivité après s'être assuré que ses compagnons maîtrisaient la situation, mais ces derniers étaient si concentrés qu'ils ne le virent pas. Une voix chuchota, très bas :

- Messire, tuez-les, délivrez-moi et je saurai vous récompenser.

Le bandit écarquilla les yeux.

- Y'a erreur, mon bon, je suis avec ces sires...

Une fine odeur soufrée planait dans l'air.

Un transmutateur, mais bien sûr. Pour sa part, Alexiel ne crut pas un instant à la fable de leur nouvel ami, et manifestement, il faisait bien. Les cartes et la documentation locale seraient certainement utiles, mais il n'était pas dit que c'était là tout ce que l'homme avait trouvé. Il faudrait le fouiller avant de le laisser partir.

Le chevalier noir surveilla le mari de la sorcière, qui eut la présence d'esprit de ne pas trop s'agiter. Sur ces entrefaites, l'arrivée surprise de Fhiongan détendit quelque peu l'atmosphère. Il semblait seul. A moins que... Il flottait dans l'air une odeur étrange qui rappelait un peu à Alexiel celle de sa démone. Le problème étant que cette odeur n'avait rien à faire là, aussi avait-il d'abord rangé l'information dans un recoin de son esprit, avant de songer que Chance était une tieffelin.

« On dirait que vous avez trouvé cette cape, finalement ? » lança-t-il à la cantonade, en s'efforçant de ne pas loucher vers l'endroit où pouvait se tenir la voleuse.

Brusquement un mur sembla trembler. Quelques livres tombèrent de la bibliothèque voisine et on ne sentit plus l'odeur de soufre. Le mari de Ralla-Rane eut un rire mauvais.

- Maintenant c'est donnant-donnant, je pense... Votre ami invisible contre ma femme. Vous prenez ces documents et l'or, puis vous nous laissez tranquilles. Croyez-moi, vous ne faites pas une mauvaise affaire.

Eldurvellir leva la tête des manuscrits qu'il consultait, soudain furieux.

- Tu nous prends pour qui, là ? Des paladins de Lathandre ? Tu vas la rejoindre, ta belle, ne crains rien. Mais d'abord, mes amis vont t'apprendre les bonnes manières. Et tu vas promptement nous dire comment retrouver notre compagne, c'est certain. A moins que tu souhaites ne plus être en capacité d'honorer la couche conjugale...

Fhiongan tira lentement sa dague et se cura les ongles d'un air heureux.


Le mur s'était renfermé sur Chance, qui se retrouva sur un étroit palier, étourdie. Elle tâtonna autour d'elle sans trouver d'issue, à l'exception de quelque chose de familier sous ses pieds : la première marche d'un escalier de bois. Elle distingua en bas une faible lueur.

Alexiel fut surpris par le bruit étrange du mécanisme, et il lui fallut quelques temps avant de reprendre ses esprits. La réaction de leur plus ou moins prisonnier faillit le faire ricaner. Du bluff, encore. quelle chance y avait-il qu'il connaisse le fonctionnement du piège ou passage secret de cette demeure qui n'était pas la sienne, et qu'il avait découverte à peine plus tôt qu'eux ? Quoi qu'il en soit, la réponse d'Eldurvellir lui convenait ; en position de force, inutile de négocier.

Il regardait l'un menacer et l'autre s'apprêter à émasculer le plaisantin, tout en songeant qu'il était un peu tôt pour perdre Chance. D'accord, Fhiongan avait le même genre de compétences, mais ils n'étaient pas assez nombreux pour pouvoir se permettre d'égarer des coéquipiers avant même d'avoir commencé. Le chevalier noir alla frapper contre le mur, non loin de l'endroit où les livres étaient tombés.

"Chance ? Rien de cassé ?"

Mais le mur était épais, et il n'obtint pas de réponse.

L'homme ne tremblait pas, mais Fhiongan sentit sa peur. Courageux, le bougre, songea t-il. Il ne s'attarda cependant pas sur ces considérations : le bandit attrapa rudement sa future victime et le plaqua contre le mur qui avait causé la perte de Chance.

- Tu vas le trouver, ce mécanisme, je t'en fiche mon billet. On te titillera les bijoux de famille après. Histoire de s'amuser un peu.

Fhiongan tira l'homme vers lui, puis le plaqua contre le mur à plusieurs reprises, à différents endroits. L'homme cria. Du sang apparut, laissant des traces vermillon sur le mur sombre. Mais aucun passage secret ne parut.

- Assez, Fhiongan. J'ai promis qu'il reverrait sa femme.
- Tu te fous de moi ?
- Non, ne t'inquiète pas. Mais ne l'abîme pas trop. Sinon il ne sera plus en état de parler. Et Alexiel veut probablement s'amuser aussi, il faut en laisser un peu pour les autres.
- Ouais...

Le bandit relâcha lentement l'homme, qui tomba à terre.

- Ton nom ?
- Bobert Ratois.

L'homme avait articulé avec difficulté. Fhiongan l'avait attrapé au collet et il peinait à reprendre sa respiration.

- Eh bien, Bobert Ratois, que fais-tu dans la vie, à part te faire passer pour un mage transmutateur ?
- Je suis roublard.
- Ah... Fort bien... Et comment as-tu rencontré Ralla-Rane ?
- Nous étions simplement faits l'un pour l'autre... C'est une amie d'enfance, j'ai toujours su qu'elle serait mienne, que je serais à elle... Nous sommes une seule âme...
- Aaaah ! c'est beau, l'amour... Je ne vais pas te torturer pour savoir si tu dis la vérité... Mais dis-nous donc si tu as visité toute la maison, si tu en connais les moindres recoins... Vois-tu, il nous faut absolument retrouver notre amie.

Eldurvellir soupira, un soupir lent, très calculé.

- Il le faut absolument... Pour toi, notamment. Si nous ne la retrouvons pas, il est possible que nous nous amusions à te dépecer vivant. Tout simplement. Mes compagnons apprécieraient beaucoup, je pense.


De l'autre côté du mur, Chance continuait à descendre un interminable escalier. Elle trouva par endroits des pierres incluses dans le mur, desquelles émanait une lumière douce, d'un étonnant gris perle.

C'était absolument impossible que l'escalier ne se trouve que sous la maison du mage Ehrouart. La distance que parcourait Chance contredisait cette possibilité. Elle descendit encore et encore, dans un silence aussi profond qu'inquiétant. Enfin, les marches parurent moins hautes, le sol finit par s'aplanir : la descente était terminée.

Une respiration lourde se fit alors entendre. Chance regarda autour d'elle : elle ne vit personne. Quelques objets traînaient à terre, mais elle ne put rien distinguer véritablement. Un des objets, long et de forme indistincte, semblait être un vêtement. Un autre, long et mince... Une épée, un sabre ? Enfin, une forme ronde luisait faiblement. Probablement un bouclier.

...

Chance, prudente, écoutait.

La respiration s'accéléra, se fit haletante. Un rai de lumière filtra au sol, s'agrandit : une porte, que quelqu'un ouvrait. Lentement. Très lentement.

Une des formes, à terre, avait bougé. Un bras avait tiré le bas d'une porte entrouverte. Le halètement s'accentua. Un long temps s'écoula. Enfin, une voix fatiguée, à peine audible, murmura :

- Qui êtes-vous ?

Toujours sur ses gardes, Chance n'osa pas bouger d'un pouce. Sur qui avait-elle bien pu tomber ? Un camarade voleur qui se serait pris les pieds dans un piège, peut-être ?

- Moi ? Je suis la femme de ménage, mais croyez bien que si j'avais su qu'il y avait des endroits aussi bizarres ici je n'aurais jamais accepté ce boulot, plaisanta t-elle. D'ailleurs, j'aimerais beaucoup savoir où je suis tombée...

Peut-être qu'il n'y avait aucune issue, et que cet inconnu était resté là des jours et des jours, mourant de faim et de soif, épuisant sa réserve d'oxygène. A force d'entendre cette respiration laborieuse, Chance commençait à suffoquer également. Pourquoi finissait-elle toujours par se retrouver dans des endroits sombres et exigus ? Bon sang, ne sois pas aussi idiote, tout ça c'est dans ta tête...

- Et vous, qui êtes-vous ? Vous n'avez pas l'air d'aller très bien, si je puis me permettre.

- La... La femme de ménage ? Où sommes-nous ?

Chance finit par distinguer une femme, jeune, qui semblait nue sous un manteau très usé. Elle était grande, et plutôt mince, à la taille marquée. On distinguait à peine ses traits dans la pénombre, sous sa chevelure foncée, à part son nez aquilin. La femme tenta de s'asseoir, n'y parvint pas. Ses membres tremblaient, comme mal assurés. Elle réussit à tendre les mains vers la tieffeline.

- Pouvez-vous m'aider à me relever ?

Elle semblait si faible, si fragile, que Chance ne jugea pas utile de se méfier plus avant. Une fois la cape pliée et soigneusement rangée dans son sac, elle s'accroupit près de l'inconnue et tenta d'aider cette dernière à se relever. Elle était curieuse de voir si elle arriverait à tenir sur ses jambes plus de deux secondes ; qu'est-ce qui avait pu la mettre dans un tel état ?

- L'instant d'avant j'étais dans la maison de ce mage -Erouquelquechose- et l'instant d'après je me trouvais ici. Je crois que nous sommes quelque part sous sa maison, ou plutôt sous tout le village si je me fie à la distance que j'ai parcourue pour arriver ici. Cela dit, vous n'avez répondu à aucune de mes questions : qui êtes-vous et, surtout, que vous est-il arrivé ?

Avec l'aide de Chance, la femme parvint enfin à se relever. Elle tremblait encore, mais tint sur ses jambes. La tieffeline se vit remerciée d'un hochement de tête. La femme tenta de parler, dut raffermir sa voix, et un long temps passa avant qu'elle réponde.

- Je m'appelle Nera Allar. Je suis aussi femme de ménage... Du mage Ehr... Ehrouart. Je croyais que seul le mage avait une femme de ménage... Ou alors, vous êtes la nouvelle... Oui... La femme de ménage de la famille riche qui... Non... Ce n'est pas possible... Ils sont tous morts... Je ne comprends pas... Vous mentez !

Nera Allar trembla plus fort, mais son tremblement sembla volontaire, comme pour chasser quelque chose de son esprit.

Chance soupira. Quelle idée aussi de plaisanter avec des gens à moitié mort et complétement traumatisé...

- Bien sûr que je mens, est-ce que j'ai l'air d'une femme de ménage ? Non, si vous voulez tout savoir, j'aide les gens...

Oui, j'aide les gens à se débarrasser des objets superflus qu'ils pourraient avoir dans leur maison, comme des bijoux, des bibelots de valeur, et beaucoup d'autres choses. Je suis vraiment géniale !

- Oui voilà, j'aide les gens, et il se trouve justement que vous avez l'air d'avoir besoin d'aide ! J'aimerais beaucoup qu'on sorte d'ici, si ça ne vous dérange pas. Elle désigna le chemin devant elle. Vous savez ce qu'il y a par là ?