La Couronne de Cuivre

L'écuyer lui sourit.
-Je pense que ça ne sera pas dur pour ceux-là de s'attacher à quelqu'un d'autre. Ils sont encore tout petits et j'ai l'impression qu'ils vont instinctivement vers qui est gentil, protecteur...
-On va leur trouver plein de gens gentils et protecteurs, lâcha Ruth. Comme ça, toi, on te récupérera.
Alban rit de bon cœur.
-En fait, tu es jalouse !
-Hein ?!
-Rien rien.
Il y eut du bruit, plus loin dans la salle.
Manifestement, les renforts étaient arrivés.

" Je vais aller voir ça." dit Hubert.
Il se tourna vers Albérich.
" Juste une chose... Votre périple s'est bien déroulé ?
— Rien d'inattendu. Oui. Et le vôtre ?
— La cité est magnifique. Tu devras sortir pour la regarder.
— Je n'y manquerai pas."
Ils se dévisagèrent une seconde.
" Plus tard... J'aimerais...
— Je serai là."
Puis Hubert gagna l'avant de la colonne, tandis qu'Albérich grimpait dans le chariot, histoire d'épauler l'enfant prodige et sa compagne.

Étienne n'avait pas été avare en donnant ses consignes, car c'était une bonne vingtaine de personnes qui les avaient rejoints.
Du nombre était Gabriel, qui fondit droit sur Hubert, l'air féroce.
-Je te hais.
L'instant suivant, il lui donnait l'accolade.
-Mais ça ne va pas m'empêcher, désormais, de te suivre absolument partout.
Du nombre, aussi, était Giovanni, qui lorgnait les captifs avec une mine désespérée.
-Pourquoi je ne me suis pas jeté par la fenêtre ? gémit-il. Ou noyé dans l'étang ? Comme ça, on n'aurait pas pu m'accuser de désobéir aux ordres, et je n'aurais pas eu à m'infliger... ça...

Hubert sourit au Lathandrite.
" Je suis heureux de te revoir, Gabriel. Mais pas vraiment désolé d'avoir pu t'épargner tout ce qui nous est tombé dessus, je dois dire. Même si, en toute franchise, ta présence nous aurait certainement été utile à plus d'un titre."
Il se tourna vers Giovanni.
" Ça m'étonnerait qu'Albérich accepte que tu t'occupes de ses petits protégés contre ton gré, Giovanni. Encore une lamentation comme ça, et tu seras réformé."
Il jeta un regard autour d'eux.
" Bon, j'imagine que nous allons continuer à avancer jusqu'au moment où les arches nous en empêcheront. A ce moment-là, nous devrons faire descendre les enfants et décharger le matériel. Nous mettrons des priorités. Est-ce qu'il y a dans la forteresse un endroit où nous pourrons installer les gosses, sans qu'il y ait besoin de sentinelles constantes ? La plupart d'entre eux sont encore entravés et je crois qu'Albérich aimerait beaucoup pouvoir les libérer..."

-Il y a des caves sous la forteresse. Avec de solides portes en métal.
-Giovanni, mon ami, dis encore une chose pareille, et non seulement c'est toi qu'on enfermera dans les caves mais, de surcroit, tu auras bien plus mérité qu'eux le titre de barbare.
Le clerc refit face à Hubert.
-La bonne nouvelle, c'est que certaines portes ont survécu. Je pense que nous pourrons les installer au rez-de-chaussée, près de l'une des cours intérieures : ainsi auront-ils la possibilité de s'aérer s'ils le souhaitent.
Il se fit plus sérieux.
-La mauvaise nouvelle, c'est que la première grille n'est vraiment pas très loin et qu'il vaudrait donc sans doute mieux faire descendre tout le monde ici. Mais nous avons amené des chevaux, pour le matériel.

" Très bien." fit Hubert.
Il fit signe aux cochers de s'immobiliser.
" Je devrais passer le relais à Albérich... Je suis le chef militaire, tout ceci n'est finalement plus tellement de mon ressort."
Abandonnant Grand Vent près des deux hommes, il remonta la colonne jusqu'au dernier chariot.
" Nous sommes arrivés. Si tu veux donner des consignes aux gens qui vont prendre en charge les enfants, c'est le moment."
Albérich ne se fit pas prier et sauta à terre.
" Ne te fais pas de mouron, comme ça." dit-il au paladin.
Hubert ne répondit rien. Comment lui expliquer qu'il trouvait sa nouvelle énergie complètement déstabilisante ?
Il suivit le clerc tandis que ce dernier rejoignait le contingent rassemblé par Etienne.
" Bonsoir à tous, et merci de vous être proposés... ou d'avoir été réquisitionnés... pour cette tâche..."

Giovanni ouvrait déjà la bouche mais sa tirade mourut dans sa gorge et fut transformée en grognement : Gabriel venait de le gratifier d'un coup de coude dans les côtes.
-Hé, ça va pas la tête ?
-Oups, désolé... Je n'ai pas fait exprès...
-Tu m'as fait rudement mal ! Je crois que j'ai... Une fracture ouverte !
-Je te la guérirai. Et je veillerai à ce que subsiste une cicatrice : c'est très érotique, ce genre de souvenirs...
Il y eut des rires, puis la petite assemblée retrouva son sérieux.

Giovanni et Gabriel, la fine équipe, songea Albérich, avant de reprendre.
" Il y a quatre groupes de douze ou treize enfants. Les plus jeunes sont restés tous ensemble, ils sont dans le dernier chariot. Aucun d'entre eux n'est agressif, mais ils sont très effrayés. C'est peut-être le premier groupe à escorter. Trois personnes devraient suffire, je pense que Ruth et Alban vont rester avec eux. Ils ne sont pas attachés, le plus âgé doit avoir sept ou huit ans, c'est difficile à dire... Idéalement, s'il y a moyen de les loger juste entre eux, ce serait l'idéal. Autant les séparer de l'influence des plus grands dès aujourd'hui. Ils vont probablement avoir du mal à passer la nuit sans soutien, cependant, donc pour eux... S'il y a quelques volontaires qui se sentent de dormir avec eux... ça pourrait être une bonne chose. Je ne pense pas qu'il y ait de gros risques. Ils cherchent surtout à se rassurer. Il faudra leur donner quelque chose à manger avant l'extinction des feux. Les trois autres groupes sont plus revêches et plus difficiles. Probablement qu'à terme, en fonction de nos moyens, il faudra instaurer une discipline plus stricte dans la manière dont nous les gérons, sans pour autant aller trop loin. Ce sont toujours des gosses. Les plus âgés ont douze ans et certains sont déjà... très durs. Je dirais qu'il faut quatre personnes par groupe. Ils ont les mains entravées, mais idéalement, il faudra les libérer une fois qu'ils sont dans un lieu protégé. Je crains néanmoins que là aussi, nous ne puissions pas nous passer d'une présence minimale. Il ne faudrait pas qu'ils passent leur frustration les uns sur les autres."

Il y eut des sourcils froncés : apparemment, la plupart des gens avaient pensé n'être sollicités que pour l'escorte... Toutefois, personne ne protesta, et les volontaires ne firent pas défaut : Ted déclara qu'il pourrait s'occuper des plus âgés, Gabriel qu'il ferait la navette entre les groupes et porterait une attention toute particulière aux plus jeunes... Même Giovanni répondit, disant qu'il resterait avec ces derniers, prétextant qu'ainsi il risquerait moins de récolter des fractures ou, pire encore, des accrocs à sa mise impeccable.
Les choses se mirent alors rapidement en place. Albérich constata que ses compagnons s'efforçaient d'agir avec douceur. Il remarqua également que nombre des captifs le cherchaient du regard, que d'autres semblèrent subjugués par son confrère lathandrite, par Hubert...
Pendant ce temps, on s'occupa aussi de charger le matériel sur le dos des chevaux et, bientôt, tout fut paré pour le départ.

Hubert laissa Etienne donner le signal de départ. Il avait l'impression d'avoir pris un peu trop de place, ces derniers jours, une position à laquelle il n'aspirait pour rien au monde. A présent que la crise était terminé, qu'ils étaient à Clairétoile, il lui semblait naturel de se mettre en retrait pour laisser le jeune chevalier de Fontbrune diriger leur entreprise. Il y aurait un conseil, bien sûr, c'était nécessaire. De nombreux problèmes demeuraient, ainsi que ces mille questions. Comment allaient-ils sécuriser la forteresse ? C'était son inquiétude principale. Les sous sols seraient probablement aisément bloqués par une porte dérobée, mais une fois à l'intérieur ? Elle était à n'en pas douter plus vaste que les forts. Combien de sentinelles faudrait-il mobiliser pour en surveiller le périmètre ?
Il se força à songer à autre chose. Le temps que tous les enfants soient installés, nourris, qu'on leur trouve des couvertures, il serait déjà tard et il serait en train de veiller, perché quelque part. Il avait la sensation que les choses — les gens — lui échappaient complètement... Il devait se laisser porter, simplement, il n'avait pas le choix.

***

De son côté, Albérich constata avec plaisir que les hommes envoyés par Etienne prenaient leur tâche au sérieux. Il ne comprenait pas bien leur surprise : ils étaient venus pour escorter les enfants et c'est ce qu'ils faisaient. L'étape suivante pourrait échoir à d'autres, ce serait à voir une fois rendus. Comme Gabriel, il resta en mouvement, mais concentrant surtout sa présence autour des groupes difficiles : les petits n'avaient pas besoin de sa présence. Il n'hésita pas à intervenir pour recadrer ou encourager un enfant réfractaire. A chaque minute, il osait davantage les approcher, se fichant bien d'éventuels coups qu'il pourrait prendre. Il se sentait accompagné par la bienveillance de son dieu, et la certitude d'agir pour le mieux, enfin. C'était un bouclier formidable.

Il ne fut pas frappé physiquement - sans doute grâce aux entraves - mais certains des regards qu'il reçut valaient bien des coups de poignard... Petit rappel que le travail ne faisait que commencer et qu'une extrême vigilance était de rigueur. Toutefois, dans l'immédiat, l'importance et l'attention de l'escorte évita tout incident.
Ils franchit une première grille - l'un des soldat s'attarda quelque peu pour la refermer loin des regards indiscrets - puis remontèrent un souterrain similaire à celui qu'ils avaient suivi au cours des heures précédentes. A une notable expression près, toutefois : il y avait des passages latéraux, tous préalablement bloqués par l'expédition qu'avait mené Étienne.
Une bonne demi-heure s'écoula. Toujours pas de signe qu'ils touchaient au but.

Albérich commença à surveiller les signes de fatigue chez les enfants. S'il fallait en porter l'un ou l'autre, il le ferait volontiers. Au pire, il était prêt à faire descendre les cavaliers de leurs montures ou à réquisitionner les chevaux de trait qu'on avait dételés puis chargés. Les mercenaires rechigneraient probablement à prêter leurs animaux, mais il y avait toute la troupe de Gaspard et Grand Vent devait bien être capable d'en porter quatre. Cependant, il ne voulait pas s'aliéner d'emblée les militaires en les forçant à charrier les gosses de leurs ennemis. Il observa donc le groupe avec attention, mais aussi l'attitude des hommes autour d'eux, histoire d'évaluer ses chances de réussit sans causer trop de grognements. Plus que tout, il voulait éviter des tensions au sein de la communauté, car il était conscient du poids que ces enfants représentaient. La plupart des gosses s'étaient reposés toute la journée : ils pouvaient marcher un peu, et cela faciliterait sans doute leur nuit...

La plupart des captifs - même si Étienne et Gabriel usaient désormais du terme "invités" - marchèrent sans manifester de signe de fatigue. Sans doute s'étaient-ils suffisamment reposés, mais le plus probable était que beaucoup, surtout parmi les plus âgés, s'efforçaient de rester dignes, de ne pas laisser voir leurs faiblesses. Il en allait différemment pour les plus petits, qui étaient loin de ces considérations et s'épuisaient plus rapidement. Gabriel finit donc par jucher une fillette en pleurs sur ses épaules et Giovanni, après avoir levé les yeux au plafond, prit un garçonnet dans ses bras.
-Je te préviens, lui dit-il. Si tu me baves dessus, je te ferai faire ma lessive.
Pour le reste, les mercenaires étaient imperturbables et les colons... partagés. Si tous agissaient sans brusquerie, si beaucoup faisaient montre de bienveillance, quelques-uns semblaient avoir envie de répondre aux imprécations par une gifle bien sentie, tandis que d'autres paraissaient décontenancés.

Albérich finit par récupérer un enfant, lui aussi, puis s'approcha d'Hubert et le lui jucha sur sa selle. Le paladin ouvrit de grands yeux stupéfaits, mais ne fit aucun commentaire. Il repartit ensuite en prendre un autre, qu'il garda cette fois contre lui, non sans continuer ses rondes vigilantes. Il sentait qu'il fatiguait, lui aussi, mine de rien. Concentration constante, allers-retours incessants, il n'avait pas chômé, et la journée était loin d'être terminée. Quand il revint vers Grand Vent, il constata que la petite fille qu'il avait refilée à Hubert s'était endormie entre ses bras, bercée par le pas chaloupé du destrier.
" Je peux en prendre un deuxième, au besoin, dit le paladin.
— Je m'en souviendrai."
Et ils continuèrent vers la forteresse. La cité devait être plus qu'immense pour qu'ils ne soient pas encore arrivés.

Ils touchaient au but, cependant. Enfin... presque.
Le décor changea : le souterrain n'était plus maçonné, désormais, mais creusé à même la roche.
Une autre grille, et ils débouchèrent dans une caverne de belles taille d'où partaient à nouveau plusieurs tunnels. Étienne désigna l'un d'entre eux.
-Nous sommes à présent sous la colline où est bâtie la forteresse et... il va nous falloir monter. Mais gardez courage ! Encore quelques petites minutes, et nous serons rendus !

Hubert n'était pas mécontent d'être arrivé à bon port. A présent qu'ils avaient atteint Clairétoile, il lui tardait de pouvoir prendre la mesure des lieux et de pouvoir goûter — ne fût-ce que quelques minutes — à la sensation d'avoir accompli quelque chose. Ce trajet sans fin lui donnait l'impression que rien ne serait jamais terminé, qu'ils ne pourraient jamais baisser leur garde. C'était sans doute la réalité mais il avait besoin de l'illusion qu'ils étaient un peu plus près du but.
Il se remémora Solarcis et la routine tranquille dans laquelle il avait vécu là-bas. Il n'était que justice que désormais l'existence ait radicalement changé de tonalité. Mais parfois, à la nuit, il sentait une nostalgie assassine l'envahir. Il n'aimait décidément pas l'obscurité.
Quand Etienne signala l'arrêt, il descendit précautionneusement de cheval, soulevant la petite fille qui s'était assoupie contre lui et la gardant dans ses bras.

La pause fut brève : le temps de reprendre son souffle, de boire une gorgée d'eau pour qui le souhaitait, et ils repartaient.
Même si la pente du couloir n'était pas trop rude, même s'il décrivait des lacets dont une partie au moins de la courbe était plane, l'ascension s'avéra éprouvante pour les voyageurs. Mais tous savaient que le moment du repos était proche, si bien qu'ils ne ralentirent guère. Toutefois, ils ne purent manquer de remarquer les nombreux tunnels - naturels ou non - qui s'ouvraient à chaque manière de pallier. La colline devait être un véritable gruyère...
Étienne n'avait pas menti :au bout de quelques minutes, ils atteignirent une salle qui rappela à ceux qui l'avaient connue l'endroit où, au fort, l'on avait découvert le passage secret.
-Bienvenue à la forteresse ! lança le chevalier, d'un ton léger. Nous sommes au sous-sol. Notre ultime épreuve prendra la forme d'une volée d'escalier qui nous conduira au rez-de-chaussée.

Albérich se porta à la hauteur d'Etienne.
" Ne serait-il pas opportun que quelques uns montent organiser l'arrivée des enfants ? J'ai peur que l'excitation de notre subit débarquement cause quelques scènes difficiles... Je ne sais pas à quoi ressemble la forteresse, bien sûr, mais si ça pouvait se faire relativement calmement... Nous pourrons tous vraiment souffler quand nous les aurons installés quelque part."
Il avait bien conscience de gâcher la fête, quelque part, mais s'ils se retrouvaient avec un mouvement de panique ou des gosses en fuite, les choses seraient encore bien plus compliquées...

-N'aies crainte : pour éviter tout problème, j'ai prévu de nous faire passer par un itinéraire détourné nous tenant à l'écart des salles fréquentées. Toutefois, il faut que tu me dises dans quel type d'endroit tu souhaites les installer... Il y a quelques pièces sans fenêtre, mais c'est sans doute trop sinistre ; il y en a d'autres dotées de sortes de meurtrières, d'autres encore donnant sur des cours intérieures mais il faudrait des surveillants pour que tous les enfants ne sortent pas en même temps... Bon, je pourrais aussi te faire faire une visite guidée des lieux, pour que tu choisisses en toute connaissance de cause. Cependant, ça risque d'être un peu long...

" Pour cette nuit, celles dotées de meurtrières suffiront, dit le Luménien. Nous aurons tout le loisir d'aviser demain, quand nous serons reposés... et eux aussi. Je crois qu'ils ont surtout besoin de retrouver un peu de liberté, et nous devons les laisser un peu tranquilles. Je sais que leur présence est un problème, mais je ne veux pas que cela devienne un gros problème, et encore moins un problème grave. Au pire, je demanderai à Barthélémy de glisser des plantes légères dans leur eau, histoire d'apaiser leurs émotions... Les enfants sont adaptables, mais la situation est extrême, pour eux. J'espère que Varamyr pourra m'aider, lorsqu'il revient, pour m'expliquer un peu de quoi était fait leur ordinaire... Je n'ai aucune idée du fonctionnement de leur société, et ça m'empêche de prévenir les heurts..."
Il haussa les épaules.
" Merci de ta prévenance, Etienne. Allons-y."

-Il n'y a pas de quoi, voyons. Et il suffira que tu contactes Varamyr demain pour être fixé : je suis sûr qu'il se fera un plaisir de répondre à tes questions... Bon, mais pour ce qui est des considérations plus immédiates, nous allons les mettre dans les salles du mur sud : ils y auront un joli point de vue sur la cité.
Aussitôt dit, aussitôt fait : la troupe se remit en mouvement, enfila des couloirs, gravit une première volée de marche, continua sa route, en monta une deuxième et parvint finalement dans un long couloir. Sur l'un des côtés s'ouvrait une série de salles dont certaines encore fermées par de lourdes portes.

Albérich n'avait pas un sens de l'orientation très aiguisé, mais dès qu'Etienne lui en donna le signal, il poussa une des portes. Il voulait installer en priorité les plus petits, puis, en fonction de la place qu'ils avaient, diviser les grands en plusieurs groupes. Il hésitait, notamment, à séparer les garçons des filles, ou à isoler les quelques gosses déjà pervertis. Mais pour cela, il voulait observer les lieux, rapidement, avant de prendre ses décisions.

Les pièces, entièrement vides et de taille modeste, pouvaient abriter une dizaine de personne, un peu plus en se serrant. Et se serrer ne serait pas forcément une mauvaise idée, vu le froid qui pénétrait par les étroites meurtrières d'où, pour l'heure, ne provenait aucune clarté. Celles disposant encore d'une porte étaient au moins au nombre de cinq, nota Albérich, et parfois éloignées les unes des autres. Ce qui ne serait pas plus mal si l'on souhait éviter que les groupes ne communiquent entre eux...

Il décida de ne pas séparer les plus jeunes, mais donna plus d'espace aux plus âgés. Ils pourraient choisir de se serrer s'ils désiraient avoir chaud, mais au moins, ils ne seraient pas les uns sur les autres. Ces pièces ressemblaient à des cellules, ce qui n'était pas l'idéal, surtout pour des enfants qui avaient toujours vécu au grand air et connaissaient à peine la pierre. Mais ils n'avaient pas le choix, c'était temporaire, il fallait juste espérer que ce qui s'était dessiné tout au long de la journée ne serait pas réduit à néant par cet enfermement.
Il se tourna vers Giovanni, Ruth et Alban.
" On va mettre les petits ici. Je vais faire venir des couvertures et un ou deux pots d'aisance. De quoi boire et manger. Voir s'il y a des volontaires pour passer la nuit avec eux..."

Le barde et les écuyers firent entrer les gosses dans la salle, tandis que le Luménien rejoignait Étienne. Celui-ci répondit qu'en matière de couvertures, il faudrait se contenter de celles prises aux cannibales : la Communauté n'ayant pas encore récupéré toutes ses possessions, elles demeuraient une denrée relativement rare... Pour le reste, en revanche, cela ne poserait aucun problème.
Des membres de l'escorte partirent quérir vivres et matériel ; quelques autres, dont Gabriel en premier lieu, se portèrent volontaires pour assurer la surveillance durant la nuit. Ainsi, a moins d'un incident grave, c'en serait bientôt terminé de cette opération.

Albérich supervisa l'installation des autres groupes, la distribution des couvertures qu'ils avaient récupérées, s'assura que les volontaires étaient motivés et à l'aise, disposaient de quoi se ravitailler et d'un endroit où se reposer. Il se sentait nerveux et responsable, avec la sensation qu'il devrait rester, lui aussi. Après tout, c'était de sa faute, si tous ces gosses étaient là. Il avait dit qu'il assumerait, il ne pouvait pas faire marche arrière.
Il finit par se rasséréner en se disant qu'il viendrait prendre son tour de garde une fois le conseil terminé.

Lorsque les invités eurent pris possession de leurs quartiers, le groupe des colons commença à se disperser. Cependant, Étienne insista pour garder avec lui Albérich, Hubert, les écuyers de ce dernier et les personnes qui venaient de pénétrer dans la forteresse pour la première fois. Il allait, leur annonça-t-il, les mener sur le rempart. Ce qu'il fit.
Derrière eux se dressaient les bâtiments centraux du château, auxquels leurs colonnades et leur ornementation donnaient des allures de véritable palais.
Devant eux, nimbée par la clarté de la lune, s'étendait la cité, immense. Ils n'en distinguaient pas grand chose, hormis Hubert qui put, à loisir, découvrir des rues, des bâtiments, des monuments, incroyablement bien conservés malgré le passage des siècles et l'invasion de la végétation.
Enfin, juste en-dessous d'eux, ils virent le lac dont ils avaient déjà entendu parler. Ses eaux calmes reflétaient la voûte céleste et, dans son miroir, les myriades d'étoiles ressemblaient bel et bien à des joyaux.

Albérich en resta le souffle coupé. Il faisait incroyablement froid, il distinguait à peine la cité en-dessous de lui, mais il percevait l'incroyable magnificence du spectacle, dans la vastitude des ombres, dans ce lac féérique. Il songea au peuple qui avait vécu ici autrefois et qui avait disparu. Pourquoi ? Et pourquoi étaient-ils les premiers à revenir ? Etait-il possible que le rêve d'Etienne se réalise ?
Oui. Oui, c'était possible, évidemment. Tout était possible. Les nouvelles aubes, les lendemains roses, la résilience absolue de l'être humain confronté aux ténèbres. Ils étaient arrivés jusqu'ici... alors qu'il n'y avait jamais cru. Il se sentit envahi d'un sentiment profond d'humilité. Il s'était trompé, il était vivant, plus vivant que quelques jours plus tôt, et cet endroit magnifique, immense, était à portée de leurs mains. Qu'en feraient-ils ? C'était la question critique.
Hubert, à sa droite, paraissait figé comme une statue. Albérich devinait que son regard portait beaucoup plus loin, dans les rues, jusqu'aux remparts lointains.
" C'est gigantesque..." souffla finalement le paladin.

-Oh, ça n'est quand même pas aussi vaste que Luménis, répondit le chevalier. De surcroit, les Anciens avaient vu très grand en bâtissant les remparts, si bien qu'il reste des espaces vides qui, j'imagine, étaient autrefois occupés par des parcs et des jardins. Mais il est certain que nous ne serons pas à l'étroit...
-Je pourrai avoir un palais pour moi toute seule ? s'enquit Ruth, qui observait le panorama, béate d'admiration.
Alban, lui, s'était quelque peu éloigné.

Hubert sentit qu'on tirait sur sa manche. Albérich lui désigna l'écuyer d'un doigt et le paladin acquiesça, avant de s'écarter du groupe d'observateurs pour prendre le petit garçon en chasse. Il ne savait pas ce qui le poussait à rechercher un peu de solitude, peut-être aurait-il dû respecter ce besoin de distance, mais dans le même temps... Ils s'étaient à peine vus, depuis la veille, et si le gamin lui demandait de partir, il le laisserait tranquille. Mais peut-être avait-il besoin d'une oreille ou d'une épaule, et jusqu'à nouvel ordre, c'était toujours son rôle à lui...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue