La Couronne de Cuivre

Martha les laissa s'installer dans la chambre tout en continuant à bavarder à distance, d'une voix forte.
" Au menu, nous aurons une soupe de légumes du jardin, et... hum... voyons... ah, c'est bon, j'en ai assez, donc en plat principal ce sera une omelette aux champignons. Cueillis ce matin ! Est-ce que ça vous convient ?
- Oui, très bien !", répondit Sylvia sur le même ton, tout en se laissant tomber avec soulagement sur le lit. Elle n'avait pas beaucoup parlé ces dernières heures, et Kasumi la devinait fatiguée.
- On dînera dans une heure ! Si vous avez besoin de quoi que ce soit d'ici là, n'hésitez pas ! La salle d'eau est à vous, vous pouvez aussi aller vous promener, les environs sont agréables par ce temps. Vous avez vue sur la forêt maudite depuis votre chambre, j'espère que vous ne craignez pas les visites de fantômes !"

Kasumi répondit à la vieille dame avec amusement que les fantômes avaient appris à se tenir à l'écart de lui et ouvrit la fenêtre pour profiter de la vue. Mais, voyant combien Sylvia semblait fatiguée, le demi-elfe renonça bien vite à l'idée d'une promenade et adressa un sourire attendri à sa compagne. Il s'assit sur le bord de leur lit avant de lui retirer doucement ses bottes :

[color=#99000]- Nous avons bien le temps pour un petit massage des pieds il me semble puis j'irai chauffer de l'eau pour que tu puisses prendre un bon bain. Enfin, si le programme te convient bien sûr ![/color]

" Ça me convient parfaitement !, répliqua la rôdeuse avec un entrain un peu forcé. Surtout la partie massage, d'ailleurs. Je dois avouer que je suis contente de pouvoir profiter d'une vraie chambre avec un vrai lit."
Elle secoua la tête.
" Décidément, je me ramollis avec l'âge, moi... Heureusement que tu es là pour prendre soin de moi !"
Ils entendaient leur hôtesse s'affairer en cuisine, mais elle avait cessé son bavardage, pressentant peut-être un besoin de calme.

Kasumi se contenta de sourire davantage même s'il s'inquiétait effectivement de cette fatigue peu coutumière chez Sylvia : se pouvait-il que les chevauchées répétées ou l'air d'Helonna ne lui convienne pas aussi bien ? Il passa une main affectueuse dans ses cheveux avant de se pencher pour masser consciencieusement ses pieds de la plante aux talons avec dans l'idée de la détendre tout à fait.

- Et c'est un réel bonheur de le faire, répondit-il avec calme et sincérité.

Sylvia ferma les yeux et se détendit, peu à peu. Tellement qu'il devina, à sa respiration, qu'elle était sur le point de sombrer dans le sommeil. Elle dut le sentir également, et eût un sursaut.
" Je crois... que je ferais mieux d'aller profiter de la salle d'eau avant de m'endormir tout à fait ! Mais ne t'en fais pas, vu, je saurai allumer le feu sous la grande marmite d'eau. Je t'en garderai un peu !"
Se redresser parut lui demander un effort, et il eût la sensation qu'elle était un brin préoccupée, mais elle s'esquiva aussitôt. Il la vit se diriger vers la cuisine, et échanger quelques mots avec Martha.

La forêt était à une centaine de toises du village, sombre et menaçante, et pourtant source de subsistance. De là où il se trouvait, il voyait deux des zones de coupes exploitées par les bûcherons. Un petit groupe d'hommes s'y activait, chargeant des troncs -probablement coupé l'année précédente- sur un char tiré par des bêtes de trait. Deux jeunes adolescents gardaient un troupeau de moutons, deux autres ramenaient des vaches à l'étable.
Il put contempler à loisirs tout cela, puisque Sylvia se fit quelque peu attendre. Lorsqu'il s'inquiéta de son absence, il réalisa qu'elle était en grande discussion avec Martha dans la cuisine. C'est le moment qu'elle choisit pour l’interpeller.
" Kasumi, c'est ton tour si tu veux profiter de l'eau chaude !"

Comme pour confirmer le caractère privé de la conversation, les deux femmes s'interrompirent à son entrée, se concentrant sur les légumes qu'elles épluchaient.
" Je me suis fait réquisitionner, expliqua sommairement Sylvia, qui trouvait bien sûr tout naturel de donner un coup de main.
- Et je compte bien en faire autant de vous !" compléta leur hôtesse avec bonne humeur.
Les bavardages reprirent une fois qu'il eut refermé derrière lui la porte de la salle d'eau. Celle-ci était sommaire : un grand baquet de pierre froide, une cheminée pour faire bouillir l'eau, mais il y avait deux serviettes, des gants de toilette et du savon, et le feu tempérait agréablement la température du carrelage.
Lorsqu'il ressortit, propre comme un sou neuf, la soupe mijotait et la rôdeuse aidait Martha à mettre la table, en sifflotant joyeusement. Elle lui décocha un sourire lumineux.
" Ce sera prêt dans une dizaine de minu..."
Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.
" Mamie, on peut manger chez toi ?, questionna un garçonnet d'une dizaine d'année à l'air déluré en entrant dans la pièce, suivi d'un autre qui était certainement son frère.
- Chez moi ? Et en quel honneur ?
- Ben... pour... t'aider à faire le service ?"
Les deux garçons lorgnaient avec une curiosité évidente vers Kasumi et Sylvia.
" Ça m'étonnerait que votre mère soit d'accord !
- Nan ! maman elle a dit que ça se fait pas d'aller embêter des voyageurs !" claironna une petite voix flûtée derrière eux.
Sa propriétaire ne devait pas avoir plus de six ans.

Le changement d'humeur de Sylvia le fit sourire à son tour et il ne put s'empêcher de lui jeter plusieurs coups d'œil à la dérobée pour tenter d'en percer la raison mais il n'en eu pas vraiment l'opportunité avec l'arrivée des enfants qui s'intéressaient visiblement à eux. Il leur décocha un clin d'œil ravi avant de se tourner vers leur grand-mère :

- Ils ne nous dérangeront pas du tout si vous décidez qu'ils peuvent rester ! Mais vous aviez parlé de me rendre utile aussi et ce n'est pas du tout une tentative d'échapper aux corvées !

Malheureusement pour les mômes, Kasumi et Sylvia eurent beau décréter qu'ils ne les dérangeaient en rien, leur grand-mère n'était pas de cet avis, ni leur mère qui débarqua quelques minutes plus tard en les saluant d'un sourire au passage. Ils furent chassés de la maison sans autre forme de procès, et sans réellement protester. Ils avaient vu les "étrangers", donc leur objectif de la soirée était atteint !
" Ah, la curiosité des enfants, soupira Martha en refermant la porte derrière eux.
- C'est naturel, à leur âge, sourit Sylvia.
- Je suis prête à parier qu'ils se lèveront à l'aube pour vous apercevoir ! Repartez-vous demain, au fait ?"

Kasumi les avait regardé avec tendresse alors qu'ils quittaient la pièce mais il fut un peu plus embarrassé pour répondre à la question bien naturelle de leur hôtesse. A l'origine, il avait escompté commencer au plus vite les recherches dans les bois environnants mais l'état de Sylvia lui avait fait songer à les différer en prenant pour excuse une visite à l'ancienne clerc de Respelm. Et pourtant, la rôdeuse semblait étrangement avoir repris du poil de la bête... Il se fit donc un peu évasif :

- Sans doute que oui mais nous avons encore à faire dans la région. Sylvia et moi recherchons un ancien bosquet druidique qui pourrait se trouver dans les environs.

" Un bosquet druidique ? Ça ne me dit rien... mais je comprends que vous soyez allé trouver mon frère, il connaît bien la forêt.
- Il ne voyait pas non plus.
- Ah, c'est bien dommage...
- Il nous a conseillé d'aller voir une ancienne prêtresse de Mielikki.
- La vieille Hortense je suppose ? J'espère que vous la trouverez, on est sans nouvelle d'elle depuis si longtemps... mais elle saurait sûrement vous renseigner, effectivement. Quoiqu'il en soit, n'hésitez pas à rester autant de temps que vous voudrez chez moi : si vous avez des recherches à faire dans les environs, c'est certainement le plus pratique !"

Le rôdeur répondit à cette bienveillante proposition par un grand sourire et échangea un regard avec Sylvia avant de répondre :

- C'est vraiment très généreux à vous de le proposer ! Mais si nous acceptons votre hospitalité, je mets un point d'honneur à vous rendre service en retour. Que ce soit pour la chasse ou le travail du bois, voire la recherche de simples. Cela me parait la moindre des choses et sans ça, ça me gênerait d'accepter de vous envahir !

" Oh, mais je comptais bien vous mettre à contribution, rassurez-vous ! Je compte effectivement sur vous pour un peu de chasse et de cueillette, si vous avez l'occasion au cours de vos courses sylvestres. Et puis, ça n'est pas désagréable d'avoir des bras costauds pour tirer l'eau au puits, il faut bien avouer ! Mon gendre m'aide de temps en temps, mais je pense qu'il ne se fera pas prier pour vous laisser sa place le temps de votre séjour. Donc rassurez-vous, je saurai vous extirper un paiement en nature ! gloussa-t-elle joyeusement. Mais assez bavardé; la soupe devrait être prête...
- Je vais la chercher ? proposa Sylvia, faisant mine de se lever.
- Non, jeune dame, restez donc tranquillement assise, il vaut mieux vous reposer et c'est un peu lourd. J'y vais !"
Kasumi surprit une légère rougeur sur les joues de la rôdeuse, mais elle n'insista pas. Quelques minutes plus tard, ils avaient tous devant eux une assiette de soupe fumante -et délicieuse.

La rôdeuse dînait de bon coeur, mais son manque d'appétit se faisait d'ordinaire sentir plutôt au petit déjeuner. Il n'y avait plus trace d'inquiétude dans son regard, et elle rit joyeusement des tentatives de Kasumi pour deviner la composition de la soupe. Il faut dire que certains ingrédients étaient peu courants, puisqu'elles y avaient ajouté du jus de citron et une pomme.
" Et puis-je savoir ce qui vous pousse à chercher cet ancien bosquet druidique, ou est-ce trop indiscret ?", finit par questionner Martha tout en apportant l'omelette, pour relancer la conversation.

Kasumi se réjouissait et se laissait porter par la gaieté de sa compagne. Ses propres inquiétudes avaient été reléguées tant il la trouvait soudain épanouie et d'humeur légère. Concernant la soupe, il finit par deviner - un peu par hasard - pour le citron mais la pomme lui échappa complètement. Le changement de sujet lui permit d'éviter de donner sa langue au chat et il répondit sans arrière-pensées, jugeant que la mission confiée par Celd n'avait rien de secret et qu'il faisait de toute façon suffisamment confiance en Martha dans le cas contraire :

- Un sylvanien vénérable de notre forêt natale nous a demandé de lui rendre un service : celui de planter un chêne dans cet ancien bosquet pour tenter de lui rendre son lustre d'antan si c'est encore possible.

" Un gland magique ? Qui pourrait le faire renaître ? Oh, j'espère que vous réussirez... Parce que j'ai réfléchi à votre histoire : il existe sûrement ce bosquet. Je sais qu'Hortense s'enfonçait quelquefois dans les bois pour prier, je suis presque sûre qu'elle s'y rendait. Et puis, s'il est nécessaire de lui rendre sa puissance, ça voudrait dire qu'elle a décru, et ça expliquerait peut-être certaines choses... "
Leur hôtesse grimaça.
" Voyez-vous, il me semble que les bois étaient moins hostiles autrefois. Moins dangereux. Et Hortense avait une bonne influence sur les gens d'ici. Après son départ, l'atmosphère a changé... Et puis, il y a eu des disparitions... Plus personne ne s'enfonce dans les bois désormais."

Le demi-elfe scruta plus attentivement la vieille dame et hocha la tête, soudain absorbé et quelque part indigné par les problèmes des villageois : la forêt devait être protectrice, une source de vie et d'harmonie et l'équilibre semblait rompu, ici plus qu'à d'autres endroits de sinistre mémoire de la Forêt Maudite.

- Nous ferons ce que nous pourrons pour essayer de rétablir la protection que vous procurait ce bosquet. Je ne promets rien mais c'est notre devoir de rôdeur alors nous nous y efforcerons.

Il avait posé la main sur celle de Sylvia pour l'inclure dans sa réponse. Sans elle à ses côtes, il ne se sentait pas de se lancer véritablement dans cette aventure.

" Hey, je te rappelle que c'est à toi que cette mission a été confiée ! répliqua Sylvia en riant. Pas à moi. Ne compte pas te défausser comme ça !"
Bien sûr, son ton était celui de la plaisanterie. Mais peut-être pas seulement.
" J'espère que vous réussirez, dit gravement Martha. Et je suis sûre qu'Hortense vous y aidera... enfin, l'Hortense d'autrefois l'aurait fait. Elle a changé, parait-il. A la mort de sa petite-fille... Mais vous verrez bien."

Ce rappel des difficultés qu'ils allaient peut-être avoir à convaincre l'ancienne prêtresse - si toutefois elle était encore en vie - doucha très légèrement sa bonne humeur mais il ne se laissa pas gagner par cette pensée morose : Martha semblait estimer que leur meilleur atout était l'ancienne clerc et il comptait bien suivre son conseil en faisant un bref détour par Respelm. L'air de rien, il avait envie de savoir si les accords qu'il avait contribué à organiser entre le village et les autres communautés forestière étaient toujours d'actualité. Et il avait toujours dans l'idée de faire examiner l'état de sa compagne aussi...

- Je n'ose imaginer à quel point perdre un enfant ou un petit-enfant doit être une terrible épreuve. Largement de quoi vous faire perdre foi en tout ce que vous croyiez j'imagine. J'espère que nous parviendrons à la convaincre de nous aider malgré tout. Je crois que ce pourrait être bon pour elle même si je me garderais bien de juger.

" Bah, j'imagine qu'elle acceptera au moins de vous donner des indications sur le lieu où se trouvait ce bosquet... Mais sinon, peut-être que vous seriez capable de le trouver vous-mêmes sans aide, après tout. En explorant méthodiquement les environs... c'est juste un peu plus long !"
Martha sourit.
" Encore faut-il qu'elle soit encore en vie, vous me direz... mais vous verrez bien. En tout cas, ce serait un soulagement pour tout le monde si vous redonniez vie à ce bosquet et si la forêt redevenait moins hostile. Enfin, je dis ça à cause de mon frère et de son fils qui étaient passionnés par ces bois, et qui étaient des chasseurs chevronnés. Ils avaient réussi à me faire partager un peu leur passion. Mais la majorité des gens d'ici jugeront sans doute que la forêt a toujours été hostile, et que c'est dans l'ordre des choses. Ils vous parleront de la lutte de la civilisation contre la sauvagerie, des humains contre les bêtes féroces, ce genre de chose. Il n'y a guère que les plus anciens pour se souvenir d'un temps où il en était autrement : les jeunes croient que nous enjolivons la réalité, que notre mémoire déraille..."

Le rôdeur répondit d'un ton passionné comme le sujet lui tenait vraiment à cœur :

- Et c'est vous qui êtes dans le vrai ! Je veux dire : pour l'avoir explorée en profondeur, je peux affirmer que cette forêt est plus sombre et compte plus d'ombres que la plupart mais ce n'est en rien un phénomène naturel. Si les créatures de Malar ou même les non-morts prolifèrent anormalement, ce n'est en rien inéluctable : la forêt se doit d'être protectrice et nourricière pour les communautés qui savent la respecter et la faire prospérer.

Kasumi hocha la tête, cherchant plusieurs fois à croiser le regard de sa compagne, mais finit par répondre sans la consulter :

- II est rare que les prédateurs s'en prennent aux villages ou à leur troupeau sauf s'ils fuient quelque chose qu'ils perçoivent comme plus dangereux encore ou que les exploitations empiètent trop sur leurs habitats ou leurs terrains de chasses. De ce que j'ai pu entendre, ça ne semble pas être le cas puisque la plupart des vôtres n'ose pas s'enfoncer loin dans les bois. Reste que l'influence d'un sanctuaire règlerait sans doute bien des problèmes et que je compte bien m'efforcer de le restaurer si une telle chose est possible.

Sylvia suivait la conversation avec intérêt, mais il était visible qu'elle était fatiguée, aussi laissait-elle Kasumi parler à sa place. Martha dut s'en apercevoir, et s'esquiva dans la cuisine pour mettre de l'eau à bouillir. En attendant l'infusion, elle revint avec un saladier de fraises.
" C'est tout ce que j'ai à vous proposer comme dessert... mais avec un peu de crème battue si vous voulez ?
- Ca sera parfait, l'assura Sylvia avec un sourire.
- Et je vous prépare une bonne tisane. Bon, vous vous y connaissez certainement mieux que moi en herbes, mais tout de même, j'ai un peu de sauge et de serpolet, avec du miel...
- Ca ira très bien.
- Vous désirez peut-être un petit alcool fort pour la digestion ?"
Cette fois-ci, la question s'adressait à Kasumi.

Kasumi remercia lui aussi leur hôtesse aux petits soins pour eux mais il préféra refuser l'alcool, se sentant lui aussi un peu fatigué maintenant qu'il avait bien mangé :

- Je préfèrerais prendre moi aussi une tisane si ça ne vous fait rien ! J'ai déjà bu de l'alcool avant le dîner et je préfère ne pas trop en abuser.

Et comme il était prévu d'accepter l'hospitalité de Martha au cours des prochains jours, il avait un peu moins de scrupules à ne pas prolonger la soirée au-delà du raisonnable.

Kasumi adressa un sourire lumineux mais fatigué à sa compagne puis se déshabilla rapidement pour la rejoindre sur le lit, impatient de se glisser sous les draps. Mais avant cela, il escomptait lui permettre d'exprimer ce qu'elle lui occupait manifestement l'esprit. Il glissa simplement sa main dans la sienne et lui donna un baiser affectueux dans le cou avant de lui fournir une ouverture :

- Tu as l'air épuisée, ma chérie : on devrait peut-être s'offrir une petite grasse matinée demain : rien ne presse après tout !