[Lieu] Vers les sommets au nord des Pics des Orcs

[Voyageuse]

Elle eût la bonne surprise de trouver la salle vide de tout public. Seuls étaient présents le juge et son acolyte.
" Je pense faire revenir tout le monde pour annoncer le verdict, expliqua le premier. Y a-t-il quelque chose que vous souhaitez éclaircir auparavant ?
- Je… Oui..."
Il fallait absolument les convaincre de faire juger l'orque par un juge luménien. Mais comment ?
" Je sais les tensions qu'il y a entre vous et les orques. Mais… Il faut que vous sachiez que Brukh est le fils du chef du clan orque. Je comprends le besoin de réparation qu'éprouvent la famille et les amis de la victime, et qui est tout à fait légitime, mais il me semble, compte tenu des circonstances, que votre décision pourrait être perçue par le clan orque comme arbitraire, en tout cas pas suffisamment équitable. Voire comme une provocation...
- Et alors ? Où voulez-vous en venir ?, questionna le juge, tandis qu'on faisait entrer Brukh dans la salle. Vous imaginez que cela va m'empêcher de rendre la justice !!?
- Il y a à Luménis un service juridique spécialement formé pour traiter les conflits et litiges entre espèces différentes. Ils pourraient envoyer quelqu'un juger l'affaire, et vous auriez, tout comme les orques, la garantie d'un jugement objectif. Ça pourrait éviter que l'affaire prenne des proportions qui vous échapperaient."
L'expérience avec les centaures lui avait appris que c'était loin d'être aussi simple : les orques ne respecteraient peut-être pas une décision luménienne, puisqu'il s'agissait d'une décision basée sur des lois humaines. Mais elle se garda bien de leur faire part de ces réserves.
" Parce que... vous croyez que les orques vont vouloir intervenir si l'un des leurs est pendu ?
- C'est le fils de leur chef, répéta Astrée.
- S'ils devaient réagir, ils seraient déjà là, fit observer l'avocat de l'accusation.
- Pas forcément. Il faut le temps que l'autre orque présent regagne leur campement, qui est peut-être loin d'ici, pour les informer de ce qui s'est passé, puis le temps qu'ils prennent une décision…
- Raison de plus pour ne pas traîner à rendre ton verdict, lança-t-il en se tournant vers le juge.
- Oui mais… Si vous le condamnez, et que les orques jugent cette condamnation injuste ? Vous risquez de raviver les haines, de déclencher une reprise des hostilités peut-être.
- N'exagérons rien ! Ils ne sont pas en position de force, ils le savent : qu'ils bougent et ils auront toute une alliance humaine contre eux ! Ils ne prendront pas le risque d'être massacrés !
- Parfois, il y a des actes qui échappent à la rationalité. C'est un peuple fier…
- Et donc, vous voulez qu'on attende le bon vouloir d'un juge luménien ? Vous imaginez le temps que ça va prendre ?
- A vous de voir… est-ce que vous êtes certain que votre jugement sera objectif, qu'il ne sera pas influencé par le fait que le meurtrier soit un orque, ni par votre connaissance de la victime ? Parce que s'il y a le moindre doute quant à la neutralité de votre jugement, ça risque d'avoir des conséquences…
- Les orques estimeront de toute façon que mon jugement est biaisé, rien que parce que je suis humain… "
Astrée dut reconnaître, en son fort intérieur, qu'il marquait un point.
- Luménis enverrait un juge d'une autre race…
- Ecoutez. Cet orque a assassiné un jeune homme, il doit répondre de son crime ! Un juge luménien prendrait la même décision !
- C'était de la légitime défense, pour sauver son ami…
- Parce que vous croyez ce que raconte ce menteur !???!
- Oui, bien sûr que je le crois. Et les orques de son clan, lorsqu'ils auront entendu le même récit de la bouche du survivant, auront bien du mal à admettre que son acte méritait une condamnation lourde…
- Mais enfin, c'est n'importe quoi ! La fourberie des orques est bien connue, pourquoi vous laissez-vous embobiner ? Nos jeunes gens ont été clairs dans leur récit, ce sont les orques qui ont attaqué !
- Mmm… Peut-être devrait-on les faire témoigner à la barre ?"
Les deux hommes échangèrent un regard excédé.
" Je comprends que mon intervention vous agace. Je me mêle de choses qui ne me concernent pas... Mais croyez-moi, je songe surtout aux conséquences à long terme…
- Quoiqu'on fasse, les orques s'estimeront de toute façon offensés par le fait qu'on ait capturé l'un des leurs...
- Va parler à Martin, suggéra finalement le juge à son acolyte. Ce n'est pas un bon menteur, tu sauras très vite s'il a déformé la vérité."
L'avocat de l'accusation sortit, laissant Astrée seule avec le juge et Brukh -et quelques gardes, histoire de prévenir tout acte désespéré, toute tentative d'évasion ; mais vu la foule qui s'amassait aux portes, il était impossible de s'enfuir…
La jeune femme jeta un regard en biais à l'orque. Sa proposition d'attendre un juge luménien n'était certainement pas de son goût. Il risquait de passer des mois et des mois en prison, sans garantie d'en sortir vivant : entre la vindicte populaire et la jugement qui pouvait être en sa défaveur, il y avait de quoi être pessimiste. Et s'il tenait à sa liberté autant qu'un centaure, il allait terriblement souffrir… Mais c'était le seul espoir qu'elle imaginait.

[Voyageuse]

Le temps s'égrena, lentement. Trop lentement. Brukh gardait les yeux fixés sur le sol, l'air passablement nerveux. Astrée s'assit près de lui, ne sachant que dire.
" Ton idée n'est pas bonne, finit-il par marmonner. Je n'ai pas envie de moisir des mois dans une cellule humaine. Je crois que j'aurais préféré que tu n'interviennes pas. Ils m'auraient tué, et ç'en serait fini…
- Les tiens veulent te revoir…, murmura la jeune femme
- Tu te trompes. Ils me croient sûrement mort.
- Non. Orug m'a demandé de te venir en aide…
- Oui. Il t'a demandé de m'aider. Mais pas de me faire croupir en cellule !" insista-t-il d'un air buté.
Astrée réprima un soupir et n'insista pas. A chacun ses priorités, et s'il préférait mourir que passer du temps en cellule... c'était son choix.

Le « procureur » finit par revenir. Son expression maussade remplit Astrée d'espoir : les jeunes gens, interrogés, avaient peut-être confirmé la version donnée par l'orque. Il lui jeta un regard sombre mais ne lui adressa pas la parole, préférant s'entretenir à l'écart avec le juge. Astrée ne chercha pas à entendre ce qu'ils se disaient, se contentant d'observer les réactions. L'orque, à côté d'elle, gardait les yeux baissés.
Les deux hommes finirent par se diriger vers la porte de sortie.
" Ramenez l'accusé dans sa cellule, lança le juge aux hommes munis de piques qui l'avaient escorté. Je dois réunir le conseil avant d'achever ce procès. »
La mine de Brukh en disait long sur ce qu'il pensait de ce report : une perte de temps inutile qui prolongeait ses souffrances. Astrée, en revanche, était persuadée que c'était une bonne chose : ils allaient probablement réfléchir aux conséquences diplomatiques et politique de la situation et ne pas se contenter d'une vengeance brutale.
" Pouvez-vous vous tenir à notre disposition durant ce temps ?, poursuivit le juge en s'adressant à elle. Où logez-vous ?
- Heu… J'ai passé la nuit chez des habitants du village…
- Ah, oui, ça me revient, Sonia et Abel.
- Oui. Mais je ne suis pas sûre qu'ils accepteraient de m'héberger encore, je n'ai pas l'argent pour les dédommager…
- Juste à côté de cette maison communale, il y a une grange, si vous voulez…
- Ca m'ira parfaitement !
- N'allez pas y mettre le feu, surtout !
- Bien sûr que non, ne vous en faites pas...
- Le verdict sera rendu demain, une fois que j'aurai consulté l'avis de mes pairs du conseil. Mais je vous ferai mander dans la soirée si le conseil a besoin d'éclaircissement.
- Je ne bougerai pas d'ici. A demain, Brukh ", ajouta-t-elle à l'adresse de l'orque qu'on s'apprêtait à emmener au-dehors.
Celui-ci leva à peine les yeux vers elle. Il semblait épuisé, désorienté, et totalement imperméable à toute forme d'espoir.
" Pourquoi l'aidez-vous ?, questionna abruptement le juge. Pourquoi tenez-vous tant à ce qu'il soit innocenté ? Qu'avez-vous à y gagner ?
- Rien. Je vous assure. Je cherche seulement la justice... et je répond à la demande d'un druide orque qui m'a probablement sauvée en intercédant en ma faveur.
- Mais vous vous rendez compte de ce qu'ils sont ?
- Les orques ?
- Oui. Les orques. Des brutes sans coeur, qui traitent leurs femmes en esclaves, et qui feraient de même avec vous, voire pire, si vous tombiez entre leur main ! Et vous, vous aidez l'un d'entre eux ?
- Je voulais juste éviter la condamnation d'un innocent.
- Innocent, innocent… mais un orque n'est jamais innocent ! Demandez-lui combien d'humains il a attaqués, dépouillés, capturés ou tués ? Combien de femmes il a violées ?
- Aucune, répliqua l'orque, dans un sursaut de fierté, juste devant le seuil de la porte. Je ne suis pas comme ça !"
Il ne put en dire davantage : on l'entraînait dehors.
" Et, bien sûr, vous le croyez*!, fit remarquer l'avocat de la défense, goguenard.
- Oui, répliqua Astrée. Je le crois. Parce que le druide m'a dit du bien de lui, tenta-t-elle de se justifier.
- Mais que vous êtes naïve, ma parole… Bon sang, ce sont des brutes ! Admettons même que le druide ait dit vrai, qu'il le soit un peu moins que les autres, il reste à des lustres de notre civilisation, de nos règles de vie ! Peut-être qu'il ne viole pas les prisonnières, mais allez donc voir comment il traite les femmes de son peuple ! "
Astrée ne répondit pas. Il y avait toute une culture là-derrière, toute une histoire, qui faisait que la société orque ne fonctionnait pas comme la leur. Qui était-elle pour les juger ? Bien sûr, elle n'aimerait pas être femme dans leur monde, elle préférait largement le sien. Mais elle n'avait pas à juger sa civilisation supérieure à la leur.
Mais elle savait d'expérience qu'il était inutile de s'engager sur ce terrain glissant : les deux hommes n'étaient pas des philosophes et n'écouteraient pas ses arguments. Mieux valait s'en tenir à la loi, aux notions de culpabilité et d'innocence.

[Voyageuse]

Assise dans la grange, sur une botte de paille, Astrée ruminait son inquiétude. La foule avait été dispersée, chacun s'en allant manger, et le conseil devait être en train de se réunir. Elle sentit son estomac gargouiller, lui rappelant qu'elle n'avait rien avalé depuis son petit déjeuner. Fouillant dans une poche, elle en sortit une baie magique qu'elle dégusta longuement, consciencieusement, presque avec révérence. Elle avait lancé à nouveau le sortilège ce matin, un peu honteuse de devoir s'en remettre à la magie pour se nourrir, mais elle avait finalement bien fait de se montrer prévoyante : aucun villageois ne lui donnerait quoi que ce soit à manger maintenant qu'elle avait pris le parti de l'ennemi. Et elle avait faim.
Elle eut une pensée pour Brukh, seul dans sa cellule : le nourrissait-on, au moins ? Rien n'était moins sûr. Il faudrait qu'elle aille lui porter une de ses baies, mais elle n'osait pas s'éloigner de sa grange, au cas où le conseil ait besoin de ses lumières.

" Le conseil veut vous voir."
Un homme se tenait devant l'entrée de la grange, l'air peu amène. Elle hocha la tête en signe d'assentiment et se leva pour le suivre, sans un mot. Elle avait le trac. Se retrouver seule à défendre son point de vue devant une dizaine d'hommes ne serait pas aisé.

Mais le conseil n'était pas si nombreux qu'elle l'avait imaginé. En réalité, il ne comptait qu'une demi-douzaine de membres, dont deux femmes. Ils l'interrogèrent sur ce fameux bureau des relations interraciales, dont elle leur expliqua le rôle du mieux qu'elle put -du moins ce qu'elle en avait compris.
" Combien de temps leur faudrait-il pour envoyer quelqu'un ?, interrogea la plus âgée des femmes.
- Je n'en sais rien. Tout dépend s'ils jugent la situation urgente…
- Et que proposez-vous pendant ce temps ? Iriez-vous parler aux orques pour leur dire qu'on attend un jugement extérieur ?
- Oui, bien sûr..."
Sauf que ça ne servirait à rien*: un jugement par des luméniens ne serait sans doute pas accepté par les orques s'ils étaient du même acabit que certains centaures de sa connaissance, ce qui était fort probable. Mais elle s'abstint d'évoquer ses doutes.
" C'est absurde, Maria, complètement absurde, tonna l'un des hommes présents. Il y a eu meurtre, et il est coupable. Qu'on le fasse juger par quelqu'un d'extérieur ne changera rien à cela*! Nous devons penser aux victimes qui attendent une réparation ! On ne peut pas faire traîner cela des veilles !
- Mais si ça déclenche une reprise du conflit…
- Mais de quel conflit, de quelle guerre, parles-tu ? Enfin, Maria, les orques sont décimés, affaiblis, ils n'ont rien à gagner à nous attaquer, ils se feraient exterminer et ils le savent ! Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est s'éloigner davantage pour ne pas risquer de nouveaux accrochages comme celui-ci…
- Moi, de toute façon, je refuse l'idée qu'un jugement doive tenir compte de contraintes géopolitiques de ce genre ! Un procès juge un acte, et vous n'avez pas le droit de faire pression sur le juge par ce genre de considération, asséna l'homme qui avait joué les procureurs en se tournant vers Astrée.
- Je ne cherche pas à faire pression, protesta-t-elle, timidement. Je joue mon rôle d'avocat… Je voulais la certitude d'un procès équitable, car pour moi, l'orque a agi en situation de légitime défense donc n'est pas coupable…
- Ca c'est un argument qu'on peut entendre ! Mais vos menaces d'un conflit sont inacceptables !
- Je…
- Le juge n'a pas à se laisser influencer par cela !
- Je… oui, vous avez parfaitement raison. Je suggérais juste qu'un juge extérieur saurait mieux faire abstraction du passif entre vos races...
- Ecoutez. Qu'il soit orque ne change rien à l'affaire, il a tué un homme et il doit répondre de ses actes. Il est absolument impensable qu'on le laisse partir librement.
- Il défendait la vie de son ami…
- Mais il a tué un homme ! Vous croyez vraiment qu'on peut dire à sa famille « Ah non, désolé, c'était un malentendu » ou, pire, « votre fils a mérité sa mort » ?
- Ne t'emballe pas, Martin. Laisse Jocelyn remplir son office de juge. C'est à lui que revient la décision.
- Oui, bien sûr, mais s'il nous a réunis c'est bien pour avoir notre avis !
- Je voulais simplement vous soumettre le risque de conséquences, pour savoir s'il fallait une dérogation à nos règles et juger cette affaire autrement.
- Non. Pas de dérogation. Tu juges, comme tu l'entends, et sans te soucier des conséquences géopolitiques, quelles qu'elles soient. On te fait confiance !"
Tous les autres acquiesçèrent et Astrée faillit bien en faire autant. Dans le fond, ils avaient raison. Son jugement ne devait pas tenir compte du risque géopolitique, sinon ça n'était… pas juste, pas neutre. Mais elle aurait voulu qu'il comprenne que l'orque n'était pas coupable. Juste un être acculé, apeuré, qui a défendu un ami par un geste réflexe. Sans doute le crime méritait-il réparation, mais la mort de l'orque était excessif… Et pourtant, en observant l'expression du juge, elle voyait clairement que c'était la peine qu'il allait prononcer. Cela ne faisait aucun doute. Et elle avait épuisé ses arguments...

[Voyageuse]

Elle s'en revint tête basse vers sa grange. A quelques dizaines de mètres se trouvait l'atelier d'un forgeron. Elle l'avait à peine remarqué plus tôt dans la journée, mais ses yeux se tournèrent instinctivement dans cette direction, comme si son existence était brusquement évidente. Il y avait sûrement, là-bas, de quoi faire évader l'orque. Mais comment s'y prendre ? La fenêtre était haute et trop petite sans doute, les portes verrouillées… Saurait-elle forcer une serrure, la démonter, ou la limer ? Elle n'avait rien d'un cambrioleur…
Et pourtant, suivant une impulsion, elle se glissa dans l'atelier par une fenêtre mal fermée, et saisit des outils ressemblant à des scies à métaux, des limes, tout ce qui lui semblait utile. Elle était consciente qu'elle ne saurait certainement pas s'en servir, et qu'il faudrait les ramener avant l'aube. Mais que faire d'autre pour aider l'orque ? Il ne méritait pas la mort, c'était certain. Elle avait échoué à convaincre les villageois, et sa seule échappatoire était désormais l'évasion. Si elle ne parvenait pas à le faire sortir durant la nuit, il était perdu. La possibilité de le faire évader lorsqu'il sortirait de sa cellule pour se rendre à la salle commune n'était même pas envisageable, et il serait certainement exécuté juste après. Il serait enchaîné, surveillé. Non, c'était impossible.

Glissant ses outils sous sa tunique, elle s'éloigna de l'atelier, mal à l'aise, avec l'impression d'être une voleuse . Le volume sonore en provenance de la salle communale avait augmenté, signe que les discussions touchaient à leur fin. Elle se morigéna intérieurement : elle avait eu de la chance qu'ils ne sortent pas au moment où elle volait ses outils. Elle faisait décidément un bien piètre cambrioleur. Prudente, elle se dirigea vers sa grange, cacha son butin sous la paille, s'allongea comme pour dormir et attendit, nerveuse, que tous aient quitté les lieux, avant de ressortir.

La prison était toute proche, adossée à la salle communale. Il s'agissait d'une bâtisse sans étage, et, si ses souvenirs étaient exacts, elle ne comportait que quatre pièces : le grand hall d'accueil et trois cellules. Les détenus devaient être rares en ces contrées.
Contournant le bâtiment, elle repéra les petites fenêtres munies de barreaux. L'orque était dans la cellule de droite. Bien sûr, il n'y avait pas de vitre ni même de papier huilé.
" As-tu faim ?"
Hissée sur la pointe des pieds, elle lorgnait l'obscurité de la cellule. L'intérieur puait le moisi et la pisse, et elle n'y voyait goutte.
" Non, maugréa la voix de Brukh. Laisse-moi dormir...
- Tu y arrives ?
- Non."
Comment aurait-il pu trouver le sommeil dans des circonstances pareilles*?
Ramassant une pierre sur le sol, Astrée incanta brièvement.
Astrée → lumière → Caillou.
Tendant par la fenêtre la pierre lumineuse, elle observa l'intérieur de la cellule. Elle avait pourtant eu tout le loisir de la contempler plus tôt durant la journée, mais elle n'en avait rien retenu.
" Hey, ça fait mal aux yeux ! se plaignit l'orque.
- Pardon, je n'y voyais rien…
- Et à quoi ça te sert ? D'y voir...?
- Je voulais voir s'il y avait moyen de te faire évader... »

Un instant de silence s'ensuivit, comme l'orque assimilait sa déclaration. Elle eût tout le loisir de voir les fers qu'on lui avait posés aux pieds, liés par une chaîne qui se poursuivait jusqu'à un anneau dans la mur où elle était fixée par un énorme cadenas. Il faudrait limer la chaîne en deux endroits, limer trois barreaux pour entrer, et elle n'était pas sûre que ça suffise pour qu'il sorte vu son gabarit. Misère, elle n'y arriverait jamais : il lui faudrait des heures. Puis ça devait faire du bruit…
" Parce tu sais forcer une serrure et une chaîne ?, fit l'orque, ironique, en écho à ses pensées. Je te croyais druide… Laisse tomber, va. Tu sais bien que c'est fichu…
- Mais je voudrais essayer…
- Tu n'as même pas d'outils !
- Si !" rétorqua-t-elle.
Elle crut voir s'allumer dans les yeux de l'orque une lueur d'espoir.
" Montre !", ordonna-t-il.
Elle s'exécuta, faisant passer les outils un à un dans le cône de lumière.
" La petite lime, trancha l'orque. Le marteau aussi peut servir. Pas le reste... et puis, non, ça ne suffira pas. Trop long et trop bruyant de limer les barreaux, et je ne suis pas sûr de passer… Non, laisse tomber.
- Il te faut quoi ?, insista Astrée. Je peux aller chercher d'autres outils dans l'atelier du forgeron…
- Et bien... Il faudrait forcer la serrure. Il me faut un crochet.
- A quoi ça ressemble ?
- A une tige de métal fine se terminant par un crochet, avec un support plus large pour une bonne prise en main. Mais écoute, amène tout ce que tu vois. Des bouts de métals fins et longs, susceptibles de passer par la serrure, des morceaux faciles à tordre, un trombone par exemple… ou un fil métallique solide avec un crochet au bout, ce serait idéal. Une clé Allène… c'est-à-dire de section hexagonale. Des tournevis, aussi. Mêmes des clés de serrure en tout genre. Et des pinces. Un pied-de-biche. Et donne la grosse lime, aussi.
- Tu as l'air de t'y connaître…
- Oui. Et une serrure humaine ne peut pas me résister longtemps si j'ai les outils. Et... à manger, aussi. Je vais avoir besoin de forces...
- Attrape ça, déjà ! C'est une fraise enchantée, elle te nourrira autant qu'un repas. Pour le reste, je reviens aussi vite que possible !"

[Voyageuse]

Le ciel s'éclaircissait à peine à l'horizon est lorsque l'orque sortit enfin par la grande porte du bâtiment. Il avait réussi à se bricoler de quoi crocheter les serrures avec le matériel apporté par Astrée, et, une fois muni de l'outil adéquat, était venu en un rien de temps à bout du cadenas fixant ses chaînes à l'anneau du mur. Il avait échoué à détacher ses fers cependant : devoir se contorsionner tout en asticotant la serrure était décidément trop difficile. Il avait donc limé, patiemment, l'un des anneaux. La serrure de la cellule ne lui résista ensuite que quelques minutes, et celle de la porte principale guère davantage.
Tout cela, Astrée ne put le deviner qu'à l'oreille, en entendant le bruit des outils, les grognements et les jurons poussés par Brukh, le bruit du métal qui rompait, de la serrure qui tournait, d'une porte qui s'ouvrait. Sa petite pierre lumineuse n'avait pas fait long feu et il régnait une obscurité quasi totale : les nuages masquaient la faible lueur de la lune. C'était un avantage pour l'orque, si jamais on le prenait en chasse…
Mais nul ne semblait devoir les poursuivre pour le moment, et ils se retrouvèrent seuls au-dehors, dans le village endormi.
" Je vais ramener les outils, murmura Astrée. Tu devrais filer..."
L'orque eut un gloussement.
" Pourquoi tu veux ramener les outils ?
- Ben..."
C'était vrai, après tout. Pourquoi ça ? Pour qu'ils ne sachent pas comment l'orque s'était échappé ?
" Ils sauront que quelqu'un m'a amené du matériel, tu sais. La cellule était vide et j'ai été fouillé. Et ils sauront que c'est toi, ne te fais pas d'illusion.
- Oh… Tu n'as pas tort, c'est vrai..."
Qu'avait-elle espéré ? Qu'elle pourrait retourner dans sa grange comme si de rien n'était et jouer l'innocente demain ? De toute façon, elle n'était pas bonne menteuse. Mais après tout, que risquait-elle ? L'expérience de Montequine lui revint aussitôt à l'esprit. Elle risquait tout et n'importe quoi. Sa liberté, sa vie. Elle aidait l'ennemi atavique des humains d'ici, elle était donc une traître, et en tant que telle, elle risquait la mort. Bon, peut-être pas, après tout, ils n'étaient pas en guerre… Mais elle ne pouvait jurer de rien, et n'était pas prête à risquer sa peau sur un tel pari, sur une confiance naïve en la pondération de ceux de sa race. Même s'ils ne lui avaient pas paru particulièrement haineux ou belliqueux, en tout cas pas plus que la moyenne.
" Tu ne vas rien y voir, dehors, pour fuir", fit remarquer Brukh à voix toujours aussi basse, l'air embarrassé, en s'avançant vers la palissade qui encerclait le grillage.
La porte était fermée par une barre de fer, qu'il souleva sans effort après avoir crocheté le cadenas qui la maintenait en place.
" J'ai un cheval, quelque part pas loin d'ici, il pourra me guider… mais il est blessé et je dois méditer une heure au petit matin avant de pouvoir le soigner complètement..."
Prince-écureuil dormait dans sa poche, elle sentait son poids inerte tanguer à chacun de ses mouvements. Elle lui avait laissé une petite attelle : le sort de soin qu'elle avait utilisé l'autre jour n'était pas suffisant pour le soigner entièrement. Il ne pourrait certainement pas la transporter avant qu'elle ne l'ait soigné.
" Mais il va bientôt faire jour. Ne te fais pas de souci pour moi. C'est toi qu'ils vont poursuivre… Je peux m'éloigner de la route et avancer une fois qu'il fera plus clair, en restant cachée. La zone est très boisée. Toi, tu dois fuir.
- Je sais..."
L'orque ouvrit la porte et la referma derrière eux, sans le moindre bruit : les gonds étaient bien huilés. Il resta quelques instants à observer la rôdeuse, visiblement mal à l'aise de devoir la laisser en arrière.
" Au fait, je dois rejoindre le lac Tigo, de l'autre côté du col où se trouve ton clan…, expliqua la rôdeuse d'un ton plus léger, cherchant à changer de sujet. Sais-tu le chemin le plus court, d'ici ?
- Par le col, répondit l'orque d'un air distrait. Contourner la montagne à droite, même d'ici, c'est bien plus long. Ou bien il y a un autre col, si tu pars sur la droite, mais il te faudra bien une demi-journée de plus que par le col de gauche. Mais ne t'inquiète pas de traverser à nouveau le territoire de mon peuple : ils ne sont sûrement plus là-bas. Nous sommes contraints au nomadisme… et chaque rencontre avec quelqu'un d'extérieur nous oblige à déplacer nos cachettes, par prudence.
- Je comprends. Et je ne m'inquiétais pas de traverser leur territoire. Puisque je t'ai libéré, ils sauront que je ne suis pas une ennemie, non ?
- Tu restes une humaine…, répondit Brukh d'un air désolé. Un mauvais réflexe, et un accident est vite arrivé.
- Oh…
- Mais je les préviendrai que tu arrives."
Les premiers pépiements se firent entendre. L'aube serait là dans moins d'une heure.
" Allez, file vite… Si tu pars par le sentier je te rattraperai peut-être plus tard dans la journée : à cheval, j'avance vite.
- D'accord. Et.. merci encore, murmura Brukh en lui serrant la main -en la broyant plutôt. Et peut-être à tout à l'heure alors."

[Voyageuse]

Poussière née de Toril, souffle de vie, vivante parmi les vivants, semblable et différente à la fois. Minuscule parcelle de vie, insignifiante dans le flux de la Nature, et pourtant utile, parfaitement à sa place. Astrée se sentait dériver, puisant dans cette communion avec la Nature une paix et une sérénité qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir atteindre. Elle sentait autour d'elle, en elle, cette force incommensurable de la Nature, cette capacité à créer et à détruire, à altérer et à réparer, et y puisait l'infime morceau de puissance qui lui était offerte, à elle, jeune druidesse au service de la Nature et de l’équilibre. Elle sentait monter une prière en son coeur, une prière sans mots, mêlant gratitude, bonheur et espoir, et n'avait pas besoin de la mettre en parole pour l'extérioriser, comme elle n'avait pas besoin de mots pour entendre ce que la Nature lui disait. C'était tout simplement merveilleux.

Elle émergea de sa transe, comme toujours, avec un sentiment de profonde gratitude et un esprit complètement égaré, et mit quelques secondes à se rappeler les événements de la nuit. C'était comme si le soleil, brillant de mille feux à l'horizon, les avait chassés. Puis elle se souvint. Brukh, en fuite vers le col, quelque part. Elle-même s'était cachée au coeur d'un taillis de buis et de ronces, loin de la route, après avoir marché dans le lit d'un ruisseau pour brouiller les traces. Ils avaient peut-être des chiens pour flairer sa piste, des chevaux pour poursuivre Brukh. Il fallait fuir, vite. Et pour cela, il lui faudrait probablement une monture.
Astrée → soins légers → Prince
La cheville de Prince-écureuil se mit à irradier, brillamment, d'une lueur verte, et l'animal bondit hors de ses mains, gambadant joyeusement en faisant quelques pitreries, comme pour fêter sa forme retrouvée. Elle avait la sensation qu'il sentait son souci et voulait la dérider. Sans guère de succès, il fallait bien le reconnaître.

Avec un soupir, elle se remit en marche en direction du col. La végétation, dense, la préservait des regards, mais l'empêchait de profiter de sa monture. Elle suivait une direction parallèle à la route, devinant que les hommes se rueraient là-bas à la poursuite de Brukh. Mais après tout, elle n'avait aucune certitude sur la direction que l'orque avait pu prendre plus loin.
Elle avançait d'un bon pas, consciente de l'urgence, et pourtant, elle ne parvenait pas à se sentir vraiment en danger, ici, au coeur des montagnes. Elle soupçonnait que cette insouciance était un effet secondaire de sa transe druidique : elle se sentait protégée par la Nature. Elle savait que cette impression était trompeuse : elle n'était pas dans un bosquet druidique, la nature ici n'avait pas vraiment le pouvoir de l'aider. Cette pensée la ramena à Sohel qui devait l'attendre de l'autre côté du lac, dans un bosquet druidique, justement. On était le cinquième jour, déjà… Et elle ne serait pas au rendez-vous. Même en faisant aussi vite que possible, elle n'avait aucune chance de l'atteindre avant au moins le lendemain. Elle en avait conscience, mais qu'y pouvait-elle ? Elle n'avait aucun moyen de le prévenir, et ne pouvait qu'espérer qu'il comprendrait, accepterait de lui laisser un délai, une autre chance. Ce qui n'était pas certain du tout.

Elle chassa ces interrogations trop sombres et trop lointaines. L'urgence était la survie. Elle n'avait ni arme, ni matériel, et elle risquait de se retrouver traquée par l'un des pires prédateurs au monde : sa propre espèce. Elle s'efforça de se remémorer le paysage qu'elle avait contemplé les jours précédents, la configuration de la vallée où elle se trouvait. Sur la gauche, il y avait des espaces plus dégagés où elle pourrait galoper. Cela lui permettrait de semer d'éventuels poursuivants, et même les chiens perdraient sa trace. Oui, mais elle risquait d'être vue si les humains avaient l'idée de monter un peu en hauteur pour observer l'ensemble du vallon. Fallait-il privilégier la vitesse ou la discrétion ?

Elle en était là de ses réflexions lorsqu'un écho dans le lointain lui fit tendre l'oreille. Un bruit qui lui glaça le sang dans les veines : des aboiements de chiens. La traque était lancée.

[Voyageuse]

Prince galopait à un rythme soutenu, mais régulier. Un large détour sur la gauche les avait conduits à un secteur plus dégagé, et les pâturages qui s'étendaient devant eux semblaient le ravir. Il n'avait pas conscience du danger. Elle, si.
Les chasseurs étaient probablement loin derrière, mais elle préférait mettre la plus grande distance possible entre ses poursuivants et elle. Elle ignorait s'ils avaient des chevaux, mais si c'était le cas, ils auraient tôt fait de rejoindre Brukh. Même si celui-ci avait pris des chemins de traverse, au final il rejoindrait le col et ils devaient s'en douter. Avec des montures, ils pouvaient même arriver là-bas avant lui…
Elle obliqua vers la droite pour éviter un petit bois, puis en contourna un autre. Elle n'osait pas s'arrêter pour écouter. La végétation se faisait de plus en plus dense, et elle fut bientôt contrainte à ralentir le pas. Tout autour, la nature bruissait de mille bruit, paisible, insensible au drame en train de se jouer. Elle finit par s'arrêter au pied d'un petit promontoire rocheux. De son sommet, la vue portait au-delà des arbres. Elle observa, attentive, silencieuse. A nouveau, elle perçut des aboiements. Ils ne lui semblaient guère plus éloignés qu'une heure plus tôt, signifiant qu'elle n'avait pas creusé significativement l'écart. Ils devaient avoir des montures… Ou alors, c'était simplement parce que le bruit portait davantage vers le haut. Il lui sembla qu'ils venaient de la route, mais elle ne parvenait pas à en distinguer la source : sans doute se trouvaient-ils dans une zone trop arborée.
Portant son regard de l'autre côté, en direction du col, elle aperçut nettement, en revanche, une silhouette qui avançait rapidement sur le sentier, dans une zone trop dégagée. Brukh, certainement.

Elle se remit en selle et obliqua en direction de la route. C'était, finalement, la voie la plus rapide pour fuir. Prince ne se fit pas prier pour prendre le galop, et elle ne le fit ralentir que lorsqu'elle estima qu'ils étaient arrivés à la hauteur de Brukh. Celui-ci n'était pas visible : il avait dû se mettre à couvert.
Elle mit pied à terre et poursuivit en marchant, tendant l'oreille, hésitant à l'appeler. Il ne devait pourtant pas être très loin. Derrière eux, les aboiements des chiens étaient plus nets. Était-ce une impression ?
" Astrée ?, murmura la voie de l'orque, hésitante.
- Oui, c'est moi !"
Brukh sortit d'un fourré, une dizaine de toises plus loin.
" Ils ont des chevaux, murmura-t-il avec anxiété. Je les ai vus tout à l'heure…
- Alors prend le mien, répondit Astrée sans hésiter. C'est ta seule chance de les semer.
- Mais… et toi ?
- C'est toi qu'ils poursuivent. Je vais me cacher à distance. Mais il faut que tu prennes de l'avance sur eux. Que tu rejoignes ton clan, que vous vous éloigniez..."
Elle espérait qu'ils ne choisiraient pas l'affrontement. Elle n'avait pas pris le temps d'observer le clan orque, elle ignorait de combien de guerriers ils disposaient, mais les humains ne feraient certainement pas le poids. Mais Brukh ne semblait même pas l'envisager :
" Il va falloir qu'on change de territoire, encore, marmonna-t-il, songeur.
- Oui, sûrement. Il faut vous mettre en sécurité quelques temps, c'est plus prudent.
- Dans les hauteurs… Comme la dernière fois..."
L'orque secoua la tête, revenant à l'instant présent.
" Merci pour ton aide en tout cas…, fit-il en s'approchant de Prince.
- Il ne t'emmènera que jusqu'à la zone rocailleuse au pied du col, précisa Astrée. Plus loin, c'est trop raide pour lui.
- Et… je le laisse là-bas ?
- Oui. Ne t'en fais pas, il saura me retrouver.
- Ah…. D'accord."
Elle n'avait pas l'intention de divulguer les secrets de son familier. Elle savait qu'il se ferait écureuil et la rejoindrait discrètement par les arbres.
" Et… Pour monter dessus… Il faut faire comment ?"
La jeune femme réalisa que l'orque n'avait certainement jamais utilisé de monture de sa vie. Décontenancé, il observait Prince avec l'air de ne pas savoir par quel bout le prendre.
" Je vais te montrer."

[Voyageuse]

"… prévenir les autorités de Togoria…
- Et aussi….
- …. complices…
- C'est tout le clan qu'il faut détruire cette fois-ci ! Tout le clan !
- …..
- Mais ils sont tous dangereux ! Il vous faudra combien de morts…. ?
- Erwan a raison ! Il …….
- Il faut exiger de Jocelyn qu'il …. ! Dès demain !"

A quelques dizaines de toises en-dessous d'Astrée, les villageois discutaient avec animation.
La rôdeuse avait pris soin de s'éloigner du chemin, profitant d'un ruisseau pour brouiller ses traces -elle l'espérait du moins. Elle avait cheminé au hasard, cachée par la végétation, se dirigeant approximativement vers le col. Mais elle entendait les aboiement s'approcher de plus en plus, et même -Brukh avait vu juste- le bruit des sabots sur les cailloux du chemin. Elle finit par cesser d'avancer, préférant se trouver une cachette au sommet d'un arbre : les hommes étaient trop proches désormais, ils risquaient de la repérer si elle bougeait, de l'entendre, de la voir peut-être. Et les chiens pouvaient la sentir. Mieux valait opter pour une cachette.
Mais le hasard voulait que la route fasse un crochet et passe beaucoup plus près d'elle qu'elle ne l'imaginait. Elle se trouvait donc contrainte à l'immobilisme et au silence le plus complet pour éviter d'être repérée. La pente par ici était raide, et la végétation dense. Les chasseurs se trouvaient en contre-bas par rapport à elle, et elle ne pouvait pas les apercevoir, donc, a fortiori, il leur était impossible de la voir, ni même de soupçonner sa présence aussi proche. Enfin, elle l'espérait. Et les chiens étaient trop loin pour la sentir, d'autant qu'il n'y avait pas un souffle d'air en cette journée moite de début d'été
En revanche, elle les entendait discuter, par bribes. Suffisamment pour deviner leur état d'esprit : colère, rancoeur, haine, désir de vengeance.

Les voix finirent par s'éloigner : ils poursuivaient leur route vers le col. Il valait mieux qu'elle reste encore totalement immobile quelques temps, avant de reprendre son ascension, en restant à l'écart de la route pour ne pas risquer de se retrouver nez à nez avec eux s'ils faisaient demi-tour.
Elle sentait ses jambes flageoler. Certes, elle cheminait depuis la nuit, et elle n'avait pas dormi ni déjeûné : cela suffisait amplement à expliquer qu'elle ne se sente pas au mieux de sa forme. Mais c'était l'angoisse qui dominait, la peur d'avoir fait une erreur : en voulant sauver un orque d'un procès inéquitable, elle avait réveillé les rancœurs. Est-ce que la situation pouvait dégénérer jusqu'à la guerre ? Mais qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Laisser exécuter un innocent ? Une petite voix dans son esprit lui souffla qu'il n'était pas tout à fait innocent. Il avait réellement tué l'homme, même si c'était en état de légitime défense et avec des circonstances atténuantes. Elle avait jugé qu'il ne méritait pas la mort et l'avait fait évader… mais de quel droit s'improvisait-elle juge des actions d'autrui ?
Avec un soupir, elle reprit sa route. Il était trop tard pour faire machine arrière désormais. Se concentrant, elle chercha à entrer en contact avec Prince des Frelons : il ne devait pas tarder à approcher du col… Mais, trop loin, elle ne put guère percevoir autre chose que le fait qu'il était vivant, en bonne santé et pas spécialement anxieux. Il lui faudrait attendre qu'il revienne vers elle pour en savoir davantage.

[Voyageuse]

Prince la rejoignit un peu avant la zone de rocaille qui précédait le dernier raidillon avant le col. Il avait voulu faire demi-tour pour la rejoindre, une fois que Brukh avait mis pied à terre, mais la conscience que d'autres chevaux arrivaient en face, et surtout les aboiement des chiens, l'avaient poussé à ne pas se faire remarquer : il s'était fait écureuil et était resté caché dans les feuillages, tremblant d'attirer l'attention d'un des molosses. Il put néanmoins la rassurer au sujet de l'orque : il avait poursuivi son ascension vers le col, et gardait une bonne avance sur ses poursuivants qui n'étaient arrivés sur les lieux que longtemps après son départ. Bien sûr, il était difficile d'évaluer ce « longtemps » à une échelle humaine.
Astrée découvrit les montures en question un peu plus loin, soigneusement entravées par leurs propriétaires, signe que ceux-ci comptaient revenir assez vite. Ils n'avaient d'ailleurs guère eu le choix, en la matière : la pente était trop abrupte pour des chevaux. Observant attentivement la paroi qui leur faisait face, Astrée chercha pendant un moment un autre passage menant au col. Il lui semblait possible d'escalader la paroi, un peu plus loin sur la droite, mais il aurait mieux valu disposer d'une corde et de pics pour ne pas courir le risque de se rompre le cou. Et elle n'avait rien, pas même des chaussures dignes de ce nom. Non, décidément, ça n'était pas prudent. Et pourtant, elle ne pouvait pas suivre la voie principale : elle risquait de se retrouver nez à nez avec des Auregardins certainement très mal disposés à son égard. Elle n'avait nulle envie de se retrouver en prison à attendre un jugement qui serait probablement défavorable.

Indécise, elle poursuivit sa route, toujours à la recherche d'un hypothétique passage secondaire. Mais elle se trouvait désormais à découvert, et ils pouvaient surgir à tout moment du col qu'elle apercevait au-dessus d'elle. Il était plus prudent de faire demi-tour.
Elle en était là de ses hésitations lorsque le cri d'un rapace attira son attention. Un aigle décrivait des cercles dans le ciel, juste au-dessus d'elle. Sans trop savoir d'où lui venait cette impression, elle eût la certitude qu'il l'observait. Prince, inquiet, sans doute en proie au même pressentiment, se réfugia dans sa poche. L'aigle descendit, tournoyant toujours, comme pour mieux la voir, puis remonta et s'en fut en direction du col. Son sang se glaça dans ses veines*: les villageois pouvaient très bien avoir un rôdeur parmi eux, dont l'aigle serait le familier. Certes, il pouvait aussi être le familier d'Orug ou même de Sohel. Mais si jamais il était avec les villageois…
Elle redescendit aussi vite qu'elle le put, pressée de retrouver la relative sécurité du couvert des arbres. Il lui fallait se cacher, rapidement, et s'éloigner de la route le plus possible. Elle se trouva un arbre un peu plus gros que les autres, et s'installa sur une branche accueillante, bien décidée à ne plus en bouger jusqu'au départ des humains. A l'ouest, le soleil déclinait. Ils allaient certainement redescendre avant la nuit...

[Voyageuse]

Astrée dormit peu et mal cette nuit-là. Mille et une questions la taraudaient : avait-elle eu tort ou raison d'aider l'orque ? Quelles seraient les conséquences ? N'aurait-elle pas dû chercher de l'aide, des soutiens ? Oui mais… elle n'avais pas le temps, ils l'auraient exécuté, et il ne le méritait pas… Mais qui était-elle pour en décider ? Et surtout, que pouvait-elle, que devait-elle faire maintenant ?
Elle se réveilla avec l'esprit aussi embrouillé qu'elle s'était endormie. Elle était toujours du même côté du col, cachée par la végétation. Elle avait entendu les humains en redescendre, mais il était trop tard pour qu'ils puissent rentrer chez eux : ils avaient bivouaqué quelque part au pied de la rocaille. Quelques bribes de paroles avaient porté jusqu'à elle dans l'air calme et pur du soir, et elle avait compris qu'ils comptaient s'en retourner le lendemain : ils ne pouvaient pas affronter tout le clan à eux seuls.
Discrètement, elle s'éloigna davantage de la route pour trouver un endroit tranquille où méditer. Son estomac criait famine, et elle n'avait pas vraiment le loisir de chasser. Était-ce abuser que de faire appel encore une fois aux baies magiques ? La Nature la priverait-elle de ses bienfaits si elle y recourrait de façon excessive ? Bah, elle n'était pas aussi capricieuse qu'un dieu, heureusement… mais en réalité, n'était-ce pas Mielikki qui lui offrait ces dons ? Tout cela était bien flou pour elle. Sa formation n'avait pas encore débuté, et elle avait mille et une questions à poser à Sohel, si toutefois était encore là-bas malgré son retard... Mais l'urgence, pour l'heure, c'était les orques. Le druide saurait peut-être quoi faire. Il fallait qu'elle se remette en marche rapidement.

Une heure plus tard, elle avançait à nouveau vers le col, mâchant consciencieusement une unique fraise des bois qui la nourrirait autant qu'un repas complet. Elle s'était promis de chasser ou de pêcher dans la journée : non qu'elle eût faim, mais la perspective d'un vrai repas était agréable.
Elle entendait les bruits de sabots décroître : les villageois s'en retournaient chez eux, le cœur sans doute plein de haine. Elle n'y pouvait rien, quoiqu'il en soit, et n'allait certainement pas prendre le risque d'aller leur parler maintenant. Son expérience à Montequine était encore vivace dans son souvenir…
Le sentier s'élevait rapidement dans la rocaille, et elle avait déjà franchi une bonne distance lorsque l'aigle fit à nouveau son apparition. Elle était à nouveau à terrain découvert, sans la moindre cachette en vue. Il y avait des grottes, sans doute, mais trop loin. L'aigle l'avait vu et piquait droit sur elle. Avec un couinement de terreur, Prince se réfugia dans sa poche.
Elle se contenta de le regarder approcher, prête à se défendre s'il l'attaquait. Mais pourquoi l'attaquerait-il et quel mal pourrait-il bien lui faire ? Il était là en reconnaissance seulement, c'était évident. Il la cherchait et il l'avait trouvée. Mais dans quel but ?
Elle se détendit lorsqu'il dévia son vol pour venir se percher sur un rocher à quelques toises devant elle. Il l'observait, toujours, et elle se demandait quels yeux l'observaient à travers ceux de l'oiseau. Était-ce les villageois ? L'oiseau ne bougeait pas d'un pouce, semblant attendre, mais attendre quoi ? Son maître ?
Ce n'est qu'une fois parvenue à sa hauteur, alors qu'elle le détaillait pour la énième fois, qu'elle découvrit qu'il portait quelque chose à la patte. Une sorte de bague. Le rapace se laissa approcher sans frémir, sans qu'elle ait besoin d'un contact mental. Elle put tendre son bras vers la patte et saisir, avec douceur, un petit morceau de papier plié qui dépassait de la bague.

" Tu as deux jours pour me trouver."

C'était Sohel, très certainement. Elle lui sut gré de lui laisser un délai supplémentaire. Il lui faudrait probablement une journée pour atteindre le lac, mais il semblait insinuer que le trouver ne serait pas si simple. Pourtant, compte tenu des circonstance, elle aurait largement préféré qu'il remette à une autre fois sa partie de cache-cache : il fallait qu'elle le rejoigne rapidement.

[Voyageuse]

Le lac Tigo se trouvait au creux d'une cuvette, loin en contrebas du col. Le chemin qui y descendait était escarpé, parsemé de cailloux traîtres roulant sous les pieds, et sans sa solide habitude des sentiers montagnards, Astrée aurait eu toutes les chances de s'y casser une jambe. Prince gambadait gaiement, s'octroyant quelques pauses dans sa poche. Mais ses genoux à elle étaient mis à rude épreuve et elle dut s'accorder plusieurs pauses avant d'atteindre sa destination en fin d'après-midi.

Au moins avait-elle eu largement le temps d'examiner la topographie du lieu depuis les hauteurs. Le cadre était magnifique. Le lac formait un ovale parfait, et ses eaux d'une pureté cristalline reflétaient parfaitement le bleu azuré du ciel. Il était entouré, comme Sohel l'avait annoncé, d'une végétation luxuriante sur la majorité de ses rives. Une plage de galets le bordait à son extrémité est, là où elle l'aborderait. Mais elle eût beau l'observer sous tous les angles, rien ne permettait, depuis les hauteurs, de deviner la localisation d'un bosquet sacré sur ses berges. Il était là, pourtant, quelque part au milieu de ce fouillis de végétation qui lui paraissait de plus en plus compacte au fur et à mesure qu'elle s'en approchait.
L'aigle était là également, faisant des cercles au-dessus de sa tête, mais rien, dans son parcours, ne lui permit de deviner le lieu où se trouvait son maître. Il semblait errer là où le vent le portait, chassant l'une ou l'autre proie peut-être, la surveillant, surtout. S'il rejoignait son maître, ce ne serait certainement pas sous ses yeux pour ne pas lui donner d'indice supplémentaire. Sohel, en revanche, devait savoir qu'elle était là, peut-être même avait-il suivi son approche. Il était ici dans son élément, connaissait le lieu comme sa poche, et elle avait clairement conscience qu'il ne se laisserait trouver que s'il le souhaitait. Elle pourrait certainement passer à quelques mètres de lui sans même soupçonner sa présence. Comme l'autre jour près de la source.

Elle s'assit sur le sol caillouteux, face aux eaux turquoise brillant de mille feux sous le soleil déclinant. La descente l'avait épuisée, et il était bien tard pour commencer ses recherches. Et puis, elle s'était promis de trouver un peu de nourriture. De la vraie nourriture, pas des baies enchantées*: la seule idée d'un poisson grillant lentement sous le soleil couchant lui mettait l'eau à la bouche.
Le lac semblait poissonneux à souhaits. Elle n'avait toujours pas d'arc ou de flèches, mais elle avait désormais un peu de ficelle et trouverait suffisamment du petit bois pour se bricoler une sorte de nasse pour attraper ses proies. Et les bois alentours rengorgeaient certainement de fruits et végétaux comestibles. Miam… Ce soir, le dîner s'annonçait succulent. Sa quête pouvait bien attendre un peu. Elle avait besoin d'une pause, tout simplement. D'oublier les orques et les tensions de la vallée voisine. De se ressourcer. De profiter de la beauté et de la quiétude des lieux. De se sentir en phase avec la Nature qui l'entourait. Et après tout, si c'était ça, le meilleur moyen pour trouver ce bosquet sacré ?

[Voyageuse]

Le bruit du vent dans les branches. Le clapotis de l'eau, toute proche. La terre dure sous son corps. Les pépiements des oiseaux, joyeux et insouciants. Astrée se sentait le coeur léger, le corps parfaitement reposé, en phase avec la nature qui l'entourait.
Elle repoussa d'une main distraite le petit amoncellement de fougères qu'elle avait entassées en guise de couverture, et se redressa. Le soleil était déjà levé, de l'autre côté des montagnes, elle le devinait à la clarté du ciel. Mais ici, tout était encore plongé dans l'ombre et la fraîcheur. Elle frissonna et se hâta de ranimer les braises de son feu, à la recherche d'un peu de chaleur. Une infusion bien chaude lui ferait le plus grand bien. L'endroit était riche en herbes aromatiques et elle sentait l'eau lui monter à la bouche à cette simple évocation. Elle avait pris le temps de cueillir du serpolet et même repéré un essaim d'abeille qui lui avait fourni un miel délicieux. Certes, le goût du pain ou des galettes commençait à lui manquer, mais si tout allait bien, elle récupérerait ses affaires aujourd'hui. Enfin… Il fallait l'espérer. Mais elle était optimiste. Ici, au coeur de ces montagnes magnifiques, tout irait bien.
Elle s'assit face au lac, tournant le dos aux flammes brûlantes, et laissa ses pensées vagabonder, légères et indistinctes. Ce matin, face à ce cadre magnifique, trouver le bosquet lui apparaissait comme une évidence. Il était là, tout proche, elle sentait son influence au plus profond de son coeur, il était présent dans la paix et la magnificence des lieux. Il l'accueillait, elle, simple humaine rustre et imparfaite. Elle sentait son appel. Il suffisait de le suivre. Et pour mieux l'entendre, il lui fallait simplement se concentrer, détacher son esprit de ses perceptions immédiates pour se mettre au diapason de la nature.

Elle avala lentement son infusion, fermant les yeux pour mieux en savourer le goût -ce goût de sucre, de feuilles de de terre si unique, qui reflétait totalement la nature dans laquelle ce serpolet avait puisé avait poussé. C'était comme si la montagne lui parlait à travers ce brin d'herbe, comme si un message traversait ses papilles gustative pour interpeller son cerveau. Chaque terroir était différent, et aucune herbe n'était semblable aux autres… Et ici, elle sentait la moindre des herbes qui l'entouraient, chaque arbre et chaque fleur, chaque animal aussi, du moustique bourdonnant au gros blaireau dans son terrier. La transe druidique était un état merveilleux qui la fondait dans la nature, souffle de vie parmi les autres, pareil et différent, infime et merveilleux. Elle ressentait au plus profond d'elle-même la présence de tous les autres êtres vivants, comme des étincelles de vie autour d'elle, tourbillonnant gaiement, portés par le vent. Un vent qui venait du bosquet sacré, elle le savait, comme une évidence que nul ne lui avait jamais appris.
Elle se redressa lentement, toujours en état de transe, sourde et aveugle à ce qui l'entourait. Elle savait où elle devait se rendre. Suivre le vent. Droit devant elle, il y avait l'eau qu'elle devait contourner : elle sentait la présence du lac, la vie qu'il abritait, pouvait presque deviner sa profondeur, ses reliefs, la température de l'eau et ses courants. Mais elle n'était pas poisson et ne pouvait suivre le chemin le plus court. Elle devait contourner l'eau, se frayer un chemin dans les taillis épineux, sans perdre le fil ténu de cet appel lointain, sans quitter sa transe. Elle ne voyait rien, n'entendait rien, mais ressentait la présence du bosquet au loin, et celle de chaque être vivant. D'instinct, son corps évitait les obstacles, se laissant guider par la nature qui l'entourait et dont elle percevait, étrangement, chaque composante. Elle ne se souciait guère des ronces qui déchiraient sa tunique et griffaient sa peau, et évitait comme par miracle les racines piégeuses et autres irrégularités du sol. Elle contournait les principaux obstacles sans vraiment les voir, se baissait pour passer sous une branche, évitait un taillis puis plongeait au coeur d'un autre. Quelques insectes la piquaient, voraces, mais la plupart des animaux la laissaient passer sans l'inquiéter. Elle sentait leur présence pourtant, bêtes de toute tailles, y compris un fauve pas très loin d'elle. Mais Il l'appelait, et elle devait Le rejoindre en Le laissant la guider. C'était tout simple, au fond… Il suffisait de ne pas quitter cet état de transe, de s'ouvrir à la nature et à son appel et de fermer son esprit à tout le reste, sans crainte de ce qui pourrait advenir, des prédateurs, des obstacles ou des pièges. Une simple question de confiance.
Le bosquet était tout proche, elle le sentait. Encore quelque pas. Une branche gifla son visage, des ronces l'agrippèrent, mais elle ne les vit pas, ne sursauta même pas : elle avait fermé les yeux pour mieux sentir l'appel et toute sa concentration était focalisée sur son objectif. Il fallait poursuivre encore un peu. C'était juste là.
" Failxte roïë ..."

[Voyageuse]

Astrée ouvrit les yeux et sourit à Sohel. L'elfe était assis sur une sorte de petite margelle de pierre surplombant une source aux eaux claires, au coeur d'un taillis de buis à l'allure impénétrable. Sans l'appel qu'elle avait ressenti et qui l'avait guidée jusqu'ici, Astrée n'aurait sans doute même pas soupçonné l'existence de cette minuscule clairière au coeur des buis.
" Heureux que tu aies fini par trouver le chemin de ce bosquet, sourit le druide. Mais raconte-moi donc ce qui te fait arriver avec deux jours de retard..."
Astrée grimaça, un peu penaude, et s'assit à son tour sur l'une des pierres. Prince en profita pour jaillir de sa poche et se perdre dans les fourrés, à la recherche de noisettes ou autres fruits sans doute.
" J'ai… j'ai eu maille à partir avec des orques.
- Je sais que tu les as rencontrés.
- Ah..."
Elle resta sans voix. Mais effectivement, vu la configuration des lieux, elle ne pouvait pas parvenir au lac sans traverser le territoire orque, et Sohel le savait certainement. Peut-être même l'avait-il envoyé dans cette direction volontairement.
" Et la rencontre s'est mal passée ?
- Hum… Oui et non… En fait... oui. Ils m'ont capturée..."
Elle relata l'intervention d'Orug, et la nécessité de venir en aide à Brukh.
" C'est Orug qui m'a averti que tu me rejoindrais avec du retard, c'est pour cela que j'ai envoyé Zéphir te repérer.", déclara alors Sohel.
Astrée le regarda avec stupéfaction.
" Nous vivons dans la même région, nous avons la même profession. Fatalement, nous nous connaissons, expliqua le druide avec un haussement d'épaules. Mais donc, tu as décidé d'aider Brukh. Pourtant, plus rien ne t'y obligeait puisque ton familier était libre.
- Oui mais… Il avait besoin d'aide. Et Orug m'avait convaincue que c'était nécessaire. Et il m'a semblé… que je devais lui rendre ce service.
- A Orug ? Pourquoi ?
- Parce qu'il est druide aussi..."
Sohel sourit, doucement.
" Et donc tu présumes que les druides doivent se rendre service entre eux ?
- Et bien… Je ne sais pas, en fait… Mais on est sensés avoir les mêmes valeurs, poursuivre les mêmes objectifs… non ?
- Pas nécessairement. Un druide peut être bon ou mauvais, pourvu qu'il reste au service de la nature et de sa diversité et en respecte l'équilibre…
- D'accord…
- Mais en l'occurrence, effectivement, les druides sont tenus de rendre services aux autres membres de la confrérie qui leur en feraient la demande. Généralement, en échange d'un paiement ou d'une récompense.
- Je lui devais bien ça : il m'a sauvé la vie…
- Effectivement. Tu as eu parfaitement raison d'accepter. Ne pas le faire aurait été indigne d'une druidesse".
Sur ces mots, il se leva et alla prendre quelque chose dans les buissons derrière lui, qu'il lui tendit. Il s'agissait tout simplement du sac à dos d'Astrée, avec toutes ses affaires au complet, y compris son arc.
" Tu as réussi l'épreuve, malgré le retard. Je t'accepte donc officiellement comme apprentie. Bugelezïë."
Un sourire radieux éclaira le visage d'Astrée.
" Hum… ne te réjouis pas trop vite. Je ne suis pas un maître facile.
- Je serai à la hauteur, c'est promis !
- Ne promets rien que tu n'aies la certitude de pouvoir tenir, et contente-toi de suivre les préceptes que je t'enseignerai. Et pour commencer, parle-moi donc des conséquences de ton intervention auprès de Brukh."
Astrée se sentit rougir. De toute évidence, Sohel en savait plus sur le sujet que ce qu'elle lui avait raconté. Il avait dû observer les événements à travers les yeux de son aigle. Et en l'occurrence, les conséquences de son interventions n'avaient rien de très glorieux : rancoeur, haine, désir de vengeance. Les tensions entre humains et orques avaient monté d'un cran, par sa faute. Voilà qui augurait mal de sa nouvelle carrière de druide...

[Voyageuse]

Sohel écouta son compte-rendu avec attention, concentré, sans l'interrompre. Elle raconta sans fioriture la façon dont elle avait tenté d'intercéder en faveur de l'orque, sans succès, puis sa décision de le faire évader, la fuite et la poursuite dans la vallée.
" Qu'en penses-tu ?", demanda-t-il simplement lorsqu'elle eût terminé.
Elle grimaça.
" J'en pense que les humains risquent de vouloir se venger, qu'au minimum les tensions entre les races vont augmenter, qu'au pire ils vont en venir à se battre…
- Exactement."
Astrée soupira.
" Et… Qu'est-ce qu'on peut faire ?
- Pas grand-chose."
Sohel resta silencieux un moment, les yeux fixés sur elle, et sous son regard scrutateur la rôdeuse se sentit de plus en plus mal à l'aise.
" Vous pensez… que j'ai eu tort de le faire évader ?
- Qu'en penses-tu, toi ?
- Il était innocent !, protesta-t-elle.
- Il avait tué pourtant.
- Oui mais c'était de la légitime défense vu les circonstances. N'importe quel juge l'aurait acquitté !
- Tu crois ?
- Ou du moins il n'aurait pas été condamné à mort ! Peut-être à verser des dommages et intérêt, ou à une peine légère… Mais là, ils allaient le tuer, et ça n'était pas juste…
- Ca, je te l'accorde. Et donc, tu as voulu empêcher une injustice.
- Et sauver une vie…
- Ce qui est susceptible d'entraîner une guerre. Donc plusieurs morts.
- Je sais mais… Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Je ne pouvais pas les laisser le tuer ! Ils n'ont pas accepté ma proposition de faire appel à un juge extérieur. Ca aurait solutionné le problème…
- Cette proposition était sage, en effet. Mais tu crois vraiment que ça aurait tout solutionné ?"
Astrée hésita, réfléchissant un moment, puis répondit avec lenteur.
" Si le juge l'avait acquitté, oui. S'il l'avait condamné… Je suis moins sûre. Les orques ne l'auraient pas accepté, peut-être. Puisque c'est une justice humaine.
- Exactement."
La rôdeuse soupira.
" Mais qu'aurait-il fallu faire alors ?
- Rien de plus. C'était une bonne chose de lui servir d'avocat, une bonne chose de demander un juge impartial. Ensuite, les choses t'auraient dépassée mais ça n'aurait plus été de ta responsabilité.
- Oui mais ils ont refusé le juge…
- Et donc tu as voulu faire justice toi-même, en quelque sorte. Même si dans ce contexte, il s'agit de le soustraire à une justice partiale… ça reste une décision que tu as prise par toi-même, selon ton propre ressenti et ton propre sens de la justice. Et tu n'es pas juge, que je sache…
Astrée baissa la tête sous le reproche.
- As-tu réfléchi une seule seconde aux conséquences avant de prendre ta décision ?
- Non, avoua la jeune femme dans un soupir. J'ai agi dans le feu de l'action...
- Et bien il faut que tu apprennes à réfléchir ! C'est très bien de vouloir défendre d'autres races contre les excès de la tienne, mais tu dois penser la Nature dans sa globalité, maintenir l'équilibre, et ne pas te focaliser sur ce qui est juste devant toi et te touche directement. Toute action, toute décision, a des conséquences, et tu dois réfléchir plus loin que la simple volonté de justice envers un individu. Tu dois songer à l'équilibre que tu risques de rompre, au nouvel équilibre qui se créera alors, et ne prendre de décisions qu'une fois que tu en auras bien pesé les conséquences. Sans quoi le remède pourrait bien être pire que le mal.
- Je comprends..."»
Le silence s'installa, pesant, chargé de reproches.
" Je voudrais pouvoir réparer… aider à aplanir les choses…
- Et comment ?
- Je ne sais pas..."

[Voyageuse]

" Je devrais retourner au village, peut-être…
- Hum… A ton avis, que se passerait-il pour toi là-bas ?
- Je… et bien... je suppose qu'ils m'arrêteraient…
- Et ?…
- Je ne sais pas..."
Soupir.
" Tu manques d'imagination ?
- Ben... S'ils sont comme les montequins, ils risquent de me condamner à mort… mais c'est différent, tout de même, ils ne sont pas en guerre, je n'ai pas aidé l'ennemi. Je ne sais pas trop à quoi ils peuvent me condamner...
- Mwouais. Oublie ton idée d'y retourner. Tu vas te mettre en danger et ça ne résoudra rien.
- Mais qu'est-ce qu'il faut faire alors ?
- Tu ressens le besoin… d'assumer les conséquences ton acte ? Ou juste d'aider à maintenir la paix ?
- Et bien… Je me rends compte des conséquences de mon acte et je voudrais les limiter… Donc, oui, assumer. Je ne sais pas, peut-être qu'il faut faire appel à une autorité extérieure ?
- Je vais être plus clair : serais-tu prêt à purger une peine de prison pour avoir aidé un détenu accusé de meurtre à s'enfuir ?"
Astrée se sentit pâlir. Non, elle n'était pas prête à ça. Et sa mine devait être éloquente. Sohel lui tapota l'épaule avec un sourire.
" Alors faisons en sorte de ne pas en arriver là."
Astrée acquiesça, sombrement. Ce qu'elle avait fait, sous l'impulsion du moment, pouvait effectivement être considéré comme quelque chose d'illégal. Non, en vérité, c'était réellement quelque chose d'illégal. Il était étrange que ça ne lui ait pas effleuré l'esprit jusqu'ici. Et donc, elle pouvait être poursuivie pour cela. Les Auregardins pouvaient la dénoncer aux autorités de Togoria ou même de Luménis.

" Vous croyez que je vais avoir des ennuis avec la justice ?
- Je n'en ai pas la moindre idée, et pour tout dire, je me moque un peu de la justice des hommes. Elle n'est pas ma priorité. Tu dois comprendre cela ?"
La rôdeuse acquiesça en silence. La priorité était la nature. L'équilibre. Par son action, elle l'avait modifié, un tout petit peu, attisant involontairement les haines et les rancoeurs.
Elle redressa soudain la tête.
" Si j'avais rien fait, protesta-t-elle, les tensions auraient monté de toute façon, mais côté orque. Parce que l'exécution de l'un d'entre eux était injuste dans ces circonstances.
- Ce n'est pas faux, répondit Sohel avec douceur. Il n'y a pas de solution parfaite. Simplement, les humains étant plus puissants que les orques, une augmentation des haines côté humains est porteuse de conséquences potentielles plus lourdes. Ils pourraient décider d'annihiler les orques.
- Je sais…
- Mais inversement, une augmentation de la haine côté orque peut les pousser plus vite aux actions désespérées puisqu'ils sont en situation d'infériorité. Disons que leur rage peut exploser plus rapidement et plus fortement. Et dans ce cas aussi, la conséquence à moyen terme pourrait être l'annihilation de leur race : malgré toute leur hargne ils ne feront pas le poids, même s'ils peuvent faire du dégât avant que les humains ne s'unissent contre eux."
C'était une situation sans issue… Ou était-il en train de dire que les tensions étaient inévitables et qu'elle n'avait pas à se sentir coupable ?
" Qu'est-ce que j'aurais dû faire alors ?
- Si je le savais, je serais devin… Tu as suivi ton coeur, tu as été contre les préjugés de ta race, tu as répondu à l'appel d'un autre druide. En cela tu as eu raison. Mais si ton action déclenche une guerre alors tu auras eu tort.
- Mais si je n'avais rien fait… là aussi ça ravivait les tensions…
- Sentais-tu les orques sur le pied de guerre ?
- Heu… Pas vraiment… c'est juste qu'ils haïssaient les humains et m'ont capturée sans raison. J'ai cru comprendre que leur haine avait monté d'un cran.
- Mais semblaient-ils vouloir se battre ?
- Non.
- Donc il n'y avait aucun risque de guerre. Alors que désormais il est possible qu'il y en ait un.
- A cause de moi...
- Allez, ne te mets pas martel en tête. Pas tout de suite. Nous ne faisons que des suppositions à partir de ce que tu as perçu. Rien n'est certain. Rien n'est joué. Nous allons devoir être très vigilants dans les prochains jours pour savoir ce qu'il convient de faire."
Astrée faillit sourire malgré la gravité de la situation. Il avait dit « nous ». Elle était réellement, pour un temps, son apprentie.

[Voyageuse]

Allongée sur l'herbe douce de la clairière, les yeux fermés, Astrée tentait à la fois de se concentrer et de relâcher son esprit, deux tâches quelque peu contradictoires. Sohel lui avait dit de devenir brin d'herbe, dans son esprit, dans son âme, de percevoir le monde comme une herbe le ferait. Mais elle entendait les gazouillis des oiseaux, devinait sur sa peau les rayons du soleil jouant à cache-cache derrière les branchages, respirait à plein poumons l'odeur entêtant des fleurs et celle, plus discrète, de l'herbe… qu'elle devait faire sienne. S'en emplir l'âme. Faire abstraction du reste, ressentir autrement. N'être qu'un brin d'herbe parmi les autres, vie éphémère et fragile, sans conscience réelle et pourtant… pourtant si, l'herbe avait conscience d'appartenir à la nature, quelque part. Elle le devinait, confusément, sans savoir d'où venait cette certitude. Peut-être de la transe dans laquelle elle se plongeait chaque matin, plus profonde que jamais au coeur de ce bosquet sacré.
Un picotement au mollet, un pincement, la douleur.
" Aïe !
- Une herbe ne crie pas, ne se plaint pas," répondit la voix ironique de Sohel.
Astrée réprima une grimace. Elle avait encore échoué. C'était la troisième fois en deux jours...
" Tu progresses, lui dit-il cependant. Tu n'as pas réagi à mon approche, tu étais pleinement ailleurs.
- Ah... Merci..."
Piètre consolation. Elle en venait à se demander s'il était réellement possible de s'identifier à une herbe, ou si ce n'était qu'un moyen de lui apprendre à être plus réceptive à la nature qui l'entourait.
" Vous avez du nouveau ?, questionna-t-elle, changeant de sujet.
- Rien d'important. Les orques ont fui suffisamment loin pour ne pas être inquiété dans l'immédiat et ont pris soin d'effacer leurs traces Le village bruisse de colère et de rancoeur, et a envoyé des émissaires sur la route menant à Togoria."
Ça n'était pas bon signe. Mais que pouvaient-ils y faire ?
" Peut-être que je devrais aller à Togoria pour donner ma version des faits ?
- Tu es bien trop pressée de te fourrer dans les ennuis. Tu risques la prison, l'as-tu oublié ?"
Astrée baissa la tête. Elle le savait, bien sûr. Mais c'était rageant de ne rien pouvoir tenter pour minimiser les conséquences de son acte.
" Tu dois apprendre la patience… Et apprendre à relativiser, aussi. Ce qui se passe ici, ce n'est qu'une broutille à l'échelle de Toril, ou même d'Hélonna. Ne te mets pas tant martel en tête... Aies confiance en la nature et ses capacités à retrouver l'Equilibre."
Elle acquiesça, en silence.

Elle se demandait d'où il tenait toutes ses informations. Il avait son aigle, bien sûr. Mais ça n'expliquait pas tout : un aigle n'aurait pas pu saisir et transmettre le sens des paroles qu'il aurait entendu. Et Sohel était resté absent de longues heures chaque jour.
Et Sohel n'avait fait que sourire quand elle l'avait interrogé à ce sujet. " Secret de druide, avait-il dit. Tu l'apprendras toi aussi... un jour."Bien sûr. Apprendre la patience… Elle n'avait jamais eu la sensation d'être plus impatiente que la moyenne, mais ça ne suffisait apparemment pas et Sohel avait le chic pour mettre sa patience à rude épreuve.

"Je me fonds dans les arbres, et je voyage à travers eux."
Astrée leva un regard chargé d'incompréhension.
" Pour les espionner, précisa Sohel. Tu voulais savoir, hier, comment je fais… Donc je te réponds. Un jour tu sauras le faire toi aussi. Mais il faut des décennies d'entraînement. Et commencer par apprendre à mieux ressentir les herbes, le monde végétal, que tu ne le fais actuellement.
- Je comprends…
- Alors essaie encore. Peut-être en passant d'abord par un état de transe druidique, si ça peut t'aider à ouvrir ton esprit."
Elle obtempéra. Il était le maître, elle était l'élève, et était prête à tenter absolument tout ce qu'il exigerait d'elle, aussi étrange que ses demandes puisse lui paraître. Mais l'inquiétude au sujet de ce qui se tramait au village lui tenaillait l'esprit, et elle avait bien du mal à en détacher complètement son esprit, ce qui ne l'aidait guère dans son apprentissage.

[Voyageuse]

Elle dut, au fil des jours, apprendre à se faire herbe, puis pierre, puis eau vive. Toujours virtuellement, bien sûr, et elle avait la plupart du temps l'impression que seule son imagination lui faisait ressentir ce qu'était une pierre ou de l'eau. Car c'était bien plus difficile qu'avec les végétaux : la transe druidique lui faisait en effet ressentir la vie autour d'elle, lui permettant d'entrevoir ce qu'était l'âme végétale. Mais l'eau ou la pierre n'avaient pas de vie, pas d'âme. Pire encore, il lui demanda un jour de devenir souffle d'air… Comment diable pouvait-on se sentir être un courant d'air ? Certes, un certain rouquin de sa connaissance en était un, de courant d'air, mais au sens figuré !
Ces exercices l'emplissaient de perplexité, et pourtant, Sohel insistait pour qu'elle les fasse. Un jour, lui avait-il expliqué, lorsqu'elle serait une druidesse plus expérimenté, elle saurait se fondre dans la pierre, se glisser dans les entrailles de la terre ou marcher dans les airs. Ces pouvoir ne pourraient lui être octroyés par la Nature que si son esprit était capable, par la méditation, de s'approcher de ces états. Et elle devrait s'y entraîner aussi régulièrement qu'elle le pourrait.

Mais au bout d'une veille d'exercices quotidiens, elle devait bien reconnaître qu'elle n'avait aucunement avancé. Il lui avait semblé, une fois ou deux, parvenir à se sentir réellement herbe, et Sohel semblait considérer qu'elle avait bien progressé dans ce domaine. Quant au reste…
" Une pierre, de l'eau, de l'air… Ce n'est pas vivant, c'est trop différent de moi ! Je n'y arriverai pas !, finit-elle par se récrier.
- Qui a dit que tu devais nécessairement y arriver ?
- Ben… vous…
- Non. J'ai dit que tu devrais t'entraîner, pour t'en approcher autant que possible. Tu ne seras jamais complètement air, pierre ou eau : ton âme restera tienne lorsque tu te fondras un jour dans la roche. Mais ton corps doit en avoir anticipé l'état, et c'est à cela que servent ces exercices. Et je te le répète, je n'attends pas de toi que tu y parviennes aujourd'hui, ni même cet été ou dans les deux années à venir ! Juste que tu t'exerces..."
Et elle s'exerçait, tous les matins ou presque.

Les après-midis étaient consacrés à bien plus passionnant : l'étude de toutes les formes de vie peuplant la montagne, sujet pour lequel sa curiosité était insatiable et Sohel intarissable. De l'araignée au castor, des coléoptères aux loups, du chamois à la musaraigne, de la marmotte à l'aigle… sans oublier les végétaux bien sûr ! Elle redécouvrait la faune et la flore qu'elle connaissait déjà bien, mais sous un angle différent. Il ne s'agissait plus seulement de savoir ce que mangeait chacun et dans quel type d'environnement il vivait, d'étudier les besoins des uns et des autres, il ne s'agissait pas de retenir les propriétés médicinales ou gustatives de différentes herbes. Il s'agissait désormais d'analyser les interactions existants entre les différentes espèces, le délicat équilibre de la Nature, la façon dont une toute petite modification -l'éradication d'une espèce animale ou végétale insignifiante par une maladie, l'introduction d'une nouvelle espèce concurrente- pouvait fondamentalement modifier tout l'équilibre de l'écosystème. C'était un sujet absolument passionnant, et elle pouvait écouter Sohel en parler pendant des heures et des heures. Le druide, du reste, ne se contentait pas de parler : la végétation aux alentours était extrêmement variée, formant autant de petits écosystèmes différents, qu'il lui présentait un à un, avec sa faune, ses spécificités et ses fragilités. Marécage près du lac, plage sablonneuse, prairie, forêt de sapins ou de feuillus, forêt mixte, jungle, alpages ou chaumes en altitude, ils passaient de l'un à l'autre et il y avait tant à découvrir qu'Astrée commençait à se dire qu'un été ne suffirait certainement pas à épuiser la science de l'elfe. Il faudrait peut-être compter plusieurs années d'apprentissage ininterrompu… et c'était si passionnant qu'elle ne demandait pas mieux.

Les soirées, enfin, étaient occupées à apprendre la langue secrète des druides. Et Astrée avait obtenu que l'elfe lui enseigne également de solides rudiments de sylvestre : elle comptait bien pouvoir communiquer un peu mieux avec le centaures lorsqu'elle leur rendrait visite.

Le temps passait ainsi, lentement. Sohel disparaissait souvent pendant ses exercices de méditation : Astrée soupçonnait qu'il continuait à surveiller le village, au moins par l'intermédiaire de son aigle. Mais lorsqu'elle le questionnait, invariablement, il disait n'avoir rien de neuf à lui apprendre. Les orques étaient loin, les villageois attendaient le retour de leurs messagers envoyés à Togoria. Et elle se surprenait, en incorrigible optimiste qu'elle était, à espérer que le temps apaise les rancoeurs et que les choses en restent là.

[Voyageuse]

" La délégation est revenue..." finit par annoncer l'elfe un beau matin.
Astrée, qui était en train de préparer les poissons qu'elle avait pêchés après sa méditation matinale, sursauta violemment. Elle n'avait pas entendu approcher le druide, disparu dans les arbres depuis trois bonnes heures.
" Et… ?"
Elle secoua la tête.
" Je veux dire… Il se passe quelque chose ?
- Non. Ils se sont réunis dans leur salle commune. Mais la délégation a ramené trois hommes en uniformes."
Merde… Ils allaient vouloir rattraper l'orque. L'arrêter. Et peut-être elle-même, également…
" Qu'est-ce que… qu'est-ce que tu penses qu'il faut que je fasse...?"
Elle réprima un frisson. Se rendre pouvait signifier la prison. Elle n'en voulait pas, à aucun prix.
Sohel l'observait en silence, songeur.
" S'ils montent une expédition vers les montagnes, j'irai à leur rencontre. Pour voir de quel bois ils sont faits, connaître leurs intentions... Mais toi, tu restes ici jusqu'à ce que je décide du contraire, c'est bien compris ?"
Astrée acquiesça sans rechigner. C'était le plus sage en effet.
" Zéphir me préviendra. En attendant, te faire du sang noir ne changera rien à l'affaire. Donc occupe-toi donc les mains et l'esprit : prépare le déjeuner, qu'on mange rapidement. On a une après-midi chargée.
- Ah…?
- Il y a un troupeau de chamois fragilisé depuis une épidémie, et quelques félins qui les traquent. Des lions des montagnes. Il y a plusieurs mois que la situation est déséquilibrée, et la pression devient trop forte. Je crains que le groupe tombe à un niveau démographique où il ne sera plus viable. Il y a un bon moment que je n'ai pas fait le point là-bas : il faut qu'on aille voir… Tiens, d'ailleurs, que ferais-tu ?
- Je… Heu… "
La question la prenait complètement à dépourvu, et elle prit le temps de réfléchir.
" Si les chamois sont encore malade, il faut voir si on peut les aider à guérir…
- On ne le peut pas. Et ils se remettent doucement, je pense... mais ça fait un moment que je ne suis pas allé vérifier.
- Alors… Il faudrait convaincre les félins d'aller voir ailleurs ? Ou alors, introduire des chamois venus d'ailleurs pour repeupler le troupeau ?
- Idée intéressante… mais qui dit plus de chamois dit plus de nourriture pour les lions, non?"
Astrée fronça les sourcils, cherchant le piège, puis répondit avec lenteur.
" Ca dépend si le chamois est leur nourriture principale.
- Exact. Mais tu as oublié la première option, celle qu'on doit toujours envisager avant de prendre une quelconque décision…."
Elle se contenta de lui retourner un regard perplexe.
" Ne rien faire et laisser faire la Nature. La plupart du temps, c'est la meilleure des solutions. Qu'est-ce qui se passe ici si on ne fait rien ?
- Et bien… les chamois disparaissent, non ?
- Et ensuite ? Pour les lions par exemple ?
- Ils manquent de nourriture donc ils ont faim… ils doivent étendre leur territoire… Donc menacer d'autres espèces ?
- Ou, peut-être, se trouver à leur tour fragilisés. L'équilibre, Astrée. C'est comme un mouvement de balancier : moins de proie donc moins de prédateurs, moins de prédateurs donc plus de proies, plus de proies donc plus de prédateurs, plus de prédateurs donc moins de proies… Tu saisis ?
- Oui, je comprends…
- Mais il y a une limite à la validité de ce schéma. Il est beaucoup trop simpliste en réalité. Vois-tu ce qui ne va pas ?"
Elle prit le temps de réfléchir, à nouveau, avant de répliquer, sûre d'elle.
" On suppose qu'il n'y a que deux espèces… alors que dans la réalité, le prédateur peut très bien compenser avec une autre espèce…
- Qui se trouvera à son tour fragilisée… Et on oublie aussi l'impact sur l'espèce dont se nourrit la proie, qu'elle soit herbe ou bête. Et aussi des choses plus vastes, le piétinage des herbes des alpages par exemple... Tout est important."
Astrée hocha la tête. C'était limpide. Et terriblement complexe.
" Mais nous verrons tout cela de nos yeux tout à l'heure. J'ai besoin que tu m'aides à faire un inventaire complet des chamois de la zone. Puis nous devrons inventorier les espèces qui en dépendent ou lui sont liées d'une façon ou d'une autre. Ensuite, nous aviserons."
La rôdeuse acquiesça. Elle se sentait l'esprit ailleurs*: la venue d'hommes en uniforme avait ravivé ses inquiétudes. Mais Sohel avait raison, s'angoisser ne la mènerait à rien, et elle ferait bien d'être pleinement concentrée cet après-midi.

[Voyageuse]

Ils étaient en train de déjeuner, le lendemain matin, lorsque l'aigle apparut dans le ciel et vint se percher sur l'épaule de son maître.
" Une expédition est en route pour les montagnes, exposa le druide,laconique. Ils avancent en direction du territoire orque.
- Ah…."
Astrée sentit les battements de son coeur s'accélérer insensiblement, et inspira profondément pour ne pas laisser l'angoisse l'assaillir. Bon. Ils allaient arrêter l'orque. Peut-être que c'était mieux ainsi, au fond : avec la présence des hommes en uniforme, il pouvait peut-être espérer un procès équitable, et s'en tirer pour le mieux. Mais comment allait réagir son peuple ? Et elle-même, allait-on la pourchasser ? Que devait-elle faire ?

" Comment imagines-tu que les orques vont réagir ?, questionna Sohel, comme en écho à ses propres pensées.
- Je les connais mal...", protesta-t-elle.
Mais le regard du druide était éloquent sur ce qu'il pensait de cette mauvaise excuse.
" Ca m'étonnerait qu'ils aient envie que l'un des leurs soit jugé pour meurtre par les humains, finit-elle par lâcher.
- Exactement. Et donc ?
- Donc… je ne sais pas… Ils vont mal accueillir la délégation, les tuer ? Ou fuir plus loin ?
- Mwoui, ça ce sont les deux pires cas de figure. Le premier surtout, c'est la guerre assurée. Orug cherchera à l'éviter, mais je ne sais pas s'il sera écouté. Cela dit, rien ne les oblige à attaquer ou fuir. Ils pourraient aussi simplement prétendre que Brukh n'a pas rejoint la tribu et qu'ils ignorent où il se trouve.
- Les autorités ne seront pas dupes !
- Bien entendu. Mais que pourraient-ils faire ? Si Brukh est bien caché -et connaissant Orug, il le sera-, ils ne le trouveront pas, même en fouillant tous les abris de la tribu.
- Mais je ne suis pas sûre qu'ils les laissent fouiller dans leurs abris…
- C'est un problème également, en effet. Tout dépend l'emprise qu'a leur chef sur eux, s'il les convainc de jouer la coopération apparente…
- Ca ne me semble pas trop leur genre, de feindre la coopération. Mais je les connais mal, encore une fois..."
Sohel soupira.
" Je pense malheureusement que tu risques d'avoir raison. Et… donc, que se passera-t-il selon toi ?
- Et bien… je ne sais pas… ils peuvent envoyer une force plus importante les contraindre à coopérer ?
- Possible. On entre à nouveau dans un scénario de conflit…."
Astrée grimaça. La situation semblait quasi insoluble.

" Je suppose qu'ils ne voudront pas que Brukh se rende… même pour un procès équitable...
- Il n'est pas exclu qu'il n'en ait lui-même aucune intention, avec ou sans l'accord de son peuple. Les orques n'ont pas une organisation aussi stricte que…. les centaures, par exemple, puisque tu les connais bien. Le chef commande, oui… mais leurs subordonnés obéissent s'ils le veulent bien. Ils sont nettement plus chaotiques dans leur fonctionnement que les centaures. Et même si Brukh semble être une bonne graine, il n'a pas forcément envie de prendre le risque de passer quelques années en prison. Le ferais-tu, à sa place ?
- Je ne sais pas… Pour éviter une guerre, peut-être, tout de même.
- C'est effectivement une raison qui peut peser. Il semble avoir le sens des responsabilités, de ce que j'en sais. Mais il lui faudrait faire confiance à la justice humaine, un minimum.
- Il n'aura pas confiance..."
Sohel acquiesça avec un soupir.
" Mais alors, qu'est-ce qu'il faut faire ?
- D'abord, réfléchir. Décris-moi tous les scénarios possibles, leurs impacts, leur issue. Vas-y, et prend des notes au fur et à mesure. Ensuite il nous faudra choisir celui qu'on pourrait chercher à favoriser, et voir quelles actions nous pouvons mettre en route pour cela. Sachant que nous pouvons espérer le soutien d'Orug s'il juge notre stratégie équitable."
Astrée faillit sourire. L'elfe se saisissait de la moindre occasion pour enseigner. Elle prit le temps de la réflexion et commença sa liste.

[Voyageuse]

Elle réalisa bien vite que la plupart des scénarios qui lui venaient spontanément à l'esprit avaient une issue négative. Il n'y avait du reste, à son avis, guère de possibilité à envisager.
Tout d'abord, les orques pouvaient se cacher, les humains ne pas les trouver et revenir avec une force plus importante. Ils les trouveraient tôt ou tard. S'ils ne les trouvaient pas et se lassaient, Brukh était sauvé.
Les orques pouvaient tuer la délégation. On aboutirait à une escalade de violence. Et à la guerre.
La troisième possibilité était que les orques prétendent n'avoir pas vu Brukh. S'ils laissaient les soldats fouiller leur campement et que l'orque restait introuvable, ça calmerait un temps les choses, mais les humains continueraient à fouiller les montagnes, ce qui générerait une certaine pression sur les orques. Ce qui pouvait là encore entraîner de la violence. Sans compter qu'ils pourraient finir par le trouver… s'ils ne se laissaient pas avant, ce qui serait idéal. Mais les orques risquaient de ne pas vouloir laisser les hommes fouiller le campement, ce qui aboutirait à l'arrivée d'une force plus importante, et des tensions plus fortes… avec à nouveau tout l'éventail des possibilités…
" Je t'ai dit de me trouver tous les scénarios possible. Pas que les mauvais !", intervint Sohel en souriant légèrement.
Des scénarios qui se termineraient moins mal ? Ça n'était pas si évident.
" Admettons que Brukh se rende, ou qu'ils le trouvent. Le scénario le plus positif, ce serait qu'il ait un procès équitable, et qu'il soit innocenté ou condamné à de légères réparations.
- C'est quoi, un procès équitable ?
- Hum… un procès où on ne tiendrait pas compte de la réputation de sa race…
- Oui mais ce serait dans tous les cas un procès géré par des humains, équitable selon leurs principes…
- Mwouais... je comprends. Pas équitable du point de vue orque. Mais s'il est innocenté ça calmera tout de même les choses…
- Et s'il ne l'est pas ?
- Je ne sais pas… les orques vont mal le prendre, ils ne voudront pas croire que le procès ait été juste. Il y a risque de tension, de guerre… Mais ils sont en minorité, prendront-ils ce risque ? D'un autre côté, on fait un affront à leur clan..."

Sohel secoua la tête avec un sourire, et lui prit la liste des mains.
" Il y a quelques nuances à apporter à tes scénarios. Il faut tout d'abord que tu te mettes en tête que les orques ne sont pas des centaures. Tu connais cette race, et tu as une tendance inconsciente à imaginer le comportement des autres en t'inspirant de ce que tu connais. Or ils n'ont pas grand-chose en commun. Par exemple, ils n'ont pas cet esprit de communauté, cette idée que le groupe passe avant l'individu. Ils n'ont pas non plus l'habitude d'obéir indéfectiblement à leur chef. Ils sont chaotiques, égocentriques, avec une tendance à faire ce qui les arrange personnellement sans guère se soucier des conséquence.
- Je vois…
- Cela remet en cause ton troisième scénario qui présuppose une unité, une obéissance au chef, qui ne sont guère probables. Cela remet également en question la possibilité qu'ils restent indéfiniment cachés, discrets. Et certains peuvent même, par égoïsme, préférer sacrifier Brukh plutôt que défendre l'honneur de leur clan. En outre, tu dois garder à l'esprit qu'ils sont une quarantaine de guerriers. Un peu moins d'une centaine d'individus au total. Lutter contre eux nécessiterait une force conséquente. Togoria enverra-t-elle plusieurs dizaines d'hommes ici pour un simple meurtre probablement involontaire ? Ça n'est pas certain…
- Ca dépend de la version donnée par les villageois.
- Donc tu pars du principe qu'ils auront déformé les faits ? Et bien, dis-moi, tu as une bien piètre opinion de ceux de ta race !"

Sohel affichait un sourire taquin et Astrée se sentit rougir, mais elle ne chercha pas à démentir. Ça n'était pas faux, à bien y réfléchir. Elle préféra se concentrer sur le problème à résoudre.
- Donc en fait… la meilleure solution serait qu'ils se cachent durablement ? Au moins Brukh… Et attendent que les humains se lassent ?
- Qu'en penses-tu ? Est-ce ta solution préférée ?
- Je ne sais pas… je crois que je préférerais qu'il soit clairement innocenté par un procès reconnu de tous.
- Oui, ce serait le scénario idéal. Mais il faut maintenant étudier leur réalisme et nos moyens d'action. Te semble-t-il probable que le procès l'innocente, et a-t-on les moyens d'infléchir le destin en ce sens ?
- Et bien… Pour moi, le procès devrait conduire à de la légitime défense et donc ne pas prononcer de peine ou presque rien.
- Quel est ton degré de confiance dans cette issue ? Que peut-on faire, nous, pour s'en approcher ?
- Je ne sais pas… Sa fuite joue en sa défaveur peut-être mais on n'avait pas le choix… Tout dépend du juge. Et on ne peut rien faire pour influer sur les choses.
- Tout à fait. C'est très aléatoire. Maintenant, prend l'autre scénario. Le fait que Brukh se cache durablement.
- S'il n'y a que lui de caché et qu'ils trouvent les orques, ils vont vouloir fouiller, et les orques vont refuser…
- Est-ce que tu penses probable que Togoria envoie une centaine d'hommes ?
- Non… sauf si ça a mal tourné et que la délégation a été tuée.
- Ce qui ne serait pas irréaliste. Les orques n'aiment pas les humains, ils verront leur intrusion comme une provocation et peuvent enfreindre les ordres du chef pour tuer les intrus.
- Est-ce qu'on peut faire en sorte de les convaincre de jouer le jeu ?
- je ne sais pas si Orug a assez d'influence pour cela..."
Il biffa quelques lignes sur la liste.
" Bon... Le procès, c'est aléatoire, on peut avoir le meilleur comme le pire.
- Tu penses qu'ils réagiraient à une condamnation par la guerre ?
- Pas forcément. Ils tiennent à leur peau, à la survie de leur clan. Mais on risque indéniablement des représailles et une escalade de violence.*»
Il poursuivit.
" Cacher Brukh seul peut entrainer là aussi des tensions que nous ne sommes pas sûrs de maîtriser entre le clan et les autorités. Il reste l'idée de cacher le clan entier…
- Tu as dit qu'ils n'auront pas la discipline pour s'y plier longtemps.
- Tout dépend combien de temps les humains s'obstinent… et à quelle distance se cachent les orques. Les montagnes sont vastes..."
Le druide se leva.
" Tu vas… leur dire de se cacher ?
- Non. Je crois que je vais d'abord aller discuter avec cette délégation et voir ce qu'ils ont en tête."
Oui. C'était logique de commencer par cela.
"A tout à l'heure !"

[Voyageuse]

Le soleil commençait à décliner à l'horizon. Le milieu de l'après-midi était passé, et Sohel ne revenait pas. Il lui semblait pourtant que cela ne prenait pas tant de temps que cela de voyager à travers les arbres jusqu'à proximité des humains, de les rejoindre, de leur parler, puis de revenir par la même méthode. Qu'avait-il donc bien pu se passer*? Une mauvaise rencontre*? Mais l'elfe était un druide expérimenté*: nulle créature des montagnes ne pouvait assurément le menacer. Avait-il finalement décidé de rejoindre directement les orques après avoir entendu la délégation de Togoria, décidant qu'il y avait urgence*? Ou alors, les hommes ne l'avaient-ils pas laissé repartir*? Pour quelle raison*? Le soupçonnaient-ils de complicité, avec les orques ou avec elle*? Elle aurait voulu savoir… mais elle en disposait pas du regard de Vif-Argent, resté invisible, probablement en reconnaissance pour son maître.
Elle acheva de boucler son sac, le fermant pour la troisième fois en deux heures, mais hésitant toujours. Elle brûlait de partir à la recherche de Sohel. Mais elle ignorait l'endroit exact où il s'était rendu*: la délégation togoriane pouvait se trouver n'importe où entre le village et le territoire orque. Peut-être les apercevrait-elle depuis le col, si par chance ils se trouvaient en terrain découvert*? Elle pouvait au moins aller jusque là-bas… mais cela prendrait plusieurs heures, pas loin d'une journée. Entre-temps, Sohel pouvait revenir, s'inquiéter de son absence. Et puis, que ferait-elle une fois au col si elle ne voyait rien de probant*? Et que ferait-elle si elle apercevait les humains*? Ou bien verrait-elle autre chose à laquelle elle ne s'attendait pas*?

Elle caressa machinalement Prince, regrettant qu'il ne puisse pas se transformer en rapace. L'endroit était trop éloigné pour qu'elle y guide un oiseau, d'autant qu'elle ne savait pas où chercher. Elle était contrainte à l'inaction, et cela lui pesait. L'inquiétude montait en elle, inexorablement, au fur et à mesure que les heures passaient. Que se passait-il là-bas ?
Avec un soupir, elle repoussa son sac, s'obligeant à la patience. Il était possible que l'elfe ait eu besoin d'épuiser ses deux sortilèges de voyage dans les arbres, et qu'il n'en ait plus à disposition pour revenir. La sagesse commandait d'attendre le lendemain matin, une fois qu'il aurait médité et récupéré les Dons de la Nature.. S'il ne réapparaissait pas à ce moment-là, il faudrait qu'elle parte à sa recherche.
Demain.

[Voyageuse]

Elle sortit de sa transe un peu hébétée, comme toujours. Le soleil était monté dans le ciel, bien plus qu'elle ne l'avait escompté. Il faut dire qu'elle avait eu plus de mal à se concentrer que d'habitude. Et Sohel n'était pas revenu… Et elle avait beau se dire que c'était normal, que s'il était à cours de sortilège de déplacement il lui fallait attendre la fin de sa transe matinale, cela ne l'empêchait pas de s'inquiéter.
Avec un soupir, elle rassembla ses affaires, glissant le tout dans son sac. Celles de Sohel étaient là, intactes, au pied de l'arbre dans lequel il dormait. Il les retrouverait à son retour : ici, près de cette source sacrée entourée d'un véritable mur végétal, nul ne viendrait s'en emparer. Pour sa part, il lui fallait attendre encore un peu. Une demi-heure, peut-être… Puis elle partirait.


Elle parvint en vue du col en fin d'après-midi. Si ses estimations étaient exactes, les humains devaient avoir fait de même, de l'autre côté, aussi redoubla-t-elle de prudence. Ils pouvaient très bien avoir traversé, déjà, en suivant la piste des orques.
Elle progressa donc plus lentement, se coulant de rocher en rocher, tous les sens aux aguets. Prince, sous sa forme d'écureuil, accepta de jouer les éclaireurs et elle le vit disparaître entre deux rocs. La zone manquait d'ombre et de cachettes, le soleil de fin d'après-midi tapait dur sur sa tête, et elle avait la sensation angoissante d'être observée. Elle finit par lever la tête et comprendre d'où lui venait cette impression : Zéphir était là, volant haut dans le ciel, l'observant peut-être. A moins qu'elle ne se fasse des idées et qu'il ne s'agisse d'un autre aigle.

Elle entendit les humains bien avant de les voir : ils parlaient à voix haute, sans crainte d'être entendus, discutant de la piste des orques qu'ils venaient de trouver et qui se dirigeait vers les hauteurs et le coeur du massif, au sud. Ils étaient trop loin pour qu'elle comprenne ce qu'ils disaient, et elle ne voulait pas courir le risque de s'approcher davantage. Elle se contenta donc de se cacher et d'attendre, discrète, silencieuse, qu'ils poursuivent leur route. Ce qu'ils ne tardèrent guère à faire.
Elle laissa passer un peu de temps avant de rejoindre le col à son tour. De là-haut, la vue portait loin, et elle les aperçut, avançant en file sur les étroits sentiers de crête. Ils étaient près d'une vingtaine. Il lui sembla deviner une silhouette plus petite, entourée de plusieurs autres, comme un prisonnier étroitement surveillé. Sohel, sûrement. Ou peut-être pas… mais si, il fallait que ce soit lui.

Ils finirent par s'arrêter comme le soleil disparaissait à l'horizon, sur un large replat en contrebas de la ligne de crête. Par chance, il y avait des bois un peu plus bas, assez touffus. Elle pourrait s'approcher, observer. Ecouter.

[Voyageuse]

Plutôt que de s'exposer, elle envoya Prince s'approcher du campement humain. Mieux valait qu'elle reste cachée dans le bois de sapins à une centaine de mètres. Il était touffu et elle y serait parfaitement dissimulée.
Prince lui confirma que la silhouette de petite taille était bien Sohel. Il avait les mains attachées dans le dos et deux "gardes" se trouvaient près de lui. Mais à bien observer, personne ne voyait ses mains. Volontairement ou non, le druide s'était placé face au feu, les mains bien à l'abri des regards. Peut-être savait-il grâce à Zéphir, qu'elle se trouvait là… Ou peut-être avait-il l'intention d'appeler lui-même un rongeur à son secours ? Elle ne comprenait pas qu'il ne l'ait pas encore fait. La vigilance de ses gardes, après probablement une nuit et une journée de captivité, avait dû s'émousser. Ne souhaitait-il pas s'évader ?
Un peu perplexe, elle hésita à demander à Prince de le détacher. Que ferait-il une fois les mains libres ? Elle songea à la centaure qu'elle avait libérée, venue s'empaler sur les armes de ses tortionnaires, et frissonna. Le druide pouvait-il fuir ? Aurait-il même seulement le temps d'incanter ? Et puis, elle ignorait de quels sortilèges il disposait… Il bougea et Prince découvrit ses chevilles, liées. Trop en vue pour qu'il puisse intervenir. Il faudrait attendre la nuit, quand les humains n'y verraient goutte… mais l'écureuil n'y verrait pas davantage. Elle enverrait un rat. Ou attendrait le petit jour. Mais pourquoi diable l'avait-on capturé ? Il n'était pas hostile et ne menaçait en rien les humains ; il n'était pas intervenu dans cette affaire et n'avait rien à se reprocher…

Elle sursauta en prenant conscience d'une présence qui fondait sur elle depuis les branchages au-dessus de sa tête. Zéphir, qui avait dû parvenir à se glisser sous les frondaisons et se laissait tomber, de branche en ranche, jusqu'au sol Elle le regarda sans comprendre, un peu perplexe, puis, retrouvant ses habitudes, chercha à entrer en contact avec lui, si toutefois c'était possible. Après tout, il était le familier de Sohel, est-ce que ça changeait quelque chose ?
Le contact était étrange. Difficile. Comme s'il fallait franchir des courants violents. Mais elle parvint tout de même à entrevoir une sensation. Une image. Celle d'un orque. Un aigle volant vers un orque.
Elle fronça les sourcils. Zéphir voulait rejoindre les orques ? Pour les prévenir, peut-être ? Etait-ce le souhait de son maître ? Elle n'arrivait pas à comprendre s'il s'agissait d'une action qu'il avait déjà faite ou qu'il désirait faire. Le druide avait-il eu le temps, avant d'être capturé ? Certainement pas : son projet était de parler avec les hommes. Si ceux-ci avaient décidé de le capturer aussitôt, il n'avait pas pu prévenir les orques. Donc… il souhaitait les prévenir. A moins qu'il n'ait déjà envoyé l'aigle leur signifier la chose, par le biais d'un code convenu à l'avance, mais c'était peu probable. Et même si c'était déjà fait, cela ne coûtait rien de transmettre un nouveau message.
Elle sortit de son sac un morceau de papier, et un crayon à mine de graphite.

" Les humains sont sur votre piste. Ils sont actuellement près du col où je vous ai rencontré, sur la ligne de crête au sud. Ils gardent Sohel prisonnier, je ne sais pas pourquoi. Ils ont des envoyés de Togoria avec eux."

Elle signa, roula soigneusement le message et le glissa dans une sorte de bague que l'aigle portait à la patte et qui semblait prévue à cet effet. Elle lui envoya l'image mentale d'Orug, et l'aigle s'envola aussitôt.
Il fallait espérer qu'Orug sache quoi faire… Les seules issues possible, selon elle, étaient que Brukh se rende, ou qu'il parvienne à se cacher durablement en espérant que les humains finissent par se décourager.

La nuit tombait peu à peu. Là-bas, dans le campement, Sohel s'était allongé, toujours attaché, et semblait dormir. Sans doute se plongeait-il dans sa transe elfique. Il lui serait simple de se faire détacher les mains, s'il le souhaitait. Devait-elle réellement intervenir ? N'allait-elle pas le mettre en danger s'il se faisait prendre en train de chercher à s'évader ? Et puis, si les orques étaient prévenus, c'était bien l'essentiel : ils finiraient par libérer le druide puisqu'ils n'avaient rien à lui reprocher.
Incapable de se décider pour une action ou une autre, elle finit par décider qu'elle était tout simplement trop fatiguée pour trancher. Il était temps qu'elle dorme, elle aussi...

[Voyageuse]

La réponse d'Orug lui parvint le lendemain en milieu de journée, alors qu'elle suivait, à bonne distance pour ne pas risquer d'être repérée, les traces des villageois. A tout hasard, elle avait envoyé Prince rejoindre Sohel, à l'aube, pour éventuellement couper ses liens. Mais le druide avait chassé l'écureuil avec douceur. Il était clair qu'il comptait rester prisonnier. Un moyen peut-être de prouver aux humains sa bonne volonté… ou la crainte de se mettre en danger s'il tentait une évasion ? Elle n'en savait rien, mais avait décidé de suivre le groupe à distance, au cas où.
Zéphir fondit sur elle alors qu'elle s'apprêtait à déjeuner -réalisant au passage qu'elle n'avait pas emmené beaucoup de provisions et devrait certainement faire appel à la magie pour se sustenter. L'aigle avait un message attaché à la patte, très succinct.

"Sois en fin d'après-midi au bord du lac qui se trouve en contrebas, à gauche de la ligne de crête".

Le lac en question, elle l'apercevait d'ici. Bien plus petit que le lac Tigo, il étincelait de mille feux sous le soleil estival. Le rejoindre lui prendrait trois bonnes heures. Il était inutile qu'elle perde davantage de temps à suivre les villageois : elle saurait toujours retrouver leur piste au besoin, d'autant qu'elle avait laissé Prince, sous sa forme d'abeille, s'agripper aux vêtements du druide pour le suivre et la tenir au courant d'un éventuel problème.

Elle dut patienter un moment au bord du lac avant que l'orque ne paraisse. L'eau étant poissonneuse à souhaits, elle avait mis ce temps à profit pour pêcher de quoi dîner -et si possible déjeuner le lendemain. L'été était généreux, offrant à qui savait les trouver ses fruits et ses légumes en abondance, et elle eût tôt fait de renouveler ses réserves. Il lui restait des galettes, bref, de quoi tenir deux ou trois jours sans avoir à se préoccuper du ravitaillement.
" Bonjour... fit une voix rocailleuse dans son dos, la faisant sursauter.
- Bonjour.
- Merci pour ton message. Le clan va se mettre à l'abri dans des lieux où les hommes ne pourront pas les suivre..."
Voilà qui augurait mal de la suite. Il lui semblait peu probable qu'il existe sur Toril un lieu que les humains ne puissent tenter d'atteindre.
"Ils vont vous chercher…
- Ils se lasseront…
- Et… si ça dure trop ? Ils pourraient décider que vous êtes tous complices d'un fugitif et capturer tous les orques qu'ils pourront…
- Tu as une meilleure solution à suggérer ? Nous ne leurs donneront pas Brukh. Il est innocent…
- Mais il a quand même…
- Peut-être pas selon les critères humains, mais ils nous importent peu. Il a été victime des préjugés et de la haine que les humains nous portent. Il n'a rien commis de déshonorant ni trahi son peuple. Il n'a rien à se reprocher."
Astrée soupira.
" Il y a des envoyés de Togoria parmi eux. Peut-être seraient-ils plus impartiaux…
- Non. La haine, ou au moins la défiance, entre Togoria et mon peuple est ancienne et solidement ancrée.
- Il faudrait faire venir un juge de Luménis…
- Non. Ça ne servirait à rien. Crois-tu vraiment que notre chef acceptera de voir son fils jugé par un humain ?..."
Elle soupira.
" Nous avons discuté avec Sohel des solutions possibles… Peut-être qu'il serait plus simple que Brukh se cache seul sans que les autres orques sachent où il est ? Le clan ne pourrait pas renseigner les humains, mais au moins vous ne serez pas accusés de cacher un fugitif et ils vous laisseront tranquilles…
- Bien sûr que non : ils ne nous croiront pas si nous disons que nous ne savons pas, ou si nous disons ne pas l'avoir vu. Ils nous considéreront comme complices…
- Ils ne pourront le prouver.
- Tu crois que ça a la moindre importance ? Non, Astrée. C'est leur conviction qui primera. Et si nous choisissons cette option, ils continueront à poursuivre Brukh, tout en nous surveillant, au cas où. La situation deviendra intolérable pour nous. Mon peuple n'est pas réputé pour sa patience et son sens de la diplomatie..."
Astrée hocha la tête lentement, en soupirant. Orug avait raison. Ces solutions n'étaient pas viables pour son peuple.
"Nous allons nous mettre à l'abri. Ils ne nous trouveront pas. Ils ne sont pas équipés pour un séjour trop long, ils seront forcés de renoncer.
- D'autres viendront...
- Les montagnes sont vastes… Et il est des lieux facile à protéger, à défendre.
- Si vous les attaquez, ils prendront ça comme une déclaration de guerre…
- Nous n'attaquerons pas sans sommation… Et s'ils envahissent notre territoire, nous sommes en droit de nous défendre. Ils comprendront que leurs lois ne s'appliquent pas sur nos terres. Et nous sommes trop nombreux pour qu'ils se lancent dans une guerre..."
Elle n'était pas convaincue. Il lui semblait qu'à force de devenir de plus en plus tendue, la situation pouvait dégénérer. Que les humains ne s'avoueraient pas vaincus si facilement.
"Les gens de ma race sont têtus… Ils vont s'obstiner…
- Sohel leur parlera. S'il le faut, j'irai leur parler également, ou nous enverrons un ambassadeur. Ne t'en fais pas. Et rentre chez toi… Tu ne seras d'aucune utilité ici.
" Je ne vais pas laisser Sohel prisonnier !
- S'il le reste, c'est de son propre chef. Il est capable de fuir. Fais-lui confiance… Ils veulent sans doute éviter qu'il ne nous prévienne, ce que tu as réussi à faire. Quand ils comprendront que nous sommes cachés, et qu'il n'y est pour rien, ils le libéreront. D'ici là, il aura pris la mesure de leur état d'esprit. Et aura peut-être réussi à semer quelques graines de paix..."
Le druide sourit.
"Allez, cesse de te tracasser pour des choses auxquelles tu ne peux rien. Tu as aidé Brukh, et tu nous a prévenus. Nous te sommes redevables de cela. Mais tu ne peux rien de plus. Préoccupons-nous plutôt de manger un morceau ! Nous discuterons plus tard… ou demain !"
Le soleil déclinait à l'horizon, et il était temps, en effet, de préparer un feu pour faire cuire ses poissons. L'orque avait amené quelques provisions lui aussi, et il étendit une sorte de natte de paille sur le sol. Il avait donc prévu de partager son bivouac. L'idée la mit un peu mal à l'aise, malgré elle, sans qu'elle sache pourquoi. Peut-être parce qu'il était de sexe masculin, peut-être à cause de l'agression à laquelle elle avait échappé. Ou simplement parce qu'elle préférait la solitude… Mais au fond, n'était-il pas préférable d'avoir à ses côtés un être de ce gabarit pour veiller sur leur sommeil ? A la réflexion… c'était plutôt une bonne chose.
" Au fait... Me diras-tu comment ton écureuil a réussi à tromper ma vigilance ?
- Non, répliqua-t-elle immédiatement, sur un ton peut-être plus dur qu'elle ne l'aurait voulu et qu'elle tenta de radoucir, en expliquant : C'est son secret...
- Ah... Dommage....

[Voyageuse]

Une fois son malaise dissipé, Astrée se décida à surmonter sa timidité pour discuter longuement avec l'orque. Elle avait envie de comprendre d'où venait cette haine et tous ces préjugés -qui n'étaient pas forcément faux, elle était bien placée pour le savoir-, et pour cela de connaître l'histoire des relations antre les humains et les orques.
Le druide lui parla des temps immémoriaux, avant que les hommes n'envahissent l’île, cette époque lointaine où les montagnes appartenaient aux orques et aux nains, selon les régions, et les forêts aux elfes ; il lui parla des hordes de centaures galopant dans la Trouée des chevaux, des licornes dans la vallée du nirvana, d'un dragon dans les montagnes éponymes, de dryades et d'arbres animés, de trolls, de géants, d'ogres et de gobelins, de loups-garous et d'araignées géantes, et de bien d'autres espèces, bonnes ou mauvaises, devenues plus rares depuis la venue des hommes. Ces temps étaient révolus et il ne les avait pas connus, évidemment, mais les druides de son peuple se transmettaient ces récits de génération en génération. Les elfes, bien sûr, en savaient bien davantage, et il l'encouragea à se rendre en Lorien, à la rencontre du Beau Peuple, si elle voulait vraiment connaître les secrets de l'île. Malgré la haine que se vouaient leurs peuples, et qui lui interdisait de s'y rendre lui-même, il semblait éprouver un certain respect pour les elfes. En réponse à son étonnement, il lui expliqua que c'était grâce à Sohel, qui lui avait autrefois sauvé la vie face à des humains, alors qu'il n'était qu'un enfant, et qui l'avait encouragé à se tourner vers le druidisme, une profession plutôt rare chez ceux de son clan.
La soirée fila sans qu'ils s'en aperçoivent, et les étoiles scintillaient de mille feu dans la nuit sans lune, lorsqu'enfin Astrée alla s'allonger dans son hamac. La discussion l'avait apaisée, détournant son esprit de ses inquiétudes présentes. Qu'étaient-ils, finalement, à l'échelle du monde, à l'échelle de l'immensité des univers et du temps qui les façonnait ? Rien.

A son réveil, Orug n'était plus là, et il n'avait laissé nulle trace permettant de le suivre. Il était certainement retourné auprès de son peuple, pour aider les orques à se cacher loin des humains. C'était son rôle…
Quant à elle, son rôle n'était pas clair, sa mission non plus. Mais elle était certaine d'une chose*: elle ne voulait pas laisser Sohel seul. Elle était responsable de la situation, elle se sentait le devoir d'agir. Ou au moins d'être là.
Elle suivit ainsi l'expédition, à distance, pendant deux jours et deux nuits, veillant à rester suffisamment loin pour ne pas être repérée. L'aigle de Sohel apparaissait parfois dans le ciel, semblant veiller sur elle, et il informait certainement le druide de sa position. Mais elle ne savais pas quoi faire d'autre que de poursuivre ainsi. Elle ne se sentait pas le droit de l'abandonner à son sort.

[Voyageuse]

Enfin vint le moment où les humains cessèrent leur avancée. Elle était trop loin pour savoir pourquoi*: manquaient-ils de vivres, tout simplement ? Avaient-ils perdu la piste ? Cachée un peu en hauteur, presque sur la ligne de crête, elle devina des discussions animées, vit de petites groupes s'égailler dans la nature, puis revenir. Et, enfin, ils se décidèrent à libérer Sohel, avant de faire demi-tour en direction d'Auregard. Elle vit l'elfe s'éloigner des autres dans les rochers, avançant plus ou moins dans sa direction. Elle descendit de l'autre côté de la crête, à la recherche d'un endroit où l'attendre sans risque d'être surpris. S'ils venaient par là, c'était certainement parce que son aigle lui avait indiqué où elle se trouvait.
" Alors, tu m'as suivi..."
Le ton était mi-sévère, mi-résigné. Le druide l'avait rejoint en un rien de temps, plus rapide qu'elle dans ces montagnes qu'il connaissait bien. Prince l'avait devancé, abeille bourdonnante à ses oreilles.
"J'étais inquiète…
- S'ils me voulaient du mal, ils ne m'auraient pas traîné avec eux.
- Je sais mais… Je voulais être là, au cas où tu aies besoin de moi…
- Je comprends. Mais, Astrée… Tu dois aussi apprendre à accepter le fait de ne rien pouvoir faire. Souvent, notre rôle se limite justement à laisser faire la nature, et dans ces moments-là, une tendance à vouloir agir à tout prix pourrait se révéler néfaste."
Astrée acquiesça d'un signe de tête, avec une légère grimace.
" Mais tu as pu faire quelque chose, tout de même. Tu as prévenu les orques. C'était important.
- Ils ont décidé de se cacher. Tous.
- Je sais. Leur piste a fini par disparaître dans la rocaille, et je pense que Orug a aidé à la dissimuler. La montagne est un refuge sûr, qu'ils connaissent bien. Les humains ne les trouveront pas de sitôt. Je pense qu'ils l'ont compris…
- Ils abandonnent ?
- Je n'ai pas de certitude. Les Auregardiens savent qu'ils ne sont pas de taille à poursuivre et affronter tout le clan orque, et ils espèrent l'aide de Togoria. Mais l'affaire est suffisamment floue pour que les autorités hésitent à se lancer dans une action d'envergure. J'ai pu leur donner la version que tu m'avais racontée, celle de Brukh, que les villageois avaient bien sûr à peine évoquée. Les envoyés togorians disent qu'ils vont réfléchir. Ils vont rentrer en ville pour faire leur rapport avant toute chose. Et ils vont certainement opter ensuite pour un jugement par contumace, et ne mener d'action contre Brukh qu'une fois l'affaire jugée, si le juge considère qu'il y a un véritable meurtre.
- Donc… Il ne va rien se passer dans l'immédiat ?
- A mon avis, rien dans les veilles à venir. Mais je peux me tromper, bien sûr."
Astrée laissa échapper un soupir de soulagement. C'était une bonne nouvelle. Les autorités allaient certainement juger Brukh non coupable, ou au moins lui reconnaître des circonstances atténuantes. Elle l'espérait, en tout cas, de tout son coeur.
"Tu seras peut-être convoquée, pour un témoignage, poursuivit le druide. En l'absence de Brukh, tu peux parler en son nom, donner la version qu'il t'a racontée. Je leur ai dit que je saurai où te trouver… et eux sauront me contacter. Nous préviendrons brukh, bien sûr, de la situation.
- Ah…"
Elle grimaça.
" Et… je risque quoi… pour avoir aidé un accusé à s'enfuir ?
- Aucune idée. Ils ont insisté sur le fait que ta collaboration à l'enquête et ta présence au procès jouerait en ta faveur…
- Bon. D'accord, j'irai."
Elle n'avait guère d'autre choix.
" Et au fait… Pourquoi te gardaient-ils prisonnier ?
- Pour ne pas que je prévienne les orques. Je leur ai dit qu'ils s'attendaient certainement à des recherches et se cachaient, de toute façon. Et ils ont pu constater que c'était le cas, sans qu'ils puissent m'accuser de complicité. Me garder n'avait donc plus aucun sens."
L'elfe se leva, souplement.
" Rentrons. La route est longue, et je ne peux pas t'emmener dans un voyage dans les arbres…
- Dommage, ça aurait été intéressant*!
- Il va te falloir attendre un bon nombre d'années pour l'expérimenter. Mais en attendant… contentons-nous de nos pieds ! Hum… As-tu pensé à me prendre des vêtements de rechange ?
- Heu… Non… je ne pensais pas aller aussi loin. J'ai juste une couverture de plus...
- Et bien tant pis, je resterai sale jusqu'à la prochaine lessive ! Allons, en route !"

[Voyageuse]

Sohel connaissait des raccourcis dont Astrée n'aurait jamais soupçonné l'existence. Mais même ainsi, il leur fallut deux jours pour rejoindre le bosquet sacré au bord du lac Tigo.
Ils retrouvèrent la petite clairière cachée dans l'état exact où la rôdeuse l'avait laissée. Nul n'avait touché à leurs affaires, tout était intact -à l'exception des reliefs de nourritures, petits os ou arêtes, qui avaient fait le bonheur des bestioles du voisinage.

Et ils reprirent, comme si de rien n'était, leurs leçons rituelles. Les nouvelles des humains leur parviendraient en temps utile, et Sohel ne semblait pas s'en inquiéter. Il l'emmenait régulièrement en reconnaissance dans les environs, organisant parfois des expéditions de deux ou trois jours. Chaque fois, il lui fallait faire l'inventaire des espèces présentes, des liens existant entre elles, et faire des hypothèses sur ce qui pouvait menacer l'équilibre de l'écosystème et la façon d'y remédier. Il lui montra, à distance, la tanière d'une famille ourse, paisible mais méfiante. Puis ce furent des grottes abritant des araignées géantes, et probablement un ou deux ettercaps, qu'elle avait tout intérêt à éviter : elle représentait une proie pour leurs races. Elle le savait fort bien : elle en avait déjà fait les frais, et ça n'était pas une sensation agréable. Sa remarque fit franchement rire le druide lorsqu'elle s'en ouvrit à lui : pourquoi les humains avaient-ils cette envie de se croire à l'abri de tout prédateur ? Ils faisaient partie de la Nature, comme toutes espèce vivante. Et pouvaient donc servir de nourriture à d'autres et être chassés.

Il l'entraîna ensuite auprès d'une meute de loup qui se reconstruisait peu à peu après avoir frôlé de trop près les humains du village voisin et subi de lourdes pertes. Ils avaient changé de territoire, s'éloignant des hommes, mais ils en gardaient une haine farouche et Astrée savait qu'elle avait tout intérêt à ne pas s'approcher d'eux si elle pouvait l'éviter.
" Ils haïssent les hommes, et ont de bonnes raisons pour cela. Mais les loups sont des animaux pourvus d'une certaine intelligence. Tu vas devoir te rendre auprès d'eux, et gagner leur confiance. Te faire accepter par la meute.
- Mais… pour quoi faire ?
- Pour rien. Simplement parce que c'est une compétence que tu dois apprendre à maîtriser. Un défi à relever.
Les premières tentatives d'Astrée se soldèrent invariablement par une fuite éperdue, et plusieurs fois elle dut la vie sauve à la présence providentielle d'un arbre sur son chemin. Il lui fallut quatre jours d'essais infructueux avant de parvenir à modifier son comportement, ses attitudes. Pas une seule fois Sohel ne la guida, ne chercha à influencer ses actions. A son grand désarroi, elle dut se débrouiller seule. Observer longuement la meute, comprendre les liens qui unissaient les loups entre eux, repérer le couple dominant, la hiérarchie de la meute. C'était la confiance des chefs qu'il lui fallait gagner, et pour cela elle devait les atteindre, s'approcher d'eux sans se frotter aux autres, puis se montrer aussi soumise que les membres de la meute. Imiter leur comportement. Mais avec son odeur et son aspect humain, c'était mission quasiment impossible.
Mais Sohel avait dit qu'elle devait le faire, et elle s'obstina, encore et encore. Elle finit par ne plus être chassée, ne plus être poursuivie, simplement observée avec méfiance. C'était une première étape, même si les loups grondaient dès qu'elle faisait mine de s'approcher de leur tanière. Il lui fallut près d'une demi-veille supplémentaire pour qu'ils cessent de se défier d'elle et acceptent réellement sa présence -au moins en apparence.

Sa fierté, devant cette réussite certainement minime pour un druide expérimenté, fut immense. Et les leçons se poursuivirent, jour après jour. Elle progressait, insensiblement, apprenait à ouvrir son esprit, à mieux ressentir les choses. A mieux maîtriser ses sortilèges, aussi : chaque jour, son mentor lui indiquait trois ou quatre sorts à maîtriser, pour qu'elle les teste dans la journée et puisse évaluer leur impact exact, leurs limites, les conditions dans lesquels elle pouvait les utiliser. Et chaque soir, elle apprenait de nouveaux mots de la langue des druides, ou parfois en sylvestre. Ce n'était pas le domaine où elle réussissait le mieux, mais apprendre le sylvestre lui tenait à coeur et, à force d'obstination, elle avançait.

[Voyageuse]

Le mois de Flammerige avançait, déroulant son cortège de journées chaudes et ensoleillées. La végétation souffrait, et les cours d'eau étaient presque à l'étiage.
" La Longue Nuit approche, fit remarquer Sohel à Astrée. C'est chaque année l'occasion d'un rassemblement druidique sur les hauts plateaux qui bordent la Lorien à l'ouest, plus ou moins à la frontière des territoires humains et elfiques. Je pense que ça devrait t'intéresser... Et puis il est d'usage que les nouveaux druides y soient présentés à la communauté."
Bien entendu, cela l'intéressait au plus au point. Pas seulement parce que ce serait l'occasion de rencontrer d'autres druides : la Lorien lui paraissait une région fascinante. Son regard brillant d'excitation n'échappa au vieux druide.
" Tu vas y aller par tes propres moyens. Moi, je dois rester ici pour voir comment les choses évoluent avec les orques : même si je suis confiant, je préfère attendre le dernier moment pour partir. Je te rejoindrai là-bas... sans doute par la voie des airs, si tu veux bien te charger de me transporter quelques affaires. Mais toi, tu vas partir dès demain, et prendre le temps d'observer un peu certaines choses, en route."
Il lui indiqua, sur une carte sommaire, le lieu où elle devait se rendre, mais surtout un village où elle devait impérativement faire halte : Roquebrune, dans les contreforts nord-est du massif. Les villageois avaient eu quelques soucis avec une meute de loup à l'automne précédent, et l'elfe avait dû intervenir. Depuis, les loups avaient déplacé leur territoire et tout était rentré dans l'ordre, mais Sohel souhaitait qu'elle vérifie que les choses s'étaient durablement apaisées.


Elle se mit donc en route le lendemain à l'aube, mettant le cap à l'est. Le village en question était à deux jours de marche, dans un paysage quasiment minéral et complètement désertique. Le soleil cognait dur, l'ombre était rare, le gibier invisible. Elle eût tôt fait d'épuiser ses maigres provisions, et vit apparaître les premiers signes de civilisation, au détour d'un col, avec un certain soulagement. Quelques prairies d'altitude où paissaient des moutons, des cultures en terrasse s'étageant jusqu'à la vallée en contrebas : le contraste avec la région qu'elle venait de traverser était net.
Le village, blotti contre la roche au fond d'une vallée, devait compter une vingtaine de maisons, serrées les unes contre les autres comme pour se protéger des froidures hivernales. Sous les rayons du soleil de cette fin d'après-midi, les murs de pierre étincelaient de chaleureux reflets roux et dorés. Elle devinait, de loin, deux ou trois hommes ramassant des fruits, un gosse avec quelques chèvres, un pêcheur au bord d'un ruisseau. L'endroit paraissait plutôt accueillant, vu d'en haut. Et l'idée de dormir pour une fois avec un toit sur la tête n'était pas déplaisante. Elle s'engagea donc sur le sentier qui descendait du col, serpentant entre les rochers, les vignes et les champs.

[Galathée]

Il en fut de peu qu'elle ne trébuche quand elle ressentit le léger picotement dans le front qui précédait les communications par magie.
Une voix se matérialisa dans son esprit, sans qu'elle puisse s'en défendre.
Bonjour Astrée. Peux-tu converser ? C'est Tybert.
Elle l'aurait sans doute reconnu sans la précision.

[Voyageuse]

Le contact mental la fit sursauter, et la stupéfaction l'empêcha un instant de répondre. Tybert... Elle ne s'attendait certes pas à entendre sa voix résonner dans son esprit. Et l'inquiétude l'envahit aussitôt : était-il arrivé quelque chose à Reynald ? C'était la première explication qui lui venait à l'esprit... mais certainement absurde : pourquoi Tybert l'aurait-il contactée ?
" Oui... bafouilla-t-elle, se souvenant de sa question. Heu... Un souci ?"
Ou alors... Non... Peut-être que Reynald avait reçu sa lettre ?