La Couronne de Cuivre

" C'est le cas aussi pour certaines potions dans la vraie vie, non ? demanda Baptiste. Par exemple, pour fabriquer une potion de Force du Taureau, il faut des poils de taureau.
— Tu avais déjà dit que tu nous raconterais la suite des aventures de Gérard ! Moi je propose qu'on monte tout de suite, d'ailleurs !
— Bonne idée !"
Ils semblaient prêts à grimper dans leur chambre... en échange d'une bonne histoire.

Et il leur en offrit une, plus longue que la dernière qu'ils avaient entendue en compagnie des petits halfelins. Après tout, il n'était pas encore très tard et ils n'avaient rien de particulièrement épuisant prévu le lendemain... Bref, il narra donc l'une des multiples aventures de Gérard de Berge au cours de laquelle le héros devait enquêter sur une maison acquise par un riche marchand et qui s'était révélée hantée. Sauf qu'en réalité, de hantise, il n'était point question : non, la fauteuse de trouble était simplement une Célicole farceuse qui entendait bien demeurer tranquille en cette demeure qu'elle prisait fort.

Les enfants s'endormirent peu après la fin de l'histoire, d'abord Victor, entre deux gloussements, puis Baptiste, après quelques soupirs et autres retournements. La nuit fut tranquille, la pluie tombait par intermittence et une brise légère sifflait dans les ardoises du toit, ébranlant parfois le châssis des fenêtres. Au petit matin, ils furent réveillés par le chant du coq. Le petit déjeuner les attendait déjà et ils s'élancèrent une heure plus tard environ, sur la piste cahotante. Ils entraient dans la dernière partie du périple avant Togoria, la route grimpait et le décor autour d'eux était désormais plus accidenté, rocailleux, les montagnes se dressant à l'est et à l'ouest en gardiennes immobiles et majestueuses.
Comme annoncé, deux cavaliers les flanquaient, aux aguets.
A la mi-journée, ils firent une halte pour se restaurer. Le ciel était menaçant et Humphrey leur demanda de ne pas traîner. Il y eut cependant un incident : un des marchands n'avait plus de pain. Il était certain d'en avoir empaqueté le matin même, mais il n'y en avait plus dans son sac.

Taliesin lui proposa aussitôt de partager son repas avec lui.
Avec des animaux sauvages dans les parages et un trajet cahoteux où pouvaient se produire bien des incidents susceptibles de les ralentir, il n'avait aucune envie qu'ils se mettent à perdre du temps pour des broutilles. Non, il avait plutôt hâte qu'ils se remettent en route et qu'ils parviennent à destination, laquele marquerait le début d'une nouvelle étape pour leur périple.

Ils repartirent. Le vent avait forci et il se mit à pleuvoir. Le véhicule avançait désormais au pas, car la pente était raide. On entendait le cocher haranguer les chevaux, le fouet claquer par intermittence. De temps en temps un roc dégringolait sous un sabot, mais ils repartaient toujours. Puis, brusquement, sur un replat, alors qu'ils avaient peut-être progressé depuis une heure, le coche s'immobilisa. Un des cavaliers monta à la hauteur de la fenêtre de Victor (Baptiste s'était endormi, lui), et se dressa sur ses étriers. Taliesin entendit un mouvement sur le toit, quelque chose qui se déplaçait brusquement, puis un cri aigu retentit et le cavalier s'éloigna au petit galop, emportant quelque chose. Victor se pencha par la fenêtre du coche, la curiosité piquée, pour suivre ce qui se passait.

Curieux lui aussi, il s'efforça également d'observer la scène, tout en se tenant prêt à tirer Victor loin de la fenêtre à la moindre alerte.
Il n'était pas vraiment inquiet : au fil du temps, il avait commencé à se défaire de la désagréable impression que le malheur frappait pile là où il menait ses pas. Non, il penchait plutôt pour un petit incident qui serait rapidement résolu.
Au pire, il pourrait toujours aller récupérer son arc et son épée : ce n'était pas comme s'ils étaient très loin...

Le cavalier s'était éloigné d'une dizaine de toises et il jeta quelque chose sur le sol. Quelque chose qui portait des vêtements et qui hurlait à pleins poumons. L'homme sauta de son cheval et flanqua un violent coup de pied à la petite silhouette recroquevillée, tout en l'invectivant d'une voix sourde. Il remonta aussitôt en selle et revint vers le coche au trot.
" C'est un enfant." dit alors Victor à mi-voix.
Et il avait manifestement raison : on entendait ses sanglots perçants s'entrecroiser avec le sifflement du vent.

Le barde ne fit ni une ni deux : il se pencha par la fenêtre et héla le cavalier.
-Pardonnez-moi, messire, mais pourriez-vous nous expliquer ce qui se passe ? s'enquit-il, poli. Je ne doute pas qu'il y ait une excellente raison à ce qui vient de se passer mais je dois avouer que lorsqu'on l'ignore, la scène est quelque peu... choquante.
Et c'était un doux euphémisme.

" Rien qu'un clandestin. Faut pas vous en faire, messire, on s'ra pas en retard."
Le coche s'était d'ailleurs remis en mouvement sur la piste rocailleuse. Le ciel était de plus en plus noir. Derrière eux, la petite silhouette s'était redressée, mais on ne distinguait pas grand chose de ses traits, sinon une touffe de cheveux sombres.
" On ne va pas le laisser sur le bord de la route, quand même..." murmura Victor.
A côté de lui, Baptiste émergeait.

-Non, on ne va pas.
Conscient que le véhicule ne s'arrêterait nullement et que les autres passagers risquaient de protester fortement s'il ne faisait même que le suggérer, il fouilla dans sa poche, prit sa bourse et, rapidement, glissa quelques pièces dans la main de Victor.
-Baptiste et toi, vous restez à l'intérieur et vous prenez une chambre o l'auberge où s'arrêtera le coche. De mon côté, je vais conduire ce gosse au village le plus proche et je vous rejoindrai. Et vous ne devez pas vous en faire : avec mon destrier fantôme, il se peut même que je vous rattrape avant que vous ayez touché au but.
L'instant suivant, il ouvrait la portière et, souplement, sautait au dehors.
Clandestin où non, on ne rossait pas un môme de la sorte et on ne l'abandonnait pas sous la pluie, surtout dans une région où des bêtes sauvages avaient attaqué récemment.

" Quoi, mais non, je viens avec ! s'exclama Victor en sautant du coche à sa suite.
— Et moi aussi !" dit Baptiste, à peine réveillé.
Le véhicule s'arrêta quelques mètres plus loin.
" Mais qu'est-ce que vous faites ?" s'emporta Humphrey, sous son capuchon.

Il prit une profonde inspiration.
-Avec tout le respect que je vous dois, messire, nous venons de voir un malheureux gamin se faire cogner sévèrement avant d'être abandonné en pleine nature, nature où, soit dit en passant, des bêtes sauvages rôdent au point qu'on accorde une escorte aux véhicules qui la traversent. Clandestin ou pas, horaire à respecter ou pas, on ne traite pas un enfant de cette façon. Alors soit vous attendez deux minutes le temps que j'aille le récupérer, histoire qu'on le dépose dans quelque hameau où il ne risquera pas de se faire dévorer, soit vous attendez cinq minutes le temps que nous prenions nos affaires et dételions notre monture, car il sera alors hors de question que mes fils et moi continuions à voyager avec une compagnie capable de tant d'inhumanité.

Le cocher parut hésiter. La pluie redoublait d'intensité.
" Qu'il le détache, son maudit canasson, intervint l'un des cavaliers. Les procédures de la compagnie sont claires."
Humphrey grimaça.
" Vous ne voulez pas remonter ? C'est un gosse du coin. Il va se débrouiller."

Il soupira.
-Je suis désolé mais je ne peux pas rester les bras croisés alors que j'ai été témoin... et que mon fils a été témoin... d'un acte de brutalité allant à l'encontre de nos principes. Prendre ce gamin à notre bord vous retarderait bien moins, vous causerait bien moins de tracas mais puisque vous êtes tenus par votre sacro-saint réglement... Soit.
Il se tourna vers les garçons.
-Baptiste, récupère ce qu'on a éventuellement pu laisser dans le coche. Victor, viens m'aider à dételer minuit.
Qu'aucun des autres passagers ne se soit offusqué le troublait, mais il ne s'y attarda pas.

" Et si on payait pour lui ? demanda Victor à mi-voix. Ils seraient sûrement d'accord de le prendre, non ?"
Baptiste était remonté dans le coche, manifestement assommé par la succession des événements. Les cavaliers attendaient qu'ils en aient fini, manifestant leur impatience. Le cocher, sur son banc, s'était retourné vers l'avant, sans plus regarder ce qui se passait.
Et la pluie tombait de plus belle.

Autant ne pas pardre de temps.
-Si nous payons sa place, le prenez-vous à votre bord ? lança-t-il au cocher, d'une voix forte.
Il se tenait prêt, en cas de réponse négative, à accélérer le mouvement : il se moquait un peu de mettre en retard cette compagnie si brutale et ces passagers si indifférents mais il voulait trouver un abri pour que les enfants et lui ne soient pas trempés comme des soupes.

" D'accord, dit le cocher avant que les cavaliers ne puissent réagir. Mais grouillez-vous, sinon nous serons coincés dehors de nuit, et avec ce qui traîne..."
Victor sourit à Taliesin et courut vers le gosse allongé dans l'herbe humide. Baptiste, hésitant, resta perché à l'entrée du coche.
L'enfant ne devait pas avoir huit ans. Vêtu de guenilles brunâtres, il avait les cheveux noirs et un regard vert un peu trouble. Quand il les vit approcher, sa première réaction fut de déguerpir à quatre pattes.

Il ne fallait surtout pas qu'il fuie...
-N'aies pas peur, petit, dit-il de son ton le plus apaisant. Personne ne te tapera plus dessus. Nous alons payer ta place dans le coche : nous te déposerons chez toi si c'est sur ton trajet ou nous t'y amènerons plus tard si c'est trop à l'écart de la route. Mais s'ilt e plait, viens, sinon ils vont partir sans nous.

Il s'immobilisa et se retourna, le dévisageant de ses grands yeux verts, suspicieux. Victor lui fit un sourire et lui tendit la main.
" Tu peux le croire. C'est un gentil."
Le gosse hésita encore un instant.
" Dépêchez-vous !" cria Baptiste depuis le coche.
Le petit garçon retroussa le nez, lorgnant Taliesin avec méfiance, puis prit la main de Victor, mais sans quitter le barde des yeux. Ils retournèrent vers le coche à petits pas, car l'enfant trébuchait dans les pierres, pieds nus, et grimaçait régulièrement. Sous le regard mauvais des cavaliers, ils grimpèrent à bord. A l'intérieur, le marchand edhoran regardait par la fenêtre opposée, manifestement agacé par l'intermède. L'autre, embarrassé, avait ouvert une couverture sur le siège et adressa un sourire gêné à Taliesin quand il arriva avec les deux enfants.
Le coche s'ébranla aussitôt dans la tourmente.

Le barde sourit avec reconnaissance au second marchand. Bien sûr, celui-ci n'avait rien fait pour le soutenir mais... Son embarras et son geste de bonne volonté étaient rassurants quand à sa nature et lui faisais se sentir moins seul face à l'indifférence de l'autre commerçant, de leur escorte e tdu cocher.
-Petit, si tu as trop mal, je peux te soigner, dit-il à l'enfant.
Qui était plutôt, à son avis, un orphelin perdu qu'un gosse du coin jouant aux passagers clandestins pour le plaisir.

L'enfant le dévisageait toujours avec suspicion, presque hostilité. Il s'était emmitouflé dans la couverture, et on ne voyait que sa tête dépasser. Il dégageait une odeur pour le moins désagréable.
" Tu peux lui montrer. Il va pas te faire de mal. C'est une sorte de magicien." dit Victor.
Baptiste demeurait silencieux, encore mal réveillé, un peu stupéfait, sans doute, d'avoir émergé au coeur d'une crise.
L'enfant secoua vigoureusement la tête, buté, se racrapota sous la couverture et jeta un regard mauvais au barde. Celui-ci pouvait deviner qu'il avait mal, à la crispation de sa mâchoire, mais il n'était manifestement pas prêt à se laisser faire.

Etait-il muet ? Ou traumatisé ?
Ce qui était sûr, c'est que l'elfe se félicitait de ne pas l'avoir abandonné à son sort : dans le cas contraire, il n'aurait pas donné cher de la vie du malheureux gosse...
-Victor, tu veux bien le rassurer ? Je vais lui lancer un sort de soins légers : il souffre, c'est flagrant. Je pense que ça lui fera du bien, aussi, de voir qu'on n'entend pas le maltraiter. Mais voilà, il risque de paniquer durant l'incantation, aussi brève soit-elle.

" Le rassurer ? Mais comment je vais le rassurer ? s'exclama le gamin.
— Je veux pas ! dit subitement le petit garçon. Pourquoi tu le fais si je dis que je veux pas ? Fais gaffe, je vais te mordre ! Et je mords fort !"
Baptiste sursauta mais Taliesin eut l'impression qu'il allait rire. Le marchand togorian haussa les sourcils.
" Et bien..."

Ah, il n'était donc pas muet...
-Je ne doute pas que tu mordes très fort, mon garçon. Mais ce dont je doute, c'est que tu aies vraiment envie de continuer à avoir mal à cause de tes blessures. Du coup, je ne comprends pas ton refus d'être soigné.... Est-ce que tu as peur que je veuilles te piéger ? Te métamorphoser en quelque chose ? Est-ce que ça te rassurerait si je lançais le sortilèges d'abord sur moi, sur Victor ou sur Baptiste ?
Et de désigner les deux enfants.

" Ah non ! Pas sur moi ! s'exclama Victor, théâtralement. Je plaisante. Sur moi si tu veux."
Le gamin le regarda bizarrement, se demandant manifestement s'il était fou, avant de revenir vivement à Taliesin, comme s'il avait craint que le barde ne le prenne par surprise.
" Qu'est-ce que tu vas demander en échange ?" demanda-t-il, toujours suspicieux.

Mince, il avait dû en voir de dures pour demeurer aussi méfiant... Mais ne venait-on pas de le frapper violemment ?
-Les seules choses que je te demanderai ensuite, c'est ton nom et l'endroit où tu habites. Ainsi pourrons-nous te ramener chez toi.
A nouveau, il désigna Victor et Baptiste.
-Ce sont mes enfants. Et je n'aimerais pas qu'on leur tape dessus ou qu'ils se retrouvent seuls en pleine nature, sous la pluie, avec des animaux sauvages dans les parages... Et je n'aime pas que semblables choses arrivent aux enfants en général. OU à qui que ce soit, d'ailleurs. Voilà pourquoi je propose de t'aider. Tu n'auras rien à faire en retour.

Le gosse se redressa sous sa couverture.
" C'est déjà beaucoup, de me demander mon nom et d'où je viens. C'est des informations. C'est cher, les informations."
Il jaugea à nouveau le barde.
" Tu pourras pas me ramener chez moi. Mais je te dirai mon nom."

Se pouvait-il que le gamin erre en pleine nature depuis que sa famille ait été massacrée par les Rouges ? Peu probable : il était déjà très jeunes et tout cela remontait à deux ans... Enfin, il serait toujours temps de creuser la question plus tard.
-Très bien. Mais est-ce que je peux te soigner, à présent ? Ça me fait de la peine de te voir souffrir comme ça...
Sitôt l'accord de l'enfant obtenu, il incanterait.

" J'enlève pas la couverture." dit le gosse, défiant.
Puis il demeura immobile, fixant Taliesin de ses yeux pénétrants.
Victor paraissait satisfait de la tournure que prenaient les événements, Baptiste toujours un peu incertain.

-Ne t'inquiète pas, cela marchera même si tu gardes la couverture. Bon, je me lance : crois-moi, c'est très rapide et ça ne fait pas mal. Pour le coup, on ne sent même rien du tout.
Et de lever les mains pour incanter.

Taliesin --> Soins légers --> Enfant

-Voilà, est-ce que tu te sens mieux ? demanda-t-il quand ce fut terminé.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Route du Nord