La Couronne de Cuivre

Ni les enfants, ni Cordélia n'avaient de grandes idées sur l'endroit à choisir. Victor avait repéré des rochers bizarres dans le lointain et envisageait de marcher jusque là, à la grande horreur de son frère. Cordélia aurait préféré s'enfoncer dans le bois qui bordait la Féconde. Baptiste préférait un endroit ouvert où se coucher pour regarder les étoiles. Minuit broutait tranquillement l'herbe à ses sabots pendant que le groupe discutait. Ils optèrent finalement pour l'orée du bois, sur une sorte de replat d'herbes hautes qui leur fallut coucher en les piétinant. Il y avait quelques rochers plats, peu d'insectes, et la possibilité de monter leur tente s'ils craignaient de risquer la belle étoile.

Mais ce n'était pas son cas.
Il aimait dormir à la belle étoile, l'avait beaucoup fait jadis. Sans compter que le temps n'avait rien de menaçant et qu leur tente ne pourrait les abriter tous quatre...
Bref, il ne proposa pas de la monter et entreprit de rassembler de quoi allumer un feu.

Cordélia entreprit de plumer sa bécasse, tandis que Baptiste s'était remis aux fourneaux et confectionnait des sortes de galettes de farine avec des morceaux d'oignons et de courges, ainsi que quelques oeufs. Victor s'occupa de Minuit, de son côté, l'entravant pour la nuit. Le feu de Taliesin finit par prendre, les galettes et l'oiseau furent mis à cuire, et ils s'installèrent autour de la flamme, environnés par les bonnes odeurs de leur repas à venir.
" Tu crois qu'on a fait la distance qu'on avait prévu de faire ? demanda Baptiste en surveillant la cuisson de ce qu'il avait préparé.
— On n'a pas beaucoup avancé ce matin.
— On regardera la carte demain."

-Si tu veux. Mais ne t'en fais pas : peu importe si le trajet prend un ou deux jours de plus...
Oui, sauf que le gosse en avait déjà marre de marcher...
Lui, cela ne le dérangeait en rien : cela lui rappelait de bons souvenirs et il avait plutôt apprécié leur journée.
. Mais... il pouvait comprendre, aussi, que ça ne soit pas la tasse de thé de Baptiste.

Ce qui était certain, c'était que les enfants étaient fatigués. Baptiste piquait du nez avant même d'avoir terminé son assiette et il proposa de remettre la vaisselle au lendemain. Cordélia se proposa de s'en charger et emmena le tout vers la rivière. Les garçons profitèrent de son absence pour enfiler leurs tuniques de nuit et se tartiner d'onguent anti-moustique avant de disparaître sous leurs couvertures. Ils ne demandèrent pas d'histoires et s'endormirent avant même que la jeune femme ne reparaisse.
" Et bien... Ce sont des petits marcheurs, remarqua-t-elle en remontant de la rivière. Est-ce que vous croyez qu'on devrait faire des tours de garde ou je ne sais quoi ? Je n'ai aucune idée de la présence de prédateurs dans la région, je dois dire. Il y en a sûrement de 36 sortes différentes."

-C'est possible...
Il jeta un regard scrutateur aux alentours.
-Écoutez, autant ne pas prendre de risque et faire le guet. Si cela vous va, je prendrai le premier tour de garde et vous réveillerai quand je n'en pourrai plus.
Il pourrait lire durant les heures à venir puis entamer sa phase de repos par une phase de rêverie. Même s'il finissait par basculer dans le sommeil humain... cela compenserait en partie le fait de ne pas avoir droit à une nuit complète.

" D'accord, dit la jeune femme. Et n'hésitez pas, hein. Je suis plus solide que je n'en ai l'air."
Elle s'écarta ensuite en bordure de forêt et installa un hamac entre deux arbres, puis s'y glissa. Pendant quelques minutes, il sembla à Taliesin que Cordélia fredonnait en se balançant, mais les bruits de la nuit remplacèrent bientôt son murmure et il se retrouva seul avec le feu mourant, les deux enfants qui respiraient tranquillement dans l'herbe, fleurant le baume à la citronnelle, et la jeune aventurière assoupie.
Au-dessus de lui, le ciel était gris sombre, bouché, et les grenouilles se mirent à coasser aux alentours de la rivière.

Taliesin ouvrit son livre et s'y plongea.
Pareille lecture n'était pas forcément l'idéal quand on devait monter la garde car elle réclamait une grande concentration. Néanmoins, il lui fallait faire des pauses pour assimiler les implications complexes des paragraphes parcourus, pour y réfléchir, et il en profitait pour s'assurer que la nuit demeurait paisible.
Comme indiqué à Cordélia, il la réveillerait sitôt qu'il se sentirait près de sombrer. Mais à son avis, il avait encore quelques heures devant lui.

Pendant un long moment, la nuit demeura tranquille. De temps en temps, Taliesin entendait le cri d'un animal, parfois proche, parfois lointain, jamais vraiment inquiétant. Le barde avait passé suffisamment d'années sur la route pour connaître ces bruits ordinaires : chouette en maraude, renard en chasse, crapaud amoureux. L'atmosphère était vraiment sereine, les braises craquaient, la respiration des dormeurs se faisait discrète, avalée par la majesté de la nuit.
Et puis, à la faveur d'un regard distrait, il vit une lueur bleutée dans le lointain. Infime, comme une étincelle, qui disparut aussitôt derrière un repli du terrain. Elle fut suivie quelques secondes plus tard par une autre lueur, verte, qui dansa un moment dans l'air avant de disparaître. Ni l'une ni l'autre ne s'étaient élevées à plus de quelques pieds du sol, du moins était-ce son impression. Une lueur jaune rejoignit la verte, puis s'éteignit, puis la verte à son tour, mais trois lueurs bleues reparurent, stationnaires un instant, avant de s'évanouir à nouveau.

Evidemment, le phénomène ne manqua pas de l'intriguer et il resta un moment à l'observer.
Les lueurs, par leurs couleurs diversifiées, ne lui semblaient pas être de nature spectrale.
Il se voyait mal, aussi, les attribuer à quelque monstre.
Alors, de quoi pouvait-il bien s'agir ?
Aucune idée.
S'il avait été seul, il serait sans doute allé jeter un coup d’œil. Mais en l'occurrence, il ne pouvait pas s'éloigner.
Tout ce qu'il pouvait faire, c'était noter leur direction : peut-être pourraient-ils aller vérifier le lendemain matin.
Et d'ici là... Ne pas oublier de surveiller le reste des alentours.

Les lueurs dansèrent encore une bonne demi-heure puis s'éteignirent et la nuit redevint noire. A certains endroits, le couvert de nuages se déchira, révélant quelques étoiles, pas de lune cependant. Taliesin dut recharger le feu pour qu'il ne s'éteigne pas mais la provision de bois était suffisante. Baptiste se retourna en maugréant dans son sommeil, Victor repoussa sa couverture puis se redressa dans une demi-conscience pour la remettre et se rendormit aussitôt. Des moustiques bourdonnaient et venaient se brûler à la flamme du feu dans de petites étincelles odorantes. Un loup hurla, très loin vers l'est, dans la Lorien dont l'ombre formait une masse contre le ciel grisé. Puis il plut, quelques secondes à peine, des gouttes éparses. Taliesin commençait doucement à fatiguer...

Il lut encore quelques paragraphes, pour faire bonne mesure puis, quand cela devint trop difficile, il referma son livre, le rangea soigneusement et s'en fut réveiller Cordélia.
Ensuite, il pourrait enfin s'adonner à la rêverie et y puiser des forces.
Il en aurait besoin pour le lendemain.

Il lui fallut secouer la jeune femme pour qu'elle émerge, mais, un peu comme Victor, elle fut ensuite tout à fait réveillée et lui proposa d'occuper son hamac s'il le désirait. Ensuite, elle lui souhaita bonne nuit et alla s'installer au coin du feu. Taliesin, de son côté, entra aisément en Rêverie : aucun drame n'avait émaillé la journée, rien n'était susceptible de l'en détourner, d'autant que les derniers paragraphes qu'il avait lus étaient suffisamment ésotériques pour induire rapidement sa transe.
Il sombra dans un univers de couleurs et de formes, de souvenirs indistincts, de voix, d'émotions douces.
Et il s'éveilla à l'aube, après avoir glissé, comme chaque fois, dans un sommeil tout à fait humain. La rosée du matin avait tout trempé autour de lui et il éternua pour saluer le soleil. Le ciel était dégagé. Cordélia s'était endormie mais Baptiste préparait déjà le petit déjeuner.

Fichtre, vous parlez d'une guetteuse...
Enfin, le plus important, sans doute, était que rien de fâcheux ne se soit produit...
Il se leva et vint prêter main forte à Baptiste, tout en lui demandant s'il avait passé une bonne nuit.
Il jeta également des regards vers l'endroit au-dessus duquel les lueurs étaient apparues, même si ce serait probablement trop loin pour qu'ils ailent voir sur place - ils auraient déjà assez à marcher ce jour-là.

Il n'y avait rien de spécial dans la direction d'où étaient apparues les lueurs : juste les replis d'une colline, des buissons sans doute, un arbre, le tout trop lointain pour y courir par curiosité. Baptiste avait bien dormi, Victor ronflait comme un bienheureux, sur le dos, les bras écartés, et Cordélia s'éveilla en sursaut, rougissant aussitôt.
" Bouse, je me suis endormie. Je suis désolée. J'ai présumé..."
Baptiste haussa les sourcils.
" Vous avez monté la garde ?"
Il paraissait surpris, pour dire le moins.

-C'était une précaution peut-être inutile mais bon, elle ne nous coûtait rien.
Il sourit à Cordélia.
-Et ne vous en faites pas : la horde de gnolls qui nous a assaillis était si bruyante qu'elle m'a tiré du sommeil avant d'être sur nous. Et comme vous dormiez paisiblement, j'ai préféré ne pas vous réveiller et m'en débarrasser seul.

Cordélia resta muette, puis rougit et baissa les yeux.
" Ah, je le mérite. J'ai perdu l'habitude... et cette marche m'a fatiguée, finalement. En général, je mets mon hamac en hauteur, comme ça... Je me sens en sécurité. Mais trop de nuits à l'auberge, puis sur la rivière... Je ferai mieux la nuit prochaine."
Baptiste grimaça.
" Je pourrais monter la garde, moi aussi. Ça vous ferait moins de temps à veiller."

-C'est très gentil, Baptiste, mais tu as besoin de repos après ces longues journées de marche...
Puis, à Cordélia :
-Mes excuses : il s'agissait d'une boutade, non d'un reproche. D'autant que comme je le disais à l'instant, cette précaution était peut-être inutile.

Elle ne parut pas convaincue mais n'en dit rien, peut-être pour ne pas effrayer Baptiste.
" Mais je me lève très tôt de toute façon... et c'est ce que j'ai fait... dans les faits... veiller puisque Cordélia dormait. Ce n'est que pour quelques jours : après, on sera arrivés, et je pourrai sûrement me reposer. Avec la lumière, de toute façon, je me réveille vite. Ça me gêne pas. Ça ne changera pas grand chose."

Ce côté lève-tôt était sans doute un vestige de son enfance au sein d'une commanderie... Mais il se garda bien de le dire : ça l'aurait vexé.
-Très bien : Cordélia n'aura qu'à te réveiller si elle sent qu'elle commence à sombrer, comme je le fais moi-même avec elle plus tôt dans la nuit.
Il aurait de loin préféré que le garçon ait droit à de longues et bonnes nuits de sommeil mais comme celui-ci l'avait souligné, ce n'était que pour quelques jours.

" Ça marche." dit Baptiste avant que Cordélia n'ait pu dire quoi que ce soit, et elle acquiesça avec une grimace gênée.
Il leur servit ensuite un gruau à la fois délicieux et roboratif, du concentré de force pour la journée à venir. Victor, lui, ne s'éveillerait manifestement pas tant qu'on ne l'aurait pas secoué. Ni la rosée, ni le soleil, ni la bonne odeur du petit déjeuner, ni le bourdon qui lui tournait autour des oreilles ne semblaient le déranger.

Il s'efforça donc de le réveiller, se tenant prêt à affronter, stoïque, ses grommellements et ses récriminations.
Ensuite... Petit-déjeuner, rangement du matériel, chargement de Minuit et... en route !
Ils avaient une longue journée devant eux.

Ils repartirent une grosse demi-heure plus tard. Victor, Minuit et Cordélia prirent la tête, Baptiste la queue avec Taliesin. Il ne paraissait pas particulièrement fatigué mais il avait un pas moins alerte que les autres. Aussi, et c'était sans doute la véritable raison de sa lenteur, il regardait tout autour de lui avec des yeux légèrement écarquillés, comme s'il cherchait à absorber un maximum d'images, de sons et de parfums.
La rivière était toujours sur leur gauche, les collines demeuraient praticables bien qu'ils furent obligés de grimper plus d'une fois sur des versants rocailleux, escarpés, offrant parfois peu de prises. Ils virent un troupeau de cervidés dans le lointain, ce qui déçut beaucoup Cordélia : ils étaient trop loin pour qu'elle tente quoi que ce soit. A la mi-journée, ils s'arrêtèrent dans un amas de rochers aux formes étranges, vestiges du passage d'une rivière ou du vent, dans des temps anciens. Il faisait plus frais que la veille et des nuages se massaient à l'horizon, au-dessus de la Lorien.

Il émit des vœux silencieux pour que la pluie se tienne à l'écart le temps qu'ils rallient Vauxgrisants.
Mais il n'y croyait guère... Le prudent serait donc sans doute de ne pas trop prlonger la pause de midi et de bien ouvrir les yeux durant leur marche, en quête d'un lieu où s'abriter... Vu le terrain, il ne devrait pas être trop dur de découvrir quelque renfoncement rocheux, voire une grotte en bonne et due forme.

Ils trouvèrent mieux.
En milieu d'après-midi, alors qu'ils terminaient d'escalader une colline particulièrement raide, ils découvrirent en contrebas un petit vallon fleuri et arboré. En son centre, comme un champignon gigantesque, se trouvait une tour. Elle ne paraissait pas particulièrement en ruine, mais pas non plus habitée. Haute et étroite, elle était garnie de fenêtres à intervalles réguliers, trahissant au moins six étages, et la pierre sombre qui avait servi à sa construction était couverte d'un chèvrefeuille antique et fleuri. Le toit conique, d'ardoises grises, était surplombé d'une cheminée biscornue mais intacte. On devinait même le tracé d'un petit chemin menant de la porte en direction de la rivière.
" Trop génial." murmura Victor, verbalisant sans doute ce que chacun pensait.

-Pas mal, en effet... commenta l'elfe.
Et d'observer les lieux avec un soin tout particulier.
-Mais ne crions pas victoire trop vite : nous devons d'abord nous assurer que la tour est bien inhabitée, que son propriétaire n'est pas simplement parti en voyage.
Et que l'endroit ne recelait aucun danger.

Ils descendirent d'abord précautionneusement la pente de la colline, qui était tout aussi raide sur son versant opposé. Quand ils parvinrent sur le replat, le ciel était vraiment menaçant.
" Même s'il y a quelqu'un dedans, il ne va pas nous laisser sous la pluie !" s'exclama Victor en prenant la tête de leur groupe et en se dirigeant d'un pas décidé vers la porte.
Il tambourina sur l'huis, avec énergie.
Le silence répondit.

-Mais qu'as-tu contre la pluie ? fit-il mine de s'étonner.C'est rafraichissant, ça lave les êtres et les choses sans qu'il soit besoin de faire le moindre effort... Non, franchement, je ne te romprends pas.
Il observa le battant, un instant.
-Je vais faire le tour du bâtiment : s'il n'y a aucun signe d'occupation et si nous n'obtenons aucune réponse, nous entrerons.

Il n'y en avait aucun, bien que la tour soit en excellent état. Bien sûr, des araignées avaient construit leur toile ici et là, et il semblait y avoir des nids d'oiseaux sur plusieurs appuis de fenêtre, mais les vitres étaient intactes et les pierres en place, sans signe de trous ou d'écroulement.
Quand il reparut devant la tour avec ces informations, Victor tourna la poignée et poussa la porte, qui s'ouvrit en grinçant, révélant une pièce ronde, obscure et très poussiéreuse. Il y avait une portemanteau à droite, auquel pendaient trois ou quatre manteaux, et sous lequel se trouvait une paire de bottes. Rien de cela n'avait été mis récemment et une souris s'échappa d'ailleurs d'un trou dans la botte droite, couinant de surprise à cette invasion imprévue.

Des manteaux, des bottes : autant de signes qui semblaient indiquer que le propriétaire des lieux ne les avait pas quittés.
Sans doute le mage - car qui d'autre qu'un mage pouvait vivre en une tour isolée ? - était-il mort ici, dans son lit ou... au beau milieu de ses recherches.
-Je vais passer devant, annonça-t-il.
Il convenait à présent de visiter les lieux de leurs fondations à leur sommet, pour s'assurer qu'aucun danger ne les y attendait.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...