La Couronne de Cuivre

« Et bien, ma foi, s’il y a une bonne ristourne... » répondit Kmir en tâchant d’introduire un peu d’affabilité dans sa réplique.
Mais il y tenait à la ristourne. Une pièce était une pièce, fut-elle en cuivre et toute petite.
« Où puis-je mettre ma mule ? »
Il sauta de la charrette et s’apprêta à mener l’animal par la bride. Il avait beau être grand comme un enfant humain, il ne manquait pas de force, loin s’en faut, la bête n’allait pas le mettre en difficulté. Les plis de son manteaux trahirent la présence de l’épée courte portée en-dessous, à la ceinture. Il n’y avait sans doute pas de quoi s’étonner. Un voyageur solitaire sans arme ne serait-il pas un peu inconscient ?

Sa capuche le dissimulait toujours, mais il lui sembla que l'aîné des adolescents, quand il passa à proximité, fronçait les sourcils d'un air un peu suspicieux. Il ne dit rien, cependant, et se contenta de le précéder jusqu'à une bâtisse toute proche, laissant son grand-père s'occuper seul du feu.
" L'écurie, c'est ici... Mais je vais installer votre mule si vous voulez, et lui donner du fourrage. Vous devez avoir hâte de dormir. Lucas peut vous emmener jusqu'à une chambre..."
Il se tourna vers son frère.
" Celle du premier, avec vue à l'arrière, elle est tranquille. Mais donc, ajouta-t-il à l'adresse de Kmir, je vous laisse prendre vos affaires. Je peux ranger votre chariot derrière la maison, si vous craignez les voleurs : votre chargement sera à l'abri des regards. Tout de même, si vous avez des choses de valeur, il vaut mieux les prendre avec vous. Ou bien on peut les conserver dans le coffre de la maison si vous préférez.

« Si mon chargement pouvait éviter de se volatiliser durant la nuit, ça m’arrangerait effectivement », répondit Kmir tout en remontant lestement sur la charrette afin d’y récupérer son sac.
Durant la manœuvre, il se décida une fois pour toute à ne pas user de magie pour altérer son apparence. Les illusions n’étaient utiles que ponctuellement. Or, là, il allait dormir sur place et, qui sait, ferait peut-être le trajet jusqu’à la ville en compagnie des faiseurs de tartes. Et puisqu’il allait se découvrir tôt ou tard, autant que ce ne soit pas à un moment qui puisse être considéré comme suspect.
Son sac en main, il bondit au sol. Il passa la bride sur une épaule et, de manière très naturelle, il retira son capuchon.
« Je vais vous aider pour la mule », déclara-t-il comme si de rien n’était.
Mais, anticipant la surprise des adolescents, ainsi que leur probable frayeur, il ajouta d’un ton égal :
« Je suppose que vous n’aviez jamais vu de gnome des profondeurs avant cette nuit, n’est-ce pas ? »
L’important, c’était de continuer de parler. Son calme, qui pouvait parfois être perçu comme de l’indifférence, avait le mérite d’aider à désamorcer certaines fâcheuses réactions.

L'aîné des adolescents eut un hoquet de surprise et un mouvement de recul. Son jeune frère pourra un cri de frayeur.
" C'est.... c'est quoi un.... un gnome des profondeurs ? balbutia-t-il.
- Une sorte de démon qui vit sous la terre, grogna l'aîné. On dit qu'ils vénèrent les araignées et réduisent les hommes en esclavage.
- Techniquement... ce n'est pas un démon, soupira le grand-père en levant les yeux au ciel. Et pour la déesse araignée ou les esclaves, tu sais, tu ne devrais pas colporter des rumeurs. Peut-être que tous n'ont pas le même dieu et les mêmes valeurs. Mais... effectivement, j'ai vu bien des choses dans mon existence, mais jamais quelqu'un de votre race", ajouta-t-il en se tournant vers Kmir.
Son regard était devenu méfiant, mais pas franchement hostile.
" On dirait.... votre peau... elle est bizarre...", fit le plus jeune, retrouvant la curiosité de son âge.

Kmir eut un rire très bref, quasiment un simple grognement, mais on le devinait amusé.
« Et bien, il semble que, tout compte fait, j’aurais peut-être une ou deux histoires à raconter, répondit-il ensuite de son ton traînant. Pour dissiper tout doute, reprit-il en se tournant vers le plus âgé des adolescents, la déesse araignée se nomme Lolth et elle n’est vénérée que par les elfes noirs. Ce sont également les elfes noirs, ainsi que les nains gris, qui s’adonnent à l’esclavage. Bien des choses dans l’Outreterre sont maléfiques. Nous autres, gnomes des profondeurs, sommes en quelque sorte l’exception qui confirme la règle. »
Il se tourna vers Lucas et poursuivit :
« Ma peau ressemble à de la pierre. Il y a plein de pierre d’où je viens. Ainsi, nous pouvons mieux nous cacher. »
Il agita les rênes.
« Bon, et cette mule, on l’a met à l’écurie ? »
Il estimait s’y être bien pris et, au fond de lui, il était tout de même rassuré. Il avait beau avoir aiguisé ses techniques au cours des années, on ne pouvait jamais être certain à l’avance des résultats.

" Heu.... ben..."
Le plus âgé des adolescents jeta un regard interrogateur, un peu désemparé, au grand-père.
" Oui, je suppose", conclut-il en voyant l'acquiescement silencieux de l'aïeul.
Il semblait assez peu enthousiaste, à vrai dire. Son petit frère, au contraire, affichait nettement sa curiosité en les suivant.
" C'est vrai, alors vous pouvez nous raconter des histoires ? Vous me raconterez, l'Outreterre, comment c'est ? Il doit y avoir plein de monstres à combattre ! Même si vous avez pas vraiment la dégaine d'un guerrier... enfin, sans vous vexer hein...
- Tu vas surtout l'épuiser avec tes questions. Il est venu dormir, pas bavarder, le coupa l'aîné en poussant la porte de l'écurie.
Kmir découvrit un couloir où donnaient six stalles, dont une seulement était occupée par un vieux cheval de trait d'allure paisible. La mule fut installée à l'opposé, devant un bac d'eau et une bonne ration d'avoine.
" Moi, j'vais vous montrer votre chambre, venez, lança Lucas, joyeusement. Mais faut pas faire trop de bruit, maman dort et papa est malade. Et je peux vous monter de quoi manger aussi...
- Je me charge de ranger le chariot", proposa l'aîné d'un ton plus neutre.

« Très bien. Je vous remercie », répondit poliment Kmir à l’ainé.
Amabilité, respect... quand bien même le ton du svirfnebelin n’était pas d’une expressivité folle, n’en demeurait pas moins qu’il avait le phrasé d’un commerçant. Il se servait des mots comme d’un bouclier, d’abord pour éviter d’être pris pour un monstre comme l’instant précédent l’avait illustré, ensuite plus largement pour faire tourner les situations en sa faveur. Fâcher les gens ne permettait pas d’obtenir de bons prix, ou de baisser leur garde pour leur dérober quelque chose. Depuis tant d’années à suivre cette philosophie, elle était devenue pour lui automatique.
Après, dans le fond, que l’adolescent l’apprécie moins, cela l’indifférait. Il respectait sa ligne de conduite, voilà tout. Il se tourna vers le plus jeune.
« Je vous suis et, promis, je serai silencieux comme une ombre. Pour le repas, du pain et du fromage, ça sera parfait. Et pour les histoires, je promets de vous en raconter une demain, si vous êtes encore là lorsque je m’en irai. Je suppose que vous vous rendrez en ville pour la fête, n’est-ce pas ? »

" Oui, on va à la fête. Bien obligés, pour vendre des tartes ! Mais on part à l'aube, normalement. Enfin.... sauf qu'il faudra que quelqu'un reste quand même pour servir le petit déjeuner. Je sais pas comment on fera."
Il haussa les épaules, tout en le précédant dans la bâtisse. Une grande salle commune, avec plusieurs tables, occupait l'essentiel du rez-de-chaussée. Un escalier menait à deux étages. Trois portes donnaient sur le premier palier, et le jeune adolescent ouvrit celle de droite. Celle de gauche portait un écriteau "privé", interdisant l'accès aux clients.
" C'est petit, mais très calme. Vous n'aurez pas un bruit ! A part le coq au petit matin peut-être."
La pièce, bien que petite, était propre et rangée, avec un lit apparemment confortable, un coffre, une petite table et une chaise à l'assise moelleuse. Le tout, évidemment, à taille humaine et non gnome.
" Installez-vous, je vais chercher de quoi manger !"

« Très bien », acquiesça Kmir, à mi voix.

La petite auberge ressemblait à ce qu’il s’était attendu. Il avait l’habitude de voyager. Il avait donc également l’habitude d’évoluer dans des lieux prévus pour les grandes personnes. Point de déception donc.

Il s’avança dans la chambre, déposa son sac sur la chaise puis jeta un coup d’œil par la fenêtre, devant sans doute pour cela quelque peu se soulever en agrippant le rebord. Il espérait que la fête de Murols vaudrait le retard qu’elle allait lui causer. Se détournant de la fenêtre, il ôta son ample veste de voyage avec ses gants, les accrochant au dossier de la chaise. Le gilet de cuir clouté qu’il portait en-dessous et l’épée courte dans son fourreau fixé à sa ceinture à boucle d’acier lui donnaient une dégaine qui sans doute plairait d’avantage au jeune adolescent. Cependant, avant que ce dernier ne revienne, il retira le gilet ainsi que l’épée, et mit le tout dans le coffre, hors de vue. Sa tenue redevenait ainsi fort banale : tunique beige clair à manche large,, pantalon brun, bottillons, de la qualité mais pas du neuf.

Le jeune Lucas fut de retour très vite : Kmir avait à peine eu le temps de ranger son arme qu'il l'entendait frapper à la porte. Il poussa celle-ci dès qu'on lui eut donné l'autorisation, et entra, porteur d'une bonne miche de pain, de fromage et de viande séchée. Il y avait ajouté quelques fruits.
" Je ne sais pas ce que vous mangez, dans les profondeurs, fit-il d'un ton d'excuse en déposant le plateau sur la table. Mais là... bah, on a tout ça. Vous avez pas de chance, d'habitude mon père cuisine, mais depuis deux jours il n'arrive plus à faire les gestes les plus simples. C'est bizarre. Ah, et j'ai apporté des draps aussi, je vais faire votre lit... Et faut que je prenne votre commande pour le petit déjeuner."

« N’ayez crainte, jeune Lucas, ce que vous m’apportez convient très bien. De toute manière, dans les profondeurs, la cuisine n’est pas fameuse. Elle est essentiellement à base de champignons, on en a d’innombrables variétés, ainsi que de viande de rothé. Pour le petit déjeuné, tout m’ira, soyez-en sûr ! »

Laissant le plateau sur la table, il se tourna vers le lit.

« Je vais vous aider à le faire », proposa-t-il.

Et il joignit le geste à la parole. Très vite cependant, il demanda :

« Qu’à votre père, si ce n’est pas indiscret ? »

La dernière remarque de Lucas à ce sujet avait titillé sa fameuse curiosité.

Lucas haussa les épaules.
" Je sais pas vraiment. Ça lui a pris d'un coup, avant-hier, chez mon oncle. Maman ne nous dit rien, mais elle est soucieuse, ça se voit... Nous, on voit juste qu'il n'arrive plus à cuisiner, ou à seller son cheval. Il dit qu'il a l'impression que son corps est aussi raide que de la pierre, d'ailleurs il a le teint comme vous. Et il est fatigué, tout le temps... Maman dit qu'elle doit voir un clerc demain, en ville, pour le soigner. Que ça va pas guérir tout seul. Je sais pas comment elle sait ça. Mais.... elle veut rien dire de plus."

Tiens, tiens. Ça ne ressemblait pas à une maladie classique, comme s’y serait attendu Kmir.

« Le teint gris ? Le corps raide ? C’est singulier. Je ne crois pas me souvenir avoir déjà rencontré ce genre de symptôme durant mes voyages. Où habite votre oncle ? Dans ce village ? »

Cette histoire pouvait lui porter préjudice. Avec les superstitions des gens incultes, on pouvait le rendre responsable. Sa peau n’avait-elle pas l’apparence de la pierre ? N’arrivait-il pas juste après que ce soit déclaré la maladie. Le gnome espérait se tromper, bien sûr, mais à tout hasard, il ne perdait rien à obtenir quelques renseignements.

" Mon oncle, il habite à deux lieues d'ici, dans un tout petit hameau paumé. Tellement petit et paumé qu'il n'y a que sa maison ou presque. C'est vers l'est, pas très loin de la forêt maudite. Vous avez dû avoir un embranchement en venant... Mais je suis bête, des embranchements y'en a d'autres, vous pouvez pas savoir lequel c'est."
Il haussa les épaules.
" Vous pourrez demander à ma mère demain, elle va rester ici. C'est sûrement elle qui vous fera le déjeuner d'ailleurs. A vous, elle vous dira peut-être ce que c'est, cette maladie, comme vous êtes adulte !"

« Peut-être... »
Le lit maintenant fait, Kmir s’approcha de son plateau repas. Il n’avait pas sommeil, mais il avait faim.
« Il est probable que vous ne soyez plus là lorsque je me réveillerai. Or, je vous avais promis une histoire. Désirez-vous l’entendre pendant que je mange ? »
Le gnome avait beau être un voleur de profession, il avait beau souvent agir par calcul et cupidité, il lui arrivait aussi de faire des choses sans arrière pensée. Lucas lui était agréable, d’autant plus agréable qu’il lui avait offert un potentiel mystère sur lequel se pencher. Il méritait un récit.

Les yeux du jeune garçon se mirent à briller.
" Oh, ce serait chouette... Mais vous êtes pas obligé, vous savez. Parce que quand même, vous devez avoir hâte de dormir ! Enfin, peut-être pas... peut-être que pour vous, la nuit et le jour c'est la même chose, comme y'a pas de soleil là d'où vous venez..."
Il semblait hésiter, partagé entre la politesse qui le poussait à laisser Kmir seul, et la curiosité qui le poussait à rester. Mais la curiosité semblait la plus forte...

« En effet, dans les profondeurs, il n’y a pas de jour, pas de nuit, juste l’obscurité, commença Kmir, toujours à mi voix afin de ne pas déranger la famille endormie. L’Outreterre est un abyssal dédale de cavernes, de gouffres et de tunnels. Elle s’étend partout sous la surface mais, contrairement à cette dernière, elle compte d’innombrables couches, d’innombrables strates, si bien qu’elle est incomparablement plus vaste que la surface. »
Le gnome piocha dans la viande séchée et, après quelques bouchées, poursuivit :
« Nous, les svirfnebelins, ou les gnomes des profondeurs, c’est comme vous préférez, nous habitons la haute Outreterre, c’est-à-dire la couche de l’Outreterre la plus proche de la surface. Seuls les téméraires, ou les déments, s’aventurent plus bas. Et même nous, nous ignorons ce qu’il y a dans les couches inférieurs. Y a-t-il seulement une limite, un fond ? Peut-on atteindre les racines du monde ? »
Quelques nouvelles bouchées.
« Ce qui est certain, c’est que plus on descend, plus c’est dangereux. Or, même à notre niveau, l’Outreterre est particulièrement périlleuse. Les elfes noirs, ou drows, les nains gris, ou duergars, sans compter les orcs, les gobelins et les rats-garous, l’infestent. Il y a tant de monstres, tant de choses affreuses, que nous devons nous cacher. Nos enclaves sont dissimulées et nous n’en sortons qu’à pas de loup. »
Il but un coup et passa au fromage.
« On m’a parlé de dragons d’ombre. On m’a aussi parlé d’une abomination sans doute plus terrible encore : le tyrannœil. Imagine une énorme boule, large de plusieurs mètres, capable de voler sans avoir besoin d’aile. Sur cette boule de chair, il y a un œil et une bouche dentue. Il y a aussi des tentacules qui se terminent par d’autres yeux. Et tous ses yeux peuvent générer des rayons mortels. Voilà ce qu’on risque de croiser là-dessous. »
Il laissa son récit en suspend, guettant les réactions de Lucas. Pour sa part, il se demandait s’il serait capable de retourner dans le monde qu’il décrivait durant une longue période. Il avait pris goût à la surface, à ses commodités. Certes, sous le ciel, tout n’était pas rose, mais sous la terre, c’était tellement pire...

Lucas buvait littéralement ses paroles, fasciné.
" Beurk. Ca a l'air moche, cette bestiole...ce tyra... tyranol ? Moche et dangereux. Le dragon, au moins, ça doit être beau."
Il secoua la tête
" Mais pourquoi, alors, les paladins de la surface ne vont pas les combattre, pour éliminer toutes ces horreurs ? Moi, si j'étais paladin, c'est là-bas que j'irai. Pour botter les fesses du mal, comme dit mon frère. Et puis... Je comprends pas... Pourquoi votre peuple il reste là-bas, si c'est si dangereux, s'il faut se cacher tout le temps ?

Kmir eut de nouveau son rire très bref, transmettant son amusement.
« Parce que c’est chez nous. Vous savez, des humains vivent bien à des endroits peu accueillants et ils s’y accrochent. En ce qui concerne les paladins, j’ai bien peur que leur quête serait vaine. Comme je vous l’ai dit, l’Outreterre est gigantesque et les monstres, innombrables. »
Le gnome attrapa une pomme et mordit dedans.
« Néanmoins, ne vous en faites pas trop. Ce n’est pas parce que le mal infeste les profondeurs qu’il est uni. Au contraire, tout le monde a tendance à se battre contre tout le monde. Les elfes noirs, par exemple, sont bien connus pour se planter des couteaux dans le dos sans l’aide de qui que ce soit. Alors le plus sage, c’est de les laisser s’entretuer au cours de leurs querelles sans fin. »
Il marqua une pause, devint un peu pensif.
« Je dresse un portrait très sombre de l’Outreterre. Néanmoins, dans ce portrait, il y a quelques belles choses. Elles sont rares et il faut les chercher, mais elles valent le coup d’œil. Voyez le soleil couchant, lorsqu’il pénètre la terre. Il devient tout rouge. On raconte qu’il donna ainsi naissance aux rubis et nous autres, svirfnebelins, nous apprécions ces gemmes plus que toute autre. Or des filons de pierres et de métaux précieux, il y en a beaucoup sous terre. Nos mines les exploitent. Nous arrivons aussi parfois à dénicher des secrets oubliés. Plus simplement, certains lieux de l’Outreterre sont splendides. Imaginez une caverne immense, couverte de lichen phosphorescent, et accueillant un lac dont les eaux sont si paisible et si transparentes qu’elles ressemblent à un miroir. J’ai vu de tels lieux. Et c’est aussi peut-être pour ça que mon peuple reste où il se trouve. »

L'adolescent hocha la tête.
" Alors ça doit être rudement beau, pour accepter supporter l'absence de lumière et le voisinage des elfes noirs... "
Concentré, il semblait visualiser le fameux lac.
" Et c'est vrai qu'il doit y avoir des mines. Donc en fait, vous les exploitez, un peu comme les nains des Montagnes de Fer. On en a eu un, une fois, comme client : il avait un sac entier de pierres qu'il emmenait à Luménis, aucun de nous n'avait jamais vu ça ! Mais alors... vous devez être riche, en vrai ? J'imaginais pas, à voir votre carriole... Heu... je devrais pas dire ça, excusez-moi..."

« Hé, hé. Non, je ne suis pas riche, hélas. Après, je gagne ma vie, je n’ai pas à me plaindre. »
Il déposa le trognon de la pomme dans le plateau et s’essuya la bouche avec le revers de sa manche. Sous sa tunique, il portait un pendentif dont la grande valeur pouvait permettre d’acheter toute l’auberge, il se garda bien de le montrer. Sa bourse possédait actuellement plus d’or que n’en gagnerait jamais en toute une vie un simple paysan. Il se garda bien de le préciser. Et pourtant, à ses yeux, il n’était pas riche, pas assez, jamais assez !
« Si jamais vous croisez un autre gnome des profondeurs, il sera probablement comme moi un marchand. Il n’y a guère que les commerçants, chez nous, qui s’aventurent à la surface. »
Il se leva. Il avait terminé de manger. Le récit, par la même occasion, était terminé.
« J’ai besoin de satisfaire un besoin naturel. Où est le petit coin s’il vous plait ? »

" Oh, c'est en bas, il y a une porte qui donne dans la grande salle. Pas besoin de se geler les miches dehors. Je vais vous montrer.... Ensuite je vous laisse dormir! Puis faut que j'aille aider aux tartes. Je vais emmener les restes...."
Joignant le geste à la parole, le jeune garçon s'empara du plateau, et précéda son invité dans l'escalier qui redescendait dans la salle commune. Il lui indiqua la pièce d'eau : on y trouvait un grand baquet, avec un âtre, froid à cette heure, pour y faire chauffer l'eau du bain. Juste à côté se trouvaient les latrines : c'était un simple trou dans le sol, sous des lattes de bois, mais il y avait un siège percé pour s'y asseoir, et un seau de sciure à disposition de l'usager. Sans doute le meilleur confort à attendre d'une auberge de campagne.
Lucas s'était éclipsé vers la cuisine, laissant enfin Kmir libre de se reposer.

Kmir, après avoir salué Lucas, fit ce qu’il avait à faire dans la salle d’eau puis remonta dans sa chambre. Il ferma la porte, en tâchant de ne pas faire grincer les gonds ou la poignée, puis s’approcha du lit. Il n’avait pas prévu de se coucher aussi vite, mais la situation en avait décidé autrement. En général, il arrivait plutôt bien à s’accommoder de périodes de sommeil tantôt nocturnes, tantôt diurnes. Après tout, il était né dans un monde où le jour et la nuit n’existaient pas. Néanmoins, parfois, son corps réclamait un peu plus de régularité et il le lui faisait savoir par des moments de grandes fatigue.

Il se tourna vers la fenêtre et, après une brève hésitation, il s’en détourna, alla rouvrir le coffre pour dégainer son épée courte, avant de refaire face à la fenêtre, de déposer son arme au sol, de s’agenouiller et de se mettre à prier Tymora. Avec cette histoire d’étrange maladie, il estimait que demain, il aurait d’avantage besoin de la bienveillance de la dame de la chance plutôt que celle du seigneur des ombres.

À moins qu’il ne passe devant un temple dédié à un de ses dieux de prédilection, auquel cas il s’y rendait et faisait une offrande, il priait au moment de se coucher. Pour Tymora, il plaçait devant lui son épée car elle symbolisait l’aventure à ses yeux. Pour Mask, c’était de son précieux pendentif dont il se servait, car c’était le fruit de son plus beau vol.

Sa prière faite, il ôta ses bottillons, son pantalon et sa tunique. Pour cette dernière, il prit garde à ne pas faire tomber le couple de dagues dissimulées dans les manches. Enfin, il cacha le fameux pendentif dans ses habits, remit en place l'épée, puis, nu, se coucha.

Les rayons de soleil filtrant à travers les rideaux l'éveillèrent le lendemain. La journée promettait d'être belle. A l'étage inférieur, il entendait quelqu'un s'affairer. En descendant l'escalier, il perçut des bruits de casseroles en provenance de la cuisine.
" J'arrive, j'arrive ! Installez-vous !", lança une voix énergique.
Une seule table était mise pour le petit déjeuner, avec un seul couvert : il était vraisemblablement le seul client.
" Vous préférez quoi ? Thé ou lait chaud ?", poursuivit la voix, tandis que la porte de la cuisine s'ouvrait à la volée.
Une femme d'âge mûr apparut, et, en l'apercevant, porta la main à sa bouche comme si elle voulait retenir un cri de surprise. Elle se reprit aussitôt.
" Je... Mon fils m'avait dit... Mais excusez moi, pardonnez ma réaction, je n'avais jamais vu de gnome des profondeurs...
Plutôt corpulente, ses cheveux bruns striés de gris attachés par un chignon, elle arborait un sourire affable, une fois le choc passé.

« Ho, il n’y a pas de mal, assura Kmir. Du thé, ce sera parfait. »
Il prit place. Si la chaise était à taille humaine, ce qui était probable, il s’agenouillerait dessus au lieu de s’assoir normalement. Ainsi, il compenserait sa petite taille.
L’accueil était très bon, il ne regrettait pas de s’être arrêté ici. Comme quoi, même dans les petits villages, ça pouvait bien se passer. Un peu de tact, un peu de stratégie, un peu de chance, voilà tout ce qu’il fallait.
« Je suppose que vos fils et les autres sont déjà partis pour Murols ? » demanda-t-il, histoire d’entretenir la conversation.
Son programme de la journée dépendait peut-être de ce qu’allait lui dire cette femme au cours du petit déjeuné.

" Oui... oui. Ils sont partis à l'aube", répondit l'aubergiste.
La chaise, bien sûr, était à taille humaine, mais son hôte ne s'offusqua pas de le voir s'agenouiller plutôt que s'asseoir.
Elle lui apporta du thé, mais aussi une miche de pain chaud, du jambon, du fromage, du beurre et de la confiture.
Kmir vit qu'elle l'observait à la dérobée, et semblait éviter de s'approcher plus que nécessaire. Il la devinait mal à l'aise, mais pas seulement. Il lisait la méfiance, l'inquiétude, dans son regard.

Il n’en fut pas étonné et se garda bien d’en faire cas. Durant quelques instants, il mangea et but en silence, se demandant s’il était bien raisonnable d’aborder le sujet qui lui brûlait les lèvres. Cependant, pour ne pas changer, sa curiosité le poussa en avant. S’il devait parler, c’était maintenant, pas après.

« Si ce n’est pas indiscret, comment se porte votre mari ? demanda-t-il enfin, avec son détachement coutumier. Votre fils m’a dit qu’il était malade, quelque chose d’apparemment... singulier. Un teint gris... des raideurs... »

Il guetta à la dérobée la réaction de l’aubergiste tout en faisant mine de s’occuper de sa miche de pain.

L'aubergiste hocha vigoureusement la tête.
" C'est ça, oui, c'est tout à fait ça les symptômes. Il est.... aussi gris que vous. Et tout raide. Et mon frère aussi a les mêmes symptômes. On sait pas bien d'où ça vient, et je crains que ça soit contagieux, peut-être. Mon mari pense que non, mais par prudence, je ne laisse pas les enfants approcher. Il dit qu'il faut juste qu'il voie un clerc, mais on n'en a pas ici. Mais... pour vous... c'est votre couleur normale ? Ou bien vous avez la même maladie ?"

« C’est ma couleur normal. Je ne connais pas de maladie à proprement parler qui rende gris et raide. Ça m’évoque néanmoins la pétrification, mais lorsqu’on en est victime, on se pétrifie en quelques secondes, ça ne prend pas des jours. De plus, les choses capables de pétrifier ne passent en général pas inaperçu. »
Kmir but un peu de son thé, puis proposa :
« Me laisseriez-vous parler à votre mari ? Je ne vous promet rien. Je ne suis qu’un marchand, et je ne vends pas de remède. Cela-dit, je voyage beaucoup et je rencontre des personnes diverses. Peut-être qu’une de mes relations pourra faire quelque chose. Ou peut-être qu’un éventuel détail m’évoquera quelque chose. »
Il prétendait vouloir aider. Dans l’absolu, il le ferait s’il le pouvait, et surtout s’il y gagnait un minimum, mais dans le fond, il voulait juste savoir.

L'aubergiste le regarda avec suspicion, puis, avec un bref soupir, répondit.
" Je vais lui demander s'il veut vous parler. Il peut descendre... Mais bon, si ensuite vous devenez raide comme la pierre dans vos membres, faudra pas venir vous plaindre..."
Elle s'éclipsa, et il entendit le plancher grincer au-dessus de sa tête. Quelques minutes plus tard, un homme en descendait. Du même âge que son épouse, il devait avoir une stature imposante, d'ordinaire. Mais aujourd'hui, il se tenait voûté et descendait l'escalier avec difficultés. Sa peau était grisâtre -mais moins que celle de Kmir- et il semblait vaciller d'épuisement. Cela dit, même voûté, il était nettement plus grand que Kmir, et il toisa un instant le gnome avec méfiance, sourcils froncés.
" Bonjour. Tout d'abord, pardonnez-moi de ne pas mieux vous accueillir, mais, comme vous voyez..."
Il haussa les épaules avec un soupir.
" Enfin, bref. Ma femme vous a expliqué. Elle dit que vous pouvez peut-être aider... Mais je ne vois pas en quoi... et je ne vois pas pourquoi vous le feriez. J'ai rarement vu un marchand aider gratuitement un inconnu ! Et je n'ai pas de fortune à offrir."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route de Lumenis à Antelucas