La Couronne de Cuivre

Damnation. Beldar pensait pouvoir se jouer du spectre, mais son sortilège venait d'échouer lamentablement. Une erreur d'incantation ? Peu probable, car sinon, il n'y aurait sans doute eu aucun effet. Or, la lueur qu'il avait pu voir à travers ses paupières closes indiquait bien que sortilège il y avait eu. Non... Orchandelle, ou plutôt, son spectre, semblait bien plus coriace qu'escompté. Il aurait sans doute mieux valu débarquer avec une dizaine de prêtres aguerris... au moins, l'assassin savait que sa magie ne servirait à rien. Sinon pour fuir...

Kededric ne bougeait pas. Il se risqua simplement à entrouvrir les yeux afin d'estimer si le peintre fou se préoccupait de lui ou non. Il allait probablement plutôt se charger de Beldar en premier lieu, mais il valait mieux être prudent. Extrêmement prudent. L'âne était malicieux, et dangereux, très dangereux...

Kededric acquit rapidement la quasi certitude que le spectre du peintre ne lui prêtait aucune attention pour l’instant. Ce dernier avait adopté une expression faciale proprement inhumaine tant elle transpirait une démente malveillance. Un mal aussi prononcé, aussi inconditionnel ne pouvait provenir d’un simple mortel. La lueur rougeoyante de son regard et le fait que son ombre semblait mue par une vie propre achevait de prouver que l’artiste était devenu un monstre. Il s’approchait lentement de Beldar qui n’avait pas dit son dernier mot. Le mage du nécronomicon brandit la main. L’anneau qu’il portait se mit à luire et un élémentaire de feu fut invoqué dans la seconde. Ledit élémentaire alla se jucher sur la table, l’enflammant par la même occasion.

« Un brasier... que c’est inspirant, ricana Orchandelle. Ho oui, je sens la passion me murmurer un superbe tableau ! Ma collection doit grandir, toujours grandir ! »

Il fallait réagir vite, et en synergie avec Beldar et son élémentaire. Même si le spectre ne paraissait pas s'inquiéter outre mesure du magicien et de sa convocation, tous deux pouvaient a minima détourner l'attention de feu Orchandelle, voire lui donner du fil à retordre.

L'assassin se releva sans bruit. L'attention du spectre était toujours occupée par Beldar, il ne devait pas perdre un instant.

La magie était inutile. Il faudrait frapper... mais où ? Les spectres avaient-ils des points faibles ? Kededric n'en était pas certain, mais il lui semblait logique de penser que non.

Ayant dégainé le plus silencieusement du monde, il frappa par derrière, ne sachant trop si cela ferait effet ou non.

Et c’est ainsi que Kededric eut droit au résultat le plus humiliant de toute sa carrière. Bien sûr, il n’eut aucun mal à toucher, de dos, ce peintre focalisé sur un autre que lui. Il sentit sa lame pénétrer vêtements, peau et chairs. Il fut certain d’avoir perforé le cœur. Aucun humain ne pouvait survivre à un coup comme celui-ci, exécuté avec tant de maîtrise...

Mais Orchandelle sembla tout simplement ne même pas sentir le coup. Ho, certes, l’on pouvait mourir sans s’en rendre compte, sauf que l’artiste ne s’effondra pas, ne tressaillit pas. Pire encore, lorsque Kededric retira sa rapière, il la découvrit propre. Point de sang. Point même de trou dans le costume du peintre. C’était comme si il n’y avait eu aucun coup, comme si ce qui s’était passé ne comptait pas.

Pour Orchandelle, seul comptait Beldar. L’élémentaire passa à l’offensive. L’assassin dû se reculer pour ne pas être exposé à ses flammes. Le peintre, lui, à nouveau, ne broncha pas d’un pouce. Ses vêtements ne roussirent même pas.

« Impossible ! s’exclama Beldar.
- Je vois... je vois un grand bûché, un corps en pleine combustion, déclara l’artiste, presque en transe. La chair qui fond, la graisse qui crépite ! Des couleurs chaudes ! Les ombres du public amusé ! Hooo oui ! Ce sera parfait ! »

La lame était passée au travers du "corps" intangible d'Orchandelle comme si elle n'avait rencontré aucun obstacle. Le spectre était intouchable par des moyens physiques, et la magie semblait décidément inefficace. Que leur restait-il comme solution ?

Kededric était inquiet, pour ne pas dire affolé. L'âme corrompue du peintre cinglé, combinée à ce spectre, était indestructible. Quels ravages pourraient-ils provoquer ? Même l'assassin savait qu'il ne sortirait rien de bon de cela, s'il prenait au fantôme l'envie d'aller massacrer la moitié de la ville pour peindre le plus immense des charniers de l'histoire de l'art.

Il rengaina sa rapière, inutile face à l'ennemi. La seule solution logique et pragmatique qui s'offrait maintenant à Kededric était simplement la fuite. Mais pas une fuite lâche : une fuite efficace et utile. Il comptait bien aller quérir un groupe de prêtres aguerris afin d'affronter cette abomination. Tant pis pour Beldar et son rhum. Son rhum ? Misère ! Sa bouteille sans fond était précieuse, et Kededric ne pourrait peut-être jamais la lui subtiliser !

Le cœur lourd, il se décida et prit ses jambes à son cou.

Lorsque Kededric quitta le salon, il entendit de nouveau l’horrible rire du peintre. Beldar, combatif, faisait pleuvoir sur lui pléthore de sortilèges qui auraient probablement suffi à tuer bien des adversaires. Mais pas celui-là, pas ce spectre infâme !
Voilà l’assassin dans le couloir, un couloir qui lui sembla étrangement long. Non, il en était certain, les dimensions de la maison paraissaient pouvoir changer, à l’instar de son apparence. Tout le lieu devait être sous l’influence de Blazius Orchandelle. Kededric continua de courir, les voix et les sons du combat inégal s’estompant derrière lui, comme s’il était en train de parcourir des dizaines et des dizaines de mètres. Maintenant, le couloir avait des allures de corridor de sinistre manoir. Pour autant, la porte menant à la galerie était toujours là et de celle-ci émanait des soupires, des sanglots, des lamentations immatérielles. L’escalier menant à l’étage était toujours là, également, même s’il était maintenant fait de pierre et que sa rambarde était décorée par un crâne en bronze.
Enfin, la porte d’entrée ! Elle était grande, à double battant. L’assassin eut bien du mal à l’ouvrir, elle pesait une tonne.

« Kededric ? Kededric ! Où allez-vous donc ! rugit la voix encore lointaine du peintre. Je n’en ai pas encore terminé avec vous ! »

Voilà la porte ouverte ! Elle ne donnait plus sur la ruelle fangeuse de ce quartier portuaire miteux, quoi que c’était peut-être encore le cas, il était juste impossible de le savoir car une épaisse brume empêchait de voir quoi que ce soit, si ce n’était un néant gris bleu. Valait-il mieux plonger dans cet inconnu ou faire face à Orchandelle ?

Le maudit spectre parvenait même à distordre la réalité ! Une créature du plan de l'Ombre ? Éthéré ? Quelque chose de pire encore ? L'assassin était au bord de la panique. Il s'arma de courage avant de parvenir à ouvrir cette fichue porte si lourde, si inerte... et grimaça de dépit en voyant l'extérieur. Ce n'était, à n'en point douter, plus la ruelle sale et réconfortante du port mélandien, mais une sorte de brume informe, effrayante et dont la couleur sinistre ne laissait rien présager de bon.

Kededric se retourna. Orchandelle beuglait après lui. Ce ton ne lui disait rien qui valait. Retourner le voir ? Pourquoi faire, à part assister à la mise en pièces - certes très élégante et artistique - de Beldar avant d'être obligé de voir le défunt maître peindre la mort du magicien ? Non, mieux valait tenter l'inconnu et sauter au-dehors. Plutôt affronter un démon abyssal que ce spectre dément.

Il tenta un pas à l'extérieur.

Il sentit le vide. Rien que le vide.
Il hésita, forcément, comprenant être face à un abyme vertigineux, mais Orchandelle, furibond, approchait, auréolé de crainte et de mort, son ombre grandissant exagérément dans le couloir interminable. Il hurlait son nom et les mots raisonnaient de manière impossible dans une maison devenue château.
Alors Kededric, peut-être poussé par la porte, peut-être mue par la panique, tomba dans la brume...

Le vent siffla à ses oreilles...
Le monde n’était plus que gris et froid...

Puis tout devint noir...
Le noir du trépas ? L’assassin pouvait légitimement se le demander. Néanmoins, voilà qu’il revenait à lui. Il se découvrait allongé dans un lit très confortable. Autour de ce lui, une chambre plutôt luxueuse. La lumière provenait essentiellement d’un chandelier, d’où sa douceur. Une fenêtre en ogive montrait un ciel nocturne. Le calme régnait. Kededric pouvait juste entendre, distant, ténu, la rumeur de ce qui semblait bien être une Melandis presque assoupie.

Il se sentait bien. Il avait juste l’impression d’émerger d’un sommeil incroyablement profond.

La sensation d'avoir fait un cauchemar était tenace. Mais... Orchandelle ? Avait-il rêvé ? Ou le spectre l'avait-il tué, et se trouvait-il maintenant dans un plan lié à ses actes et son alignement ? Difficile à croire, car ici, il faisait bien calme et douillet.

Il se leva précipitamment, sans raison particulière, car s'il était vulnérable, il l'était depuis longtemps. Mais cela le rassurait de se savoir prêt à réagir, au cas où...

Kededric chercha des yeux ses affaires. Il était dans une chambre qu'il ne connaissait pas, mais cela n'avait rien d'étonnant. S'il était bien à Melandis, des demeures confortables et cossues, il y en avait là des tas.

Où était-il ?

La suite ici.

La rumeur commençait à se répandre, bien aidée en cela par l’intervention malheureuse de l’école du Nécronomicon. Le petit groupe d’appariteurs mené par un mage barbu et accompagné par Kededric n’était pas passé inaperçu. Certains l’avaient vu se diriger, entrer dans la maison. On racontait que personne n’en était ressorti. On racontait aussi que le peintre qui vivait là était mort, fauché par la mystérieuse vague entropique. Or, cette dernière faisant bien partie maintenant du passé, les histoires se faisant moins nombreuses, l’intrigante réputation de la maison en ce sinistre quartier portuaire avait moins de concurrence, d’avantage d’esprits à captiver ou à effrayer.

La maison de Maître Orchandelle était... hantée !

Depuis, la rumeur avait été étayée par de nouveaux faits divers. Un gamin téméraire était entré, à cause d’un pari stupide. Jamais ressorti. Sa grande sœur était aller le chercher. Jamais revenue. Un clochard avait commis l’imprudence de choisir la demeure pour y dormir. Minuit sonnait lorsqu’on l’entendit hurler et filer à toute jambe pour se jeter dans le fleuve.
« Les tableaux ! Ils me veulent ! » beuglait-il, dément, selon une source sûre, l’ivrogne à une rue de là.

La maison délabrée, mais toujours debout en d’épis des intempéries et de l’absence d’entretien, repoussait le commun des mortels. Même les animaux semblaient l’éviter. Malgré tout, en cette nuit tranquille, il semblait qu’elle allait à nouveau attirer à elle des curieux...

Mais ce n'était pas par témérité, inconscience ou curiosité mal placée que Louve se trouvait devant la maison. Plutôt parce que le père des deux gamins disparus était venu frapper à la porte de sa guilde dans l'espoir de trouver une âme charitable pour lui ramener les "prunelles de ses yeux" ou tout du moins ce qu'il en restait. En général, ce genre d'affaire aurait fait à peine lever un sourcils à la femme garou - ces deux imbéciles n'avaient qu'à se trouver un meilleur endroit pour jouer - mais sa philanthropie avait nettement été exacerbée par la bourse généreuse qu'avait promis le vieux en rétribution du travail. Aucun membre de la guilde n'avait accepté et Louve qui ne voulait pas passer pour pleutre auprès de ses hommes avait décidé que l'on été jamais mieux servi que par soi-même.

Aussi se trouva-t-elle de nuit devant la maison à la très mauvaise réputation. Elle en fit rapidement le tour, les sens aux aguets afin de détecter les éventuelles entourloupes. Elle se méfiait d'éventuels squatteurs ou pilleurs de trésor imprudents ou pire encore d'un tueur en série. A Mélandis, les psychopathes pullulaient. Elle l'était un peu elle-même. Quant aux fantômes, elle n'y croyait pas spécialement.

La maison était absolument silencieuse. En tendant l’oreille, Louve percevait, ténu, le chant du fleuve. Il était également possible de percevoir, lointain, la rumeur de quelques voix. Un chien aboyait, presque inaudible et distordu, à cause du jeu des ruelles alambiquées. Mais ici, dans ce coin précis, rien. Pas même du vent pour faire claquer un volet. Pas même une galopade furtive de rat effarouché. Juste un silence pesant.

La maison ne payait pas de mine. Ni spécialement grande, ni spécialement haute. La Tanière, le cartier général de la bande à Louve, était plus imposant que ça. Les fenêtres étaient toutes condamnées, à l’étage comme au rez-de-chaussée. Il ne semblait en revanche pas nécessaire de forcer les planches car la porte d’entrée était entrouverte. Presque une invitation...

Au-delà du seuil, un vestibule délabré. Il faudrait pousser la porte pour en voir d’avantage. Au rayon des odeurs, que de la crasse, du bois en décomposition, rien qui ne puisse trahir la présence d’une personne.

La porte d'entrée ne lui disait rien qui vaille. C'était comme la bouche qu'une créature géante aurait laissé ouverte en attendant que ses proies daignent s'y aventurer. Louve n'avait pas envie d'emprunter cette issue. Oui ... cela lui semblait trop facile. La maison d'une banalité outrancière qui ne dépareillait en rien avec ses voisines des taudis lui inspirait encore plus de défiance. Et il y avait cette réputation, ces histoires de disparition et surtout ces tableaux ... Etant en général le monstre des histoires, elle n'avait pas réellement peur. Mais elle préférait rester prudente.

Elle refit donc le tour du bâtiment pour s'assurer qu'il n'y avait aucune autre issue possible. Si ce n'était pas le cas, elle reviendrait à la première issue.

La maison semblait être trop modeste pour qu’ait été prévu une entrée secondaire destinée à d’éventuelles domestiques. Non, il n’y avait donc que cette porte entrouverte, porte que Louve se décida à franchir.
Là voilà dans le vestibule délabré. Plancher craquelé, tapis miteux, murs vermoulus... on venait vite à se demander comment la masure tenait encore debout. Au-delà du vestibule, un couloir obscur que les yeux de la lycanthrope parvenait heureusement à percer. Elle devinait, au bout, un escalier montant à l’étage. Plus proche d’elle, au début du couloir, une porte menait à une autre pièce.

Derrière elle, la porte d’entrée ne semblait pas vouloir se refermer, comme dans les histoires. Il n’y avait aucun courant d’air, au contraire, l’air était immobile, pesant et le silence, toujours aussi opaque. Louve voyait son ombre se découper sur le sol misérable. La lumière d’une nuit claire s’engouffrait dans le vestibule, tentant sans vraiment y parvenir de le dépouiller de son aura de mystère.

En même temps, n’était-ce pas là le simple fruit de l’imagination ? Qui pouvait avoir peur d’une ruine ? Il faudrait se méfier des planches pourries de l’escalier, mais sinon, point de danger à l’horizon.

Pour un peu, Louve aurait ri de son inquiétude. Mais la maison la mettait franchement mal à l'aise. Bien sûr, à part l'odeur de moisi rien n'était susceptible de venir lui sauter à la gorge. Mais elle se méfiait. Si elle avait été sous forme lupine, elle pouvait être sûre que ses poils auraient été dressés. Malgré cela, il allait falloir qu'elle entre. La guilde avait besoin d'argent. Elle s'avança donc vers la porte et chercha un objet susceptible de la maintenir ouverte. Un mauvais pressentiment lui susurrait que la maison était capable de se refermer sur elle pour la ... gober.

Elle ne tarda pas à trouver un tonneau qui dans le quartier avait pu servir de table ou même de lit et le roula puis le remit debout et le plaça de façon à bloquer la fermeture. Du moins, elle l'espérait. Si elle ne dégaina pas son arme - du moins pas tout de suite - elle avança à l'intérieur, les sens aux aguets.

Le tonneau faisait son poids. Il faudrait plus qu’un banal courant d’air pour le déplacer. À priori, la porte d’entrée n’allait pas se refermer toute seule. C’était une pensée agréable.

Louve progressa au-delà du vestibule, pénétra dans le couloir. Arrivée à la première porte latérale, elle découvrit une pièce où, jadis, le peintre avait dû exposer ses si fameux et morbides tableaux. Il n’en restait que des toiles ravagée par la moisissure, certaines étaient même tombées en poussière, désintégrée sous l’effet du temps. À croire que cette maison n’était pas abandonné depuis des semaines, mais depuis des années, voir des siècles. Impossible d’identifier la moindre image...

Si ! Peut-être une, vers le fond. Elle semblait mieux conservée que les autres. Le hasard du positionnement sans doute. Mais dans la quasi obscurité, il fallait s’approcher pour vérifier.

C'est une sorte de fascination morbide qui poussa Louve à s'approcher du tableau. Pour se donner bonne conscience, elle la cacha sous le prétexte de ne négliger aucun indice qui lui permettraient de savoir ce qu'il était advenu de la progéniture de son commanditaire. Et puis, on ne perdait jamais une occasion de s'instruire, non ? C'est tout du moins ce que lui disait souvent son vieux maître. Elle pensait beaucoup moins à lui depuis quelque temps, surtout depuis qu'elle habitait à Mélandis. Cela voulait-il dire qu'elle avait "évolué" ? Elle s'en moquait ouvertement.

Elle approcha, totalement sur ses gardes, se promettant de reculer au moindre signe suspect, ne sachant pas trop ce qu'elle allait trouver.

Rien ne surgit des ténèbres, rien ne vint menacer Louve dans sa prudente approche. Elle entendait les lattes moisies du plancher grincer sous son poids. Par endroit, le sol s’était tant dégradé que sous le bois désintégré en débris se voyait de la terre. Mis à part cela, mis à part le souffle de la visiteuse, pas un son, silence de plomb.

Devant elle, le tableau à peu près conservé prenait forme dans la pénombre. Elle y vit un jeune adolescent dévêtu, la corde au coup, les pieds efflorant le sol d’une salle dallée. Il avait été exécuté par pendaison, selon la mode actuelle qui consistait à voir le condamner "danser" au bout de la corde avant son trépas. Les yeux vitreux, une expression de terreur figée sur ses traits, il s’était mordu la langue. L’image, en couleur et d’un style très réaliste transmettait toute l’émotion du moment, peut-être plus encore car Louve, en dépit de sa nature, en dépit de ce qu’elle avait déjà vu et vécu, se sentit frémir.
Elle réalisa, en outre, que la personne peinte sur ce macabre tableau correspondait à la description de l’inconscient qu’elle était venu chercher. Si la toile était le reflet de la réalité, alors elle était fixée sur le sort d’une des deux personnes disparue. Mais où diable se trouvait cette salle dallée ? Le décor ne ressemblait vraiment pas à cette maison décrépite.

"Pauvre gosse ...", souffla Louve.

Elle avait eu besoin de parler, pour exorciser ce sentiment de malaise qui l'avait saisie. Un courant d'air glacé courait le long de son échine. Elle n'aimait pas cela ... Elle n'aimait pas cela du tout ... Et pas simplement parce que son salaire allait être quelque peu amputé par la mort du gamin.

Elle regarda plus attentivement le tableau en espérant saisir d'autres détails sur la localisation de la pièce. Pouvait-elle apercevoir d'autres portes, des fenêtres, une trappe, des escaliers ? Elle était plus que jamais sur ses gardes.

Si danger il y avait, il n’était vraiment pas pressé de se manifester, tout du moins pas sous une forme attendue.
Sur le tableau, en arrière plan, il y avait bien une porte dans un mur de pierre supportant des torches à la lumière duquel le cadavre était mis en valeur. Cette porte était ouverte ou plutôt maintenue ouverte par un gros tonneau. Or, ce tonneau, il évoqua quelque chose à la lycanthrope. N’était-ce pas celui qu’elle avis pris pour bloquer la porte d’entrée ? Mais alors, si cette porte dans le tableau était la porte d’entrée de la maison, cela voulait dire que la salle dallée se trouvait à la place de la rue ? Absurde !
Et pourtant...

Bizarre, de plus en plus bizarre. Elle n'aimait pas cela du tout. Parce que cela signifiait qu'elle était rentrée plus avant dans la maison. Bien plus qu'elle ne le pensait. Le tonneau maintenait une porte ouverte mais pas celle de l'entrée ? Ou peut-être ... Elle s'approcha encore du tableau. Peut-être ne se contentait-il pas de dépeindre une autre réalité mais en était une porte vers celle-ci ? Au plus près de la toile, elle observa la texture, essayant de surprendre un miroitement ou un mouvement, quelque chose indiquant ... Quoi, un portail ? Elle ne savait pas vraiment.

Et elle ne savait pas vraiment ce qu'elle ferait si c'était le cas. Oserait-elle franchir la limite ? Ou serait-elle assez idiote pour le faire ? Elle ne le savait pas vraiment.

En dépit de son pouvoir émotif, la toile se révéla être ordinaire. Au toucher, Louve sentit la matière qui la constituait, une matière fragile, friable, torturée par le temps. Point de passage surnaturel ici, donc.

Et il ne semblait pas qu’il y en aurait dans cette pièce décrépite. Peut-être faudrait-il jeter un coup d’œil à la porte d’entrée, cette porte d’entrée représentée dans la toile avec le fameux tonneau. Louve n’avait que quelques pas à faire pour retourner dans le couloir, apercevoir le vestibule et, au-delà, la sortie de la maison.

C'est ce que Louve voulut faire comme un enfant allumant fébrilement sa chandelle pour s'assurer qu'il n'y avait pas de monstres tapis sous son lit. Elle voulait être sure que la porte coincée par le tonneau était toujours celle de la sortie. Elle espérait vraiment que cela serait encore le cas car sinon ... Elle se sentit aussi effrayée que lorsqu'elle avait vu le tumulus vers lequel elle avait vu une horrible sorcière. Elle détestait la magie et plus encore ce qu'elle ne comprenait pas.

Elle se sentait oppressée et au bord de la panique car rien ne lui garantissait que la pièce qui se tapissait derrière celle au tonneau lui permettrait de sortir. Si elle le pouvait, elle s'en irait sans demander son reste. Mais si ce n'était pas le cas ...

Et si ce n’était pas le cas...
Sans doute Louve ferait-elle bien de creuser cette hypothèse car, une poignée de secondes plus tard, l’hypothèse avait tout du concret.

La voilà dans le couloir. Elle vit, par-delà le vestibule, la porte toujours maintenue ouverte par le tonneau. Et, plus loin... non plus la rue et la nuit, mais une salle dallée éclairée par des torches. La salle du tableau, impossible d’en douter car Louve voyait aussi, de dos cette fois, le cadavre nu de l’adolescent, toujours pendu à sa corde. Elle commença même à en percevoir le remugle de décomposition.

Et voilà que derrière Louve le plancher craquait. Quelqu’un venait, sans effort particulier pour être discret, sans hâte également. On entendait ses chaussures, son pas était léger. Une odeur de fleur âcre, comme un parfum trop daté, vint lutter contre la pourriture ambiante.[/i]

"Merde, merde et merde !"

Louve avait juré, ce qui lui arrivait de plus en plus depuis qu'elle fréquentait les membres de sa guilde. Ils avaient le verbe fleuri et l'insulte facile. Et cela lui plaisait. Aujourd'hui, elle les avait prononcés sans s'en rendre compte. Alors, la pièce de trop était visible et quelque chose lui disait qu'elle avait toujours été là d'une manière où d'une autre depuis qu'elle avait passé sa porte sans s'en rendre compte. Elle jeta un bref coup d'oeil à l'adolescent sacrifié. Son odeur et la panique lui donnèrent la nausée et elle cracha un filet de bile.

Puis les pas résonnèrent. Quelque chose lui disait qu'elle n'avait pas envie de se confronter à la personne qui venait vers elle. Inconsciemment, elle recula, cherchant des yeux un endroit pour se cacher en espérant qu'il ne soit pas trop tard.

Louve, qui se trouvait alors à peu près au niveau du vestibule, avisa un coin et s’y jeta. Piètre cachette, c’était certain, mais au moins ne pouvait-on plus la voir depuis le couloir. Les pas continuaient de s’approcher, tranquillement, puis... à seulement quelques mètres, ils se turent. Vint le silence, lourd, pesant... Vint l’attente au secondes dilatées... Puis...

* * * Ailleurs, un peu plus tard * * *

Un murmure d’étoffe dans la nuit, un pas feutré, un mouvement furtif, encore le son d’étoffe...
Silmandel, ou plutôt, le chat-justicier, bondissait de toit en toit avec une aisance qui défiait la réalité. C’était un peu comme si, pour lui, les distances, les vides ne comptaient pas. Ce soir, point de tort à redresser, mais une curiosité à assouvir, une question à élucider.

Cette fameuse maison, vraiment hantée ou baliverne d’ivrogne ?

Il ne tarderait pas à en avoir le cœur net car, d’un dernier saut gracieux, voilà le matou perché sur la demeure de feu Orchandelle. Il demeura un instant, droit sous la lune, être hybride entre l’elfe et le chat, grand comme un enfant, les yeux jaunes, le pelage d’un noir luisant. Au fur et à mesure du temps, son costume s’était un rien enrichi. L’ample robe à capuchon, dont le noir se confondait avec sa toison, était maintenant nouée à la taille d’une ceinture de tissu bleu crépusculaire. Aux mains et aux pieds, des manières de mitaines de ce même bleu abyssal. Être énigmatique tâchant de résoudre les énigmes, il ne tarda point à se mettre en quête d’une entrée à sa mesure. Utiliser la porte ? Bha ! C’était d’un banal !

Le toit de chaume lui offrit sans réticence un trou dans lequel il put se faufiler. Son exploration débutait...

HRP : comme tu as pu le constater, j’ai fait débuter une nouvelle scénette. Le moment me semblait bien choisi. À toi de prendre les commandes.

Louve attendait, les sens aux aguets, prête à bondir au cas où elle était repérée. Sa part lupine avait envie de se défendre, de mordre l'être qui la menaçait. L'humaine quant à elle était terrifiée à l'idée que la créature - quelque chose lui disait que ce n'était pas humain - puisse se pencher sur elle pour ... Pour quoi ... Elle ne voulait même pas le savoir.

**

Le second visiteur noctambule atterrit donc en souplesse dans le grenier. Devant lui, il avisa une multitude d'objets hétéroclites réunis en un joyeux bric à brac. Devant lui, deux statues d'argile figurant des femmes à moitié recouvertes d'un drap. Au pied d'une autre forme recouvertes d'un drap des débris de terre cuite. Étrange ...

L’étrange n’avait pas tardé à se manifester. Quoi que le matou savait que la maison était il y a encore peu le repaire d’un sacré illuminé. Quel endroit mieux que le grenier pour entreposer des objets insolites ? D’habitude, on n’entrait pas par ici. Monsieur le chat débutait donc en quelque sorte par la fin. Amusant.

Il s’approcha, sans presque un bruit, ses yeux luisants dans la pénombre, et d’une main de velours ôta les draps pour mieux voir les poteries et autres sculptures qu’elles cachaient. Il était là pour regarder après tout, regarder, écouter, et se faire un avis sur cette rumeur.

Les deux premiers draps dévoilèrent des statues de femmes dénudées. En regardant mieux, Silmandel se rendit compte que la première avait été transpercée par une épée et un nœud coulant était entouré autour du cou de la seconde. Deux femmes vivant leurs derniers instants, rien de plus charmant ... Quand il enleva le dernier drap qui surplombait les débris de terre cuite, celui-ci tomba à terre comme si la chose qu'il occultait avait subitement disparu.

En dehors de cela, rien ne se passa. Pas un souffle, pas un bruit ...

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] La Maison du Peintre Fou