[Erhedun] Temple de Sunie

[Galathée]

Le Luménien grimaça d’incrédulité. Le barde avait-il sciemment tenté de mettre Thibault en mauvaise posture ? Ou bien était-ce une sorte de déclaration d’amour particulièrement mal inspirée ? Aubin avait-il un compte à régler avec le clergé, pour une raison ou une autre ? César n’avait rien suggéré de la sorte pourtant, avait dépeint un garçon qu’il aimait revoir lorsqu’il débarquait à l’improviste. Quelque chose clochait dans cette histoire.
Un instant, il ne put s’empêcher d’y voir la main de Shar. Car c’était exactement de cette manière que procédaient les adeptes de la nuit... Trahir, tromper, mentir, opposer les amis d’hier, faire tomber des gouvernements, toujours dans l’ombre, en se cachant, en pervertissant ce qu’ils touchaient, par petites touches, se glissant dans l’intimité des puissants pour mieux les faire trébucher. Mais Aubin ne pouvait pas être Sharite. C’était ridicule.
Albérich posa une main sur l’épaule de Thibault.
" Ils vont le retrouver et il leur dira que tu n’étais pas au courant. Il te doit bien ça. Même s’il n’a pas supporté la censure que lui a imposée le Conseil... Il ne te laissera pas tomber. "
C’était à espérer.

[Taliesin]

Thibault éclata d'un rire amer.
-Il m'a déjà laissé tomber, Albérich. Et je n'ai rien vu venir... La pièce, il l'avait modifiée. Et jusqu'à la dernière tirade, elle était plutôt correcte. Ah, je les vois acquiescer, nos amis clercs... Satisfaits, l'air d'avoir remporté la bataille : ils se disaient qu'ils avaient gagné et étaient tout prêts à la conciliation, désormais... Sauf qu'il y a eu la dernière tirade. La dernière tirade déclamée par Aubin en personne. La tirade du serviteur... Un vrai carnage, d'une violence...
Il secoua la tête.
-Marchedru... J'ai cru qu'il allait faire une attaque. Les clercs en sont restés paralysés, eux. Mais pas les jeunes bourgeois ou les jeunes nobles venus pour l'occasion : passablement avinés, ils ont applaudit à tout rompre, ont lancé des vivats quand Aubin a parlé de se débarrasser de... Puis ils ont fondu sur les prêtres... Et tout à dégénéré.
Il déglutit avec peine.
-Aubin est resté sur la scène, au milieu des acteurs tétanisés. Il souriait, radieux... Puis il m'a adressé un clin d'œil, c'est fendu d'une profonde révérence... Et a détalé. Les gardes ne l'ont pas retrouvé. Ni lui, ni ses affaires, ni la caisse, d'ailleurs...

[Galathée]

Il n’y avait sans doute rien de plus à en dire. Les motivations du barde resteraient mystérieuses jusqu’à ce qu’on mette la main sur lui, et il fallait espérer que ce soit rapide.
" Tu n’y es pour rien, et le Conseil sera bien forcé de l’accepter. "
C’était un maigre réconfort si, comme le craignait Albérich, ce qui affectait Thibault était davantage la perte de quelqu’un qu’il avait laissé pénétrer son intimité, que les risques qu’il encourait de manière plus globale.
" On peut te reprocher certaines choses, mais pas d’avoir écrit la pièce, ni d’avoir su ce qu’elle contenait. Etablir la vérité à ce niveau ne devrait pas poser de problèmes... pour autant que tu acceptes d’être sondé. "
Il grimaça.
" Pour le reste... Nous nous laissons tous abuser, tôt ou tard. Il n’y a pas eu mort d’homme. Les choses peuvent encore rentrer dans l’ordre. "

[Taliesin]

-Pour Erhedun, sans doute aucun... fit Thibault d'une voix blanche. Pour moi...
Il secoua la tête.
-On peut me reprocher des choses. Et ils auront besoin d'un bouc émissaire. Comme Marchedru est trop influent, ils le laisseront tranquille. Alors, je payerai les pots cassés. Ce n'est que justice, j'imagine. On m'enverra ailleurs... Il y a des tas de raisons honorables pour qu'un Sunite prenne la route. Ils y mettront les apparences, s'il le faut... Mais qu'ils le fassent ou non, ça n'a pas grande importance, de toute façon.
Il poussa un soupir tremblant.
-Il m'a trahi, Albérich. Je sais qu'on se laisse tous abuser un jour ou l'autre. Mais... ça ne m'était encore jamais arrivé. Normal, me diras-tu : je suis léger, superficiel... Et je l'ai été, au début. Aubin m'a séduit, tout de suite... Mais j'ai envisagé la chose comme une passade, comme toujours. Et puis, au fil du temps, à mesure qu'il s'ouvrait à moi... Que je croyais qu'il s'ouvrait... ça a changé. J'ai ressenti... C'était la première fois que je ressentais ça. J'ai cru...
Tout son corps se crispa. Sous sa main, Albérich sentait son épaule dure comme de la pierre.
-Ma vie durant, j'ai professé l'amour. Je n'ai vécu que pour cela. Alors que, peut-être, je ne savais pas ce que c'était. J'ai cru le découvrir, vraiment. Il avait une telle force, une telle flamme. Quand j'étais avec lui, je me sentais tellement... Et il m'a trahi. L'amour rend aveugle, n'est-ce pas ? Je l'ai entendu dire des milliers de fois, par les clercs des autres cultes, par les laïcs. Et ça me faisait rire. Je croyais maîtriser la chose. Je croyais qu'elle ne recelait aucun danger. Comment ce que chérit ma déesse aurait-il pu être dangereux ? Et je me suis fait avoir. Par ce sentiment dont j'ai fait ma religion...C'est...
Il ferma les yeux.
-C'est tellement...
Il fondit en larmes.
-Excuse-moi... souffla-t-il, si bas que l'ancien aubemestre l'entendit à peine.

[Galathée]

Albérich ne put pas le laisser pleurer seul longtemps.
" Hé... " fit-il en s’approchant et l’attirant contre lui. " Doucement... "
C’étaient des mots inutiles, juste pour garder le contact, car il savait que si Thibault avait besoin de pleurer, la dernière chose à faire était de l’en empêcher. Le Sunite se raidit à son contact, mais finit par craquer en sanglots douloureux. Albérich ne dit rien pendant un long moment, se contentant de lorgner le décor opulent par dessus l’épaule de son ami. Tant de faste et tant de douleur. Le Luménien avait mal pour lui, mais demeura de marbre, comme un chêne sous l’orage, un rôle qu’il avait endossé autrefois, avant qu’il ne devienne à son tour prompt à se déverser. Mais la situation appelait une certaine résilience, qui était toujours en lui.
" Peut-être... peut-être y a-t-il là une méprise, Thibault... Nous ne savons pas pourquoi il a agi de la sorte... Il est possible... que ce qu’il t’a donné ne soit pas mensonger... mais que d’autres forces soient à l’oeuvre... dont nous ne savons rien. "
Evidemment, l’attitude du barde au moment de sa fuite ne plaidait pas en sa faveur.

[Taliesin]

Thibault ne répondit rien. Peut-être n'avait-il même pas entendu. Il continua à pleurer de longues minutes, son corps secoué de violents sanglots. Puis, peu à peu, il se calma. Il n'en parla pas pour autant, restant prostré, reniflant pitoyablement.
Enfin, il s'arracha, sans brusquerie, à l'étreinte d'Albérich.
-Désolé... souffla-t-il. Tu n'as vraiment pas de bol d'assister à ça. Mais je t'avais prévenu que ce serait peu brillant...
Il se redressa, se fendit d'un sourire piteux.
-Le mal est fait, maintenant. Quoi qu'il ait eu derrière la tête... Et les gardes ne le retrouveront pas, j'en suis certain. Il avait bien préparé son coup, sans doute rien laissé au hasard. Mais j'aurai des réponses, un jour. J'ai... des pistes que la garde n'a pas. Il a commis l'erreur de trop parler. Au début, en tout cas. Après... Je m'en rends compte à présent. Après, il n'a plus rien dit sur lui. Mais c'était trop tard...
Un instant, un bref instant, une lueur vive brilla dans ses yeux rougis. Puis il s'affaissa à nouveau.
-Enfin, auparavant, il va falloir que j'affronte les conséquences de mon aveuglement. J'ose à peine imaginer mes supérieurs, en train de se demander ce qu'ils vont faire de moi. Heureusement que je n'ai pas financé la pièce avec l'argent du culte. Heureusement que je n'en suis plus le grand prêtre...

[Galathée]

Albérich se rassit.
« Tes supérieurs te connaissent bien… Certains sont tes amis, je suppose. Même si le Conseil exige qu’ils fassent un exemple… Ce sera temporaire, j’en suis sûr. Il y a un superbe temple de Sunie à Antelucas, et c’est une ville très plaisante pour qui aime vivre au soleil… Tu pourrais aller à Luménis… ou monter à Solarcis, que sais-je… Dans quelques mois, les choses se seront tassées et tu pourras rentrer. Tu ne devrais pas t’en faire. Si tes pairs te connaissent, et comment pourraient-ils ignorer à qui ils ont affaire !, ils te comprendront. »

[Taliesin]

-Ils me comprendront, oui, je pense... Mais la compréhension et la raison d'Etat ne font pas toujours bon ménage.
Il jeta un regard sur la pièce, autour de lui.
-Quoi qu'ils décident, je m'en fiche, en réalité Partir d'ici ? Je n'ai pas très envie d'y rester, de toute façon. Mais j'espère qu'on ne m'attribuera pas un poste fixe... D'une part parce qu'en bon orgueilleux, je n'ai pas envie d'arriver quelque part en étant marqué du sceau de l'infamie. D'autre part, parce que j'aimerais être expédié sur les chemins sous quelque faux motif, histoire d'avoir encore ma liberté de mouvement. Je pourrai suivre mes pistes, comme ça...
Il pinça les lèvres.
-Je sais, je n'ai pas l'air très revanchard, là, maintenant, tout de suite... Mais je ne compte pas... rester sans réponses.

[Galathée]

Albérich pinça les lèvres, faillit ouvrir la bouche, renonça. Thibault allait s'emporter, immanquablement, et il le sentait fragile. Il ne voulait pas se retrouver en conflit avec lui alors qu'il semblait déjà avoir si peu d'alliés. C'était probablement une impression, cependant. Le Sunite était intégré dans son culte, il était donc très entouré. Il ne risquait rien.
" Chaque chose en son temps." murmura le Luménien, ce qui ne l'engageait à rien.
L'idée que le Sunite parte en croisade pour retrouver l'amant qui l'avait trahi lui semblait des plus dangereuses. Thibault risquait de s'enflammer dans cette poursuite autant qu'il pouvait le faire lorsqu'il était touché par quelqu'un. Or la vengeance était à Shar. Elle n'était jamais saine, jamais utile. Elle ne résoudrait rien, n'apaiserait rien, Albérich en était persuadé. L'amour et la haine. L'adage les disait traîtreusement proches.

[Taliesin]

Thibault acquiesça faiblement.
-Comme tu dis... Mais me raccrocher à ça, ça m'aide à tenir le coup, à ne pas voir que du vide dans l'avenir...
Il se massa les tempes. Jeta un regard discret au buffet renfermant l'absinthe.
-Enfin, avec tout ça, j'ai une fois encore monopolisé la conversation... Qu'en est-il de toi, Alby ? Comment c'est passé ta rencontre avec Graham ?

[Galathée]

" Oh, moi... Rien de spectaculaire. Je suis redevenu un instant le petit novice de douze ans que j'étais. Nous avons bavardé... Il a proposé de me mettre en contact avec d'autres anciens Lathandrites qui se sont retrouvés... seuls, soudain. Et qui ont réussi à prendre un nouveau départ. J'ai décidé de lui faire confiance. Il savait ce qui était bon pour moi autrefois..."
Il eut un sourire un peu vague.
" Tu dis que les lendemains te paraissent vides, mais Sunie est toujours là. Elle t'aidera à guérir de ce mauvais amour, j'en suis persuadé."

[Taliesin]

Thibault grimaça.
-On devrait... On devrait éviter le sujet... Parce que... Je t'ai menti, tout à l'heure. J'ai essayé de me soigner, mais... Je n'ai pas réussi... Mais... Mais ça doit être la fatigue.
Il avait baissé les yeux. Les releva peu après, cependant, un sourire un peu forcé aux lèvres.
-Je suis content pour toi, en tout cas. C'est une bonne nouvelle... Ce ne sera pas simple, évidement, mais...

[Galathée]

Mais Albérich ne l'écoutait plus vraiment, le dévisageant avec une horreur qu'il ne parvenait pas à réprimer.
" Tu plaisantes, n'est-ce pas ?" fit-il d'une voix blanche. " Fatigue ou pas, tu dois pouvoir le sentir... Thibault, tu dois pouvoir sentir si elle est encore là... Ne la laisse pas filer, ne fais pas cette erreur. Elle ne peut pas te punir d'avoir aimé, même si tu t'es trompé..."
Il se sentit soudain extrêmement fébrile, comme si ce que le Sunite venait de lui confier le concernait personnellement.
" Ne la repousse pas parce que tu t'es épris de la mauvaise personne... Tu le regretteras toute ta vie."

[Taliesin]

Il lui rendit un regard vide.
-Il y a déjà des tas de choses que je vais regretter toute ma vie, Alby...
Il s'abîma dans la contemplation du tapis moelleux qui couvrait le sol de son salon.
-Mais... Je ne fais rien de particulier, tu sais. Je suis juste un peu perdu. Et je n'ai pas les idées très claires. Je n'ai pas fermé l'œil depuis... un moment. Et j'ai vidé quelques petits verres... Ajoute à ça ce qui s'est passé... C'est normal que je ne pense plus très droit et que je m'interroge.
Il sourit.
-J'ai quand même pris une sacrée claque dans la gueule... A cause de quelque chose qui m'était si familier, si naturel...

[Galathée]

Le Luménien pinça les lèvres. Sunie ne pouvait pas l'avoir déserté, c'était impossible. Thibault était juste épuisé, c'était logique. Il était secoué et ivre, de surcroît.
" Veux-tu... que je te prépare quelque chose qui t'aiderait à dormir ? Je crois que ça te fera le plus grand bien. Je sais que tu préférerais sans doute continuer à te morfondre, mais ça ne sert à rien, et tu penseras plus droit quand tu seras reposé."

[Taliesin]

Le clerc secoua la tête.
-Merci, Albérich, mais je pense qu'il ne vaut mieux pas. Ils vont revenir pour m'interroger, c'est certain. Si je roupille à ce moment là, le réveil sera brutal... Et je préfère ne pas imaginer l'agréable moment que je passerais, quand l'oubli du sommeil serait remplacé par la redécouverte joyeuse de tout ce qui s'est passé... Non, vraiment, dormir n'est pas une bonne idée.

[Galathée]

" Tu as dit qu'ils t'avaient déjà interrogé. Ils ne peuvent quand même pas espérer en tirer davantage de toi alors que tu as l'air d'un cadavre sur pied ! Honnêtement, tu devrais te reposer. Ne fût-ce que deux heures... Ça serait déjà ça de pris. Si tu veux, je peux rester ici et garder le fort pendant que tu dors. Je ne les laisserai pas passer."
Thibault avait vraiment une mine à faire peur et Albérich le sentait sur le point de craquer bien plus dangereusement qu'il ne l'avait fait en versant quelques larmes un peu plus tôt. Mais il connaissait trop mal le Sunite pour le contraindre à quoi que ce soit.
" Je voudrais t'aider, dis-moi ce que je peux faire..."

[Taliesin]

Thibault lui posa une main sur le bras. Il tremblait. Légèrement, certes, mais c'était indéniable.
-Et que viens-tu de faire, Alérich ? souffla-t-il. Tu m'as déjà aidé, et ça n'a pas dû être très marrant... En plus, je... Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée que tu te trouves ici quand il reviendront. Parce qu'ils reviendront, forcément. Ils auront découvert des choses que j'ose à peine imaginer, ils auront d'autres questions à me poser. Et même s'ils n'en ont pas d'autres, ils me poseront les mêmes. Ils sont du genre insistants... Mais bref : quand ils reviendront, si tu es là, il t'interrogeront aussi. Pour peu qu'ils apprennent que je t'ai rendu visite au Silure, ou que quelqu'un, ici, leur dise que tu as dormi dans mes appartements...
Il se mordit les lèvres, manquant rouvrir sa plaie.
-Je ne veux pas que tu sois entraîné là-dedans par ma faute. J'ai déjà mis mon culte dans une bien mauvaise posture. Je ne veux pas t'infliger ça à toi. Tu as assez subi, tu mérites autre chose que des ennuis...
Le Sunite avala sa salive. Péniblement.
-Quant à dormir... Ce n'est vraiment pas une bonne idée. Je me suis calmé, grâce à toi. Je pourrai leur faire face dignement, je crois. Alors que si je dors... Je ne sais pas comment je serai, au réveil. Là, j'ai tout en tête, j'arrive à peu près à maîtriser mes idées, à songer aux événements sans... Mais si je dors...
Ses doigts se crispèrent sur le bras de son ami.
-La seule idée du réveil me terrifie, Albérich... murmura-t-il.

[Galathée]

Albérich lui sourit douloureusement. Il ne comprenait que trop bien les angoisses de son ami, même si sa situation avait été toute différente. Pourtant, contrairement à Thibault, il s'était réfugié dans le sommeil. Il avait recherché le silence et le néant, s'y était abandonné pendant des jours entiers, n'émergeant que quelques heures difficiles avant d'y replonger. Les circonstances n'avaient rien à voir. Le Luménien avait envie de dire au Sunite de se secouer, que ce n'était finalement qu'une affaire sentimentale qui tournait mal, que des milliers de gens en vivaient chaque année, partout dans le monde, mais il sentait que ce n'était pas aussi simple. N'ayant aucune expérience en la matière, il ne pouvait pas s'ériger en pacificateur. Il ne connaissait rien de tel. Même l'amour qu'il avait éprouvé pour Euryale n'avait rien à voir avec ce qui consumait Thibault. Le Sunite était de feu, il était de terre. L'amplitude de leurs sentiments ne serait jamais comparable.
" Il faudra bien dormir tôt ou tard." murmura-t-il d'une voix apaisante. " L'épuisement te jouera des tours à sa façon... et tu seras mieux armé pour faire face, une fois reposé. Mais je te laisse seul juge... Quant à moi... Ne t'en fais pas pour moi. Il ne peut rien m'arriver. Le Conseil n'a aucune prise sur moi. Et de toute façon, ils sauront que je suis venu te voir, donc... Pourquoi faire les choses à moitié ? Ils m'interrogeront tôt ou tard."
Il posa la main sur l'épaule crispée du Sunite.
" Quant à toi... Pourquoi ne pas leur dire ce que tu sais sur Aubin ? Leur déléguer la... la chose te permettrait de commencer doucement à passer à autre chose..."

[Taliesin]

-Penser à autre chose ? s'étrangla le clerc. Alby, Aubin m'a trahi ! Il s'est joué de moi. C'est joué de moi de la plus odieuses des manières qui soit, pour un Sunite... Je ne pourrai pas passer à autre chose tant que je ne l'aurai pas retrouvé, tant que je n'aurai pas pu... lui poser quelques questions.
Il s'interrompit, embarrassé.
-Et puis... chuchota-t-il, comme s'il craignait d'être entendu depuis le couloir. Maintenant que je sais que le lieu où il va se réfugier est la maison de ton père, à Combeloup, je n'ai certainement pas envie d'y envoyer la garde. Ces membres ne sont pas bien méchants, mais... Ce sont des soldats, la délicatesse n'est pas forcément leur qualité première...

[Galathée]

" Quoi !? " s'exclama Albérich, soudain livide.
La colère le submergea mais il reprit d'un ton sourd.
" Comment peux-tu parler de ne pas m'impliquer !? Je vais y aller immédiatement et..."
Mais sa voix s'éteignit en milieu de phrase. Et quoi ? Aubin était le fils de César, le vrai fils. Il ne pouvait pas faire irruption dans leur foyer et espérer avoir gain de cause. A son tour, il fut pris d'un brusque tremblement. Il eut l'impression distincte qu'une porte se refermait quelque part dans son esprit.
" Tu ne vas pas là-bas sans moi, est-ce bien clair ?" grommela-t-il finalement.

[Taliesin]

-Je ne ferais rien qui puisse te nuire, tu sais ça... fit Thibault.
Il dévisagea son ami, un instant, puis baissa la tête.
-De toute façon, pour le moment, je ne peux aller nulle part. Et il n'est pas impossible qu'on m'envoie comme homme de ménage dans un temple à l'autre bout d'Hélonna. Alors tu vois, tu n'as pas à t'inquiéter. Mais...
Il soupira.
-Mais ne prends pas les devants. Tu ne connais pas Aubin. Moi non plus, tu vas dire... Enfin, je peux imaginer, à présent, quel genre d'homme il est.

[Galathée]

" Non. Il faut que j'y aille tout de suite." lâcha-t-il soudain.
César ne risquait rien. Bastien non plus. Mais il y avait à Combeloup une jeune femme vulnérable, en manque d'amour, qui ne serait peut-être pas immunisée contre les charmes d'un homme qui savait manifestement en jouer.
" Est-ce que tu lui as parlé de moi ? Je peux rentrer en prétendant n'avoir rien entendu de cette histoire. Je peux m'assurer qu'il ne reparte pas. Le garder à l'oeil jusqu'à ce que tu nous rejoignes."

[Taliesin]

-Je ne lui ai pas parlé de toi, non. Je m'y étais engagé, et j'ai tenu parole. Mais... Que ferais-tu, s'il m'était impossible de te rejoindre ? Ou si Aubin empruntait un autre chemin, un temps, histoire de brouiller les pistes ? Et surtout, qu'en serait-il de Graham, des personnes vers lesquelles il a proposé de t'orienter ? Tu dois penser à toi, Alby. C'est une chance qu'il t'offre, une belle opportunité... Il ne faut pas que tu la laisse passer à cause de mes bêtises...

[Galathée]

" J'ai le temps... Erhedun n'est qu'à trois jours de cheval, je reviendrai..." souffla-t-il. " Je ne peux pas prendre le risque..."
En même temps, Aubin était originaire de Combeloup, il y avait déjà résidé des années, il connaissait bien Elisa, tous les autres villageois... Il n'aurait probablement changé en rien à leurs yeux. Albérich se tut.
" Thibault, as-tu la moindre idée... de pourquoi il a fait tout cela ? Est-ce la censure de sa première mouture qui l'a mis en rage ? Crois-tu qu'il avait un objectif dès le début ?"

[Taliesin]

Le Sunite secoua la tête.
-Je n'en ai pas la moindre idée... J'ai l'impression de m'être complètement leurré à son sujet. Aujourd'hui, je ne suis plus sûr de rien. Il a un peu hésité, au début, ce qui me laisserait penser qu'il n'avait pas de projet... Sauf s'il jouait déjà la comédie. Après, il était animé d'une telle détermination, semblait si enthousiaste pour cette pièce... Il me disait qu'il avait la sensation d'être investi d'une mission, qu'il avait un rôle à jouer pour améliorer les choses, que ça le trenscendait... Un peu comme ce que racontait Stepleton, en somme. Il était tellement touchant, quand il s'animait comme ça...
Il ferma les yeux, à nouveau.
-Je n'en sais rien, Alby. Vraiment, je n'en sais rien. Il m'a trompé, je n'ai rien vu venir... Je suis incapable de te dire ce qu'il avait ou non dans la tête.

[Galathée]

Il n'était pas impossible qu'Aubin se soit senti réellement investi d'une mission. C'était un artiste, un homme exalté... Il n'était pas non plus impossible qu'il ait sincèrement aimé Thibault, mais préféré son art. Tout le monde ne plaçait pas les relations humaines en tête de ses valeurs. Albérich ne parvenait pas à croire que César ait élevé un monstre, mais en même temps, il ne connaissait aucun de ses enfants. Et le vieil homme lui-même avait été en proie à des passions égoïstes dans sa jeunesse. Dont il avait fait part à ses enfants. Aubin pouvait avoir estimé que le pied de nez envoyé aux autorités erhedines, coupables de n'avoir pas loué un talent qu'il devait tenir en haute estime, valait bien un petit dommage collatéral, le coeur d'un clerc qui avait quand même couché avec les trois-quarts de la ville ou presque. L'ordure était peut-être simplement négligente. Bon, il avait emporté la caisse. Mais ça n'en faisait pas une engeance démoniaque.
" Je peux essayer de comprendre ce qui s'est passé. Si tu es coincé ici... ou loin... Je peux te le ramener... Même si je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose pour toi. Je ne sais pas si tu as l'intention de lui mettre ton poing dans le visage ou si tu espères le faire changer d'avis à ton sujet. Que ce soit l'un ou l'autre, ça me semble peu raisonnable..."

[Taliesin]

-Et depuis quand suis-je connu pour mes actions raisonnables ? Si je le devenais tout à coup, raisonnable, je ne me reconnaitrais plus moi-même... Or, j'ai déjà bien du mal à me reconnaître.
Thibault se massa le front, longuement.
-Alby... Je me garderai bien de te donner des conseils. Je ne suis pas idéalement placé pour ça. Mais... Tu ne devrais pas t'en mêler. Déjà, laisse la garde faire son travail. Si ça se trouve, Aubin se planque à Erhedun, et elle lui mettra la main dessus avant peu... De mon côté, et bien... Vu les circonstances, je ne peux rien tenter. Pour l'instant, tu n'as donc pas à redouter mes initiatives.

[Galathée]

" Je ne sais pas si ce sont ses initiatives ou les tiennes que je crains. Et comment pourrais-je ne pas m'en mêler ? J'avais l'intention de rentrer à Combeloup dès ma visite à Erhedun terminée. Je peux passer voir Graham en sortant d'ici et j'aurai les adresses dont j'ai besoin. Suis-je supposé éviter le village parce qu'Aubin s'y terre ? Suis-je supposé y retourner et me moquer complètement de ce qui s'est passé ? S'il ne s'agissait que d'une querelle sentimentale entre amants, honnêtement, je ne m'en soucierais guère, Thibault. Ce seraient vos affaires, rien que les vôtres, je te dirais que je suis navré que tu te sois épris d'une personne qui ne t'a pas rendu la profondeur des sentiments que tu lui vouais. Mais cet homme t'a non seulement mis dans une sale situation, mais il a aussi provoqué une émeute, mis le Conseil sur les dents, envenimé des relations déjà tendues... sans rester en arrière pour prendre ses responsabilités. Et je déteste les bouffeurs de clercs. Honnêtement, c'est trop tard pour me dire de garder mes distances."

[Taliesin]

-Cela ne sert à rien que j'insiste, n'est-ce pas ?
Thibault ne quittait plus des yeux le buffet.
-Je suis désolé pour tout ça... soupira-t-il. Si j'avais su que la situation dégénèrerait à ce point, je ne t'aurais parlé de rien... Je ne serais même pas venu te voir...
Il secoua la tête.
-Fais juste gaffe à toi, Albérich.