[Lieu] Dansedunes

[Galathée]

" Ne vous en faites pas, je ne suis pas rancunier. Je ne perçois pas son attitude comme ingrate, ou quoi que ce soit. Je suis en partie responsable de ses ennuis, il n'est que justice que je ne sois pas le bienvenu pendant un temps."
Il devinait que Thibault n'avait rien dit à sa mère de sa relation au barde, mais il était libre de lui en faire la confidence.
" Il se trouve que l'homme qui a compromis Thibault est mon demi-frère cadet. J'ai une histoire familiale assez tourmentée et je ne l'ai jamais rencontré, pour tout dire. Thibault ne savait pas non plus que nous étions apparentés, jusqu'à ce que je le déduise de ses paroles. Cependant, nous savons tous les deux où il se terre, chez mon père, dans un village à peine plus grand que celui-ci. J'ai... beaucoup de réticences à l'idée que votre fils se rende jusque là pour laisser libre cours à sa fureur. Même si je la comprends en partie. Je lui en ai fait part, peut-être de manière un peu trop sincère ou égoïste, à tout bien réfléchir. Mais il semble qu'il ne puisse guérir sans exprimer la violence qu'il a en lui... contre mon demi-frère ou contre lui-même. Je lui ai désormais fermé toutes les portes et il n'entrevoit sans doute pas de solution. Je comprends qu'il me déteste."

[Taliesin]

La vieille dame, familière, lui tapota l'épaule.
-Allons. Je ne suis pas sûre qu'il vous déteste. D'ailleurs, il a demandé de vos nouvelles, ce matin. En passant, avec l'air de ne pas y toucher... Mais il l'a fait tout de même. Et a paru rassuré quand je lui ai dit que vous dormiez comme un béé.
Elle lui sourit, rassurante.
-Et puis... Votre visite, au temple, puis chez nous... Elles lui ont fait plaisir. Très plaisir : il me l'a dit. C'était vraiment important pour lui de se sentir soutenu, alors que tous les autres lui paraissaient hostiles. Il ne l'oubliera pas. Verra bien, si ce n'est pas encore le cas, que vous avez essayé de l'aider, ensuite. Essayé, et réussi. Le laisser s'abandonner à la haine n'aurait pas été une solution, même si cet homme n'avait pas été votre demi-frère. Et qu'il le soit... Sans doute cela a-t-il facilité son renoncement. Il est loyal, vous savez. Il ne fera jamais du mal à ses proches, en aucune manière. Quant à hier...
Elle devint plus sérieuse.
-C'est réconfortant de voir quelqu'un vous empêcher de vous tuer. Cela vous montre... qu'on a encore une certaine importance. S'il n'avait pas eu l'espoir, même inconscient, qu'on vienne l'aider, il aurait agi autrement. De manière à ne pas vous inquiéter, en tout cas. A ne rien vous laisser soupçonner. Mais cette fois, comme pour la précédente... Il a laissé une piste. Ce n'est pas anodin.

[Galathée]

" Sans doute, vous avez raison."
Il se massa lentement le visage, étouffant un soupir.
" J'espère que ces idées lui seront complètement sorties de la tête." fit-il. " Je sais que parfois, on a la sensation qu'il n'y a plus d'issues... Je le sais mieux que quiconque. Et je ne sais pas bien comment on sort de là, in fine..."
Il n'était pas persuadé d'en être sorti lui-même, bien au contraire.
" Si vous avez l'opportunité de lui parler... Non. Je lui écrirai une lettre, rentré à Erhedun. Je lui expliquerai mes intentions. Vu la situation, nous ne pouvons pas en revenir à nos rapports d'autrefois. Aubin ne peut pas rester impuni après ce qu'il a fait."
Il eut un sourire personnel.
" C'est curieux. Je n'aurais jamais imaginé me retrouver dans une telle situation... Thibault et moi-même n'avons jamais été proches, enfants. J'étais un gosse introverti et gauche, il était le leader de notre petit groupe. Je pense que j'ai toujours eu un peu peur de lui... du prochain mauvais coup qu'il allait imaginer... de la prochaine remarque bien sentie qu'il allait m'adresser... Et voilà où nous en sommes des années plus tard. La vie emprunte des chemins bien étranges."

[Taliesin]

La vieille dame sembla tomber des nues.
-Jamais été proches ? Des mauvais coups, des remarques bien senties ?
Elle se tut, demeura un long moment à le dévisager, sans que son étonnement paraisse en rien diminuer.
-Et bien, j'avoue que je n'aurais pas pensé, pas imaginé... murmura-t-elle. Quand il rentrait à la maison, il n'y en avait que pour vous. Bien sûr, il parlait aussi des autres.. Tybert, je crois. Euryale et... Artémise, c'est ça ? Il en parlait un peu, mais... C'était sans commune mesure avec vous. A l'entendre, vous étiez son meilleur ami... Dès le début, il attendait les prochaines réunions œcuméniques avec impatience, pour vous revoir... Ensuite, ce furent vos escapades en ville, ou en dehors... Il paraissait tellement ravi... Ne tarissait pas d'éloges... J'étais loin de penser que les choses n'étaient pas telles qu'il les décrivait, que vous n'étiez même pas amis...

[Galathée]

Albérich lui sourit.
" Vous devez me confondre avec Reynald, le Milite. Il n'y avait pas de Tybert, mais je pense que c'est comme ça que s'appelle l'Eldathien qui voyage avec Reynald, justement. Il n'est pas impossible que Thibault vous en ait parlé, je crois qu'à part moi, tout le monde est resté en contact assez serré. Reynald et Thibault étaient assez proches... assez similaires, peut-être. Des garçons solaires, impétueux... Ils étaient d'accord sur la plupart des choses, même si Reynald, en bon Milite, était parfois complètement abscons et perdu dans les affres de la création."

[Taliesin]

Elle secoua la tête.
-Je sais bien que je ne suis plus de prime jeunesse, et je me souviens très bien de Reynald. Mais je ne vous confonds pas avec lui. Ou avec quelqu'un d'autre. Ou alors, c'est qu'il y avait, au temple de Lathandre, un deuxième garçon s'appelant Albérich Megrall, débarqué de Luménis, vous ressemblant trait pour trait, malhabile à la fronde mais doué au corps à corps, tellement calé en matière religieuse qu'il en était une référence, que les autres novices avaient l'impression qu'ils n'étaient peut-être pas à leur place dans un temple, ou, du moins, pas autant à leur place que lui...
Elle soupira.
-Je ne confonds pas, non. Mais... Vous n'y êtes pour rien, si Thibault se faisait des idées, si vous ne partagiez pas, pour lui, le même enthousiasme... C'est même plutôt normal, s'il se moquait de vous ou vous jouait de mauvais tours... Reste à savoir pourquoi il faisait cela...

[Galathée]

Albérich la dévisagea à nouveau, franchement incrédule. Mais il n'oserait jamais sous-entendre que la vieille dame avait mauvaise mémoire. Pourtant il était certain de ses propres souvenirs. Thibault avait été insupportable. Et la seule raison pour laquelle il ne l'avait pas persécuté tenait à la présence d'Euryale, qui surveillait ses débordements.
" Peut-être avait-il conscience que son comportement cadrait mal avec les enseignements de Sunie... Ses clercs ne sont-ils pas sensés aimer tout le monde, et en particulier ceux qui sont le moins aimables ? Ou bien ne voulait-il pas vous décevoir ? Je ne le blâme en rien. L'adolescence est ce qu'elle est, un moment tempétueux où nous sommes rarement maîtres de nous-mêmes."
Il sourit.
" Cela dit, je ne pense pas qu'il ne m'aimait pas. Simplement, il avait envie de me secouer. Ça partait sûrement d'un bon sentiment. Parfois, on s'obsède sur ce qui nous résiste. Je ne crois pas que Thibault ait souvent rencontré de personnes complètement hermétiques à son charme. Je n'étais pas très réceptif. Je ne le comprenais pas."

[Taliesin]

-Je pense qu'en cela, vous avez raison... murmura-t-elle. D'autant que je suis certaine qu'il vous aimait beaucoup. Sinon, pourquoi aurait-il tant parlé de vous ? Avec cette lumière dans le regard, de surcroît ? Pour ne pas me décevoir, dites-vous ? Mais en quoi cela m'aurait-il déçu, qu'il n'aime pas un novice d'un autre culte ? Je ne vous connaissais pas, je n'ai jamais été amenée à vous rencontrer...
Elle secoua la tête, à nouveau.
-Il devait vraiment beaucoup vous aimer, et être blessé que la réciproque ne soit pas valable. ce qui l'a poussé à faire ce qu'il a fait, à être... mauvais ? C'est d'autant plus plausible que, paradoxalement, il a toujours eu beaucoup de mal à exprimer ses sentiments, quand ils avaient de l'importance... Ou a admettre qu'il avait mal agi. Au contraire, il a tendance à s'enfoncer... C'était le cas, avec son mentor. Sur la fin, ils s'étaient brouillés. Pour une bêtise. Il en a beaucoup souffert mais a refusé de faire le premier pas. Et quand celui-ci est mort - il était très vieux -... Il a été dévasté. IL a terriblement regretté de n'avoir pas su prendre sur lui, pas su dire que ça n'avait pas d'importance... Si dévasté que, cette fois-là, c'est moi qui ait dû l'empêcher de sauter de la falaise. Ce qui n'a pas été évident...

[Galathée]

" J'ignorais qu'il y avait eu une autre fois." dit doucement Albérich. " Je ne sais pas grand chose de votre fils... Je ne me souviens plus de son mentor. Je ne suis pas certain qu'il en parlait beaucoup... Quand nous nous retrouvions, il semblait toujours... désireux d'être le bout-en-train de service. Je n'ai jamais cherché à le repousser... Mais nous étions si différents, alors... Nous sommes restés très différents."
Il secoua la tête, songeur.
" J'imagine que nous sommes tous prisonniers des principes ultimes de nos dieux. Le Sunite dans son souci des apparences. Le Lathandrite dans son optimisme indéfectible. Quand nous sommes jeunes, surtout, ne pas être à la hauteur de ces valeurs apparaît comme un vice de personnalité intolérable... Je ne suis pas surpris que Thibault ait dispensé son amour en surface, comme si c'était une denrée dont il ne manquerait jamais, alors qu'en son sein... J'ai toujours trouvé étrange de pouvoir aimer tant, sans exclusivité, d'avoir le coeur assez grand pour le monde entier, sans repli d'ombre, sans tension... Je suis désolé que les choses aient été si difficiles pour lui. "

[Taliesin]

-Ne soyez pas désolé, Albérich : vous n'y êtes pour rien. Et c'est moi qui devrais être désolée de vous dire ce genre de choses... Comme si vous n'aviez pas déjà assez de souci comme ça. Comme si vous ne vous étiez pas déjà assez impliqué, alors qu'au regard de ce que vous me dites, vous n'aviez aucune raison de le faire...
Elle soupira, l'air soudain beaucoup plus âgée.
-La vérité, c'est que je suis inquiète pour lui. Je ne serai pas toujours là pour le soutenir dans les moments de troubles. Je croyais qu'il s'était enfin stabilisé. Il était bien, au temple, et ces derniers mois, il... Il m'avait paru plus heureux qu'il ne l'avait été depuis des années. Les Sunites paraissent tout le temps heureux, évidemment. Mais... Je ne sais pas. Les joies dans lesquelles ils s'abandonnent peuvent parfois masquer la recherche de choses plus profondes. De choses plus plus difficiles à trouver, qui sont pourtant, pour eux, servants de Sunie, le véritable accomplissement... Il est comme son père, à ce niveau-là.
Elle sourit.
-Mais excusez-moi, je divague. Et ne vous inquiétez pas pour lui : je suis encore là pour un certain temps. Et il a des oncles, des cousins. Il est aimé. Sera soutenu. Il faudra juste qu'il se fasse à l'idée qu'il ne peut pas toujours être celui qui aide... Qu'il accepte d'être celui qu'on aide, aussi, même si les apparences doivent en pâtir.

[Galathée]

" J'espère sincèrement que lorsqu'il sera apaisé, il pourra réintégrer le Temple." murmura Albérich. " Il a la chance d'avoir une véritable famille au dehors, d'après ce que vous me dites, et il vous a vous, bien sûr. Mais lorsqu'on voue son existence à un dieu, qu'on s'intègre finement aux rouages d'un sanctuaire... Cela devient un foyer irremplaçable, à mon sens. Sa place sera toujours là, s'il consent à voir que ses pairs sont faillibles, comme moi, comme lui, et à leur pardonner leurs erreurs. Je suis certain qu'en dépit de ce qu'il pense à présent, les clercs de son ordre ne sont pas différents de lui-même. Férus d'apparence et de superficialité à première vue, mais complexes en dessous, comme les êtres humains le sont par essence. Ce n'est sans doute pas pour tout de suite, cependant."
Il eut un sourire confus.
" Je voulais aussi ajouter que... je ne définis pas ma relation à Thibault à ce qu'elle a pu être autrefois. Je vous ai sans doute dépeint un tableau peu reluisant, mais sous ses railleries et mes bouderies, je pense que nous serions restés loyaux l'un envers l'autre, si nous en avions eu la nécessité. Je suis un peu embarrassé d'apprendre qu'il m'estimait sincèrement. Il ne m'en a jamais donné beaucoup de preuves... Ou je les ai mal lues. Je n'avais pas beaucoup d'humour, à l'époque. J'étais sérieux avant l'âge. Cela cadrait mal avec la joie de vivre ambiante, je suppose. Mais s'il a besoin de moi aujourd'hui, je ne lui tournerai pas le dos."

[Taliesin]

-Vous n'avez pas à vous justifier, ni à prendre d'engagement. Bien sûr, cela me rassure de savoir que vous garderez contact, mais... En resteriez-vous là que je ne pourrais vous en vouloir. Vous avez déjà beaucoup fait. Et vous pouvez être rassuré. Il ne retentera pas de mettre fin à ses jours, ne serait-ce que pour éviter de réduire vos efforts à néant. Et s'il a dit renoncer à sa vengeance, c'est qu'il y renoncera. La famille est une chose fondamentale, pour lui : il refusera de toucher à la votre comme il refuserait qu'on touche à la sienne...
Son sourire se fit songeur.
-Il a tant fait pour nous... J'imagine que ça ne cadre pas avec l'image d'égoïsme insouciant des Sunites... Pourtant, c'est le cas. J'espère qu'il acceptera que les siens lui rendent la pareil, au moins tant qu'il ne rentre pas au temple. Il faut juste qu'il mette son fichu orgueil de côté.

[Galathée]

" Quand les circonstances l'exigent, nous parvenons parfois à dépasser nos limitations." fit Albérich avec un léger sourire. " J'imagine qu'il agira envers vous comme vous pensez qu'il agira envers moi. En traînant les pieds, mais avec une reconnaissance sincère. Il a en tout cas de la chance d'être aussi bien entouré. Mais j'imagine qu'on ne peut faire un bon chantre de l'amour quand on ne le vit pas au quotidien, peut-être pas sous sa forme passionnelle, mais au moins dans l'authenticité de sa forme familiale."

[Taliesin]

-Familiale ou autre... fit Elsbeth, songeuse. Je crois que plus que moi, plus que sa famille, c'est son mentor qui a éveillé Thibault à la foi sunite. Bien sûr, par certains côtés, il pouvait le considérer comme son grand-père, puisqu'il avait recueilli, élevé mon mari. Mais le vieil homme n'a jamais insisté sur cet aspect des choses. Et il était inscrit dans un ordre, un culte, un clergé. Thibault a beaucoup trouvé, auprès de lui. Sa perte a été terrible, mais il l'a surmontée. J'ai donc bon espoir qu'il surmonte ce qui lui arrive aujourd'hui.
Elle grimaça.
-Mais, avec tout ça, je ne vous ai même pas demandé si vous vouliez déjeuner... Quoi que le repas ne tardera pas à être servi. Enfin, je peux toujours vous donner un petit quelque chose à boire, à grignoter...

[Galathée]

" Vous êtes gentille, mais j'attendrai, je ne suis pas particulièrement affamé..."
Albérich essaya de se replonger dans ses souvenirs de jeunesse. Il avait dû rencontrer ce mentor dont parlait Elsbeth, immanquablement. Il avait une vague image de la jeune femme qui encadrait Reynald, une prêtresse à la voix divine, qui les distrayait souvent à la mi-journée, lors des classes oecuméniques. Le Milite en était diablement fier, même s'il était toujours rougissant lorsqu'elle lui adressait la parole. Mais le mentor de Thibault... Le Sunite avait toujours paradé, prétendument libre comme l'air, l'attitude empreinte de défi envers ses aînés et supérieurs qu'il surnommait volontiers les vieux coucous. Poudre aux yeux. Pourquoi Thibault s'était-il laissé emporté dans ce tourbillon de faux semblants ? Bien sûr, c'était inhérent aux préceptes de Sunie. Quand on était forcé d'aimer tout le monde, il fallait être capable de feindre, probablement. Et l'adolescence était un âge particulièrement ingrat en la matière. Leur petit groupe avait adopté le visage que le Sunite leur avait présenté les premières fois. S'il avait subitement révélé des affres, une sensibilité déplacée, leur dynamique en aurait été bouleversée. C'était le meneur intrépide et flamboyant, aucun d'entre eux n'en avait jamais douté. Sauf Thibault lui-même, peut-être, même si Albérich était persuadé qu'il avait apprécié cette aura de chef, la manière dont les filles étaient impressionnées par ses prouesses et son tempérament, sans parler de sa plastique parfaite qu'il ne manquait jamais une occasion d'exhiber. L'ancien Lathandrite se demanda pourquoi il n'avait jamais été sensible à une telle démonstration de superbe. Il ne pensait pas avoir été jaloux, ou alors peu. Parfois il avait regretté de ne pas pouvoir séduire Euryale avant tant d'aisance. Rien de plus. Non, il s'était méfié d'un caractère qu'il avait ressenti comme écrasant, manipulateur, hautain peut-être. Il s'était senti ridicule, vulnérable, incapable de suivre le rythme imposé. Il s'était senti quantité négligeable, aussi, et s'était replié comme un escargot au fin fond de sa coquille. Quelque part, savoir que Thibault n'avait rien voulu de tout ça rendait Albérich un peu amer. Pourquoi avait-il été si maladroit, si agressif, s'il avait vraiment apprécié la compagnie du Lathandrite ? Mais le paradoxe était, peut-être encore davantage, que malgré son statut couleur grisaille dans le groupe de novices, l'ancien clerc en conservait un souvenir béni. Il avait aimé traîner avec eux en dépit des frictions, des plaisanteries douteuses, des aventures invraisemblables et de tous ces instants où il s'était senti hors du coup.

[Taliesin]

Elsbeth tira une dernière bouffée de sa pipe, puis se leva.
-Bon, je vais doucement me diriger vers les fourneaux : si Aidan se met à discuter avec Rodolphe, il en a pour longtemps... De votre côté, n'hésitez pas à vous promener dans le village, si l'envie vous en prend. Personne ne vous ennuiera, et tout ce que vous risquez, c'est d'être recruté pour la chasse au grenouilles...
Elle eut un regard rêveur.
-Notez, c'est une chouette occupation, la chasse aux grenouilles, si tant est qu'on n'a pas peur de la boue. Thibault était très doué, gamin, mais depuis qu'il est Sunite... il a trop peur de se salir. De mon côté, je me défendais aussi... Je retenterais bien l'expérience, d'ailleurs, si j'étais un peu moins âgée. Quoi que... La boue, c'est bon pour les rhumatismes, n'est-ce pas ? Oui, je crois que je vais me laisser tenter, si on me le propose...
Et de se diriger vers la cuisine, souriant pour elle-même.

[Galathée]

Mais Albérich battit en retraite dans la chambre qu'on lui avait allouée. Il voulait étendre ses affaires, constater les dégâts que la pluie n'aurait pas manqué de causer à ses vêtements, et peut-être se laver. Belles intentions, mais son lit lui fit de l'oeil et il décida de faire une petite sieste. A nouveau, il s'enfonça dans les limbes du sommeil sans la moindre difficulté. Il dormit cependant légèrement et dès que les bruits caractéristiques d'une salle qui s'active retentirent, il descendit prêter main forte à l'équipe de cuisine.

[Taliesin]

La salle commune n'était guère plus remplie qu'à l'ordinaire : seuls s'y activaient Elsbeth et Aidan, occupés à mettre la table. En revanche, de l'extérieur, provenaient l'écho de nombreuses voix. Dont celle de Thibault, presque joyeuse.
Sitôt qu'elle l'aperçut, sa mère mit d'autorité une pile d'assiettes dans les mains de l'ancien aubemestre.
-J'ai pour vous une bonne et une mauvaise nouvelle... dit-elle, souriante. La bonne, c'est que Rodolphe est d'accord pour aller à Erhedun, demain. La mauvaise, c'est qu'il y aura un grand repas de famille ici, ce soir... Si je les avais écoutés, ç'aurait déjà été pour ce midi, mais j'ai pu gagner... un peu de délai. On n'était pas prêts, après tout.

[Galathée]

" Ne vous en faites pas, je survivrai." fit l'ancien clerc avec le sourire.
Il entreprit ensuite de mettre la table. Il était content pour Thibault, qu'il dispose d'une famille élargie qui semblait soudée, amicale, prompte à la réjouissance ou au rassemblement. Il percevait sa voix, à l'extérieur, se réjouissait de ses inflexions sans en comprendre le sens. Il ne cherchait pas vraiment à écouter ce qui s'échangeait, de toute façon. Le principal était qu'il paraissait se sentir bien. Ou mieux, déjà. Bien sûr, insidieusement, la chaleur de cette famille le renvoyait aux dysfonctionnements de la sienne, aux jours périlleux à venir, aux affrontements inévitables. Il y était habitué, quelque part, mais le contraste n'était pas toujours évident à gérer. Et il avait pensé que Combeloup était un nouveau départ, peut-être tardif, trop tardif, mais prometteur tout de même. Mais il était demeuré à distance, s'était refusé à s'ouvrir complètement, si rapidement, à un inconnu dont il partageait le sang. A posteriori, il lui semblait qu'il avait bien fait. Si les choses devaient dégénérer, la blessure serait moins profonde.

[Taliesin]

Thibault rentra quelques instants plus tard. Rasé de frais, ses cheveux impeccablement tressés, il arborait des vêtements civils dont la teinte violette rappelait cependant la couleur tant prisée par son culte. On aurait pu le croire inchangé, insensibles aux bouleversements qu'il avait vécus, s'il n'y avait eu la mine triste et fatiguée qu'il arbora avant même d'apercevoir Albérich. Auquel il adressa un sourire embarrassé avant de s'installer à table.
Aidan et Elsbeth arrivèrent alors de la cuisine, portant les plats.
-On a fait légers... dit le vieillard. Histoire de se ménager pour el banquet de ce soir...

[Galathée]

Albérich lui rendit son sourire, mais ne prit pas pour autant la parole. Il n'était pas particulièrement porté sur le bavardage au naturel et la situation était pour le moins compliquée. Il décida donc de laisser Elsbeth et Aidan mener la conversation. La fraîcheur de la mise de Thibault lui rappela cependant avec acuité qu'il ne s'était pas lavé depuis des jours, ce qui n'eut pas un effet très positif sur sa décontraction.

[Taliesin]

Elsbeth s'installa à son tour, tandis qu'Aidan faisait le service. Et, sans attende qu'un silence pesant ne s'installe autour de la table, elle prit la parole.
-Tu leur as joué la comédie, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à son fils.
Thibault grimaça.
-Avais-je le choix ?
-Bien sûr. Surtout avec les membres de ta famille. On en a déjà parlé.
-Mouais... De toute façon, il fallait bien que je m'entraîne pour ce soir.
-On peut annuler, si tu veux.
-Non, non. ils sont tellement contents, pour le banquet. Et pour...
Elsbeth le dévisagea.
-Et pour ? fit-elle, doucement.
Thibault baissa les yeux.
-Et pour la chasse aux grenouilles, murmura-t-il.
La vieille dame écarquilla les yeux.
-Tu t'es laissé entraîner pour une chasse aux grenouilles ?
-Oui. Et non, je n'ai pas l'intention de me tuer dans un bourbier, Mais, là encore, ils avaient tellement...
-Ils ont toujorus eu envie que tu les accompagnes. Mais tu refuses depuis que tu es entré au temple. Tu détestes la boue. Ne crois-tu pas que tu en fais trop ? Ce serait plus simple de leur dire...
Il secoua la tête.
-La boue, c'est bon pour la peau...
Elsbeth leva les yeux au ciel.

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de sourire, mais il n'intervint pas pour autant. Il n'était pas surpris d'entendre que la bonne humeur de Thibault était en majeure partie de l'esbroufe. Mais il savait aussi que l'expression entraînait parfois l'émotion sous-jacente. A force de sourire, on finissait par se sentir plus heureux, comme celui qui tirait la tête finissait par broyer du noir. Les attentions et l'enthousiasme de ses cousins devaient lui changer un peu les idées. Il leur réservait sa mine grincheuse, c'était de bonne guerre. Cependant, l'image du pimpant Sunite rampant dans le marais n'était pas sans attraits. Albérich, de son côté, se félicitait de déguerpir avant d'être incorporé à l'équipe de pêche : il n'avait aucune intention de faire étalage de sa maladresse. Les courbatures avaient du bon.

[Taliesin]

-Quand devez-vous partir ? continua Elsbeth.
-Dans deux heures. Mais j'ai l'impression que l'auberge sera assiégée bien avant... Tout le monde va y aller : comme le convoi part dès demain matin, ils préfèrent le rentabiliser au maximum. Et puis, tantes et cousines veulent se débarrasser de leurs époux et de la marmaille, histoire de pouvoir faire l'inventaire tranquilles. Et de préparer le banquet, aussi...
-C'est le branle-bas de combat, dirait-on.
-Oh oui...
Thibault jeta un bref regard en coin à Albérich. Trop bref pour que celui-ci puisse déceler s'il était emprunt de reproche ou d'amusement.

[Galathée]

Pour l'instant, Albérich était sauf. Personne n'avait encore mis les pieds dans le plat en se fendant d'un " Oh, mais vous devriez vous joindre à eux, Albérich, c'est extrêmement pittoresque comme activité", mais l'ancien clerc sentait que ce n'était qu'une question de minutes. Si Aidan et Elsbeth s'en gardaient, le premier cousin à passer la porte ne le manquerait pas. Il fallait qu'il prévoit sa parade ou qu'il s'esquive avant le débarquement. Prétexter une envie pressante de se laver ne fonctionnerait pas : il était plus que probable que tous les chasseurs de grenouilles passeraient au décrassage avant le repas. Mais son dos raide comme une planche et son début de grippe devraient suffire. Bien sûr, cela sonnerait comme une mauvaise excuse, mais l'ancien clerc préférait de loin peler des pommes de terre avec les cousines que patauger avec les gamins et les oncles.

[Taliesin]

-Oh, mais vous devriez vous joindre à eux, Albérich, c'est extrêmement pittoresque comme activité... intervint alors Aidan. En plus, avec mon baume anti-courbatures, vous serez comme neuf avant que l'expédition ne parte !
-Moi, j'en serai, en tout cas... fit Elsbeth. J'ai assez cuisiné pour aujourd'hui.
-Maman...
-Quoi ? Je n'ai pas le droit de m'amuser, moi aussi ? Mais va, ne t'inquiète pas : tu n'auras pas ta vieille mère sur le dos, je laisserai les jeunes entre eux. Et on verra quelle génération est la plus efficace.
-Mais...
-Vas-tu insinuer que je suis vieille, à présent ?
-Non, mais...
-La boue, c'est bon pour les rhumatismes.
Thibault leva les yeux au ciel.

HRP : Désolé, pas pu m'en empêcher, la perche que tu tendais était trop énorme

[Galathée]

HRP : je suis bonne avec toi

L'échange entre Thibault et sa mère avait momentanément détourné l'attention de la remarque d'Aidan, mais le Luménien ne put s'en tirer à si bon compte : l'aubergiste (s'il l'était réellement) le dévisageait toujours, le sourire un peu goguenard, comme s'il était parfaitement conscient du piège qu'il venait de lui tendre.
" C'est que... heu... Je n'ai pas vraiment de vêtements de rechange..." balbutia-t-il.

[Taliesin]

-Bah, il y aura bien quelqu'un pour laver ceux que vous aviez hier... dit Elsbeth. Thibault et moi sommes dans la même situation que vous, d'ailleurs...
-Au pire, je vous prêterai des frusques, fit Aidain en lui adressant un clin d'oeil. Ceux de mes clients morts d'avoir trop mangé, trop bu ou utilisé mes remèdes.
Quant au Sunite, ce qu'il adressa à Albérich, ce fut un sourire tout aussi en coin que son dernier regard. Mais il fut plus long, et il parut évident qu'il était moqueur.
Peut-être voyait-il cela comme une petite vengeance...

HRP : Tu peux aussi tenter de te sortir de ce mauvais pas : ça peut être rigolo de voir Alby s'enfoncer en inventant mille excuses bidons... Mais tu joues comme tu veux ! o

[Galathée]

Bon, rien ne l'obligeait à se vautrer dans la boue. Il pouvait toujours observer la pêche sans se mouiller, servir de porteur ou encourager les braves qui traquaient le batracien. De toute façon, vu que les vêtements qu'il avait sur le dos étaient un peu étriqués, il ne pouvait pas faire de mouvements trop brusques sans risquer de les déchirer. Il n'avait cependant pas l'intention de révéler la chose avant qu'il ne soit trop tard pour qu'on lui trouve des vêtements de rechange. Evidemment, si les cousins de Thibault étaient taillés sur le même modèle que ce dernier, l'après-midi serait probablement riche en événements. Mais Albérich n'était plus un adolescent, ni même un jeune adulte. Il se draperait dans sa dignité et demeurerait au sec.
Il ne manqua cependant pas le coup d'oeil de Thibault et se rasséréna. Si l'escapade pouvait dérider le Sunite, ce serait toujours ça de pris. Qu'il rie à ses dépends ne serait finalement qu'un juste retour à leurs jeunes années perdues.
" Très bien, dans ce cas. Je me plierai aux traditions locales."

[Taliesin]

-Je suis sûr que vous vous amuserez... dit Elsbeth, encourageante.
-Bon, évidemment, un Baptême du Maris, c'est une sacrée expérience ! Mais il est rare qu'on y perde la vie, malgré les sangsues, les salamandres, les crapauds tigres, les...
-Aidan ! Tu vas le décourager...
-Mais non. En plus, avec mon baume, il ne risque rien.
-Il repousse les crapauds tigres ?
-Ben... disons qu'il les rend tendres et amicaux. Et puis, de toute façon, Albérich sera bien entouré.
-Ah ça...