La Couronne de Cuivre

Eleina écoutait de toutes ses oreilles. Elle se demandait si son père avait vu, via l'atout, la présence de la reine parmi les fantômes du palais de brume. Il n'avait en tout cas pas vu le geste qu'elle avait fait pour désigner le jeune homme à la chemise noire. Elle se demandait surtout si la reine savait ce que son double fantomatique avait fait. Et comment elle avait connu leur présence ici. Peut-être justement à cause de cette scène étrange dans laquelle elle était présente en esprit ?
Mais son père lui avait fait signe de rester en arrière, et elle obéit sagement, consciente que les enjeux stratégico-politiques de la situation la dépassaient. Il devait avoir de bonnes raison de vouloir dissimuler son identité. Si la reine avait effectivement eu conscience de sa présence dans le palais fantôme, alors elle l'expliquerait et elle pourrait se dévoiler.

La reine garda un visage impassible.

"Nous discuterons de tout ça au palais, si vous le souhaitez. Comme vous l'avez vous-même souligné, la nuit est fraîche."

Bleys croisa les bras.

"J'ai tout mon temps."

Ce qui lui valut un froncement de sourcils agacé.

"Vous savez que je tire les cartes, et que j'en retire une certaine prescience des événements. Je sais donc que vous n'êtes pas seul ici, et je me suis inquiétée pour vous. Ces gardes sont tous dignes de confiance. Je vous réitère donc mon invitation à m'accompagner au palais."

"Ne me forcez pas à faire usage de mon autorité sur vous", ajouta-t-elle, presque suppliante.

Mais Bleys haussa les épaules, guère ému.

"Renvoyez vos gardes, ils devraient être au lit à une heure pareille. Je me chargerai de votre sécurité jusqu'à vos quartiers."

"Très bien", capitula Vialle en soupirant.

Elle fit signe à son escorte de se retirer. Le plus âgé d'entre eux, dont le visage était barré par une vilaine balafre, eut un moment d'hésitation.

"Majesté, est-ce vraiment sage ?"

"Ne vous inquiétez pas, Jean, le prince Bleys a toute ma confiance."

"Comme il vous plaira."

Il fit signe au reste de l'escorte et ceux-ci se retirèrent, empruntant le sentier en sens inverse. Bleys attendit que le bruit de leurs sabots se fût entièrement estompé avant de faire signe à Eleina de sortir de sa cachette.

Eleina observa la scène en songeant que son père avait des allures d'enfant buté. Mais la reine semblait lui faire confiance, puisqu'elle renvoya les gardes. Et il semblait que Bleys lui fasse également confiance, puisqu'il lui faisait signe de sortir de sa cachette... mais sans doute n'avait-il guère le choix en l'occurrence.
Elle s'avança d'un pas d'abord assuré, puis perdit de sa superbe en réalisant que c'était la première fois de sa vie qu'elle était en présence d'une souveraine, et qu'elle ignorait tout de la façon dont elle était censée s'adresser à elle. Devait-elle, par exemple, faire une révérence ? Elle n'était même pas sûre de la façon dont on faisait ce genre de chose... Et puis, non, elle n'allait tout de même pas faire une révérence : c'était tellement contraire à son éducation que cela lui semblait ridicule.

Elle inclina simplement le buste et la tête, un peu intimidée.
" Bonsoir, votre majesté. Heu...Je vous prie d'avance de m'excuser si mes manières ne vous semblent pas convenable. Je n'ai pas l'habitude des palais..."
Elle conclut ces paroles par un sourire d'excuse sincère. La reine lui ayant "parlé" lors de sa traversée du palais de brume, elle avait un a-priori tout à fait favorable sur elle et ne voulait pas la mécontenter.

La reine eut un sourire en coin.

"Que vous réussissiez ou non votre révérence, je ne verrai pas la différence..."

Bleys eut un petit rire.

"Bon, en selle, on se refroidit !" lança-t-il en allant chercher leurs montures.

" Je vous suis", répondit Eleina en se hissant sur sa selle.
La reine l'intriguait. Comment avait-elle pu la voir dans le palais de brume, et même lui faire signe... et comment connaissait-elle sa présence ici ?
Puis elle réalisa qu'elle ne s'était même pas présentée, que c'était fort impoli de sa part, et elle se demanda ce qu'elle avait le droit, ou non, de dire. Les gardes avaient été renvoyés et la reine ne la voyait pas, donc personne ne connaissait son apparence et sa ressemblance avec sa tante et son père. Peut-être pouvait-elle dire son nom, quitte à taire son lien de parenté ?
" J'ai oublié de me présenter, fit-elle d'un ton neutre. Je me nomme Eleina",

"Enchantée, Eleina. Je ne me suis pas présentée non plus : je m'appelle Vialle, et comme vous l'aurez deviné je suis reine ici, en Ambre."

Elle avait ajouté ces derniers mots d'un ton anodin, laissant penser qu'elle ne considérait pas son statut comme supérieur aux autres.

"Dites-moi, Eleina," poursuivit-elle alors qu'ils lançaient leur chevaux au petit trot sur le sentier, "est-ce la première fois que vous visitez le Royaume ?"

" Oui, je ne suis jamais venue en Ambre. Je vivais dans une ombre lointaine..."
Elle jeta un coup d'oeil franchement interrogateur à son père, cherchant à deviner ce qu'elle avait le droit de dire ou non. Elle aurait voulu aborder le sujet de ce qu'elle avait vu dans le palais de brume, mais peut-être trahirait-elle ainsi son statut d'ambrienne... que la reine avait certainement deviné, songeait-elle. Mais dans le doute, elle n'osait pas en dire trop.
" Vous dites... que vous saviez que nous étions là ? Qu'avez-vous donc vu ? Rien de dangereux j'espère ?"

"Ces derniers temps, les cartes me montrent constamment du danger. Mais rien qui n'en indiquerait la source."

Ils remontèrent le sentier jusqu'à un chemin plus important, en direction du palais.

"Pas besoin de tirer les cartes pour ça", rigola Bleys. "Depuis que le gamin de Benedict s'est fait trouer, les Ambriens sont en danger dès qu'ils ouvrent une porte..."

Vialle répondit sérieusement.

"Les cartes m'ont indiqué votre présence, ainsi qu'une autre personne sous votre protection. Et toujours un danger diffus. J'ai préféré ne pas prendre de risques."

Eleina se trouvait fort embarrassée. Elle aurait voulu demander à la Reine si elle se trouvait bien dans le palais d'ombre, si elle l'y avait vu. Mais en parler dévoilait sa propre présence, et, au-delà, le fait qu'elle ait franchi la marelle, donc potentiellement son identité. Or, elle ignorait si elle devait ou non la taire : Bleys souhaitait la garder secrète, après tout. Mais cela ne s'appliquait pas nécessairement à la Reine. Elle n'en savait rien.
Mais à la réflexion, si elle était occupée à tirer les cartes, elle ne pouvait pas se trouver dans le palais de brume, même pas en songe... Ce devait être un reflet d'elle-même.
Ne sachant trop quoi penser de la situation, elle préféra se taire, attendant de voir si son père en dirait davantage. Et puis, il n'y avait pas urgence : elle pourrait lui poser des questions le lendemain, au besoin...

Le trajet se poursuivit sans encombres jusqu'au palais. La reine aborda quelques sujets triviaux, auxquels Bleys répondit avec légèreté. S'il s'agissait d'une tentative pour lui extorquer des informations, ce fut voué à l'échec.

Alors que la lune descendait sur l'horizon, ils atteignirent les murailles du palais d'Ambre.

Eleina resta un instant bouche bée. Ainsi, la Reine savait qui elle était ? Elle prit le parti d'en sourire largement.
" Ainsi, vos cartes vous donnent même le nom de vos invités ? fit-elle d'un ton léger. C'est rudement pratique !"
Elle jeta un coup d'oeil fugace à son père, se demandant comment il réagirait. Et elle prit un instant pour attendre la réponse de la Reine, si toutefois elle répondait, avant de suivre le majordome.

La Couronne de Cuivre

[Ambre] Mont Kolvir