La Couronne de Cuivre

"Bonne idée.", finit-elle par dire.

Elle se cala confortablement dans son fauteuil afin de pouvoir rester un long moment sans bouger. Elle prit l'initiative d'ouvrir les deux livres et de les poser devant eux. Commencer une nouvelle lecture était aussi important pour elle que de découvrir un nouveau territoire. Aujourd'hui, lecture et aventure se rejoignaient. Ce qu'ils apprendraient allaient sûrement leur servir à partir de demain.

Et puis, il y avait la présence rassurante de Malo à ses cotés. S'il avait tyrite, elle n'aurait plus eu peur d'aller plaider. Il était quelque part le jumeau qu'elle aurait aimé avoir.

Le professeur s'était lui aussi mis à son aise et alla même jusqu'à proposer à Angèle de partager une couverture pour qu'elle n'ait pas trop froid en restant assise loin de l'âtre. Le livre ancien se révéla être d'une qualité exceptionnelle : les pages étant faite d'un solide et immaculé parchemin et l'encre parfaitement conservée tant pour les gravures que pour le texte écrit en nain. Le second ouvrage était traduit en commun et Malo prenait garde à tourner les pages du premier ouvrage au même rythme qu'ils lisaient sa traduction. Cela demanda un petit temps d'adaptation pour que les deux lecteurs parviennent à bien se synchroniser mais moins de dix minutes plus tard, ils le faisaient avec un grand naturel, goûtant à un prologue alléchant posant le contexte des recherches des LunePierre : l'ouvrage entendait résumer l'état de connaissance en astronomie du peuple nain quelques cinq siècles plus tôt.

Angèle avait accepté de partager la couverture sans plus de cas que cela, comme si cela allait de soi. Au chaud et en bonne compagnie, elle lut avec un réel plaisir. Elle avait rarement eu l'occasion d'aborder une lecture totalement inconnue. Malo à ses cotés, elle alla jusqu'à la fin de la prometteuse préface. Puis, s'alignant sur la vitesse de Malo, elle tourna la page, impatiente de découvrir. Elle ne prêtait pas attention à Malo dont elle effleurait sans vergogne le coude. Ou peut-être au contraire cela contribuait au fait qu'elle se sentait bien.

Quelques secondes, elle se tourna vers le jeune homme avec un sourire avant de se replonger dans sa lecture.

Et elle surprit un regard à la fois pétillant de curiosité et un air concentré, impliqué dans sa lecture. Des émotions contradictoires pour bien d'autres mais qu'elle savait ne pas du tout être incompatibles. Ils entamèrent ainsi le premier chapitre, l'air de rien. L'auteur y compulsait plusieurs sources pour expliquer comment et pourquoi la civilisation des LunePierre s'était tourné vers les étoiles, construisant de surprenantes machines d'optique pour observer les plus éloignées des constellations connues et inconnues jusque-là. Progressivement, la société naine s'était rapprochée de la surface de leurs territoires pour bénéficier d'un accès permanent à leurs observatoires.

Les émotions contradictoires de Malo ne la surprirent pas. Une satisfaction de découvrir liées à une curiosité qui le poussait à poursuivre sans cesse ses recherches. Elle aussi se sentait fascinée par cette civilisation des Lunepierre. Et à mesure qu'elle lisait lui apparaissait douloureusement les manquements de Manost. Guidés par leur dieu et leur dogme, ils avaient depuis longtemps baissé les yeux pour occulter les étoiles. La discipline avait occulté les découvertes potentielles. Les mages et les scientifiques avaient été dénigrés au profit des soldats. Elle leva les yeux en un soupir avant de se replonger dans sa lecture.

Peut-être avait-elle un monde à se construire bien au delà de sa cité. Un petit univers ou la justice n'était pas le seul maître mot.

Malo s'enquit aussitôt de la cause de son soupir avec un sourire avenant :

- Je manque à tous mes devoirs : souhaitez-vous que j'aille nous chercher quelque-chose à boire - une boisson chaude ou de l'eau - ou même à grignoter ? J'ai comme l'impression que vous n'avez pas envie de vous coucher tôt ce soir alors autant nous ménager de quoi tenir le coup !

Angèle rougit quelque peu en se rendant compte que son soupir n'avait pas été discret et pire encore avait été mal interprété. Aussi se dépêcha-t-elle de lever rapidement toute ambiguïté.

"Ne vous en faites pas pour moi. Je ne soupirais pas parce que je ne me sentais pas à mon aise. Je pensais à Manost et à sa défiance envers la science. J'ai l'impression que la cité n'avancera jamais quel que soit la faction au pouvoir. Nous avons une tradition militaire et religieuse et c'est ainsi qu'elle restera. A Luménis et à Cojum tout me semble si différent ..."

- A Luménis ? Malo sembla surpris plus qu'il ne s'en émut.

- Ainsi vous connaissez la cité des lumières ? Je m'y suis rendu une fois, dans mes jeunes années de chercheur. J'ai tenté d'obtenir l'accès à l'observatoire mais les mages n'ont pas pu donner suite. Il faut dire que je n'avais pas une très bonne réputation à l'époque...

Angèle réagit en deux temps. Elle répondit d'abord à la question de Malo.

"Oui, je suis allée à Luménis il y a quelques veilles. J'ai trouvé la cité magnifique. Je ne vous cache pas qu'ensuite, le retour à Manost a été très rude."

Elle n'ajouta que le retour de Cojum risquait de l'être aussi. Partir avait une nouvelle fois perturbé sa tranquillité d'esprit. Jamais elle ne revenait indemne. Le reste de la réponse du jeune homme la fit sourciller. Ainsi, elle avait la confirmation qu'il était intéressé par les étoiles. Et il n'avait pas toujours eu bonne réputation. Elle hésita un long moment. En temps normal, elle n'aurait jamais osé demander et aurait fait semblant de n'avoir rien entendu. Mais elle était en confiance avec Malo.

"Que vous reprochait-on ? Si ce n'est pas trop indiscret bien sûr."

Malo leva les yeux vers elle et lui adressa un sourire tranquille mais il sembla hésiter un instant avant de répondre à la question qu'il avait pourtant provoqué :

- Oh, rien de bien formidable, rassurez-vous : on me prenait simplement pour un rêveur un peu loufoque à cause de mes théories sur les civilisations naines. Je n'ai pas connu que des succès dans mes explorations et je suis passé tout près de la faillite.

Angèle s'était surprise à sourire à son tour. On faisait parfois la même description de Morgan. Et c'était ce qui lui avait plu chez elle. Ce coté totalement différent et mystérieux qui l'avait tant attirée. Puis elle avait découvert une femme douce et emplie de bonté qu'elle avait aimée plus que tout.

"Il semble que vous avez fait énormément de chemin depuis. Peut-être est-ce parce que vous avez continué de garder les yeux levés vers les étoiles en toutes circonstances. Je pense qu'ici, la personne la plus loufoque : c'est moi."

Malo se surprit à rire de la remarque de la paladine et il s'empressa de se justifier pour ne pas que sa réaction soit mal interprétée :

- Un chercheur qui ne regarde pas à ses pieds est sujet à moqueries, vous savez ? Mais en tous cas, je ne vous trouve pas loufoque du tout, moi : qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Angèle sourit en voyant Malo rire. Elle ne l'avait pas mal pris, au contraire. Pour une fois depuis longtemps, elle se sentait elle-même. Aussi répondit-elle sans trop d'hésitations.

"Oh ... En dehors du tribunal je suis très peu bavarde et j'ai toujours l'air un peu ailleurs, plongée dans mes lectures. Et puis, il y a aussi le fait que j'aime beaucoup regarder les étoiles. Mais cela, très peu de mes collègues sont au courant. Et je crois que c'est beaucoup mieux comme ça. Les autres adorent discuter, argumenter et sortir. Ils profitent de la moindre occasion pour réaliser des prouesses en tant que paladins. Moi ... C'est à peine si je sors de chez moi."

Malo lui retourna un regard pénétrant et répondit d'un ton chaleureux et sincère :

- Cela ne fait pas de vous quelqu'un de loufoque, Angèle : certaines personnes ont moins besoin que d'autres de la présence continue de leurs semblables. Les lectures et les étoiles sont un bon moyen de s'évader et de se détendre. Moi-même, en tant que chercheur, je passe une bonne partie de mon temps dans les bibliothèques ou loin de toute civilisation. En tous cas de toutes les civilisations encore vivantes.

"Vous êtes une des rares personnes qui me disent encore cela ..."

Elle n'ajouta pas que cela lui faisait immensément plaisir mais cela se lisait dans ses yeux. Elle ajouta.

"Vous n'êtes pas loufoque pour moi non plus. Et à mon avis, ce qui vous le disent maintenant ne sont que des jaloux. Ou ils ne savent pas qu'avec les étoiles, les livres ou les civilisations perdues, on est jamais vraiment complètement seules."

Le professeur reporta un moment son attention vers le livre qui illustrait bien les propos de la paladine avant de répondre d'un ton philosophe :

- Je partage votre avis : je crois qu'il est fondamental que certains recherchent les histoires qui se sont perdues pour faire en sorte que les bonnes leçons du passé profitent à ceux un peu trop empressés d'écrire l'histoire du présent. Je crois que nous nous accorderons bien surr ce point, vous et moi ?

Angèle eut un sourire en demi teinte, quelque peu rêveur.

"Je pense que vous êtes une sorte de gardien de nos civilisations. Vous trouvez le meilleur dans chacune d'elles pour nous le retransmettre. Et quand elles ont commis des exactions qui les ont poussé à leur ruine, vous les montrez aussi pour nous mettre en garde. Je trouve que c'est quelque chose de magnifique et d'extrêmement important. Moi ... de par ma profession, je suis plutôt garante du présent, de la loi ... Comparé à ce que vous faites, c'est parfois un peu ingrat ..."

Malo esquissa un sourire sous les compliments de la paladine sur sa profession qu'elle semblait tenir en haute estime.

- Votre vocation est primordiale également : aucune société ne peut prospérer sur l'injustice. Vous défendez ceux qui ne le peuvent pas par leurs propres moyens. Et croyez-moi, quand vous aurez passé tout un hiver dans la boue et le gel pour ne rien trouver de probant au final, vous comprendrez que mon métier est parfois ingrat aussi. Cela dit, il y a de bons moments qui compensent largement les frustrations.

Angèle rougit imperceptiblement, touchée par l'estime que portait Malo sur son métier. Mais elle ne put s'empêcher de tempérer comme à son habitude.

"Oh .. Il y a des moments assez ingrats aussi dans mon métier. Par exemple quand les gens que vous avez défendu pendant de nombreuses veilles finit par être condamné. Il y a toujours cette déception dans leur regard et cette impression que vous l'avez trahi. J'essaye autant que possible de prendre autant de distance que possible avec cela mais c'est très difficile."

Surtout qu'à Manost, la peine de mort existait pour certains cas. Elle soupira.

"Votre métier est beau. Parce que même si vous ne trouvez rien, vous appelez les gens à se souvenir. Vous cherchez les civilisations perdues. C'est donc qu'elles existent."

Malo esquissa un nouveau sourire plein d’estime et de tendresse avant de répondre de son ton calme et serein qui incitait à l’écouter :

- Que votre métier soit frustrant et aussi éprouvant ne le rend pas moins beau je trouve : je me doute que ce doit être difficile de perdre un procès mais vous devriez aussi penser à ceux que vous sauvez. On ne peut pas réussir tout ce qu’on entreprend. En revanche, il nous appartient de ne pas renoncer, de continuer, de montrer notre force et notre courage. Et vous me semblez être une personne courageuse, Angèle. Sinon vous ne seriez pas ici.

Un instant, la gorge d'Angèle se serra et elle se sentit au bord des larmes. La fatigue du voyage sans doute, l'incertitude. Elle se reprit très vite cependant.

"Je ne suis pas une personne courageuse. Je suis inquiète et je me demande de quoi sera fait notre voyage. Mais j'avoue que je suis de plus en plus curieuse de découvrir cette civilisation. Et je voudrais être sûre que tout ira bien pour vous. Car plus je vous connais et plus je me rends compte que vous êtes une belle personne et que j'espère de tout coeur que vous arriverez à mener à bien votre quête."

Son émotion n’échappa pas au regard de Malo mais il se garda bien d’en faire la remarque, commençant à comprendre que la paladine n’aimait pas exprimer ses émotions et laisser transparaître sa fragilité. Il fut tenté de la serrer dans ses bras et esquissa même un mouvement dans ce sens mais il eut peur de sa réaction et se ravisa, préférant refermer doucement les livres et conclure d’une voix douce :

- Avec vous à mes côtés, je suis certain de ne pas échouer. Mais pour être vous-même, il faut que vous soyez en forme demain. Alors nous ferions mieux d’aller nous coucher. Il faudra de toute façon bien des soirs pour venir à bout de ces ouvrages.

Angèle perçut le mouvement de Malo. Il avait voulu la prendre dans ses bras. Cela la surprit mais ne la dérangea presque pas. Néamoins, elle ne fit aucun geste pour l'encourager dans ce sens. Elle s'en voulait un peu de s'être laissée déborder par ce qu'elle ressentait. Mais elle même temps, le jeune homme en valait la pein. Elle eut un léger sourire quand il proposa de suspendre la lecture.

"Je crois que vous avez raison. Nous risquons d'être fatigués demain. Comme dirait Amélie : la théorie c'est bien, mais la pratique c'est mieux."

Elle espéra que tout allait bien à Manost.

Le professeur s’était déjà levé et s’étira légèrement avant de répondre d’un ton enjoué :

- Votre amie m’a tout l’air d’avoir la tête sur les épaules : à trop vouloir planifier, on en oublie que le monde ne nous attend pas, même quand il s’agit de civilisations perdues depuis plusieurs dizaines de générations.

Comme la veille, Malo avait l’intention d’utiliser le fauteuil de sa chambre et de laisser son lit à la paladine. Il signala son choix en plaçant la couverture sur le meuble avant de sortir de la pièce :

- Je vais préparer la table pour le petit-déjeuner pendant que vous vous changez : nous gagnerons ainsi un peu de temps avant l’arrivée de Malika.

Angèle s'étira à son tour. Malo et Amélie avaient amplement raison. Mais trop planifier était difficile. Parce que sans cela, on pouvait se perdre, se tromper, voir pire ... Depuis qu'elle avait perdu Morgan, elle s'était aperçu à quel point la vie pouvait être brève et relative. Un jour, on était là, le lendemain ... Elle remercia Malo de lui laisser son lit un tantinet gênée cependant. Puis elle le laissa regagner la cuisine avant de se changer rapidement. Puis elle plia ses vêtements uns à uns comme elle en avait l'habitude.

Elle s'assit sur le lit. Demain, ils affronteraient l'inconnu. Dans la chambre confortable, elle se sentait perdue comme au milieu de la mer. Mais elle ne serait pas seule. Quelque peu frileuse, elle se glissa sous les couvertures en chemise de nuit.

Malo avait galamment attendu largement assez de temps pour lui laisser le temps de se glisser sous les couvertures à son aise avant de revenir dans la chambre pour éteindre les lampes et se caler au fond de son fauteuil, un oreiller glissé sous la nuque.

- Bonne nuit Angèle, déclara-t-il d'un ton bienveillant et même presque affectueux.

"Bonne nuit, Malo."

Elle avait répondu sur le même ton. Comme si elle avait souhaité la bonne nuit à l'un de ses amis. Elle s'enfonça sous les couvertures et se tourna sur le coté. Elle ferma les yeux mais sentit qu'elle n'avait pas vraiment envie de dormir. Elle demanda à Malo.

"Comment vous sentez-vous avant cette grande aventure ?"

La réponse ne tarda pas à lui parvenir depuis le coin de la pièce, signe que le professeur était encore parfaitement éveillé :

- De l'excitation, de l'anticipation. La hâte de commencer tout ne me demandant si ce n'est pas trop téméraire, si je ne cours pas après des mirages. Comme à chaque fois j'ai l'impression...

Angèle se sentit l'envie de le rassurer, comme elle l'aurait fait avec un ami de longue date.

"Les Lunepierre ne sont pas un mirage. Ils existent bel et bien et je suis convaincue que vous les découvrirez. Et je vous aiderai autant que je le pourrai."

Un vœu pieu. Elle ne savait pas si elle serait capable de grand chose en milieu hostile. Au moins, elle ferait de son mieux en espérant qu'ils ne se mettraient pas en danger. Déjà, ils ignoraient totalement ce qu'il était advenu de Jonas et cela l'inquiétait.

Un court silence. Puis la voix de Malo se fit à nouveau entendre dans l'intimité de la pénombre de la chambre :

- Cette fois au moins je suis certain de ne pas faire le voyage pour rien même si mes recherches font chou blanc. Cette histoire m'aura permis de faire la connaissance d'une amie et c'est très précieux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum