La Couronne de Cuivre

Victor lui prit doucement la main.
-C'est toujours un peu la même chose, les cauchemars...murmura-t-il, hésitant. Il y a des méchants et puis...
Il ferma les yeux et serra plus fort la main de la rôdeuse.
-Mais c'est pas important. C'est juste des cauchemars. C'est fini... Ce qui est important, c'est...
Il la dévisagea, avala sa salive.
-Tu vas mieux, dis ?

« Je vais mieux, oui. » fit-elle en s’installant près de lui. « Je me sens encore un peu faible, mais c’est passager… Je vais bien manger, bien dormir… et tout rentrera dans l’ordre. Il faut juste être un peu patient. »
Elle lui effleura la joue, le dévisagea d’un air mutin, vaguement embarrassée.
« J’espère que je ne t’ai pas trop inquiété. Je suis désolée pour ce qui s’est passé… Désolée de t’avoir laissé seul avec Taliesin. J’espère que ça n’a pas été trop difficile. »
Elle le détailla, concentrée.
« Tu as l’air en un seul morceau, en tout cas. » ajouta-t-elle d’un ton léger.

Victor acquiesça en souriant.
-Oui. Et il m'a pas bâillonné avec mes chausses. En fait, il a même été plutôt gentil. Il a dit qu'on irait peut-être chercher mon chat, et il était d'accord pour que je prenne quelques provisions pour lui donner... Parce qu'il aura très faim quand on le trouvera. Il peut pas chasser, il est trop petit...
Il grimaça.
-Mais faut pas que tu t'inquiètes ou que tu te fatigues à cause de lui. C'est qu'un chat, et on peut se reposer tant que tu voudras, hein. J'étais un peu inquiet, mais ça va mieux vu que toi aussi tu vas mieux.

« Je tiendrai en selle demain, tu ne dois pas t’en faire. Nous irons chercher ton matou. Il doit sûrement nous attendre patiemment sous le pommier et avec un peu de chance, il aura convaincu ma jument de le rejoindre. »
Elle leva les yeux vers le hêtre et le chêne, majestueux, tranquilles.
« Ce refuge nous a bien servi, mais il est temps que nous regagnons la route. D’autres lieux nous attendent. »
Elle l’aida à se recoucher.
« Mais si tu veux pouvoir repartir, tu ferais bien de te rendormir. »
La jeune femme distingua cependant une ombre sur le visage de l’enfant, un éclat dans ses prunelles que baignait la lune, un soupçon d’anxiété, une promesse de mauvais rêve, une question, peut-être, simplement.
« Il y a quelque chose, n’est-ce pas… »
Elle pinça les lèvres.
« Veux-tu m’en parler ? »
Avant même qu'il n'ait ouvert la bouche, elle devina qui serait le sujet de cette confidence.

L'enfant rougit légèrement, à la fois gêné et soulagé d'avoir été si facilement deviné.
-Et bien... murmura-t-il. Je sais que ça me regarde pas, que c'est pas mes affaires, mais... j'ai demandé à Taliesin où il allait s'en aller, et il m'a répondu... enfin, il l'a pas dit comme ça mais ça voulait dire pareil... il a répondu qu'il allait se tuer.
Il dévisagea Galathée un instant, puis reprit :
-Il a dit qu'il avait fait de grosses bêtises et qu'il se sentait très très mal. Et que les gens avec qui il était ils mourraient. Ou se faisait capturer, comme toi. Que c'était mieux qu'il meure. Moi, je lui ai dit que c'était bête, mais... Je crois qu'il est encore plus têtu que moi.

« Ah. » fit simplement Galathée.
Ainsi, il avait pris le parti d’être franc. Elle comprenait sa démarche même si c’était là chose risquée, et peut-être cruelle. Mais il était trop tard, de toute façon. S’offusquer des mots déjà prononcés ne les effacerait pas.
« Taliesin est… certainement plus buté que toi, oui. » murmura-t-elle, cherchant ses mots.
Où étaient la douleur, la colère, la révolte ?
La jeune femme soupira.
On m’a frôlée, songea-t-elle.
« Mais il a traversé des épreuves… des épreuves qui rendent la vie, chaque minute, chaque jour… trop pénibles… Et… il a le sentiment que seule la mort pourra lui apporter la paix, mettre un terme à ses souffrances… »
Elle serra doucement la main de l’enfant.
« Je pense qu’il a tort. Et j’ai essayé de lui donner une chance… de prendre le temps… de retrouver un peu de bonheur dans les choses simples… de la vie… du monde qui nous entoure. »
Elle secoua la tête, leva les yeux, et aperçut la chouette, silencieuse, qui s’était perchée non loin, sur la pointe d’une pierre dressée.
« Mais ça n’a pas marché. »
Elle retrouva le regard troublé de Victor.
« Nous devons accepter sa décision. Si nous ne pouvons pas l’aider, nous n’avons pas le droit de lui imposer le poids d’une existence dont il ne veut plus. Cela peut sembler horrible et triste. Monstrueux même… »
Car c’est monstrueux…
« Mais nous devons respecter son droit. Et le laisser aller. »

Victor opina lentement du chef. Il ne comprenait pas tout, mais une chose était sûre : il n'avait pas envie de mettre l'ancien barde en colère en le contredisant. Il demeurait par trop imprévisible, même s'il était devenu un peu plus abordable.
-Oui. fit-il au bout d'un moment. J'espère juste que tu seras pas trop triste quand il partira. Mais je sais que tu le seras, et je serai gentil et patient, promis.
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire douloureux.
-Je lui ai demandé s'il était d'accord pour dire à mes parents que tu t'occupes bien de moi, s'il les voit... Il a dit oui...
Il avala sa salive avec peine et ferma les yeux, la main soudain crispée sur celle de la jeune femme.

Galathée le laissa définir son besoin de proximité sans le forcer à l’étreinte. Il finit par se blottir contre son épaule et elle passa un bras autour de lui.
« Nous allons nous en sortir. Tous les jours ne seront pas faciles, mais le temps nous aidera à retrouver un équilibre… »
Elle l’embrassa sur le sommet de la tête.
« Je ne remplacerai jamais tes parents, mais si Taliesin peut leur dire que je fais de mon mieux, c’est déjà ça, oui… » murmura-t-elle.

Après un long moment de silence, Victor finit par relever la tête.
-Taliesin dit qu'ils le savent déjà. Et qu'ils doivent être fiers de moi. A mon avis, ils sont surtout fiers de toi, parce que tu tiens tes promesses.
Il lui sourit, timide éclat d'espièglerie au milieu de sa tristesse.
-Ben oui : avant qu'on parte, tu avais dit que ça serait l'aventure. Ben ça l'a été, y a pas à dire !
Il se pressa davantage contre elle, comme pour s'excuser de sa boutade, puis reprit.
-On ira où après avoir retrouvé mon chat ? A l'endroit dont les oiseaux t'avaient parlé ? C'est quoi, comme endroit ?

La jeune femme lui sourit.
« Tu ne voudrais pas que je te gâche la surprise, quand même ?! Tu le verras de tes propres yeux bien assez tôt… Tu l’as dit toi-même, je ne sais pas raconter les histoires. Je m’en voudrais de te peindre un portrait peu flatteur de cet endroit que j’espère digne de nos attentes… »
Doucement, elle le borda.
« A présent, assez de bavardages. Nous y serons plus vite si tu es reposé. »
Il lui décocha une petite grimace, mais elle resta ferme et il finit par papillonner des paupières.
« A demain, jeune homme. » souffla-t-elle comme il s’endormait finalement.

La rôdeuse se redressa, s’étira doucement, puis alla se rafraîchir à la source. Vu la couleur du ciel, il restait moins d’une heure avant l’aube, et la rôdeuse profita du temps de tranquillité qui lui restait pour commencer à préparer leur périple à venir. Elle musarda dans les herbes pour refaire ses réserves, mais ne cueillit ni valériane, ni millepertuis. Si Victor avait des angoisses, ils avaient désormais la latitude de les gérer autrement. Quant à Taliesin, la question, aussi douloureuse soit-elle, ne se poserait bientôt plus.
Galathée finit par s’asseoir en bordure du temple pour regarder se lever le soleil. La chouette vint se poser sur son épaule et s’ébouriffa en gloussant, avant de s’immobiliser pour dormir.

Le soleil s'était extirpé des collines bordant l'horizon et entamait sa lente ascension d'un ciel d'un bleu sans tâche lorsque Taliesin s'éveilla. Les yeux encore embués de sommeil, il observa, dépité, le livre qu'il tenait à la main.
Tu fais une sacrée sentinelle... songea-t-il,, amer.
Déposant le grimoire dans son sac, il gagna la source et s'innonda le visage d'eau fraîche pour tenter de s'éclaircir les idées. Il ne savait pas dans quel état seraient Galathée et Victor, et il devait se préparer autant que possible. Faire face encore un jour ou deux, et puis...
Et puis quoi ?
Secouant la tête avec humeur pour chasses ces pensées parasites, l'elfe jeta un regard circulaire sur le temple. C'est alors qu'il repéra la rôdeuse, assise à l'autre extrémité du sanctuaire. Après une courte hésitation, il se mit en devoir de la rejoindre. Ne pas trop en faire ne signifiait pas l'ignorer complètement. Peut-être aurait-elle besoin de quelque chose.
-Content de te voir debout... fit-il, presque timide, en arrivant à sa hauteur.

Contre toute attente, Galathée lui sourit calmement.
« Merci. » fit-elle simplement. « Je me sens encore un peu faible, mais je tiendrai en selle. Encore un jour, peut-être deux, et tu seras délivré. »
Elle tapota l’herbe à côté d’elle, pour lui faire signe de venir s’asseoir. Le jour était désormais levé, le bleu du ciel avait pris la place des couleurs fantastiques de l’aube, et l’air était déjà tiède en dépit de l’heure encore matinale. La rôdeuse comptait éveiller Victor dès qu’elle en aurait fini avec l’elfe. Ce qui pouvait durer, ou pas, suivant sa réceptivité.

-Je resterai le temps qu'il faudra, répondit l'ancien barde. Je ne suis pas à quelques jours près.
Etrangement, la trouver moins hostile à son égard le rassérénait. C'était sans doute signe qu'elle allait vraiment mieux. Et puis, il aurait été peiné qu'ils se déparent en mauvais termes. Cela aurait par trop fleuré l'échec. Son départ était un échec, probablement. Mais il serait moins douloureux si ne subsistaient pas de non-dits où de rancœur tue.
C'est alors qu'il s'approchait pour prendre place à ses côtés qu'il remarqua pour la première fois la chouette posée sur l'épaule de la jeune femme. Il l'observa un instant, étonné, avant de reprendre d'un ton badin.
-Tu t'es faite une nouvelle amie, je vois.

Galathée sourit et posa un doigt sur ses lèvres.
« Oui… Et nous ne devrions pas la réveiller. »
L’oiseau ouvrit un œil noir, les dévisagea l’un et l’autre et le referma.
« Trop tard. » ajouta la rôdeuse, mutine.
Puis elle se tourna à nouveau vers l’elfe, et son regard se fit plus sérieux. Elle pinça les lèvres, hésita une seconde, puis relâcha un petit soupir.
« Je voulais m’excuser. Je sais que la situation est difficile pour toi, que tu ne l’as pas voulue, et je n’ai pas à te… à te reprocher le chemin que tu as choisi. Je me dois de le respecter et désormais, je suis prête. Je suis toujours convaincue que c’est une erreur, qu’il y a de l’espoir pour toi, qu’il n’est pas… complètement hors de portée. Mais tu es le seul à porter ton fardeau, personne ne peut vraiment le comprendre… ou l’alléger… Et donc, je veux pouvoir te soutenir jusqu’au bout. C’est ta décision, ton existence… Simplement… S’il est quoi que ce soit que je puisse faire pour te faciliter les choses… Il faut me le dire. Je vais commencer par aller mieux, vite. Je sais que c’est ce qui t’importe avant tout. Mais s’il est autre chose… Tu ne dois pas hésiter. Je suis prête. »

L'elfe ne put réprimer un sourire triste. La rôdeuse n'y était pas allée par quatre chemins, mais c'était mieux ainsi. Ils pourraient parler sans faux semblant, et cela lui permettrait de mettre les choses au clair, de partir le plus sereinement possible. Bientôt, la dernière pièce du puzzle serait en place.
-Ne t'excuse pas, dit-il doucement. Je te comprends aussi, tu sais... Je suis conscient que c'est un échec... J'ai parlé avec Victor, et cela m'a montré, si besoin en était, ma propre lâcheté. Je ne peux pas faire plus. J'en ai honte, mais je ne peux pas...
Il hocha la tête, soupira.
-Et tu as déjà fait beaucoup pour me faciliter les choses. Tu m'as relevé de mon serment, tu m'as donné de quoi... partir en douceur. Et je sais à quel point cela t'es difficile. Je t'en suis redevable, crois-moi. Tu ne pouvais pas faire plus.
Il jeta un regard sur la campagne environnante, puis se tourna à nouveau vers la jeune femme.
.-En fait, je ne suis pas sûr que tu saches à quel point tu m'as facilité les choses. Tu as essayé de me pousser à vivre, et cela a échoué, certes. Mais... Tu m'as permis de... De ne pas partir en étant le Monstre. Tu m'as permis de faire des choses un peu moins honteuses, avant la fin. Je ne te remercierai jamais assez pour cela. Alors... Alors surtout, prends ton temps. Ne hâte pas faussement ta... convalescence. Je suis resté de mon plein gré. Personne ne m'y a forcé. J'avais l'impression que... c'était quelque chose de... bien, peut-être, que j'avais encore l'opportunité de faire avant le terme. Et, comme je l'ai dit, je resterai autant de temps qu'il le faudra. Ce n'est pas facile, je ne te mentirai pas. Toutefois, c'est important que je le fasse. Je ne m'en irai pas le cœur léger, mais... si je peux le faire en ayant l'impression d'avoir été utile, aussi peu que ce soit... Cela facilitera les choses, j'imagine. J'aurais la sensation d'avoir été moins lâche, si je m'en vais alors que toi et le gamin 'n'avez plus besoin de moi.

Elle le dévisagea, songeuse.
« Je ne pense pas que tu aies jamais été lâche. Et je ne pense pas que ce que tu t’apprêtes à faire le soit non plus. S’il n’y avait pas toute cette souffrance, ici… »
Elle lui toucha la poitrine d’un doigt.
« Mais soit. N’en parlons pas plus que nécessaire. » dit-elle. « Cependant… Je voulais te parler de deux choses. Tu n’as pas besoin de me répondre maintenant. L’une concerne ton esprit, l’autre ton corps. »
Elle lui sourit, grimaça, puis haussa les épaules, prenant son silence pour un encouragement.
« Je sais que les raisons qui te conduisent à… bref, sont des raisons complexes. Des choses qui te sont arrivées. Si jamais tu désirais t’en défaire, en me les racontant, je suis là pour les entendre. Parfois sortir ce qui nous blesse soigne l’âme. Peut-être que tu pourrais t’en sentir apaisé. Voilà. La proposition est faite. »
Elle leva une main pour l’empêcher d’intervenir et reporta son regard sur la plaine.
« Ensuite… Je pensais que… Je pense me souvenir que ton peuple accorde une importance particulière aux derniers rites, au devenir de vos corps une fois que le trajet terrestre de l'un d'entre vous touche à sa fin… Je voulais juste te dire que… si je comprends ton désir de gérer les choses en solitaire… J’étais prête à honorer ton corps comme le veut la tradition dont tu émanes… si tu me l’expliques, bien sûr. »

L'elfe la dévisagea, quelque peu abasourdi. Il demeura écarquillé un long moment, et la jeune femme crut qu'il n'allait pas lui répondre, mais il le fit pourtant, après avoir poussé un profond soupir.
-Pour la deuxième chose... Je ne peux pas te laisser t'occuper de ça... Tu voulais que je vive... Je ne veux pas t'infliger la vision de...
Il s'interrompit. Imaginer la scène le terrifiait, mais peut-être était-ce important pour la jeune femme; Peut-être serait-ce un moyen de l'aider à faire son deuil... Si tel était le cas, il n'avait pas le droit de le lui refuser.
-Si tu veux vraiment le faire, murmura-t-il, alors... Je sais ce qu'il est de coutume de faire parmi les gens de ma race. Mais... J'ai été élevé par des humains, j'ai passé le plus clair de mon temps avec eux. Et même Hafgan, mon maître, préférait leur compagnie à celle de notre peuple. De plus, je n'ai pas envie de laisser de traces particulières. Oh non, surtout pas. Le mieux serait que mon corps... nourrisse la nature, peut-être. Un simple trou, quelque part... Ce serait peut-être le moins piteux.
Il croisa un instant le regard de Galathée, puis le fuit. S'il mourrait de mort violente et n'était pas enterré à l'endroit où il était né, son âme serait perdue. Du moins le pensait-il. Mais il n'était pas question de l'avouer à la jeune femme...
-Quant au premier point...
Raconter son périple ne lui faisait pas le moins du monde envie. Revivre toutes ses horreurs, il n'était pas certain d'en être capable. Pourtant... Pourtant, cela pourrait aider la rôdeuse à le voir tel qu'il était. Si elle entendait tout cela, il se pouvait qu'elle en vienne à partager sa vision des choses, son idée que la mort était la meilleure conclusion. Si tel était le cas, il était prêt à affronter l'épreuve.
-Cela sera rude, je le crains fort. Mais tu as le droit de savoir. Et peut-être, oui, pourrais-je m'en aller un peu plus calme de l'avoir conté... Il nous faudra du temps, toutefois. Toute une nuit, sans doute.

« Ne prends pas de décisions hâtives. Tu as encore le temps. » fit-elle. « Mais je suis touchée de la confiance que tu m’accordes… Bien que je n’estime pas avoir le droit de savoir. Si tu as besoin de parler… Tu peux me parler. »
Vive, elle lui prit la main, la serra doucement.
« Je veux que ces jours soient… des jours doux pour nous tous. Même s’ils nous blessent, immanquablement… Toutes les blessures ne guérissent pas, mais nous arborons fièrement certaines cicatrices. Je garderai celle-ci précieusement. »
Puis, le relâchant, elle se leva et partit réveiller Victor.

Une petite heure plus tard, après un rapide déjeuner, ils se mirent en route, Galathée et Victor sur une jument, Taliesin sur l’autre. Ils avaient échangé peu de mots pendant les préparatifs, mais la journée était superbe, le vent agréable, le soleil radieux. Avant de quitter le temple, Galathée circula entre les pierres, les frôlant du bout des doigts, adressant quelques pensées sereines à la déesse qui les avait accueillis, protégés et qui l’avait, peut-être, ramenée dans la lumière. Sur son épaule, stoïque, la chouette paressait. Elle avait à peine regardé Victor lorsque celui-ci avait poussé des cris de ravissement en la découvrant. Farouche mais fatiguée, sans doute.
Sans réellement en parler, ils s’élancèrent ensuite à travers la plaine, laissant la route derrière eux. Leurs chevaux étaient frais et Galathée semblait savoir où ils allaient, il ne leur en fallait pas plus. Ils cheminèrent tranquillement pendant quelques heures. La rôdeuse se sentait encore faible, mais la jument paraissait sensible à son état et marchait souplement, comme pour lui faciliter l’assiette. La jeune femme savait cependant qu’il leur faudrait bientôt faire une halte, sinon elle finirait par verser.
Ils débouchèrent soudain au sommet d’un vallon verdoyant, dont les pentes douces étaient couvertes de fleurs champêtres, bleuets, coquelicots, marguerites, reine des prés, dans lesquels butinaient une myriade de papillons colorés. L’herbe était haute, mêlée de blé sauvage. La rivière les attendait plus loin, paresseuse, et ses eaux limpides reflétaient les rayons de l’astre diurne.
Galathée embrassa le panorama du regard, le souffle coupé. La nature était belle, l’été resplendissant, et elle se laissa envahir par la magnificence du jour présent.
« Victor, accroche-toi. » murmura-t-elle ensuite à mi-voix.
L’enfant la dévisagea avec un soupçon d’inquiétude, mais s’arima fermement à sa taille. La jeune femme ferma les yeux, libéra son esprit et vint chercher celui de la jument de Taliesin. Attentive, cette dernière dressa les oreilles, écouta la suggestion de la rôdeuse, puis, dans un mouvement subit, les deux chevaux bondirent en avant et prirent le grand galop. Ils dévalèrent la colline droit dans les fleurs, soulevant une tempête de pétales et d’insectes, ventre à terre, emballés, et Victor lâcha un grand cri d’épouvante et de bonheur, tandis que Galathée surveillait d’un œil la mine de l’elfe pris au dépourvu.

Taliesin, perdu dans la contemplation du paysage - qui, il devait bien l'avouer, était pour le moins magnifique - ne vit rien du manège de la rôdeuse et faillit bien perdre l'équilibre lorsque sa monture s'élança. Des réflexes qu'il aurait cru disparus firent pourtant leur office et il parvint à demeurer en selle. Bientôt revenu de sa surprise, les jambes serrées sur les flancs de la jument, couché sur son encolure, il sentit son cœur bondir, en proie à une sensation qui lui était étrangère depuis une éternité.
Combien de temps cela fait-il que tu n'as pas cavalé ainsi sans personne à tes trousses, aux trousses de personne ? pensa-t-il fugacement.
Il subodorait dans ce brusque emballement des chevaux quelque manigance de Galathée, mais il ne lui en tenait pas rigueur. L'air lui fouettait le visage, faisait virevolter ses cheveux longs et, fermant les yeux un instant, il s'abandonna à cette impression de vol, de liberté qu'offrait immanquablement le grand galop.
La pesanteur reprit cependant ses droits comme la jument s'immobilisait à quelques pas de la rivière. Rouvrant les yeux, l'elfe observa attentivement la jeune femme qui paraissait tout à la fois radieuse et sereine. Quant à Victor, les derniers vestiges de la peur ne faisaient pas le poids face au ravissement qui lui illuminait le visage.
Chancelant, il mit pied à terre, bientôt imité par ses compagnons, et tous trois se mirent en devoir d'effectuer les divers préludes au repas champêtre qui s'annonçait. Tandis que Victor, à l'invitation de Galathée, pansait les chevaux, Taliesin prépara le feu, rassemblant pierres pour ceindre le foyer et bois sec pour l'alimenter. La rôdeuse, pour sa part, avait gagné la berge et commencé à pêcher à l'arc, ce qui ne manqua pas de susciter la curiosité de Victor, lequel vint la rejoindre sitôt sa tâche accomplie.
Une petite heure plus tard, ils étaient rassemblés autour du feu, mangeant avec appétit la chair savoureuse de la truite rebondie qui avait succombé aux traits précis de la jeune femme. Que ce fusse la saveur du mets, la beauté du paysage ou les échanges plus ou moins mouvementés qu'il avait eu avec la rôdeuse et le petit garçon, Taliesin trouva que l'atmosphère de ce repas était beaucoup plus légère que celle de ces prédécesseurs.
Je veux que ces jours soient… des jours doux pour nous tous. avait dit Galathée
Elle serait peut-être exaucée, si les choses continuaient ainsi. Doux amers, sans doute. Mais doux tout de même.

Après leur petit repas, Galathée alla s’allonger sous un arbre, un aulne tranquille au tronc penché. Le sommeil la gagna rapidement et elle sombra dans un soupir. La chouette s’était perchée sur une branche basse depuis leur cavalcade, histoire de se remettre de ses émotions.

Victor était plus reposé, même s’il souffrait du séant, et il déambula dans les hautes herbes pendant quelques minutes, avant de rejoindre Taliesin près du feu. Ce dernier avait rangé leurs affaires et somnolait désormais dans la chaleur torride de la mi-journée. Victor resta silencieux. Galathée dormait désormais à poings fermés, on entendait le doux rythme de sa respiration mêlé au chant des insectes.
« C’est quoi qu’il y a dans ton sac, qui a une forme bizarre ? » demanda-t-il finalement.

-Mmm ? répondit indistinctement l'elfe en s'arrachant à son demi sommeil.
Il observa l'enfant, puis suivit son regard en direction du paquet de toile, lequel lui arracha une grimace et le poussa à se détourner vivement pour refaire face à Victor.
-C'est une harpe, dit-il.après quelques secondes d'hésitation. En parler ne lui faisait pas du tout envie, mais il était peu désireux de rebuter le gamin. J'étais barde, autrefois.

Le visage de l’enfant s’éclaira comme il entrouvrait la bouche.
« C’est vrai !? Alors tu sais chanter des chansons et raconter des histoires ! Et aussi jouer des musiques sur ta harpe ! Waouh ! Moi j’ai vu qu’une fois un barde à la Taverne de la Bienveillance c’était, papa m’avait emmené et alors il avait raconté une histoire sur Val Bise que ça s’appelait mais c’était pas un elfe comme toi, c’était un monsieur avec une grande barbe et puis il avait une toute petite flûte mais papa disait que je pouvais pas rire de lui sinon c’était pas bien. Mais il avait une grosse voix et alors il imitait la princesse dans son histoire, c’était comique, et puis aussi après il a demandé des sous et mon papa il m’avait donné une pièce pour lui, et j’ai donné… c’était chouette… mais après il est parti et y’avait plus d’autre barde, enfin moi j’en ai plus vu. »
Il s’interrompit, dévisagea Taliesin, fronça le bout du nez.
« J’imagine que toi, tu n’as pas envie de chanter, hein. »
Taliesin n’eut pas besoin de répondre.
« Est-ce que je peux la regarder ? Je te promets que je ne l’abîmerai pas. Juste la regarder ? »

Le barde hésita et coula un soupçon de regard en direction de l'instrument. Bah, après tout, si Victor voulait le voir, pourquoi refuser ? Ce n'était plus sa harpe, par bien des aspects, et il faudrait songer à lui trouver un nouveau propriétaire, de toute façon. Il n'était pas question qu'elle sombre avec lui... Il avait vaguement envisagé de la laisser à Galathée. En cas de besoin, elle pourrait en tirer un certain prix. Restait à trouver une personne qui en ferait bon usage, mais faisait confiance à son choix. Peut-être quelqu'un comme Reynald...
Il en toucherait un mot à la rôdeuse, avant son départ.
-Si tu veux, dit-il finalement. Fais juste attention en la déballant : il y a un arc, avec.
Il aurait pu s'en charger lui-même, mais le cœur lui manquait par trop. Rien que l'idée de la revoir le glaçait, et il préférait largement observer la campagne environnante. Elle suscitait moins de sentiments douloureux.

Victor se coula jusqu’au sac du barde, souleva précautionneusement le paquet et alla le déposer dans l’herbe. Il s’accroupit pour défaire les nœuds des liens de cuir qui le retenaient fermé, écarta la toile huilée, et découvrit l’arc et l’instrument de musique. Il posa l’arme à l’écart, puis s’assit sur le sol pour regarder la harpe, dont il dessina les courbes du bout des doigts, sans la toucher. C’était un objet toute simple, dont la forme et les gravures épousaient élégamment le grain du bois, marque du savoir-faire d’un luthier attentif et doué.
Après quelques minutes de silence, n’y tenant plus, le petit garçon posa la main sur les cordes et en pinça l’une ou l’autre, leur arrachant un son délicat.
« J’aimerais bien savoir en jouer. Ça doit être gai... » murmura-t-il.

L'elfe s'était crispé aux quelques notes égrenées par l'enfant. cependant, lorsque celui-ci parla, il se contraignit à le regarder, lui et l'instrument, et tenta de se rappeler l'effet que cela faisait de jouer.
C'est un peu comme d'être lancé au grand galop... songea-t-il.
Mais ce galop-là, il ne le connaîtrait plus. Ses mains étaient indignes de toucher cette harpe, ou quelque autre instrument que ce fût. Il devait se considérer comme chanceux d'avoir pu, une dernier fois, goûter à l'autre.
-Oui, ça l'est... dit-il doucement. Apprendre n'est pas toujours simple, cela demande de la persévérance... Mais c'est comme pour tout. Et la récompense en vaut la peine.
Un instant, il pensa à son long apprentissage aux côtés d'Hafgan, mais il rejeta bien vite ce souvenir. Il préférait ne pas imaginer ce que son ancien maître penserait de lui, aujourd'hui. De sa fuite prochaine.
Mais il s'est enfui, lui aussi...

Victor acquiesça sans rien dire et entreprit de refermer le paquet, précautionneusement, repliant les pans de toile avec précision. Taliesin devina qu’il avait pris soin de mémoriser la manière dont l’instrument était emballé au moment où il l’avait découvert. Comme il peinait avec les nœuds, l’elfe se fit violence pour aller l’aider, et l’enfant, embarrassé, se redressa. Galathée les rejoignit alors, s’étirant avec langueur et leur décocha un léger sourire. Elle ne posa cependant aucune question, les laissa à leurs affaires et alla seller les chevaux.

Peu après, ils étaient à nouveau en route. Ils longèrent paresseusement la rivière, remontant son cours tranquille, croisant saumons et canards sauvages, ragondins et loutres curieuses, jusqu’à un gué. La rôdeuse y engagea sa jument, suivie par l’elfe, et ils gagnèrent la berge opposée sans se mouiller. Ils reprirent leur cheminement au bord de l’onde, pendant quelques heures encore.
Galathée les arrêta près d’un bosquet touffu dont émanait une odeur suave et mit pied à terre. La chouette s’envola et se posa sur le pommeau de la selle, où elle fit mine de se rendormir, rouvrant tout juste un œil sombre lorsque Victor tenta de la toucher. De son côté, la jeune femme avait pénétré dans les broussailles denses du petit bois. Elle trouva rapidement la ruche et parlementa quelques minutes avec une dizaine de demoiselles peu amènes avant de pouvoir récolter ce qu’elle cherchait.
Ils firent halte en fin d’après-midi. La rôdeuse était éreintée, et ils dressèrent leur campement au bord de la rivière.

Ils soupèrent de faisan aux raisins et au miel, une recette que Galathée tenait de la rôdeuse qui l'avait formée et qui rivalisait presque avec ce que leur avait servi Reynald deux jours plus tôt. Ensuite, Victor s'écrasa sur son lit, épuisé par la journée, tandis que la rôdeuse gagnait le bord de l'onde.

Elle s'étira dans le crépuscule naissant et s'entretint avec la chouette. Celle-ci portait un nom qui renvoyait plus ou moins au son que fait le vent d'automne dans les plumes d'une chouette alors qu'elle chasse sous la lune pleine et que les feuilles mortes tombent en rafales. Galathée décida de l'appeler Plume, tout simplement, faute de mieux, et l'oiseau s'en contenta.

Taliesin demeura assis un moment près du feu mourant puis s'étendit à son tour sur sa couche. La journée avait été aussi agréable que possible. La chevauchée, le soleil, la nature radieuse l'avaient aidé à maintenir ses noires pensées à l'écart, sans les effacer totalement. Mais il n'avait pu s'empêcher de redouter la nuit, et à juste titre. Dans le silence relatif et l'obscurité, sans le secours de la valériane, ses tourments revinrent, plus pressants que jamais, et il désespéra de jamais trouver le sommeil. D'autant qu'il n'était guère fatigué : Galathée était encore faible et ils avaient modéré leur allure.
Cependant, la jeune femme ne tarderait pas à retrouver ses forces, et il serait sous peu temps pour lui de s'esquiver. La mort le tentait toujours autant, mais elle avait perdu son aspect de repos absolu. Que l'attendrait-il au-delà du trépas ? L'oubli tant espéré, ou de nouveaux tourments ? Pas moyen de le savoir, et cette incertitude n'en accroissait que davantage sa souffrance.
Après ce qui lui parut durer des heures, il finit cependant par sombrer dans un demi sommeil agité, empli de cauchemars, d'images lugubres, de cris torturés...
Et il n'avait même plus l'espoir de pouvoir les souffler en même temps que la flamme vacillante de son existence.

Taliesin se débattait contre un démon sans visage, reflet du désastre des derniers mois, lorsqu’il sentit une main sur son épaule, le secouant doucement. Il s’éveilla avec un geste un peu brusque, mais trouva Galathée penchée sur lui, sereine. Elle posa un doigt sur ses lèvres.
« Chut. Il ne faut pas réveiller Victor… » murmura-t-elle à voix basse. « Viens, je voudrais te montrer quelque chose. »
Puis elle se redressa, et fit mine de s’éloigner.
Perchée dans les branches touffues d’un frêne voisin, Plume veillait sur le sommeil de l’enfant.

Intrigué par l'attitude de la jeune femme mais plutôt heureux d'avoir été arraché à ses rêves sordides, l'elfe s'assit en se frottant vigoureusement les yeux. Il faisait nuit noir, et sans doute n'avait-il pas dormi plus d'une ou deux heures. Qu'importe. Plus il serait fatigué, plus il sombrerait facilement. C'était un mince réconfort, vu ce qui peuplait son sommeil, mais la veille était pire encore. Alors, à tout prendre...
Lentement, il se redressa, étira un instant ses muscles noués par la tension, puis emboîta le pas à Galathée, vaguement curieux de ce qu'elle pouvait bien avoir à lui montrer.

Ils marchèrent quelques minutes dans les ténèbres inondées de lune, sur les berges herbues de la rivière, écoutant le coassement sonore de quelques grenouilles et le crissement d’innombrables grillons. La nuit était étonnamment chaude, moite presque, et la proximité de l’eau procurait une fraîcheur heureuse.
Galathée s’immobilisa enfin, posa à nouveau le doigt sur les lèvres, puis invita Taliesin à s’approcher. Elle lui désigna un point sur la rive opposée, à une dizaine de mètres, et l’elfe plissa les yeux. Malgré son acuité nocturne, il ne parvenait pas à distinguer ce qu’elle tentait de lui montrer.
Il fit un pas vers le bord, circonspect.
« Regarde mieux… » souffla doucement la jeune femme.
Il avait beau faire de son mieux, il ne voyait pourtant rien.
Du plat de la main, avec aplomb, énergie et sans la moindre gêne, elle lui donna alors une bourrade dans le dos et l’envoya droit dans la rivière.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

[Quête : Tentatives]

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