La Couronne de Cuivre

" Moi j'parie que ça fait apparaître une princesse !" s'exclama-t-il.
Puis son expression devint sérieuse, grave même, avant que ses yeux ne s'écarquillent.
" Et si c'était une chanson pour faire apparaître la bien aimée du musicien ? Les troubadours ils chantent pour les filles qu'ils aiment, non ? Tu dois essayer celle-là ! Elle va faire revenir Galathée, j'en suis certain ! Vite ! Tu dois la faire, s'il te plait, tu dois la faire !"
Victor n'était plus du tout calme, et son visage avait une expression marquée d'une certitude absolue.

Le barde ne put réprimer une grimace. Bien sûr, le raisonnement de Victor était loin d'être illogique. Mais il doutait que la flûte recèle une telle magie. Il aurait aimé y croire... sans réellement y parvenir. L'enfant, au contraire, était sûr de son fait.
Qu'adviendrait-il lorsqu'il serait détrompé ?
Rien de bon.
Mais avait-il la possibilité de se dérober ? De dire qu'il valait mieux ne pas jouer ce morceau ?
Mieux valait au plus vite couper court à ses illusions. Plus il s'y raccrocherait longtemps, plus leur fin serait douloureuse...
-D'accord, je vais le faire... soupira-t-il. Mais je ne pense pas que ce soit ça, Victor. La flûte est puissante... Mais pas à ce point.
Comprenant qu'il ne raisonnerait pas le gosse avec de simples paroles, il entreprit de le faire... avec des notes. Se préparant à affronter la suite, qu'elle qu'elle fût. Regrettant déjà la fin de ces instants paisibles, détendus, qu'ils venaient de partager.

Taliesin entonna les premières notes douces-amères de la mélodie romantique en laquelle Victor plaçait ses espoirs. C'était une chanson triste, un amour impossible entre une jeune fille de la noblesse et un musicien sans nom, mais il était peu probable que Belenn ait chargé la flûte de leur arracher des larmes.
Cependant, après la première mesure, rien ne s'était encore produit, et après la seconde, la lampe à pétrole disparut, les replongeant dans la pénombre rougeoyante qu'éclairait expressivement le feu. Victor demeura immobile, le visage tendu, mais lorsque Taliesin eut terminé le refrain et enchaîné avec un second couplet, il fallut qu'ils se rendent à l'évidence : si cette chanson avait une utilité, elle ne s'était pas manifestée dans les conditions qui étaient les leurs.
L'elfe vit que l'enfant se mordait les lèvres, retenant des sanglots qui n'allaient pas tarder à franchir le barrage de sa volonté.

L'elfe ne put s'empêcher de ressentir une sourde déception. Pourtant, il n'y avait pas cru. Pas cru un seul instant... Victor, en revanche, devait accuser le coup, affronter une désillusion aussi brutale qu'avait été grand son espoir.
Bien loin, déjà, les plaisanteries sur le pipeau.
Il tendit la main, toucha doucement le bras de l'enfant.
-Je sais que c'est dur, bonhomme... souffla-t-il. Elle me manque aussi énormément... Mais il nous faut être patients, tenir le coup. Jusqu'à ce que nous la retrouvions. Et je sais ou cmmencer les recherches. Alors, c'est juste une question de temps, Victor. Juste une question de temps avant que nous ne soyons réunis.

Victor se blottit à nouveau dans les bras de Taliesin et sanglota longtemps contre sa poitrine, des sanglots peu sonores mais irrépressibles, en cascades, qui parurent ne jamais devoir s'arrêter. Mais petit à petit, l'enfant s'apaisa, les tremblements qui lui agitaient le corps se calmèrent, disparurent, et sa respiration redevint tranquille. L'elfe n'eut pas besoin de baisser les yeux pour deviner qu'il s'était rendormi, épuisé par son brusque moment de détresse.
Alors qu'il reposait l'enfant pour alimenter le feu qui menaçait à nouveau de s'éteindre, le barde eut cependant une brusque surprise, lorsqu'il découvrit qu'un petit animal s'était niché entre lui et Victor, profitant sans doute de leur chaleur. C'était une sorte de belette au pelage gris, peut-être un jeune furet, qui se blottit plus avant dans la couverture lorsque Taliesin s'en écarta.

Tandis que Victor pleurait, Taliesin avait fait son possible pour le réconforter, par quelques paroles murmurés, quelques gestes maladroits. Une fois de plus, il se sentait démuni, jouant un rôle qui n'était pas le sien. D'ordinaire, c'était Galathée qui veillait sur les affres de l'enfant, le consolait ; c'était vers elle qu'il se tournait lorsque ça n'allait pas fort. Lui... Lui était là pour les jeux, les moments de détente. Pour faire et raconter des âneries. Veiller sur un gamin si jeune, si ébranlé, il ne savait pas faire. Ne pouvait qu'espérer que sa spontanéité malhabile et empruntée servirait à quelque chose.
Victor s'était endormi, enfin, épuisé plus qu'apaisé, sans doute. Le sommeil lui ferait du bien, cependant. Peut-être serait-il meilleur à présent que la fièvre avait décru...
C'est alors que le barde remarqua l'animal. Il le fixa, partagé entre amusement et perplexité, mais décida de ne pas intervenir. De toute façon, l'aurait-il déplacé qu'il serait subrepticement revenu se blottir auprès d'eux, alors qu'ils dormiraient...
-Profite de l'aubaine, petit. Tu aurais tort de te priver : après tout, pourquoi la solidarité inter-espèce se limiterait-elle aux hommes et aux elfes ?
Avec un sourire en coin, il acheva de redonner au feu force et vigueur. Puis il rangea leurs victuailles, ne laissant au dehors qu'un morceau de jambon - lequel éviterait à l'animal de prélever sur Victor un petit en-cas s'il venait à avoir faim. Il s'occupa ensuite de remettre dans la poche de l'aube plumes, tissu et piécettes, gardant le pipeau sur lui, dans la poche de sa chemise.
Enfin, il revint auprès de Victor, ajusta la couverture autour de lui - le petit garçon ne s'était pas rhabillé et ne pas trop le couvrir ne signifiait en rien le laisser geler sur pied - avant de s'étendre à ses côtés, fixant les ombres qui dansaient au plafond, attendant que le sommeil veuille bien l'emporter.

Et le sommeil l'emporta car s'il était inquiet, il était aussi épuisé. Il fit cependant des rêves confus, peuplés de cris et de tumulte, aux couleurs violentes, à la mélodie sinistre. Il ne s'éveilla néanmoins que beaucoup plus tard, alors qu'une lumière grise perlait dans la bergerie. Le soleil s'était levé, déjà, et vu la saison, cela signifiait qu'il avait dormi longtemps. Victor reposait toujours sous sa couverture et Taliesin croisa le regard jaune du petit animal qui reposait contre lui. Le feu était éteint, dernières braises noircies entre les cailloux qui en formaient le pourtour mais il faisait moins froid qu'au coeur de la nuit.
L'ombre des flocons, qui tombaient toujours, dansait dans la lueur du dehors. La couche de neige qui bloquait l'entrée atteignait désormais la taille de l'elfe. Se frayer un passage à l'extérieur promettait d'être épique.

-Tu n'es pas du genre sauvage, on dirait ! fit le barde en adressant un sourire amusé à la créature.
Il s'étira, se leva doucement. Avec le retour du jour, ses noires pensées avaient battu en retraire. Ne l'auraient-elles pas fait qu'il avait assez de préparatifs pour s'occuper l'esprit, de toute façon. Il entreprit donc de rallumer le feu puis, sortant la flûte, il se fendit d'un "Premiers rayons" guilleret. Lorsque le plateau chargé de nourriture apparut, l'elfe poussa un soupir de contentement.
-Le petit déjeuner de monseigneur est servi... murmura-t-il à l'oreille de Victor en lui serrant l'épaule.
Somme toute, ce réveil était l'un des plus agréables de ces dernières semaines. Les nuages ne tarderaient pas à revenir, en même temps que la réalité de leur situation. Mais il comptait bien profiter au mieux de cet instant de répit...

Lorsque l'elfe fit un mouvement vers l'enfant, la petite créature hirsute prit peur et fila entre deux cailloux, disparaissant instantanément à sa vue. Victor ouvrit un oeil brumeux, toujours fiévreux, et décocha un pâle sourire à Taliesin.
" Ça sent bon..." murmura-t-il doucement.
Le menu du jour était un peu différent de la dernière fois, mais un bol de thé y fumait, ainsi qu'un bol de lait. On y trouvait aussi du miel, des flocons d'avoine, une poire un peu cabossée, deux tranches de jambon salé et un petit fromage de chèvre frais. Le pain était encore chaud, sa croûte dorée n'attendant que la main avide du premier affamé.

Taliesin observa l'animal détaler, amusé, se disant qu'au final il était tout de même un brin sauvage, ce qui était somme toute logique, puis il reporta son attention sur Victor dont il ébouriffa les cheveux sans même y réfléchir.
-Je trouve aussi... Je n'ai pas la moindre idée de la personne qui nous prépare tout ça, de la taverne qui se voit soudain délestée, à la grande horreur de son propriétaire, mais nous n'avons pas à nous plaindre c'est un fait ! Bon, qu'est-ce qui te tente le plus ? Choisis. Je prendrai en fonction, ce que tu voudras bien me laisser...

Victor reposa les yeux sur le plateau avec une légère grimace.
" J'ai pas très faim, en fait." commença-t-il.
Puis, lisant sans doute une désapprobation en gestation dans le regard de l'elfe, il s'empressa de tendre la main vers les victuailles.
" Je peux, heu... Manger peut-être du lait et des céréales ? Avec un peu de miel ? Et je te laisse le pain ? Je ne sais pas bien. Je n'ai vraiment pas très faim."
Il se saisit quand même du bol et y renversa les flocons d'avoine, les observant, un peu hypnotisé, tandis qu'ils se gorgeaient de liquide. Taliesin allait se servir de pain lorsque Victor reprit la parole, à voix basse.
" J'ai rêvé de Galathée, cette nuit." murmura-t-il. " Tu crois qu'ils lui ont fait beaucoup de mal ? Ils ont dit qu'elle devait expier, elle aussi, comme toi. Expier, ils disaient. Mais je crois qu'ils ne savaient pas ce qu'ils voulaient vraiment dire..."

Taliesin frissonna malgré lui. Il savait que cette question, l'enfant la poserait tôt ou tard. Il n'empêche : qu'elle vienne si tôt ce matin-là le prenait au dépourvu. Et savoir qu'une question serait posée, cela ne rendait pas pour autant la réponse plus facile.
-Je ne sais pas ce qu'il lui auront fait, bonhomme, je n'en ai pas la moindre idée... lâcha-t-il.
L'elfe regretta aussitôt sa trop grande franchise : Victor avait besoin d'être rassuré, pas de se voir confirmé dans ses angoisses. Le tout était de ne pas lui mentir...
-La seule chose dont je suis sûr, c'est qu'elle est en vie, dit-il avec aplomb. Gabriel Kanter a agit selon l'idée qu'il se faisait de la justice, en vous jugeant coupable, elle et toi. Alors que vous n'y étiez pour rien. Mais... Il ne m'a pas tué, moi, alors que je suis le seul responsable de ce qui s'est produit. Il n'aura donc pas tué Galathée. Et nous allons la retrouver. Chaque jour qui passe nous rapproche d'elle, Victor. Je sais où commencer les recherches. Elle ne restera pas seule très longtemps.
Une partie de lui-même n'était pas loin de qualifier cette tirade d'optimisme béat. Mais il avait dit la vérité. Dit, du moins, ce dont il était convaincu. Et jusqu'ici, ses convictions, ses chimères folles ne s'étaient pas démenties.

" Tu sais, il disait que moi j'avais rien fait, que c'était juste de la conma... conmatination, comme si tu m'avais donné une maladie, ou quoi. Mais il disait que Galathée, elle... Elle savait bien ce qu'elle avait fait. Alors qu'elle devait... Mais il lui aurait pas fait vraiment de mal, tu sais. Il était pas content de devoir faire ça, il m'a dit, mais parfois les circonstances vous forcent. Il disait ça "parfois les circonstances vous forcent".
Il soupira et resserra la couverture autour de lui.
" Mais s'il lui était arrivé quelque chose, on le saurait, non ? Comme avec un lien magique, je suis certain. Quand on s'aime, ça marche, je crois."

Taliesin ne répondit pas tout de suite. Il avait entendu une infinité d'histoire à ce sujet. Moult chansons s'en servaient, prétexte à un romantisme débordant. Mais, pour sa part, il n'avait jamais expérimenté une telle chose. Pas pour ses parents adoptifs; Pas pour Hafgan... Dont il n'avait toujours pas la certitude du trépas, d'ailleurs.
Mais si cela pouvait rassurer Victor, pourquoi nier ? Chacun se raccrochait aux chimères qu'il pouvait. Et peut-être n'en était-ce pas, en l'occurrence.
-Sans doute, oui... fit-il. Sans doute le sentirions-nous... Mais... Poru les circonstances dont parlait Kanter... On a toujours le choix, Victor. Toujours. Celui de se montrer dur ou bienveillant, inflexible ou plein de mansuétude. Il a choisi la dureté, l'inflexitilité. Il t'a séparé de ta mère qu'il jugeait coupable... Alors qu'elle ne l'était en rien. L'amour n'est pas un crime, jamais. Il peut pousser à faire des bêtises, mais lui-même n'est pas un crime. C'est l'une des plus belles choses sur terre... Et ce qu'il vous a fait est injuste. Injustifié et injustifiable. M'aurait-il seulement puni moi que... j'aurais accepté, sans doute. Je le mérite, après tout, même si d'autres m'ont jugé avec plus de bienveillance. Même si vous... m'avez accepté. Mais... Je ne pouvais me résigner sachant qu'elle et toi deviez payer aussi. Cela, je ne pouvais le permettre. S'il avait fallu, je t'aurais cherché au temple. Et à présent... Nous allons sauver Gal.

Victor l'observa du coin de l'oeil et finit par hocher la tête, pensif.
" Peut-être qu'elle aussi, elle nous cherche." fit-il finalement, l'air satisfait du résultat de ses réflexions. " Et comme elle est douée pour ça, elle nous trouvera sûrement la première !"
Il se fendit d'un joyeux sourire, curieusement ragaillardi et dévora son bol de céréales avec entrain. L'elfe ne pouvait cependant se faire de grandes illusions : il avait encore le regard humide, les gestes mal assurés et la carcasse ruisselante de sueur.

L'elfe sourit, tentant de faire aussi bonne figure que l'enfant. En réalité, il était troublé, redoutait les souffrances qu'avait dû endurer la rôdeuse, qu'elle endurait encore, probablement. Sauf si Victor avait raison et qu'elle soit déjà à leur recherche... Ce qui n'était pas impossible : Galathée était décidée, efficace. Bien plus que lui, sans doute.
Il avait la gorge nouée mais essaya tout de même de s'intéresser au déjeuner. Et, au final, il n'en laissa pas grand chose, tant il avait faim. Il n'y eut guère que le jambon qui ne trouva pas grâce à ses yeux. Après une hésitation, il le prit, se leva, alla le déposer près de l'endroit où avait disparu l'animal;
-Régale-toi ! lança-t-il d'un ton léger. Je doute que tu puisses faire à nouveau bombance avant longtemps...
Enfin, il revint vers le petit garçon. Se rassit pour terminer son thé.

Victor ne dit plus rien pendant un long moment, lorgnant la neige qui continuait à tomber par l'ouverture de la bergerie.
" On va être ensevelis..." murmura-t-il à mi-voix, probablement pour lui-même, puis il fut saisi d'un frisson et éternua.
Il avait étendu ses pieds nus hors de la couverture et ses orteils étaient dangereusement près du feu. Il semblait ne leur accorder aucune attention. Ils paraissaient un peu gris, sans doute de la poussière en grande partie, mais peut-être pas seulement.
La petite créature qui avait profité de leur chaleur pendant la nuit semblait avoir disparu pour de bon : elle ne fit pas mine de s'approcher du jambon, en tout cas.

-Je peux regarder ? fit Taliesin en désignant les pieds de l'enfant.
Celui-ci haussa les épaules, et le barde se pencha pour examiner ses orteils. Ils étaient un peu bleus, ne paraissaient guère sensibles - sans quoi Victor les aurait éloignés du feu, et, au final, leur aspect était rien moins que rassurant.
Taliesin soupira, hésita, puis incanta

Taliesin --> Soins légers --> Victor

Ce serait sans doute aussi inutile contre le gel que contre la fièvre, mais il avait impérativement besoin de faire quelque chose, de tenter, même si c'était voué à l'échec. Sans grand espoir, pourtant, il se redressa, observa la muraille de neige qui bloquait en partie la porte de la bergerie.
-On va se mettre en route... murmura-t-il. Il est déjà tard, et nous n'aurons pas forcément la chance de trouver un autre abri tout de suite. Alors, autant ne pas trainer...

Victor tourna un visage inquiet vers Taliesin.
" On va vraiment sortir ? On peut pas rester une journée de plus ici ? Moi je sais pas si je vais savoir marcher et la neige... Elle a l'air de m'arriver jusqu'aux épaules, au moins ! Comment je vais faire pour avancer ?"

-Ne t'inquiètes pas pour ça, bonhomme... Ce ne serait pas la première fois que je te porterais...
Il observa la neige, songeur.
Rester, pourquoi pas ? Ils ne retrouveraient peut-être jamais un tel havre, un tel abri. Ils pouvaient y faire du feu, y rester au sec, manger, se reposer...
Mais il y avait les paysans, non loin derrière. Les gardes de la mine, aussi.
Rester serait prendre un trop grand risque...
Il soupira. Se concentra : oui, il devrait être capable de faire ça. Il s'était assez remis. Les choses seraient bien moins difficiles, avec une monture...
-Et je n'aurais même pas à te porter, en fait ! lança-t-il d'un ton léger, lequel avait autant pour but de le rassurer lui d'encourager l'enfant, Je vais nous convoquer un cheval. Qui galope sur la neige sans s'y enfoncer, sans glisser. Je sais qu'on est bien, ici. J'aimerais aussi rester... Mais il ne vaut mieux pas. Il ne faut pas qu'on nous retrouve... Et Galathée nous attend. Alors, en route, mauvaise troupe !

Si invoquer le cheval se fit sans trop de difficultés : un grand animal gris sale aux yeux un peu vides se matérialisa sur la neige, l’enfourcher fut une autre paire de manches. En effet, la bête culminait, tranquille, près de cinq pieds au-dessus d’eux, perché sur la neige, car ils n’avaient pu le créer dans la bergerie trop exiguë. Heureusement, Taliesin était leste en dépit du froid qui paralysait ses membres, et il finit par parvenir à se hisser en selle, en se servant d’une rampe de neige tassée, du mur de la petite cabane et de la sangle qui enserrait la panse de l’animal comme appuis. Une fois les pieds dans les étriers, il parvint à faire grimper Victor, au prix de nouvelles contorsions. La petite aventure eut au moins le mérite de faire rire l’enfant de bon cœur, et ils se mirent en route.
Si leur coursier pouvait arpenter les étendues glacées sans craindre de s’enfoncer dans la poudreuse, Taliesin constata rapidement que cette bénédiction était assortie d’un risque : la couche avait une telle épaisseur qu’ils volaient littéralement au-dessus du paysage, artificiellement suspendus dans la blancheur, au niveau, souvent, de la cime de petits arbres de plaine. On les voyait à des lieues à la ronde, rien ne pouvait plus les dissimuler, tache noire sur l’immaculé manteau de l’hiver. Il ne restait qu’à espérer que personne ne s’aventurerait en pleine nature par un temps pareil. Il neigeait toujours, encore et toujours…
Le petit galop de leur monture, que Victor avait appelée Spectre de la Nuit, les mena rapidement aux abords des collines plus escarpées et il fallut alors que Taliesin prenne la décision entre une ascension directe vers les cols, ou le détour par le Sud et des monts moins élevés.

Le barde n'hésita pas longtemps. Sans corde pour le relier à l'enfant, sans gants, sans vêtements propres à affronter les froids extrêmes des hauteurs, sans assurance de trouver un abri ou de pouvoir faire du feu, affronter les cols était tout simplement suicidaire. La voie vers le sud ne serait guère plus sûre, évidemment : elle les rallongerait, faciliterait la tâche de leurs poursuivants qui ne les penseraient pas assez fous pour se risquer sur un chemin direct à travers les montagnes... Et le climat serait à peine moins rude dans leur partie méridionale. Mais leurs chances de survie y seraient tout de même plus grandes.
Un peu.
-Si j'étais beaucoup plus puissant, je crois que je serai capable de convoquer des chevaux volants... lança-t-il à Victor en faisant bifurquer leur monture. Enfin, il me semble avoir lu ça quelque part. Pour le coup, ç'aurait été bien pratique... Mais comme je ne suis décidément pas très puissant, et que crapahuter à des centaines de pieds d'altitude ne me tente guère... On va opter pour un ehcmin moins ardu. Ne sois pas trop déçu, bonhomme : si tu rêvais de voir les hauteurs, je te promets qu'un jour je t'y emmenerai. On a une belle vue, de la haut, paraît-il...

Mais Victor était retombé dans un mutisme fiévreux, même s'il ne dormait pas encore. En tunique légère sous sa couverture, il se contenta de décocher un sourire confiant au barde, puis se pelotonna contre lui et soupira doucement. Ils continuèrent donc vers le sud, au hasard des reliefs que dessinait la couche de neige, sans la moindre certitude qu'ils suivaient un chemin ou même un réel repli de terrain. Ils avaient déjà parcouru une certaine distance depuis Gargouille, mais comme ils avaient beaucoup louvoyé, il était difficile de savoir à coup sûr où la mine se trouvait : sans doute pas aussi loin que prévu, et en longeant les montagnes, il était possible qu'ils soient forcés de repasser à proximité. D'après la forme des pics, Taliesin pensait néanmoins qu'ils étaient au sud des installations. Il n'en était cependant pas persuadé.
Ils cheminèrent au petit galop toute la matinée, dépassèrent plusieurs fermes lointaines sans s'y arrêter, mais ne rencontrèrent personne. A la mi-journée, Victor émit quelques protestations : il avait mal aux fesses et il mourrait de soif. Son front était brûlant.

-D'accord, on va bientôt faire une pause... murmura l'elfe. Laisse-moi juste trouver un coin tranquille... Sans pour autant ralentir le pas de leur monture, il se mit à observer les environs en quête d'un abri susceptible de les protéger de la neige et du vent. Il rechignait à faire halte si tôt : leur cheval ne resterait pas éternellement en leur compagnie, et lorsqu'il se serait volatilisé, il lui serait impossible d'en convoquer un autre avant le lendemain. Or, le temps pressait, il leur fallait coûte que coûte mettre autant de distance que possible entre eux et la mine. Et crapahuter à pied dans la poudreuse semblant bien peu réalisable, mettre pied à terre équivaudrait sans doute à ne pas repartir ce jour-là.
Il devait cependant admettre qu'il était moulu, lui aussi. Il n'était plus habitué à de telles chevauchées. Son estomac criait famine, ses muscles étaient douloureux, et il grelottait de froid. Il ne devait pas surestimer ses forces, sous peine de grosses désillusions...
Un abri, donc.
Et en attendant, continuer. En accélérant le pas du coursier autant que le permettait la prudence.

Bien que la couche de neige soit moins épaisse au fur et à mesure qu'ils descendaient vers le sud, la plupart des abris naturels qu'ils auraient pu trouver s'y trouvaient probablement ensevelis et ils restaient éminemment visibles, perchés dans les hauteurs. De temps en temps, les branches d'un arbre offraient un rideau acceptable, pour autant qu'ils puissent déterminer d'où viendraient les agresseurs potentiels. De toute façon, s'ils mettaient pied à terre, ils crèveraient la surface de la neige et se retrouveraient coincés jusqu'à la taille au moins : il fallait donc rester en selle, même pour leur petite pause. Heureusement, sans les mouvements du cheval, l'exercice serait probablement moins inconfortable.

Résigné, l'elfe finit par conduire leur monture derrière le rempart précaire fourni par quelques branches, puis tira sur les rênes pour l'immobiliser. Si rester en selle aurait l'avantage de leur épargner un bain de neige, cela aurait l'inconvénient de les contraindre à quelques acrobaties...
-Désolé, je n'ai pas trouvé mieux... dit-il à Victor. On va manger un bout ici, puis il faudra repartir. On finira bien par découvrir quelque chose de plus abrité pour la nuit...
IL s'empara de leur sac à provisions, l'ouvrit, et montra son contenu au petit garçon. Puis, avec une grimace d'anticipation, il récupéra le caquelon, se pencha, prit de la neige dans ses paumes... et attendit qu'elle fonde, se demandant ce qui, entre cette opération ou le maniement d'une pioche dans la mine, était le plus douloureux..

Ils mangèrent rapidement, puis reprirent leur route sous un ciel de plus en plus bleu mais de plus en plus froid. Le panorama autour d'eux était somptueux, montagnes gigantesques et plaines immaculées s'offraient à leur regard. Puis bientôt au seul regard de l'elfe : Victor s'était rendormi. Au bout d'une petite heure supplémentaire, ils croisèrent une première route partiellement dégagée, qui semblait relier la campagne à quelque destination vers les hauteurs. Sans indication sur l'endroit où elle menait, ils poursuivirent cependant leur descente vers le sud. La couche de neige était moins épaisse mais plus cassante. Et le ciel commença à foncer. Ils s'étaient levés tardivement et les journées étaient extrêmement courtes en cette saison, d'autant que l'île d'Hélonna, comme sa voisine Dorrandin, se trouvaient à l'extrême sud de Toril.
Le paysage n'offrait pas de refuge évident, toujours des arbres épars, quelques bosquets pour le versant de collines, des escarpements plus accidentés et peut-être plus prometteurs pour le versant montagneux... Il faudrait sans doute un peu chercher, dans le noir.

Remerciant une fois de plus la flûte - et l'enfant qui l'avait conservée - l'elfe infléchit leur trajectoire pour se rapprocher des escarpements. Il avait l'espoir d'y découvrir un renfoncement, une grotte, qui sait. Ce serait l'idéal. Evidemment, ils ne pourraient probablement pas y faire du feu, à cause du manque de combustible. Ils risquaient aussi d'y dénicher quelque animal en hibernation, mais... Ils y seraient au moins à l'abri du vent, d'éventuelles nouvelles chutes de neige et pourraient se pelotonner sous un empilement de couvertures. Ce serait plus vivable qu'une nuit à la belle étoile...

Après une petite demi-heure d'errance entre les rochers glacés, Taliesin finit par trouver une première grotte, donc l'entrée était partiellement dégagée. C'était un renfoncement bas de plafond, relativement profond, et sa première exploration lui révéla qu'il était désert. Il y demeurait cependant les reliefs d'un repas, ossements d'animaux, mais vieux de plusieurs semaines. Il y faisait extrêmement froid, mais le vent n'y soufflait guère, grâce au rempart de glace qui le protégeait. Au dehors, Victor s'était éveillé et contemplait le soir tombant, les premières étoiles, tandis que peu à peu, l'environnement se dérobait à son regard humain et aveugle.

Le barde hésita un moment. Un animal avait fréquenté ce lieu, et même si ce n'était pas très récent, il y avait toujours un risque qu'il revienne à l'improviste... Mais ne serait-ce pas le cas de tous les abris qu'ils pourraient découvrir ? Les bêtes s'abritaient elles aussi du froid, et si elles évitaient un endroit, c'est qu'il y avait une bonne raison. De plus, la nuit était proche, ils pourraient chercher des heures sans rien trouver d'autre. Et leur monture n'allait pas tarder à disparaître...
-Allez, je crois que c'est bon, on va rester ici... lança-t-il sans être vraiment convaincu.
Il aida le gamin à mettre pied à terre, récupéra leurs affaires qu'il s'en alla déposer tout au fond de l'abri. Puis revint flatter l'encolure de leur monture, en manière d'adieu.
Ne lui restait plus, à présent, qu'à aménager tant bien que mal leur campement... La première chose qu'il fit fut de convoquer la lampe, afin que Victor puisse y voir quelque chose. Il s'occupa ensuite de déballer leurs couvertures, et ce qu'il leur restait de victuailles.
Et il devait se rendre à l'évidence : pas de feu, cette nuit.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

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