La Couronne de Cuivre

Cette fois, Shani dirigea une partie de son hostilité contre Astrée.
-Je ne m'intéresse pas aux humains bestiaux, cracha-t-elle. Pas aux petits garçons, aux petits bébés.
De son côté, Léo arborait un calme emprunt d'ironie.
-Et moi, je ne m'intéresse pas aux elfes squelettiques, aux petites filles à qui on donne un faux commandement pour les consoler d'avoir été tenues à l'écart du combat... répondit-il.
Astrée eut l'impression que l'adolescente allait sauter à la gorge du mousse.
-Je te bats où tu veux, quand tu veux, à ce que tu veux, merdeux.
-C'est ça. Et moi, je suis le grand Nanabozo, le dieu lapin. Mais si tu tiens vraiment à subir des défaites...
Shani cracha par terre. Fit face à la rôdeuse, à ses comparses.
-Vous êtes témoins : le bébé me lance défi. On va faire épreuves, vous ferez arbitres.
Elle eut un sourire mauvais, reprit à l'intention d'Astrée.
-Après, vous soignerez ses bosos, vous essuierez sa morve et ses larmes.

Avec quelques années de moins, Astrée lui aurait volontiers tiré la langue... Mais elle était adulte, après tout, et la seule adulte du groupe.
Le point positif, c'était que Léo retrouvait un peu de combativité. Elle se demanda un instant s'il valait mieux qu'il gagne son défi, pour retrouver un peu d'assurance, ou qu'il le perde, pour remettre enfin en question ses fichues idées de domination masculine. Le mieux, bien sûr, serait que chacun s'en sorte honorablement... mais vu la haine qui couvait entre les deux, aucun des eux n'admettrait une victoire simplement partielle. Et aucun des deux n'accepterait qu'on leur annule leur stupide défi.
- Vous voulez vous défier ? Comme deux adolescents entêtés que vous êtes ? D'accord, mais à une condition. Qu'il n'y ait aucun risque vital ni de blessure grave pour l'un ou l'autre ! Après, je me fiche pas mal que vous vous défiez à la course à pied, à l'escalade, à la nage, au tir à l'arc, au poirier ou à la bataille de polochon.... C'est vous qui choisissez ! Apparemment, Léo, Shani annonce qu'elle peut te battre à tout ce que tu veux... donc j'imagine que c'est à toi de choisir à quoi tu veux la défier ? Ou alors, si vous préférez, vous choisissez chacun une épreuve...

Léo était demeuré impassible tandis qu'Astrée évoquait les épreuves envisageables. Sauf quand elle mentionna la nage : à cet instant, il ne put s'empêcher de tiquer. Mais il se reprit presque instantanément.
-Oh, je l'ai déjà humiliée à l'escalade, alors elle peut bien choisir le défi suivant. Tous les suivants, si ça l'amuse.
L'adolescente lui jeta un regard meurtrier, puis se fendit d'un sourire mauvais.
-La rivière est à deux pas... dit-elle, croisant les bras.
Léo tiqua à nouveau. Et l'air narquois de Shani signifiait assez qu'elle s'en était rendue compte, comme elle s'était rendue compte de sa première réaction.

Astrée soupira intérieurement. Que ce gosse était susceptible.... Et puis d'abord, qu'est-ce qui l'empêchait de garder ses braies s'il voulait conserver un peu d'intimité ? Oh, et puis, sous l'eau, personne ne verrait rien ! D'ailleurs, les filles avaient bien plus à cacher. Et peut-être risquait-il de se laisser troubler...
- Et bien, allons-y, fit-elle simplement en prenant la direction de la rivière. On ne va pas y passer la journée ! On est sensés faire une reconnaissance, je vous rappelle !
Elle comptait bien les guider vers l'endroit de la berge où les buissons étaient les plus touffus, assurant au moins la possibilité de se déshabiller et de plonger sans être vu.

Mais Shani ne l'entendait pas de cette oreille.
-Pas par là, dit-elle, autoritaire. On s'éloigne du village, et on serait obligés de descendre le courant. Nager en descendant le courant, tout le monde peut faire ça. Nous... On va le remonter.
Sans attendre de réponse, elle entraîna le groupe dans la direction inverse, par une sente invisible. Cinq minutes plus tard, ils débouchaient sur une berge herbeuse n'offrant aucun abri. Un arbre s'était effondré, reliant les deux rives du cours d'eau : il offrait un excellent plongeoir.
-On saute de là, expliqua l'elfe. On remonte la rivière jusqu'au gros rocher qui dépasse.
L'onde était écumeuse, rapide... L'effort promettait d'être intense.

Astrée haussa les épaules. Elle avait fait ce qu'elle avait pu.
- Comme vous voulez. Vous savez, Léo est marin, il est habitué à la mer, aux vagues...
Elle se tourna vers le jeune mousse avec un clin d'oeil complice.
- Ca ne doit pas être très différent, qu'en penses-tu ?
Elle aurait bien voulu lui souffler qu'il pouvait gardes ses braies, ou se déshabiller en tournant le dos, ou derrière elle, l'air de rien... mais elle ne voulait pas attirer davantage l'attention des elfes sur son malaise. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu'il ne reculerait pas.

-Oh, ça va être une formalité... répondit Léo,
Shani se dévêtit rapidement, sans faire de manière, et il l'imita avec un aplomb remarquablement joué.
Lorsque le gamin fut nu, l'adolescente le toisa avec un mépris qui ne parvenait pas à dissimuler une curiosité manifeste.
-Vous avez menti sur son âge, lança-t-elle à Astrée. Ou alors les trucs on raconte sur les humains sont des histoires.
-Par contre, à Luménis, on dit "plate comme une elfe", lâcha Léo. Et ça se vérifie.
Jusqu'ici, il avait évité de l'observer mais, saisissant son regard appuyé, il lui l'avait rendu avec insistance... et intérêt.
-Bouge tes fesses, ver de terre, on a pas que ça a faire, gronda-t-elle.
-Comme vous voulez, madame la limande... rétorqua Léo.
Shani se tourna vers Astrée.
-C'est quoi, une limande ?
Le garçon éclata de rire.

- Un poisson, répondit Astrée du tac au tac. Assez... plat.
Elle s'efforçait de ne pas éclater de rire devant la curiosité qu'affichaient les deux adolescents malgré leur haine farouche apparente.
- Et je n'ai pas menti sur son âge, il est au début de l'adolescence. Par contre, c'est sûr que si vus croyez toutes les légendes qui se colportent sur la virilité masculine humaine, vous risquez d'être déçues... Que voulez-vous, les hommes ont toujours aimé exagérer la chose ! Toutes les femmes le savent, on n'y fait plus attention... J'imagine que c'est le cas aussi pour ceux de votre race ? Quoiqu'il y a nettement moins de légendes sur leur compte... il doit y avoir des raisons objectives... En tout cas, Léo est exactement comme tous les adolescents de son âge!

L'adolescente chercha visiblement ses mots. A moins qu'elle hésitât quant à la réponse à donner.
-Nos hommes sont aussi stupides et prétentieux que les vôtres, finit-elle par déclarer. Mais si je crois ce que vous disez, ils sont mieux fichus que les vôtres, puisque même les tout petits garçons sont pas aussi ridicules que lui...
Si Léo était vexé des paroles d'Astrée - il lui avait jeté un regard en coin - ou de celles de Shani, il n'en laissa rien paraître et privilégia, comme précédemment, la contre-offensive.
-En tout cas, y a des points communs entre les femmes elfes et les femmes humaines : nos petites filles et vos adolescentes, elles sont pareilles, comme les limandes. Comme ces poissons tout plats, tout raplaplats...
Et de ponctuer ses paroles d'un large sourire.
La moue de souverain mépris affichée par Shani aurait été convaincante... si la colère n'avait pas autant enflammé son regard.
-Plats ou pas plats, méfie-toi des poissons quand tu nageras, merdeux. Pourraient te mondre, pourraient confondre ton mini machin avec un p'tit appât pour la pêche !
-Bah, je préfère ça à ce qu'ils me prennent pour l'un des leurs... Mais, qui sait ? Tu séduiras p't'être un monsieur limande, et ça t'éviterait de finir célibataire ! Non, parce qu'à part un poisson, je vois pas qui pourrait vouloir de toi...
Cette fois, Astrée eut la nette impression que ça allait virer au pugilat. Ou au duel à mort.

Astrée leva une main apaisante.
- Attendez donc quelques années si vous voulez avoir enfin l'air d'adultes, aussi bien l'un que l'autre... Ca va d'ailleurs être nettement plus long pour ces demoiselles... Mais dites-moi, ces bavardages ne sont quand même pas un prétexte pour éviter la compétition de natation? Parce qu'on s'éloigne du sujet, là ! Gardez donc votre énergie pour nager ! Il me semble que le plongeoir vous attend...

Shani la dévisagea avec hostilité, tandis que Léo continuait à sourire - après tout, c'est lui qui avait eu le dernier mot. Tous deux n'en prirent pas moins la direction du tronc reliant les berges et se préparèrent à plonger.
-Ah, juste un truc, avant... dit le mousse à l'elfe. En sautant, prends garde à ne pas faire... un plat !
L'éclat de rire moqueur qui s'ensuivit se mua bien vite en cri de surprise - sinon de douleur. L'adolescente l'avait gratifié d'une violente bourrade qui le fit choir fort peu élégamment dans le courant. L'instant suivant, elle même plongeait avec grâce, et commençait à nager, bientôt suivi par un Léo furibond.

Astrée était certaine que Léo allait gagner. Il en avait la volonté, la force... quoique, vu le peu qu'il avait mangé ces derniers temps, il devait être un peu affaibli. Et son adversaire en avait également la volonté... En y réfléchissant bien, rien n'était joué.
Elle se mit à crier des encouragements à Léo, tout en remontant larivière pour rester à la hauteur des nageurs. Si quelque chose dégénérait, il faudrait qu'elle soit prête à intervenir...

Le garçon avait pris un mauvais départ suite à sa chute, et il avait un certain retard sur l'adolescente. Il tenta de le combler rapidement, faillit y parvenir, mais parut brutalement craquer : peut-être le courant était-il plus fort qu'il ne l'avait cru, peut-être avait-il trop donné d'un seul coup. A moins que, comme le craignait Astrée, la diète des derniers jours ne l'eut affaibli.
Shani creusa l'écart puis, se retournant, afficha un large sourire. Dès lors, elle nagea plus tranquillement, laissant Léo la rattraper péniblement. A voir les mouvements souples de la jeune fille, sa mine détendue, à les comparer avec le teint rubicond et l'essoufflement manifeste du gamin, il était évident qu'elle prenait un malin plaisir à jouer au chat et à la souris avec lui...
Ils progressaient, se rapprochaient du grand rocher en saillie qui marquait la ligne d'arrivée. Léo était sur les talons de Shani, mais donnait l'impression d'être à bout. L'elfe le laissa presque revenir à sa hauteur.
Presque.
-Bon allez, fini de rire... musa-t-elle.
Et d'accélérer, d'atteindre en quelques secondes une vitesse impressionnante.
Ce qu'elle n'avait sans doute pas prévu, c'est que le mousse serait capable de la suivre. Qu'il serait capable de la rejoindre.
Ce qu'il fit, pourtant. Bizarrement, il n'avait plus l'air fatigué. Plus du tout.
La bataille fut féroce, acharnée. Le rocher était à portée de main...
Ils le touchèrent.
En même temps.
Exactement en même temps.

Astrée sourit. Que le gosse ait fait une petite feinte ou qu'il ait eu un dernier regain d'énergie, peu importait : il avait réussi à égaler son adversaire.
- Félicitations à tous les deux ! Vous êtes ex-aequos, fit-elle d'un ton presque solennel. L'épreuve est donc terminée... On peut reprendre le tour de reconnaissance...
Elle espérait qu'ils s'en tiendraient là. Mais n'y croyait pas vraiment vu leur hargne...

-Je devoir gagner ! rugit l'adolescente qui perdait sa maîtrise de la langue commune en même temps que son sang froid. Si je le pas attendu, lui aurait perdu !
-Tu parles... gloussa Léo. C'était trop rigolo de jouer la fatigue et de te voir parader ! Tu connais l'histoire du lièvre et de la tortue ? Ben maintenant, y aura celle de la limande et du mousse !
-Du ver de terre et de l'elfe, tu vouloir dire ?
-Ben, si tu veux associer toute ta race à ton humiliante défaite, t'as le droit, hein...
-Je te battrai ! gronda Shani. D'autres épreuves, et je te battrai ! Tu vas pleurer comme un petit bébé !
Sans crier gare, elle coula le gamin, avant de nager, rageuse, vers la berge.

Astrée poussa un soupir. Ces deux-là n'en finiraient jamais.... Elle surveilla du coin de l'oeil la réapparition de Léo, qui toussait avec l'air plus furieux que jamais.
Lorsque l'elfe reprit pied la première, elle ne put s'empêcher de lancer aux deux adversaires.
- Moi, je propose qu'à la place d'une épreuve de course quelconque, on voie celui d'entre vous qui retrouve la raison le plus vite, en cessant ce jeu et ces provocations stupides... Je me demande lequel gagnerait....
Tout ce qu'elle allait y gagner, c'était de se mettre les deux gosses à dos... Ce qui leur ferait un point commun, finalement!

L'adolescente paraissait en tout cas la détester autant qu'elle détestait Léo. Quant à ce dernier, il arborait une mine outrageusement réjouie. Sans doute pour énerver encore davantage l'adolescente.
Sans un mot, ils longèrent la rivière pour récupérer leurs vêtements et les renfiler. Shani déclara alors que le paysage lui paraissait tout à coup moins affreux, ce que confirma le mousse, arguant qu'on ne se croyait plus au pays des filles poissons. L'elfe gronda, parut prête à l'étrangler, mais n'ajouta rien.
La reconnaissance se poursuivit ensuite, d'abord au sol, puis dans les arbres. L'elfe, renfrognée, demeurait silencieuse, à l'instar du gamin qui, s'il semblait hésiter à la provoquer par d'acerbes paroles, préférait conserver sa mine triomphante.
Enfin, ils retournèrent sur la place du village, bien moins peuplée que la dernière fois où ils en avaient foulé le sol.

Astrée fut soulagée d'arriver enfin au village. Cette petite guéguerre stupide allait enfin se terminer.... Ils allaient se débarrasser de ces adolescentes stupides, Shani en tête. Même si elles avaient redonné un peu de combattivité au mousse, elle n'aimait pas cette tension dans l'atmosphère.
Ignorant délibérément les jeunes filles, elle se tourna vers Léo.
- On ferait peut-être bien d'aller voir la devineresse pour oir si on peut se rendre utiles ailleurs... A moins que tu n'en aies assez... Ou que tu préfères rester avec ces charmantes jeunes filles?
Elle tendait là une perche énorme... Mais finalement, c'était bien agréable de voir Léo retrouver un peu d'allant, et s'en prendre à quelqu'un d'autre qu'elle...

Etonamment, ce fut Shani qui répondit.
-On a des trucs importants à faire. Mais... On se retrouvera. J'en avoir pas fini avec lui.
-C'est quand tu veux ! s'exclama Léo, goguenard.
Elle lui tira la langue avant de s'empourprer et de lui adresser une grimace furibonde. Les autres adolescentes paraissaient amusées au plus haut point, mais il suffit d'un regard de leur cheftaine pour qu'elles reprennent leur expression fermée.
L'instant suivant, elles avaient tourné les talons.
-Bon ben, d'ici qu'elle me retrouve, j'suis pour ainsi dire sans rien à faire... Donc, je vous laisse décider de la suite ! dit le mousse à la rôdeuse.

Astrée avait souri, un birn amusée par l'échange. Elle fut forcée de reprendre son sérieux lorsque Léo la laissa décider de la suite des événements. Bien sûr, sans rien à faire, il risquait de replonger dans la mélancolie, il fallait absolument le tenir occupé...
- Il faudrait voir la devineresse pour avoir son avis, savoir ce qu'on peut faire pour aider... J'imagine qu'on pourrait aller voir les armes disponibles, vérifier leur état, s'il y a besoin d'entretien, en plus je crois que tu n'en a pas...
Elle n'aurait même pas abordé le sujet quelques heures auparavant. Mais apparemment le môme semblait ne pas avoir d'idées suicidaires.
- On pourrait aussi tout simplement s'entraîner au tir à l'arc, à moins que tu ne sois plus à l'aise avec un autre type d'arme.... Ou bien, dans un autre registre, aider à préparer le repas, à moins que tu ne préfères t'occuper des gosses ?

Les jours suivants s'écoulèrent, relativement paisibles. Sous l'égide de la guérisseuse - qui, comme l'apprit Astrée, se nommait Idril -, les adolescentes s'organisèrent et se montrèrent à la hauteur des tâches qui leur étaient confiées. Quant à Léo, s'il sombrait dans la mélancolie et le mutisme au moindre moment d'oisiveté, il retrouvait aplomb et entrain lorsqu'il était question de se mesurer à Shani. D'une franche hostilité, leurs rapports avaient évolué vers une concurrence acharnée. Mais, de ce qu'avait pu en juger la rôdeuse, elle n'était pas dépourvue d'une estime réciproque... sinon de davantage. D'ailleurs, les deux adolescents avaient plus d'une fois échappé à sa surveillance.

Une nuit, alors qu'elle dormait dans la cabane d'Idril, Astrée fut réveillée par la vieille elfe. Penchée sur elle, elle lui secouait doucement l'épaule.
-Il y a du nouveau... murmura-t-elle.
Et de lui résumer ce qu'un oiseau envoyé par les amazones lui avait appris : la progression dans la forêt, la découverte du village abandonné mais dont les trésors étaient désormais gardés par un baelnorn surgi de nulle part, les premières escarmouches avec les mâles, les improbables pourparlers organisés par les Luméniens, l'inquiétant incident s'étant produit dans les montagnes... et la décision inattendue qui en avait découlé.
-Notre chef me demande de les rejoindre pour témoigner de ce que j'ai ressenti... expliqua Idril. Elle va envoyer quelqu'un pour me suppléer auprès de nos jeunes. Si vous voulez m'accompagner, vous êtes la bienvenue. Mais si vous voulez rester, personne ne vous en voudra.

- Je vous accompagne !
La réponse avait jailli sans une seconde d'hésitation. Plus le temps passait et plus elle était inquiète pour Kasumi et leurs compagnons. Le premier jour, elle avait bien tenté d'envoyer Prince les suivre à distance, mais il avait rapidement atteint la limite au-delà de laquelle elle ne pourrait plus le contacter clairement, et, à regret, elle lui avait ordonné de revenir. Et depuis, elle se rongeait d'inquiétude pour Kasumi... quand ce n'était pas pour le jeune Léo qui sombrait bien trop souvent dans le mutisme. Heureusement qu'il y avait Shani pour le dérider de temps en temps.
Chaque jour passant la trouvaient plus anxieuse, plus nerveuse, et moins patiente vis-à-vis des bêtises adolescentes. Il était grand temps que quelque chose rompe cette spirale... et les excellentes nouvelles qu'apportait Idril lui rendirent instantanément le sourire.

Restait à en parler à Léo. Si elle l'emmenait avec elle, il voudrait très certainement participer aux combats qui s'ensuivraient probablement, et risquer dangereusement sa vie. Mais elle répugnait à le laisser seul dans son état encore si dépressif. Seul, non, corrigea-t-elle mentalement : il y aurait Shani. Mais si jamais elle ne revenait pas... si aucun des luménien ne revenait pour le ramener à la maison...comment vivrait-il ce deuxième "abandon" ? Très mal, certainement... mais au moins serait-il vivant ! Non, mieux valait pour lui qu'il reste ici. Mais il fallait que le choix vienne de lui : s'il se sentait mis à l'écart volontairement à cause de son âge, cela risquait d'aggraver grandement son état.
Tout en réfléchissant, elle s'était approché du jeune mousse endormi.
- Léo ? Idril s'apprête à rejoindre les autres, ils organisent une réunion avec leurs soi-disant ennemis mâles, peut-être que tout va s'arranger.... Que souhaites-tu faire ? Y participer ou rester ici à aider à organiser les défenses du village, avec Shani ?
Volontairement, elle ne dit pas qu'elle s'en allait. Pas tout de suite...

Le mousse, encore à demi endormi, écouta la rôdeuse avec l'air de ne pas tout saisir. Mais le nom de l'adolescente eut un effet surprenant et le tira brusquement de sa torpeur.
-Pourquoi j'aurais envie de rester avec cette pimbêche ? lâcha-t-il, mécontent. Et pourquoi vous faites semblant de me donner le choix ? J'imagine que tout est décidé, déjà...
Il soupira.
-Vous allez y aller, hein ? Et qu'est-ce qu'il s'est passé, en fait ? C'est pas un peu bizarre que, d'un coup, les elfes aient envie de faire la paix ? Après ces histoires de massacres et tout ?

- Je ne fais pas "semblant" de te laisser le choix... Et non, rien n'est décidé, en tout cas rien pour toi. Je sais bien que si je voulais t'imposer quelque chose, dans tous les cas, tu ne seras pas d'accord. Et oui, moi j'y vais, parce que je me fais du souci pour mon compagnon, et puisque la trêve a été déclarée entre les elfes, je n'ai plus à craindre d'être embarquée dans un massacre d'innocents.

Elle fit une pause.
- Pour ce qui est de cette trêve, je ne sais pas si elle suffira à tout arranger. Mais apparemment il y a un regain d'activité des mages, il y a eu une sorte de tremblement de terre d'origine magique, un drôle de phénomène, et ils ont besoin de l'avis d'Idril à ce sujet... et les hommes et les femmes semblent prêts à faire une trève le temps de comprendre ce qui se passe et sans doute d'éliminer la menace représentée par les mages. Reste à espérer qu'ensuite ils se réconcilieront, acheva-t-elle dans un soupir.

Elle regarda Léo avec un brin d'inquiétude dans le regard.
- Maintenant, tu sais tout, du moins tu en sais autant que moi. Tu peux donc décider de ce que tu vas faire. Je pense que ton père aurait préféré te voir rester à l'abri dans le village, le temps que tout ça se tasse et qu'on puisse rentrer. Il ne t'a pas confié à moi pour que je te mette en danger, et si tout s'était déroulé comme prévu, tu serais tranquillement sur la bateau avec lui et les autres marins en train d'attendre notre retour. En plus, avec le départ d'Idril et le mien, les adolescentes se retrouveront quasi seules dans le village, et une aide ne serait sans doute pas de trop. Alors que si tu viens avec nous, tu risques d'être mis de côté par les elfes qui voudront discuter "entre adultes" et tu ne seras pas d'une grande utilité. Sans compter qu'ils ne te laisseront pas aller te battre, c'est trop dangereux. A bien y réfléchir, je ne sais même pas si Idril accepterait que tu viennes. Mais d'abord, toi, que préfères-tu? Je sais qu'il ne sert à rien de t'imposer une décision, tu seras systématiquement contre....

Léo croisa les bras.
-Mais vous pouvez très bien me les imposer, vos décisions, me forcer à les respecter. Simplement, vous voulez essayer de faire en sorte que tout se passe comme si je l'avais prise moi-même, la décision. Ça se voir rien qu'à la façon dont vous parlez : vous essayez de m'influencer, d'orienter ma réponse. Alors, s'il vous plait... Ne me prenez pas pour plus nigaud que je ne suis.
Nouveau soupir.
-Ce qui est drôle, c'est que vous pensez que je serai plus en sécurité ici. Mais ce n'est pas vrai : vous allez me livrer à une meute d'ados sans surveillance, qui en feront voir de toutes les couleurs au seul garçon du coin. Sinon pire encore... Je préfère même pas y penser ! Et puis, si votre opération échoue, les mages détruiront probablement toute l'île. Et le village avec.

Astrée sourit.
- Te connaissant, si vraiment je voulais à tout prix que tu restes au village, je t'aurais ordonné de rester à mes côtés pour que je puisse garder un oeil sur toi en continu et t'empêcher de faire des bêtises. Comme ça j'aurais été certaine que tu refuses, par esprit de contradiction et pour ne pas être surveillé ! Ou alors j'aurais pu demander qu'on t'enferme jusqu'à mon retour...
Elle lui fit une grimace moqueuse.
- Non, franchement, je t'ai exposé la situation et mon opinion, mais j'estime que tu es assez grand pour prendre une décision seul. Tu sais ce que ton père voulait : que tu vives et que tu rentres à Luménis. Après, c'est sûr que si on échoue avec les mages et qu'ils font sauter l'île, que tu sois ici ou là-bas ne changera rien. Mais s'il y a des combats difficiles, des morts, et qu'on finisse par remporter la victoire mais que tu n'y sois plus... Je ne vois pas comment je pourrai aller expliquer à ta mère et à ton grand-père que je t'ai lassé y participer et que tu n'en es pas revenu. Je ne vois pas non plus comment je pourrai mele pardonner moi-même. Mais sincèrement, c'est à toi de prendre la décision, de faire ton choix. Je peux aussi comprendre que tu aies peur de ces ados en furie, ou que tu aies peur de t'ennuyer, ajouta-t-elle avec un sourire un brin amusé. Quelle que soit ta décision, je la respecterai.
Elle comprenait aussi que le gosse ne voulait peut-être pas se sentir une deuxième fois abandonné. Mais cela, elle ne pouvait pas lui dire. C'est pourtant l'une des raisons - outre son entêtement - qui la poussait à le laisser choisir, à lui laisser une porte de sortie. Et si par chance il décidait de rester, il l'aurait fait de son propre chef, pas parce qu'elle l'aurat abandonné...

Léo demeura silencieux de longues minutes. Il paraissait grandement hésiter. Peut-être la peur d'être à nouveau abandonnée avait-elle son rôle. A moins que ce ne soit l'envie d'infliger une vexation en adolescentes en partant pour la guerre, lui, tandis qu'elles resteraient au village. Ou alors était-ce les deux, ou autre chose encore...
-Peut-être aurez-vous besoin de quelqu'un pour aider le Coq à faire la cuisine ? tenta-t-il finalement. Et puis, c'est moi qui ait la garde de la sacoche avec les papiers du bateau... Y a peut-être des trucs importants dedans.

Astrée poussa un soupir. C'était de la folie de l'emmener, de le mettre en danger. S'il lui arrivait quelque chose, elle se le pardonnerait jamais. Mais elle avait dit qu'elle respecterait son choix...
- D'accord, lâcha-t-elle finalement. Mais il va falloir demander à Idril si elle te juge apte à nous suivre. Et je te préviens, une fois là-bas, pas question de jouer les héros sans cervelle : je suis responsable de ta sécurité, ton père t'a confié à moi, il est hors de question que je te laisse prendre des risques !

Comme si le stress de devoir peut-être combattre ne suffisait pas, voilà qu'elle se rajoutait le stress de veiller sur le mousse... Elle aurait peut-être mieux fait de le faire enfermer quelques jours ? Il ne lui aurait jamais pardonné, mais il aurait été vivant... Ou peut-être qu'il se serait suicidé ? Non, elle ne pouvait pas prendre ce risque non plus. Quel dilemme...
- On va aller voir ce qu'en pense Idril...

Quoi qu'Idril pensât de la venue du mousse, elle ne fit aucune objection : l'heure n'était pas aux tergiversations mais à l'action et le trio quitta le village moins d'une heure plus tard.
Le trajet fut fatiguant mais, surtout, particulièrement étrange. La devineresse charma à plusieurs reprises des animaux - principalement d'énormes cervidés - pour leur servir de montures ; elle en changeait souvent afin de ne pas trop éloigner ceux-ci de leur territoire. A d'autres moments, ils progressaient à pied sur ce qu'Idril appelait des raccourcis, passages où, plus que partout ailleurs sur l'île, les paysages différents et parfois contradictoires se succédaient à un rythme étonnant.
Les heures s'écoulaient. A la nuit succéda le jour comme le soleil entamait son ascension dans le firmament. Sa course, loin d'être régulière, avait de quoi dérouter, s'inversant, accélérant, ralentissant de façon imprévisible et sans guère de logique...
Enfin, alors que rien n'avait pu le laisser prévoir à Astrée ou à Léo, ils atteignirent le village qu'occupait autrefois le peuple des elfes, en un temps où la discorde ne les avait pas séparés. Ils y retrouvèrent les amazones et les naufragés luméniens, attendant avec nervosité la nouvelle rencontre avec les hommes. Celle-ci ne tarderait plus : c'était déjà la fin de l'après-midi.

la suite ici

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