La Couronne de Cuivre

"Pourquoi en avait-il besoin ?, interrogea de nouveau l'inspectrice. Il vous a dit où vous pourriez le trouver pour le lui remettre ?"

Marjorie ne répondit pas tout de suite.

"Il ne m'a rien dit de plus...", concéda-t-elle enfin.

Dans le même temps, Sofia tentait d'identifier la fameuse étagère mentionnée par Emile, ce qui ne s'avérait pas si facile sans pouvoir s'approcher davantage. Cependant, se guidant à la couleur, elle finit par deviner son objectif. Large reluire rouge, lettrine dorée commençant par un "A"... Oui, il ne pouvait s'agir que de cette encyclopédie.

"Et est-ce que tous les invités assistaient à la pièce au moment où il est venu vous trouver ?", reprit la voix.
"Il faisait très sombre, vous savez... Et il y a deux escaliers pour monter à l'étage... Comme je regardais la pièce, je n'ai pas vraiment fait attention... Comme je vous l'ai dit tantôt, il m'a semblé apercevoir une silhouette à l'autre bout de la salle à manger, juste avant que tout le monde ne descende. Je ne sais rien de plus..."

Sofia fit craquer ses articulations, ankylosées par son immobilité. Elle retint son souffle, craignant d'être démasquée, mais il n'en fut rien.

"Bien bien, conclut la policière après quelques instants. Dîtes-moi, acceptez-vous d'être mes yeux et mes oreilles le temps de cette enquête ? Tout ce que je veux, c'est que vous m'informiez de tout ce que vous pourrez voir ou entendre susceptible de m'aider. Si je réussis à coincer le meurtrier grâce à vous, je suis sûre que ça nous profitera à toutes les deux."
"Oh !, s'exclama Marjorie. Je... Oui, avec plaisir ! Je viendrais vous dire tout ce que j'apprends !"

Elle murmura ensuite quelque chose à voix basse, que Sofia ne parvint à saisir.

"Je peux retourner travailler ? Il faut que j'aide à la vaisselle..."

Quelques secondes plus tard, les pas se dirigeaient de nouveau vers elle.

Sofia inspira doucement, puis se tourna vers les rayons avec un air détaché, prête à "accueillir" la personne qui entrerait dans la bibliothèque. Elle ferait mine de ne rien avoir entendu... et... on verrait bien.

Les pas dévoilèrent enfin leur origine. L'inspectrice arriva du couloir, et traversa la bibliothèque au moment où Sofia faisait mine d'y entrer. Elle la salua brièvement, et disparut du bureau adjacent par la porte menant au salon.

Sofia était enfin seule.

... et Sofia en profita pour se précipiter sur l'encyclopédie, cherchant activement les tomes concernant les pays d'Afrique du Nord.

Et il y en avait. Emile ne s'était pas trompé, ceux qu'il lui avait cités étaient bien là (en plus de quelques autres).

Sofia feuilleta brièvement ceux parlant du Maroc... mais en dehors d’anecdote historiques, géographiques, ou touristiques... elle ne trouva rien de bien probant.

Que chercher en particulier... ?

Sofia se pencha sur certains mots-clefs, comme "Talfraout", "rocher", "tête de lion", et même "lion", passant les pages au fur et à mesure, prête à fouiller dans le glossaire de l'encyclopédie.

Une petite bouffée de satisfaction personnelle la parcourut tandis qu'elle lisait les descriptions de la vallée de Talfraout. Le rocher qui dominait la vallée était bien appelé "la Tête de Lion", l'érosion naturelle de la roche lui ayant conféré la silhouette du félin. Rien cependant ne permettait de faire le lien avec autre chose, et le rapport éventuel avec les sphères mystérieuses n'en demeurait pas moins nébuleux...

Peut-être la solution à cette énigme ne se trouvait pas dans ces livres... ?

Une sculpture ? Se pouvait-il qu'il existe dans la maison une sculpture de ce rocher ?

Empoignant l'encyclopédie, elle décida de retourner dans la salle à manger. Emile saurait peut être si il y en avait une dans la maison ?

Avec tout ça, elle avait oublié le mot mystérieux qui traînait dans sa poche, avec toutes ces menaces concernant son histoire et celle de son enfant... Mais étant donné du fait qu'il n'était pas question qu'elle cède à un quelconque chantage, elle ne risquait pour l'instant pas d'aller dans la salle de bain commune...

Il n'y avait plus âme qui vive dans la salle à manger. La table était débarrassée, et les seuls sons qui parvenaient à couvrir le "clic clac" régulier et inquiétant de l'horloge provenaient de la cuisine, ainsi que de l'étage, d'où elle perçut de multiples éclats de voix.

Résolue, l'encyclopédie sous le bras, Sofia monta à l'étage.

Les exclamations provenaient d'une des salles adjacentes au théâtre, en face de cet atelier qu'elle avait fortuitement visité la nuit précédente...

Sofia passa timidement la tête par la porte, découvrant les invités attablés autour de cartes et de pièces. Autour de l'une d'elles, Nils, Roland, monsieur Marquand et madame Chambernaud, et autour de l'autre, le docteur Dupré, monsieur Chambernaud, madame Marquand, et enfin Emile.

"Excusez-moi ?", lança-t-elle d'une petite voix, prévenant du même coup de sa présence.

Plusieurs regards se tournèrent vers elle, tandis qu'elle se dirigeait vers Emile.

"Excusez-moi, répéta-t-elle, quelque peu confuse. Emile ? J'aurai voulu vous poser une question..."

Le majordome tira sa chaise en arrière afin de lui faire face. A sa table, Georgette Marquand poursuivit sa distribution de cartes, ignorant superbement la jeune femme.

"Savez-vous si monsieur le Comte détient une statue en forme de tête de lion ?", demanda-t-elle de but en blanc.

Puisqu'elle semblait déranger, autant qu'elle dérange le moins longtemps possible. Elle ouvrit le livre qu'elle tenait entre les mains, et désigna la photo du rocher.

"Une statue qui ressemblerait à ceci..."

Emile fronça les sourcils.

"Oh, la vallée de Talfraout, au Maroc !, s'exclama Georgette Marquand, rompant soudainement avec son mutisme désobligeant. Un endroit assurément exotique ! Nous projetons d'ailleurs d'y voyager avec Louis..."

Le majordome poussa un soupir en hochant lentement de la tête.

"Alors là je dois admettre que vous me prenez au dépourvu, répondit-il enfin. Tout est possible, vous savez... Le Comte était un grand collectionneur... Peut-être que si vous me disiez dans quel contexte vous en avez entendu parler, je serais plus susceptible de vous aidez ? Mais là, ce genre de statue... Non, a priori, pas particulièrement..."

"Oh, j'étais simplement curieuse... Vous savez... C'est très connu comme lieu... Je suis cependant ravie de voir que vous connaissez aussi !" s'exclama Sofia avec une bonhommie toute feinte.

Réalisant soudain son état de salissure (et pensant aussi soudain à cette histoire de brique et de chantage...), elle demanda alors :

"Où se trouve la salle de bain commune ? Je n'ai pas vraiment eu le temps de prendre une douche ce matin..."

"Mon mari et moi adorons voyager", expliqua madame Marquand d'un sourire.

Emile paraissait passablement agacé par sa question, à en juger par la façon nerveuse avec laquelle il tripotait les cartes qu'on venait de lui distribuer.

"Dans l'aile Nord, soupira-t-il. Après l'intersection avec les marches, c'est la première à droite en allant tout droit."

Sofia le remercia sobrement, et s'éclipsa, remerciant intérieurement son sens de l'orientation pour étayer ces informations lapidaires.

De la salle à manger au grand hall, il n'y avait pas âme qui vive (exception faite de quelques discrets allés et retours de l'une des domestiques, qui astiquait le sol en silence).
On pouvait entendre ses propres pas résonner contre les murs, déformés, presque fantomatiques... Au dehors, un nouvel orage se préparait, qu'elle espérait moins violent que celui de la veille... Les vitres du grand hall vibraient sous le vent puissant et glacial, et la large porte qui donnait sur l'aile Est semblait gémir une complainte lancinante. Peu rassurée, Sofia traversa la grande pièce, et s'engouffra dans le couloir de l'aile Nord.

"Intersection avec les marches, première à droite en allant tout droit...", se répéta-t-elle intérieurement.

Elle avait suffisamment fouiné chez Lucien dans la matinée pour se rappeler des marches qui montaient à l'étage. Sofia traversa l'intersection et ouvrit la première porte sur sa droite.

Au moins, il s'agissait bien de la salle d'eau...

Sofia se dépêcha : il n'y avait pas que cela à faire dans cette maison de fous !

Elle se délesta des multiples objets qu'elle avait cachés avec plus ou moins de succès dans sa robe avant de plonger les manches dans l'eau froide pour en détacher le sang. Elle frotta avec un morceau de savon, puis décida enfin de passer elle même sous l'eau rapidement, histoire de retirer cette odeur de peur et de mort qu'elle croyait sentir à chaque instant sur elle.

Une fois cela fait, elle tâcha de recoiffer ses longs cheveux noirs convenablement. Si elle voulait persuader encore du monde, il allait falloir être un peu plus présentable...

Sofia prit alors la direction du jardin par les chemins traditionnels, histoire de ne pas trop se faire remarquer. Il était temps d'enquêter un peu au sujet du guide de jardinage...

Sofia rejoignit le hall central, dont elle ouvrit la grande porte en direction de la cours. Une violente rafale plaqua sa robe contre ses jambes et souleva ses cheveux, fouettant du même coup son visage de quelques gouttes.

Tant qu'elle restait dans la cours cependant, elle ne prenait guère le risque de finir trempée.

Sur sa droite, les portes du premier hangar - dans lequel elle avait fait quelques pas, et croisé cet homme peu amène - étaient à présent fermées par une large chaine et un cadenas. Accolé à celui-ci, les portes d'un autre entrepôt donnaient aussi sur la cours.

En face, sur sa gauche, elle aperçut de la lumière filtrer à travers les carreaux sales de la petite cabane. Les chevaux dans l'écurie un peu plus loin semblaient quelque peu affolés par la montée de l'orage, dont les épais nuages noirs obscurcissaient lentement le ciel...

Enfin, à l'autre extrémité de la cours, un chemin blanc s'enfonçait en direction du parc.

Sofia se précipita vers la cabane, et cogna à la porte, espérant qu'on lui ouvre rapidement. Elle n'aimait pas vraiment ce genre de mauvais temps...

Elle n'eut qu'un grognement inamical en guise de réponse.

"Mmmr... 'trez..."

Sofia tourna précautionneusement la poignée, et se faufila dans la cabane.

Bien que plus exigüe que les somptueuses pièces du château, la cabane contenait tout de même une grande table, quelques chaises, placards, étagères, et un petit lit de camp contre le mur en face. Seule une lampe nue éclairait l'intérieur d'une lumière crue.

Et au milieu de la pièce, l'homme qu'elle avait croisé le matin dans le hangar.

" 'core vous ?, marmonna-t-il en lui décochant un regard mauvais. Qu'es' vous voulez ?"

Tâchant de faire abstraction du ton inamical du jardinier, Sofia demanda d'un ton extrêmement poli :

"Rebonjour, cher monsieur ! J'aurai aimé savoir si M. Le Comte vous aurait parlé d'un guide jardinage ? En possédait-il un ? En possédez-vous un ? "

L'homme la fixa d'un regard torve en mastiquant sa chique.

"Vous croyez que j'ai b'soin d'un livre de jardinage pour faire mon boulot ?"

Il renifla bruyamment.

"Y'a pas d'ça ici. Z'avez d'autres questions ?"

Sofia ne se laissa pas démonter.

"Vous avez déjà vu des livres de ce genre chez M. le Comte ? Peut être qu'il a voulu s'y essayer et qu'il n'avait pas la main verte comme vous ?"

"'sais rien. J'rentre pas souvent dans l'château. Et y a qu'moi qui m'occupe du jardin ici."

L'homme se leva de son tabouret en tirant un large sécateur d'un pot en terre, qu'il fit fonctionner en pointant les lames en direction de Sofia.

"Main'nant, si vous voulez bien m'excuser..."

Dépitée, Sofia salua le jardinier et repartit vers le manoir. Il fallait en apprendre plus, trouver une solution... Sofia commençait à être découragée, et se demandait si il ne serait pas judicieux de quitter le manoir tant qu'il était encore temps... Cela la rendra probablement suspecte aux yeux de l'inspectrice, mais... elle aurait peut être le temps de disparaître dans la nature avec son fils...

Sofia commençait à désespérer... Si seulement elle pouvait trouver des connexions entre les différents éléments amassés au cours de cette journée...

A peine avait-elle quitté la cabane du jardinier qu'une voix forte l'interpela de l'entrée du château.

"Vous ! Arrêtez-vous !"

C'était l'inspectrice.

Et son arme était pointée sur elle.

Sofia manqua de s'effondrer sur le sol et devint tout à coup livide.

Elle hésita quelques instants à prendre ses jambes à son cou, mais ses jambes tremblaient si forts qu'elle en aurait été incapable.

Au bout de quelques instants, vacillante, elle balbutia :

"Mais... que se passe-t-il ? vous... vous... que se passe-t-il enfin ?!"

Choquée, elle tremblait comme une feuille.

L'inspectrice la jaugea quelques instants, puis baissa tout à coup son arme.

"J'ai entendu un coup de feu à l'intérieur, expliqua-t-elle. Et... je ferai bien d'y retourner."

Sur ces paroles, elle rebroussa chemin en trombe, et disparut par la porte d'entrée, laissant Sofia seule au milieu de la cours.

Sofia lui emboîta rapidement, mais discrètement, le pas, intriguée par cette réaction soudaine.

L'inspectrice s'engouffra dans l'aile Sud, jusqu'au grand salon, d'où Sofia perçut quelques voix.

"...coup de feu ?"
"...tions dans la salle à manger..."

L'orientation de la pièce ajoutée à l'écho l'empêchait de mieux saisir les propos.

"...semblé entendre des pas dans les escaliers..."
"...qu'un qui serait passé ... ouloir... ?"
"J'ai cru... l'un de ces ... cendu aux toilettes..."

L'inspectrice reprit tout à coup sa course.

Mais pour la suivre, il allait falloir se révéler aux autres personnes qui se trouvaient dans la pièce.

Sofia n'aimait pas l'idée d'être exposée, mais la curiosité était la plus forte... et si seulement il pouvait se passer quelque chose de plus grave encore que le décès de Lucien... Histoire qu'on l'oublie...

Elle continua sa course, sur les talons de l'inspectrice.

Dans le grand salon se trouvaient Yvette, l'autre domestique plus âgée, ainsi qu'Armand, de la troupe de théâtre.

Sofia perçut quelques échos de pas du couloir à colonnades sur sa gauche, dans lequel elle s'engouffra aussitôt, sous le regard ébahi des trois autres.

Le coeur battant, elle poursuivit sa course, le plus discrètement possible.

L'inspectrice tourna sur la gauche à l'embranchement de sa chambre, et gravit les marches en direction de l'étage. Sofia ralentit quelque peu, l'étage n'offrant de toute façon aucune issue. Ce ne fut qu'une fois postée qu'elle perçut plusieurs - et lourds - bruits de pas précipités dans les marches derrière elle. Vraisemblablement, tous l'avaient suivie dans sa course effrénée. Même Marjorie s'était jointe eux, sans doute alertée par leur peu de discrétion...

Sofia perçut quelques voix inquiètes, qui fusèrent de la salle de jeux à l'arrivée de la policière.

Armand s'approcha d'elle.

"Vous savez ce qui se passe ?", l'interrogea-t-il à voix basse, quelque peu confus.

Yvette fut la première à s'avancer, et rejoignit l'inspectrice.

"Quelqu'un a été tué ?, l'entendit-elle demander, sans autre forme d'introduction. Quelqu'un... d'autre ?"
"Quelqu'un d'autre...", répéta Marjorie, sous le choc.

Au moins n'était-elle pas impliquée cette fois-ci...

"Je ne sais pas !" répondit Sofia, affolée. "Il semblerait qu'il y ait eu un coup de feu !"

Elle s'engouffra dans la salle de jeux, à la suite de l'inspectrice. En un sens était-elle heureuse de ce retournement de situation... Voilà qui allait détourner l'attention et les soupçons...

La Couronne de Cuivre

[MP] Histoire : Ailyn