La Couronne de Cuivre

" Elle est peut-être là pour nous tromper, justement, dit Gérold. Si l'épreuve du feu se trouve là-bas, c'est que la passerelle qui mène à la dernière épreuve du sang se trouve là-bas aussi..."
Il se tut.
" Sans vouloir te contredire ou te manque de respect, bien sûr. Et je ne suis pas enchanté à l'idée de passer par ce trou, moi non plus, mais... mais je ne suis pas si mauvais nageur... et s'il y a un feu de l'autre côté, je dois dire que je ne serais pas contre aller me réchauffer un petit peu... Ce serait bête que nous y arrivions alors qu'il est déjà éteint, tu ne penses pas ?"

Claris soupira. Oui, il allait falloir repasser par là, sans doute. La résignation finit par prendre le dessus. En sachant à quoi s'attendre et avec le courant dans le dos, cela se passerait peut-être mieux que les fois précédentes ?

« J'espère que tu arrives à retenir ta respiration assez longtemps… »

Le brasier ne lui avait pas paru sur le point de s'éteindre, mais effectivement, s'il s'était sans doute calmé, mieux valait y retourner le plus vite possible. La chaleur qu'il dégagerait à leur arrivée serait d'un grand réconfort… comme il aurait du l'être quelques instants plus tôt.

« Si tu nages plus vite que moi, n'hésite pas à passer devant. Je te rejoindrai. »

Claris hésita tout de même encore un instant avant de réussir à se remettre à l'eau. Le répit nécessaire, peut-être, pour que Sissi décide de plonger par ses propres moyens, ou de faire n'importe quoi d'autre s'il estimait ne pas pouvoir les suivre. Quelle était, au juste, la capacité d'un serpent à franchir ce genre de passage ?
Une fois son courage retrouvé, l'enfant de Reuel plongea pour franchir de nouveau le passage. Puisqu'il le fallait…

Le boyau était trop étroit pour laisser passer deux personnes de front mais Gérold s'engagea dans l'eau juste derrière elle. Ils nagèrent quelques secondes, se laissant porter par la rivière, puis soudain, le courant s'accéléra à nouveau, les entraînant dans le tunnel immergé sans qu'ils puissent lui résister. La violence de l'onde poussa le jeune mage contre Claris, les ensevelit l'un et l'autre, manqua les noyer, puis les repoussa vers la surface, où ils surgirent hors d'haleine. L'atmosphère à la surface était nettement plus chaude que dans leur ancienne grotte et les brasiers allumés révélaient les vastes dimensions de la caverne. Comme les deux jeunes gens l'avaient espéré, les feux étaient moins violents, leurs limites plus apparentes et plusieurs espaces dégagés semblaient les inviter à venir se sécher. Prisonnier des ordres de la jeune femme, le nécromancien ne quitta cependant pas l'eau glaciale. Sissi, par contre, ondulant sur le torrent comme si ça avait été la chose la plus aisée du monde, remonta sur la berge.

Passés… une fois de plus. Mais ç'avait été aussi dur que les fois précédente. Sitôt que son souffle lui revint assez, Claris grogna

« Au sol. Tant qu'on peut. »

Et, joignant le geste à la parole, l'enfant de Reuel joignit le rivage pour s'y hisser, et profiter enfin de la chaleur bien méritée. Il faudrait, ensuite, examiner les lieux, chercher une sortie plus praticable… mais pour le moment, se reposer et se réchauffer étaient essentiels.

Ils demeurèrent tous les deux auprès du feu, comme des jeunes gens profitant d'une bonne flambée, et pendant un instant, la grotte parut plus chaleureuse, presque accueillante. Gérold avait retrouvé un souffle plus mesuré, il s'était assis, les bras autour des genoux et contemplait les flammes d'un air absent, ou peut-être hypnotisé. Sissi serpentait dans les environs, se dorant à la chaleur avant de repartir à l'écart, et Claris comprit qu'elle pourchassait le rat. Celui-ci passait de temps en temps à proximité, indemne, puis finit par disparaître.
" Je m'excuse si la question est indiscrète, fit soudain Gérold. Mais pourquoi prétends-tu être un homme ?"

Bon. Au moins, les flammes lui avaient apporté un peu de chaleur, et, ce faisant, dissipé un peu de sa mauvaise humeur.

« Quand tu as parlé de ma sœur, ton premier réflexe a été de dire comment tu la trouvais. »

Claris n'ajouta rien, cette affirmation, de son point de vue, se suffisant à elle-même.
Certes, apprendre que Gérold la trouvait jolie avait été flatteur, et pas franchement désagréable, mais c'était loin d'être l'aspect de sa personne qui primait, à son avis.

Bien que la société, à Melandis comme ailleurs, prétende ne pas faire de différence à ce niveau, homme et femme n'étaient, en pratique, pas traités de la même façon. On n'attendait pas des gens les mêmes objectifs, le même comportement, selon qu'ils étaient homme ou femme… et ceux de Claris auraient sans doute été moins facilement acceptés sans ce léger travestissement.

« Mais je ne prétends pas être un homme. Je me contente d'agir à ma guise, en laissant paraître le moins possible de ce que je n'ai aucune raison de montrer ; et je laisse les autres imaginer par eux-mêmes. »

Sitôt que suffisamment de ses forces furent revenues, Claris se remit en mouvement. Comme son compagnon l'avait dit lui-même un peu plus tôt, il aurait été dommage, pour se mettre à chercher la sortie, d'attendre que le feu se dissipe, et que celle-ci se referme. Il serait toujours possible de causer en marchant.

Petit à petit, les flammes se réduisaient autour d'eux, et la grotte plongeait à nouveau doucement dans l'obscurité. La jeune femme eut la présence d'esprit de ramasser un brandon enflammé pour en faire une nouvelle torche. Il faisait encore bon, leurs vêtements avaient séché, et seules la fatigue et la faim les tiraillaient encore, discrètes pour l'heure, mais menaçant de les envahir tôt ou tard. Claris chemina dans la grotte, enjambant des braises et toussant dans la fumée, avant de trouver un conduit qui s'enfonçait dans la roche. Le jeune nécromancien avait repris la parole.
" Si j'ai commenté ton... apparence, c'est que c'est la seule chose dont je disposais à ton égard... Nous ne nous sommes jamais parlé, je ne t'ai jamais vue ailleurs que dans ce contexte, comment aurais-je pu... avoir la moindre opinion sur ton courage, ton intelligence ou ton adresse ?" fit-il. " De loin, dans une grande salle, on ne voit que l'extérieur. Mais tu as raison, j'aurais choisi mes mots autrement si tu avais été un garçon... parce que je suis moins sensible à..."
Il s'éclaircit la gorge.
" Mais je n'aurais pas pu dire autre chose que "il a l'air costaud" ou "il a l'air fier", je ne sais pas si c'est beaucoup plus intéressant que de dire que je te trouve jolie."

« Oh, je ne t'accuse pas ; tu n'avais, effectivement, pas grand chose de plus à dire. Le problème est que nombre de gens réagissent ainsi, y compris ceux qui auraient la possibilité de s'attarder sur d'autres points. Aussi, je fais en sorte de ne leur en montrer que le moins possible sur celui-ci, tout simplement. »

La lueur de la torche aidant, Claris put s'engager dans le passage découvert ; les événements récents avaient cependant fait revenir sa prudence. Ils devaient, sans doute, approcher de la troisième série de portes, et vu la nette augmentation du danger qu'il y avait eu entre la première et la seconde…
Au moins, leurs vêtements avaient séché, et ils n'avaient plus froid. Cela faisait au moins cela de moins à la liste des soucis actuels ou à venir. Le repos pris lui avait également ramené quelque force, mais si la fatigue se faisait de nouveau sentir… serait-il plus prudent de se reposer ici, ou une fois revenus auprès des serpents ?
Car il faudrait sans doute ensuite affronter les brigands, s'ils n'avaient pas été tués, dans l'intervalle, par les serviteurs de Seth ; et cela serait d'une grande difficulté dans son état de fatigue actuel.

" De ça, je ne peux pas juger... fit Gérold en la suivant. Mais c'est certain que si je devais parler de toi aujourd'hui, je ne pense pas que je commencerais par les mêmes mots... Enfin, même si... en plus du reste... tu es quand même jolie."
Il n'ajouta rien d'autre, sans doute conscient qu'il ne pourrait manquer de s'enfoncer davantage. Sissi serpenta entre ses jambes, lui arrachant un cri, avant d'escalader Claris dans la foulée. Le tunnel se prolongea un moment, sombre et légèrement humide, même s'il ne faisait pas vraiment froid puis déboucha dans une nouvelle salle circulaire. Sa première moitié était encore une grotte, la seconde formait comme une corniche surplombant le vide. Au milieu trônait une hache rouillée plantée dans un billot de bois. Quelques squelettes gisaient dans le sable. Tous avaient été décapités.

Cette fois, Gérold put sans doute constater que le rose monta aux joues de Claris à l'énoncé de la dernière phrase ; peut-être fut-ce ce qui lui évita une réponse.
Le cri du jeune mage sembla l'amuser, en revanche, et l'enfant de Reuel gratifia Sissi d'une caresse lorsque le serpent reprit sa place habituelle.

Puis ils découvrirent le palier suivant.

« Non… me dis pas que… »

Était-ce là la raison pour laquelle il fallait que le “serviteur” porte cet artefact le rendant docile ? Trois têtes en offrande, cela ne suffisait-il pas, pour Seth, il en faudrait encore une quatrième ?
À moins qu'il n'y ait autre chose. Les squelettes, jusque là, avaient semblé servir davantage à la mise en scène – ou même à l'épreuve elle-même – qu'être les restes d'hypothétiques prédécesseurs sur les lieux ; d'ailleurs, si autant de gens avaient déjà atteint ce point, l'objet recherché ne serait sans doute plus à sa place.
Avant toute chose, il fallait examiner les lieux. Tous ces os sans têtes… où pouvaient bien être les crânes ?

Pitié, dis-moi qu'il y a autre chose à faire

Ou qu'on va pouvoir récupérer un des bandits pour ça

Gérold s'était immobilisé à l'entrée de la petite pièce ronde, les yeux fixés sur le billot, et rien ne semblait plus pouvoir l'arracher à son inertie. Il n'avait pas répondu à la sollicitation de Claris et alors qu'elle examinait la salle, elle pouvait entendre sa respiration saccadée, comme s'il avait déjà compris et accepté la situation. Comme pour marquer l'inexorabilité de la décision à prendre, l'issue s'effaça, les bloquant dans ce nouvel endroit sinistre.
La jeune femme n'eut aucun mal à trouver les crânes : ils avaient roulé à droite à gauche, ensevelis sous une bonne couche de sable. Ce qu'elle découvrit, en outre, c'est que parmi les squelettes décapités, il y avait également quelques animaux : un volatile aux allures de poulet, un chien, probablement, et un singe.

Hum. Évidemment, les brigands n'étaient jamais là quand on avait besoin d'eux. Claris se serait pourtant fait un plaisir d'en sacrifier un ou deux… et même en faisant couler le sang le plus lentement possible, si besoin.

Les squelettes non-humains étaient assez intéressants… ce genre de créatures pouvaient avoir été de simples compagnons de route, mais l'enfant de Reuel ne pouvait s'empêcher de se demander, à supposer qu'il s'agisse de réels restes d'aventuriers passés avant eux, si des mages n'avaient pas été contraints de sacrifier leurs familiers…

Cependant, la taille de ces squelettes d'animaux fut quelque peu rassurante : la quantité de sang requise pouvait tout de même être moindre que celle contenue dans un corps humain. Bon, le rat n'aurait sans doute pas fait l'affaire… mais le sort qui l'avait fait venir avait de toute façon cessé de faire effet.

« Je suppose que tu ne peux plus invoquer de nouvelle créature maintenant ? On peut se reposer jusqu'à ce que tu recouvres tes pouvoirs, mais… disons qu'on fait mieux, question décor. »

Et il n'était plus possible de faire demi-tour, prouvant que sa décision de reprendre la marche était survenue au bon moment. À moins que ces passages ne se referment qu'une fois que l'on était parvenu de l'autre côté, indépendamment du temps que l'on mettait pour cela.

La chaleur du brasier finirait par leur manquer, sans doute, et peut-être leur torche ne tiendrait-elle pas suffisamment longtemps ; et si se reposer maintenant serait une précaution utile pour la suite, la faim n'en serait ensuite que plus problématique.
Mais c'était toujours préférable à l'autre option.

Gérold leva un regard éteint vers la jeune femme lorsqu'elle lui adressa la parole.
" J'ai... j'ai normalement besoin de mon grimoire pour pouvoir réviser mes sortilèges... murmura-t-il à mi-voix. Mais... mais il m'est déjà arrivé d'y parvenir sans... alors si... si tu n'y vois pas d'inconvénient... si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais essayer... Mais je vais avoir besoin de sommeil et... je sais que tu es pressée mais... mais..."
Il se tut.
" Je suis désolé. Je n'ai pas envie de mourir."
Sur l'épaule de Claris, le serpent siffla, presque moqueur.

« Au cas où tu n'aurais vraiment pas remarqué, je ne tiens pas particulièrement à ce que tu meures non plus, hein. Tuer les gens est beaucoup moins drôle quand leur compagnie n'est pas trop désagréable. »

Le ton employé par Claris était assez moqueur également. À bien y réfléchir, il y avait des raisons autres que la simple loyauté pour préférer une autre solution.
D'abord, il devait rester deux portes, qui seraient sans doute elles-mêmes assez problématiques ; la présence de Gérold à ses côtés risquait de s'avérer d'une aide précieuse.
Ensuite, et surtout, même si l'enfant de Reuel affectait d'ordinaire de s'en moquer, les jeux de pouvoirs auxquels participait son père étaient impitoyables. Si, d'une manière ou d'une autre, il s'ébruitait qu'un membre de la famille de Corvimande avait tué, de sang froid et sans nécessité particulière, un membre de la famille de Vainevie, les complications pourraient être assez importante ; et plus qu'à toute autre chose, Claris tenait à l'honneur de sa famille.

« J'aurais aimé pouvoir terminer ça assez vite ; mais je n'ai pas spécialement de véritables raisons de vouloir précipiter les choses. Et puis, je suppose qu'un peu de repos me fera du bien, à moi aussi… »

Et ce, même si l'inaction serait pesante.

" Merci."
Gérold était manifestement embarrassé, mais il se chercha un petit coin dans le sable, l'aplanit rapidement du plat de la main, puis se coucha, d'abord sur le dos, puis le côté, enfin replié sur lui-même. Il eut du mal à trouver le sommeil, se retourna longtemps, probablement consumé par le stress, mais finit par s'assoupir. La Mélandienne le devina à sa respiration plus ample, apaisée, après de longues minutes de nervosité.
" Ce serait le moment, non ? Il ne pourrait pas se défendre, il ne se rendrait même pas compte de ce qui se passe..."
Sissi était descendu de l'épaule de la jeune fille et s'était rapproché du mage endormi.
" En une seconde, ce serait réglé, la porte s'ouvrirait... plus que deux étapes..."

Hum. Était-ce Sissi, qui… ?

Claris se souvint soudain de la voix entendue plus tôt, celle qui voulait lui faire amener quelque chose… ou quelqu'un. C'était sans doute la même manifestation, qu'elle émane du serpent ou non. Il était sans doute inutile de répliquer ; il y avait des choses que les voix mystérieuses ne pouvaient probablement pas comprendre. Il était sans doute mieux de faire comme si de rien n'était.

De toute façon, il était manifeste que cette voix était totalement à côté de la plaque. D'abord, le fait que Gérold soit endormi ne changeait rien : avec le collier d'esclave, il aurait suffit d'un ordre pour qu'il ne se défende pas davantage. Ensuite, compte tenu de sa position et de la force de Claris – et du tranchant de cette hache, qui semblait tout de même quelque peu émoussée par le temps –, il était manifeste qu'une seconde serait loin de suffire, à moins que le cœur de Gérold ne batte suffisamment vite pour expulser la quantité requise de sang par une petite ouverture.

Sacrifier une créature invoquée serait de toute façon plus sûr pour tout le monde ; qui savait quelles étaient les deux étapes restantes, et à quel point Gérold serait utile pour les franchir ? Si cette voix avait autant hâte, et avait une quelconque forme physique, qu'elle vienne ; Claris se ferait un plaisir de la saigner elle. En attendant, il serait plus utile de dormir.

« Sissi, laisse-le. »

Le ton n'était ni menaçant, ni agressif ; il était simplement ferme, comme s'il ne faisait aucun doute à l'enfant de Reuel que le serpent lui obéirait. De toute façon, s'il arrivait quelque chose à Gérold par la faute de Sissi, ce serait le serpent qui devrait être sacrifié.

Le serpent revint vers la jeune fille, plus lentement, et tourna un moment sur lui-même avant de dessiner une spirale parfaite, d'y reposer la tête, et de fermer à demi ses yeux saphir. Gérold maugréa dans son sommeil et se retourna. Un léger vent, tiède, se leva et balaya un instant la petite pièce, recouvrant le nécromancien d'une poussière grise. La torche était en train de mourir, peu à peu, et menaçait de bientôt s'éteindre, les plongeant irrémédiablement dans le noir. La voix s'était tue, renonçant à pousser Claris au meurtre.

L'absence de lumière serait bien davantage problématique lorsqu'il s'agirait de sacrifier la créature et de poursuivre la route qu'elle ne l'était dans l'immédiat ; Claris éteignit donc la torche, espérant ainsi pouvoir la rallumer ensuite.
De toute façon, la dernière épreuve de l'eau nécessiterait sans doute de se tremper une nouvelle fois… tout ce qu'il faudrait, c'était avoir de la lumière jusqu'à ce moment-là.
Si seulement l'anneau avait été encore à son doigt…

Plongé dans le noir, l'endroit était légèrement moins sinistre. Que deviendraient les brigands et leur butin pendant qu'eux dormiraient ? Comment avait, déjà, réagit le commanditaire à la fermeture des portes ?
Claris sentait qu'il y aurait quelques cadavres de plus lorsqu'ils remonteraient à la surface, sans qu'ils aient besoin de dégainer leurs propres armes. Les survivants seraient-ils toujours là, ou se seraient-ils enfuis ?
Outre l'objet de sa quête, il y avait trois choses que Claris tenait à récupérer, si c'était possible : l'anneau, son épée, et la broche de sa mère qui se trouvait peut-être dans le trésor des bandits. Encore faudrait-il pouvoir les retrouver…

Il lui restait son sifflet, fidèle ami toujours accroché autour de son cou. Un instant, Claris eut la tentation d'en jouer, pour se redonner du courage. Mais cela n'aurait sans doute aboutit qu'à troubler le sommeil de Gérold, ce qui n'était pas exactement l'opération la plus intéressante, au vu des circonstances.
Adressant une prière à Jergal, l'enfant de Reuel s'installa pour tenter de trouver, comme lui, le sommeil. Dormir apaiserait au moins la douleur résiduelle des coups reçus plus tôt…

Il faisait nuit, nuit, nuit. Le vent soufflait doucement, parfois tiède, parfois pestilentiel, soulevant le sable autour d'eux. Leurs respirations troublaient un silence pesant, presque solide, et les bruits de leur vie paraissaient amplifiés par le vide. La fatigue s'était emparée de Claris comme elle avait terrassé Gérold et si elle s'éveilla l'une ou l'autre fois, percluse, dans les ténèbres, ce fut parce qu'elle avait faim. Mais elle était trop épuisée pour émerger réellement et replongeait presque aussitôt dans les limbes d'un sommeil sans rêves.

Puis vint le matin. Ou plutôt la lumière et un craquement tonitruant, quelque part vers la paroi.
" Ah ! Les voilà ! Saisissez-vous du jeune Vainevie, je m'occupe de l'autre."
Trois torches éblouissantes et des silhouettes, encore lointaines. Mais derrière... le vide.

Ils étaient parvenus à passer ? Comment ?

Bien sûr. Le commanditaire connaissait Seth et ses manières – il l'avait montré en tranchant les têtes des trois cadavres –, et faire des courbettes devant le reptilien n'avait sans doute pas été plus compliqué pour lui que pour Claris.

Trois torches signifiaient au moins trois hommes. C'était beaucoup ; mais il était possible d'y faire face – même si les conditions étaient sans doute moins favorables que lors du précédent.
Envoyer deux hommes sur le mage et un seul sur Claris ? Une folie, qu'ils allaient payer cher. D'autant que l'un d'entre eux portait peut-être également un collier d'esclave : vaincre en priorité celui qui donnait les ordres, et qui portait dans ce cas sans doute l'anneau de contrôle, pourrait s'avérer très intéressant pour la suite.
Encore fallait-il que les hommes parviennent jusque là et que le combat s'engage.

Debout face aux nouveaux arrivants, l'épée prise au squelette dans sa main, Claris toisa les regards qui lui faisaient face, l'air de n'avoir aucun doute quant à sa victoire.

« Tiens, vous voilà ? Vous tombez bien, il me fallait justement quelqu'un à sacrifier. »

Ils n'étaient pas trois mais cinq. Deux d'entre eux restèrent en retrait, les torches à la main, éclairant la petite esplanade, tandis que leur chef se dirigeait vers Claris. Surpris dans son sommeil profond, Gérold était déjà en train de se débattre, sans effets, contre les mains qui s'étaient refermées sur lui. Le noble mélandien, toujours masqué, était armé d'une épée longue de superbe facture.
" Sacrifier quelqu'un, tu en as de bonnes, toi... Mais viens donc, petit... Je serais curieux de te voir de plus près... Ta voix me dit quelque chose..."

Cinq ; cela devenait plus problématique, surtout avec cette épée courte qui, à ses yeux, manquait quelque peu d'allonge… heureusement, ils espéraient garder Gérold en vie : cela signifierait qu'au moins l'un d'entre eux, deux s'il se mettait à se débattre plus efficacement, devraient rester à le maintenir en place. Les deux autres restaient pour l'instant en arrière… tout était jouable. Et Sissi saurait sans doute se montrer utile, une fois encore.

Un instant, Claris hésita à se fendre d'une répartie cinglante, propre à énerver l'adversaire ; mais il lui paru finalement plus adapté de se fendre tout court, d'attaquer avant que l'homme n'ait eu le loisir d'en faire autant. S'il était possible de le vaincre lui, récupérer son arme pourrait s'avérer intéressant.

Fort heureusement, le repos prit, s'il n'avait pas été idéalement confortable, l'avait au moins quelque peu remis d'aplomb. L'adrénaline aidant, les douleurs passées s'étaient envolées, et l'enfant de Reuel se sentait parfaitement en état de se battre. Quel meilleur moyen d'entamer une bonne journée qu'une telle occasion de régler leur compte à ses ennemis ?

Claris dut cependant rapidement déchanter. L'homme para son attaque avec désinvolture et si elle ne pouvait voir son visage, elle devina son sourire, puis l'entendit dans sa voix.
" On se rebiffe ! Craindrait-on la décapitation ? C'est pourtant rapide, sans douleur... J'ai lu quelque part que la tête restait vivante un certain temps après l'exécution... Peut-être le temps de prononcer une ultime malédiction ?"
Il se fendit à son tour, la forçant à reculer. Il était manifeste qu'il était d'un niveau autrement supérieur à celui des bandits et, malheureusement, au sien.
" Mais je te rassure, jeunot : j'avais prévu de trancher le cou d'un agneau. Il a même survécu à la petite séance de natation et j'ai dû batailler avec mes hommes pour qu'ils n'en fassent pas un rôti dans la salle précédente. Donc... Tu devrais baisser ton arme. A moins que tu n'aies envie de sauter dans le vide, cela s'entend."

La facilité avec laquelle cet homme semblait se battre, en comparaison des bandits, était assez déconcertante.
Claris se serait fait une joie de lui faire expérimenter ses théories sur la décapitation… mais il fallait parfois savoir reconnaître qu'un adversaire était trop puissant ; il n'y aurait rien à gagner à continuer la lutte pour le moment.
Et puis, il restait deux épreuves, qui s'annonçaient autrement plus dangereuses que celles déjà passées : il y aurait bien moyen de se débarrasser de lui autrement. Ce ne serait guère honnête… mais il fallait s'y résoudre : il était des adversaires que l'on ne battait pas à la loyale.

« Vous, au moins, vous semblez avoir un minimum d'envergure. À se demander pourquoi vous employez des hommes de main aussi… »

Claris laissa la phrase en suspend, comme s'il n'y avait pas vraiment de mot pour exprimer son mépris. Il n'y avait sans doute rien à gagner à provoquer la colère des bandits, mais il serait pour le moins… intéressant de regarder comment ils réagiraient à sa pique, et comment l'homme les calmerait.
Car maintenant que l'enfant de Reuel avait baissé son arme, il fallait espérer qu'il ne tienne pas spécialement à faire couler d'autre sang que celui de l'animal… si celui-ci était bien là.

Claris resta en retrait, dans l'ombre, le visage dissimulé sous ses habits. Jauger la réaction des hommes avant de reprendre le dialogue… ou la lutte.

L'homme rit et ses sbires ne semblèrent pas se formaliser de sa remarque. Elle réalisa, malgré la pénombre, qu'elle n'en reconnaissait aucun.
" Ils ont joué leur rôle. Ils m'ont déniché le petit Vainevie et... ils avaient des têtes. Suffisamment pour toi et pour moi. Heureusement parce que je dois te dire que j'aurais nettement moins apprécié ton intervention si j'avais dû décapiter un de mes propres hommes."
Il n'avait pas baissé sa garde.
" Mais viens donc dans la lumière, mon garçon. Ta voix me dit quelque chose... Tu n'es pas une petite graine de brigand, n'est-ce pas ? Tu serais un mercenaire envoyé par le père Vainevie ? Difficile à croire. Je sais qu'il est prêt de ses sous, mais à ce point-là..."
Il rit à nouveau.
" Allons, viens. Je ne vais pas te mordre. Et puis tu aimerais bien voir les deux dernières salles, non ?"

Hum. Alors ils avaient tué les premiers bandits ? Nouvelle surprenante. Ou pas tant que ça, finalement. Qu'est-ce que cela changeait, au juste, à la situation ? Difficile à dire. Il faudrait davantage d'informations pour évaluer le nouveau rapport de force.

« J'ai tué ces hommes avant votre arrivée ; leurs têtes me revenaient, de toute façon, que cela vous plaise ou non. Mais je crains n'avoir égaré quelques affaires au cours de cette petite altercation ; ne les auriez vous pas emportées, par hasard ? »

Si tel était le cas, il était peu probable, au moins, qu'il ne les ait examinées. Si l'anneau lui venait de sa mère, et n'avait guère de chances d'être connu d'un mélandien, sa lame et ses dagues portaient en effet clairement, pour qui les regardait d'assez près, la marque de sa famille.

« J'ai croisé de Vainevie ici par hasard, et je ne travaille pas pour son compte, en effet ; mais vous-mêmes, pourquoi vous intéressiez-vous à lui ? »

Claris fit un pas vers le mélandien, en signe de bonne volonté, mais son visage demeura masqué. Le message était clair : même en situation d'infériorité marquée, il était hors de question de se dévoiler sciemment à quelqu'un qui choisissait lui-même de rester mystérieux.

" Non, je ne me suis pas amusé à ramasser vos petites affaires. Les miennes me suffisent amplement." répondit l'homme sur un ton léger.
Il l'observa tandis qu'elle avançait.
" Quel âge avez-vous ? Quinze ans ? Est-ce que vos parents savent que vous traînez dans des temples maudits en mauvaise compagnie ?"
Il rit à nouveau.
" Oh, mais vous vous inquiétiez de Gérold. Ne vous en faites pas trop pour lui. J'espère que vous ne vous êtes pas attaché à lui, ce serait dommage... Mais je ne vais pas vous dire pourquoi j'ai besoin de lui. Il mouillerait ses chausses, pauvre petit."
Le nécromancien maîtrisé n'avait évidemment manqué aucune de ses paroles.
" Mais vous le dominez, n'est-ce pas ? Peut-être pourrions-nous nous entendre..."

« Dans ce cas, je laisserai vos hommes se battre si rencontrons d'autres adversaires. Cette lame est affreusement déséquilibrée. »

Bien sûr, il ne serait pas dupe ; mais cela ne coûtait rien de plaider l'incapacité. Pour le reste…

« Vous n'auriez pas apprécié devoir décapiter l'un de vos hommes, disiez-vous ? Il en va de même pour moi. »

Rebondir sur les propos concernant Gérold permettait d'éluder la question sur les parents. Si son père avait su dans quelle situation Claris se trouvait, il se serait certainement téléporté sur place ; et le combat qui s'en serait suivit aurait été nettement moins déséquilibré. Ou l'aurait été dans l'autre sens.

« Bon, vous aviez parlé d'un agneau, je crois. »

" Rengaine ta lame, l'ami, fit le chef de la petite troupe. Il n'est pas dit que je laisserai un serpent s'installer au sein de mon équipe sans veiller à ce qu'il soit d'abord neutralisé. Ou apprivoisé. Pour l'heure, tu as toujours l'air d'une petite vipère prête à mordre à la première occasion... Lame déséquilibrée ou pas."
Il fit signe aux hommes qui portaient les torches de s'approcher. L'un et l'autre avaient l'allure de mercenaires entraînés et leurs épées, si elles n'étaient pas aussi ouvragées que celle de leur leader, paraissaient en excellent état... Aucun n'était asservi.
" Surveillez-le. Tuez-le s'il fait l'imbécile."
Il se détourna de Claris pour rejoindre Gérold qui, maintenu par les deux derniers hommes, se débattait vainement.
" Attachez-le et bâillonnez-le. Il est sans doute trop jeune pour lancer des sortilèges sans gesticuler mais on ne sait jamais. Certains font ça naturellement."

Hum. Les règles semblaient à géométrie variable, dans ce temple… à moins que Claris et Gérold ne se soient particulièrement mal comportés, par rapport à ce que Seth prévoyait ? Non, le plus probable était que le collier d'esclave ait été là pour cette épreuve-ci, bien précisément ; et que son absence dans le second groupe soit dû à la présence d'un animal à sacrifier. Qui était d'ailleurs toujours hors de vue…

Quoi qu'il en soit, cela n'arrangeait pas ses affaires ; il fallait néanmoins espérer avoir, plus tard, une occasion de se débarrasser de ces types. Ce ne serait pas facile, mais… l'on verrait bien. D'ailleurs, à propos de serpent, où était passé Sissi ?
Claris raccrocha l'épée à sa ceinture.

« Vous savez que de Vainevie ne fera rien sans mon ordre. Laissez-le libre de ses mouvements ; cela sera plus pratique pour nous tous. »

Un geste de bonne volonté contre un autre…

La Couronne de Cuivre

[Quête] Un vieux temple et beaucoup de sable