La Couronne de Cuivre

-Je pourrais à nouveau me maquiller le visage, et mettre le capuchon de la robe, de surcroît : les mages font souvent ça pour avoir l'air mystérieux. Mais... Je ne sais pas, j'ai l'impression qu'on est en train de se précipiter... Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux demander l'autorisation d'Ybarra ? Ne juges-tu pas qu'au final, ta solution de passer par les toits serait moins risquée, Kerun ? Ne vous méprenez pas, je brûle d'envie d'agir, mais justement, je ne voudrais pas commettre d'erreur à cause de mon impatience... Guéric ? Quelque chose ne va pas ?
Il venait juste de remarquer le manège du halfelin.

" Rien, je vous vois vous enthousiasmer à aller fureter dans Melandis alors que je suis coincé ici, alors ça me met de mauvaise humeur, c'est tout, fit-il avec un haussement d'épaules. Je sais que c'est bête, mais c'est comme ça."
Kerun pâlit, se remémorant probablement les circonstances dans lesquelles le halfelin avait perdu sa jambe, circonstances dont il était indéniablement responsable.
" Je suis désolé, ajouta-t-il, d'ailleurs, avant d'approcher du matelot. Quand nous serons rentrés à Luménis, je te promets que je veillerai à ce que ce qui s'est produit... soit réparé."
Guéric haussa les épaules. Lena s'approcha à son tour.
" En attendant, demain, je te réserve un sortilège de déguisement et tu pourras les accompagner."
Kerun se redressa et jeta un oeil vers Taliesin, embarrassé.
" Tu as raison. Nous ferions mieux de nous reposer et de nous préparer davantage. Nous verrons demain matin."

Le barde ressentit une légère pointe de frustration car il aurait vraiment aimé se lancer sans tarder dans l'exploration du Havre Bourgeois, Mais il savait devoir se défier de ces élans d'impatience, de ce besoin d'agir continuellement. Attendre que la nuit soit passée, en parler à Ybarra, réfléchir posément à leur tactique... C'était de loin la meilleure solution, celle qui leur éviterait de commettre de graves erreurs et qui leur procurerait le plus de chances de réussite.
-Très bien, dit-il. Nous y verrons plus clair après une bonne nuit de repos, et nous élaborerons un plan infaillible.
Il alla taper amicalement sur l'épaule du halfelin.
-Je me réjouis à l'idée que nous arpentions ensemble les rues mélandiennes ! Je suis sûr qu'on va bien s'amuser...

Le halfelin sourit, un peu rougissant, tandis que Lena débarrassait la table. Kerun posa une main sur l'épaule de Taliesin.
" Nous sommes près du but, j'en suis certain." lui souffla-t-il avant de le précéder vers les étages.
Guéric soupira.
" Je suis désolé, j'ai la sensation d'avoir gâché tes projets, avec mes récriminations..."

-Allons, tu n'as rien gâché du tout ! On a besoin de toutes les bonnes volontés, et on aurait dû penser plus tôt à te demander ton aide. De surcroît, grâce à toi, on a décidé de temporiser, de prendre le temps de se reposer et de réfléchir avant de lancer l'opération : c'est beaucoup mieux ainsi, et on te doit donc une fière chandelle !
La seule chose qui l'inquiétait, c'est qu'entre son angoisse latente et les projets du lendemain, il aurait peut-être bien du mal à trouver le sommeil. Restait à espérer que la fatigue accumulée au cours de la longue journée écoulée serait malgré tout suffisante pour l'entraîner vers les limbes...

Les deux comparses montèrent se coucher ensemble et retrouvèrent Kerun en train de se laver devant un broc d'eau glacée. Ils furent rapidement tous les trois dans leur lit, et si le ronflement du halfelin résonna avant que Taliesin ne sombre dans le sommeil, celui-ci ne tarda pas à s'endormir. Il fit cependant des rêves agités, imprécis, d'une cour ténébreuse peuplée de magiciens, de corps soumis à des rayons de feu et de glace, se tordant dans des flammes bleues ou sous la violence d'éclairs tombés du ciel. Le plus déstabilisant dans cette succession d'images floues, il ne parvenait pas à distinguer de visages, à identifier qui que ce soit, était la sensation d'un silence total, profond, comme une chape enserrant ses songes.
Aucun cri, aucun fracas, aucun son. Rien. Le silence et des visions de souffrance floues.
Puis le réveil au petit matin, presque tranquille, même si le barde se sentait comme imprégné de quelque chose de diffus.
Guéric ronflait toujours, mais Kerun était déjà levé et absent. En bon luménien, il était matinal...

Il hésita un instant à réveiller Guéric, afin qu'il puisse prendre son petit déjeuner en même temps que les autres et participer aux discussions qui ne manqueraient pas d'avoir lieu durant celui-ci. Cependant, en bon épicurien, il considérait quasiment comme un crime le fait d'interrompre la grasse matinée de quelqu'un d'autre. Aussi renonça-t-il à intervenir dans l'immédiat. Il se débarbouilla rapidement, s'habilla, ouvrit et referma la porte le plus silencieusement possible puis se dirigea vers la grande salle. Voir du monde, parler, manger... Rien de mieux pour dissiper la désagréable sensation qu'il éprouvait toujours.

La salle à manger bourdonnait d'activité, comme Taliesin l'avait espéré. Les conversations étaient plutôt légères, cependant, et les gens semblaient de bonne humeur. Tout le monde s'y trouvait à l'exception de Guéric, Arion et Kerun. Le barde aperçut cependant ce dernier par la fenêtre, dans la cour, où il discutait avec Elliot, assis sur des caisses en bois. L'elfe fut accueilli par des sourires amicaux, Lena lui fit signe de prendre place et Aliosha lui servit une tasse de thé fumant. Meloenn lui sourit, mais elle avait la mine de quelqu'un qui aurait mieux fait de rester dans son lit. Même Constance et Ybarra étaient souriantes, pour une fois.
" J'ai mémorisé ce qu'il faut, dit la drow. Je ne sais pas si nous devons nous en tenir au plan prévu, cela dit... En pleine lumière, avec le passage qu'il y a dans le Havre, nous risquons de devenir rapidement des célébrités... Mais Melo veut bien prendre le temps de faire une pré-liste des familles qui ont des mages parmi leurs rejetons et on devrait pouvoir les placer sur la carte. "

L'esprit encore embrumé de sommeil, Taliesin prit le temps de réfléchir à la question tout en sirotant son thé.
-Je pense primordial que nous procédions pour Galathée comme pour les autres disparus, dit-il enfin. Naturellement, j'ai hâte d'en savoir plus, de me lancer à sa recherche, mais la précipitation n'est jamais une bonne option. Alors si, d'habitude, vous auriez commencé par demander à Meloenn d'établir une liste, faisons ainsi. Pendant ce temps, il y a sans doute d'autres tâches que je pourrai accomplir. Ne menons-nous pas plusieurs dossiers de front ?

Lena le dévisagea avec un sourire.
" Meloenn ne devrait pas avoir besoin de plus d'une demi-heure... même dans son état. Mais si c'est trop long pour toi, il y a la vaisselle... la lessive..."
Elle grimaça.
" Pardon, ce n'est pas drôle. Je comprends que tu aies besoin de t'occuper l'esprit et ces tâches ne sont sans doute pas appropriées pour te changer les idées. Mais pour l'heure... Nous allons voir si nous pouvons nous offrir les services de Deverell pour une nuit... ça risque d'être très cher, cependant, pour un résultat incertain... Je crois que sinon, l'idée était simplement d'aller racheter Calliope."

-Tu sais, la vaisselle ou la lessive m'iraient très bien : pour peu qu'on se montre extrêmement appliqué, ces tâches requièrent une grande concentration qui empêche de penser à autre chose ! Mais je n'imaginais pas que Meloenn établirait si vite la liste : je peux donc très bien attendre quelques minutes... Et si mon concours est pus indiqué pour un autre dossier que celui de Galathée, il ne faut pas hésiter à me le dire. Bon, pour Deverell, je ne vois pas à quoi je pourrais servir. Mais pour Calliope, voire pour Polyanna...
C'était de l'enquête concernant sa compagne qu'il souhait s'occuper. Toutefois, la peur de causer un drame, comme à l'ordinaire, et la volonté d'aller là où ses compétences pourraient être le plus utiles le poussaient à accepter tout autre travail qu'on voudrait bien lui confier.

Lena posa une main sur son avant-bras.
" Taliesin, personne ne s'attend à ce que tu songes à qui que ce soit d'autre, tant que ta compagne n'est pas en sécurité. D'ordinaire, les Luméniens qui arrivent jusqu'ici se consacrent chacun à leur proche, c'est un hasard, et un malheur, que tu sois le seul à nous être arrivé. Kerun a l'intention de partir avec toi, Guéric aussi, s'il arrive à se lever, nous irons dès que possible... Mais il faut que nous trouvions une idée pour approcher les maisons. Comme Guéric et toi aurez des déguisements, peu importe si le prétexte est farfelu. Nous devons juste être certains que les portails s'ouvriront sans que les gens s'en inquiètent trop. Comme nous savons qu'il y a un mage dans les familles auxquelles nous rendrons visite, nous avons déjà une information à exploiter... Evidemment, si les familles sont peu nombreuses, nous pourrions tailler notre prétexte précisément pour chacune d'entre elles. Nous verrons bien. Termine de manger, à présent."
Kerun et Elliot rentrèrent peu après, tandis que Guéric faisait apparition, bâillant aux corneilles. Le jeune agent luménien était encore très pâle, manifestement éprouvé, et il avait besoin de manger. Aliosha lui fit une place à table et il jeta un regard penaud sur ses compagnons. Taliesin n'eut aucun mal à déceler la culpabilité sur le visage de certains, lorsqu'ils lui sourirent, mais peut-être Elliot pourrait-il l'interpréter comme la honte de lui être venu en aide si tardivement. Kerun le couvait du regard avec une expression dangereuse, comme s'il entendait signifier très clairement aux autres que quiconque toucherait encore à un cheveu de son protégé connaîtrait une fin terrible. Mais cela ne dura qu'un instant, l'elfe des bois retrouva sa tranquillité amicale, gratifia le demi-elfe d'une tape affectueuse sur l'épaule et prit un siège à son tour.

-Nous verrons, avait-il répondu à Lena. Parfois, on est moins efficace quand on s'occupe de quelque chose qui nous concerne directement : trop de pression, sans doute... Et puis, nos missions étant très différentes les unes des autres, il vaut mieux nous répartir entre elles le plus efficacement possible, selon les compétences de chacun. Si c'est pour l'enquête concernant Galathée que ma présence est la plus indispensable, j'en serais heureux. Mais si je peux être plus efficace dans un autre cas... Je n'hésiterai pas. Enfin, on y verra plus clair après la réunion. Pour l'heure, petit-déjeunons !
Il avait faim et fit honneur aux divers mets à sa disposition. Comme de coutume, il se montrait agréable et souriant. Non qu'il veuille donner le change, mais afficher une mine sinistre ne l'aiderait pas à continuer à faire front...

La réunion prit une allure moins officielle que la veille. La présence d'Elliot rendit la discussion sur Calliope un peu étrange et Perceval avança ses informations avec maladresse. Le demi-elfe était trop éprouvé pour s'en rendre compte. Il fut convenu qu'Aliosha et Abel iraient en reconnaissance pour essayer d'évaluer leurs options : elle travaillait comme fileuse dans une grande manufacture d'étoffes, une parmi des centaines de petites mains, et il faudrait trouver une bonne excuse pour la récupérer. Perceval ne savait pas si elle était adroite ou gauche, il savait juste qu'elle y était. Le guerrier fut écarté de l'intervention, à son grand désarroi, sur décision d'Ybarra. Elle voulait d'ailleurs lui parler, avec Sedanius, après la réunion. A voir la mine du jeune humain, il savait parfaitement ce qui l'attendait.
Lena, Kerun, Taliesin et Guéric se rassemblèrent autour de la carte du Havre, Meloenn en renforts. Constance demeura en retrait, attendant la fin du conciliabule entre Perceval, Sedanius et Ybarra pour récupérer le guerrier et sans doute lui faire vider la cale... Ombeline finit par raccompagner Elliot vers les étages.
" Des familles qui ont des disciples dans leurs rangs, il y a bien une trentaine, fit la barde avec une grimace, lorsqu'ils furent tous rassemblés. Mais à cette époque de l'année, ils sont à l'Ecole... avec les esclaves qui ont survécu, probablement."

Silencieux, le barde accusa le coup. Si les nouvelles rapportées par Kerun au cours de la nuit n'avaient pas accru ses espoirs de revoir Galathée vivante, elles l'avaient au moins rasséréné sur un plan logistique : il lui semblait alors relativement facile de retrouver sa trace. Mais ce que venait de dire Meloenn remettait tout en cause. Ainsi, les esclaves fournis aux Disciples rentraient à l’École en même temps que leurs tortionnaires. Du moins, ceux qui n'étaient pas morts au cours des travaux pratiques... Il n'y avait donc que deux possibilités : soit la rôdeuse n'était déjà plus de ce monde, hypothèse malheureusement la plus probable, soit elle était à nouveau enfermée dans cette forteresse quasi inexpugnable. Dans les deux cas, Taliesin ne voyait là que des motifs de pessimisme et de découragement.

" Probablement ou sûrement ? demanda immédiatement Lena.
— Je n'en sais rien, je ne me suis jamais intéressée à ces détails, se défendit Meloenn.
— Alors évite de dire ce genre de choses, si tu n'en sais rien ! s'exclama la drow avec humeur.
— C'était une supposition logique !"
Kerun grimaça.
" Peu importe. Nous allons identifier l'endroit où elle a été retenue, c'est notre meilleure piste pour l'instant. Meloenn, quelles sont, parmi ces trente familles, celles qui ont de grandes maisons ?"
La barde soupira puis cita une douzaine de noms, les pointant petit à petit sur la carte. Kerun l'écoutait avec attention.
" Commençons par là. Taliesin, est-ce que tu es toujours partant, ou préfères-tu te consacrer à d'autres activités ?"

-Ma position n'a pas changé, dit-il après une longue hésitation. Je tiens a être traité comme tous les autres membres du groupe et, par conséquent, à être envoyé là où mes compétences auront le plus de chances de servir. Nous aviserons donc quand tous les projets du jour auront été établis. Évidemment, l'enquête concernant Galathée est celle qui me tient le plus à cœur, et si c'est pour celle-ci que je suis le plus utile, je me joindrai à vous sans hésiter. J'ai toujours peur que le stress et l'angoisse me fassent commettre des erreurs, mais je suis capable de me contrôler. Et ma présence sera moins dangereuse que s'il avait s'agit d'infiltrer l’École du Necronomicon. Cependant, s'il s'avère que mon concours soit davantage susceptible de faire avancer les dossiers Calliope, Deverell ou Polyanna, alors, c'est à ceux-là que je me consacrerai.
Il se sentait mal à l'aise en prononçant ces mots, avait l'impression de trahir sa compagne. Était-ce parce qu'il était convaincu de sa mort qu'il adoptait une telle attitude ? Il ne le croyait pas. Il essayait simplement de ne pas tout gâcher, d'agir le plus rationnellement et le plus pragmatiquement possible. Or, pour la Réunion et ceux qui collaborait avec elle, pragmatisme et rationalité étaient cruciaux.

Abel et Aliosha se mirent en route assez rapidement, tandis que les autres se rassemblaient.
" Bon, dit Ybarra. Arion est rentré tard et il dort encore, mais il n'a pas davantage de pistes pour Polyanna qu'au départ. Il peut éliminer deux maisons closes supplémentaires, mais nous n'avançons pas. Nous avons les costumes d'Infortunés, mais nous ne savons pas s'ils sont liés à Polyanna, ou à Galathée, ou à Nathanaël, même.
— Nathanaël est mort, intervint Kerun. Je vous aurai la preuve quand j'aurai le temps de m'y consacrer. Mais ça me semble le moins urgent. Deux ou dix jours n'y changeront rien.
— Excuse-moi mais... comment peux-tu en être aussi sûr ?" demanda Lena, curieuse.
Kerun lui retourna une expression légèrement embarrassée.
" Parce que j'ai un homme dont le métier est d'achever discrètement les Luméniens qui sont victimes de tortures dans certains endroits misérables sur lesquels je n'ai pas envie de m'étendre, dit-il. Et donc je sais que Nathanaël a été...
— Miséricordieusement éliminé avant d'avoir pu éventer des secrets d'état." fit Arion en entrant.
Kerun lui retourna un regard dur.
" Nathanaël a été torturé six jours avant que mon agent ne puisse abréger ses souffrances. Veux-tu vraiment que je te décrive dans quel état il était quand il a enfin rendu son dernier souffle ?
— Ça suffit, trancha Ybarra. Que faisons-nous de ces costumes ?"

Il eut une pensée émue pour l'infortunée Bérénice : là concernant, il n'y aurait pas de retrouvailles, juste la certitude que son fiancé était mort... Cependant, il ne préféra pas s'attarder sur un sujet aussi déprimant que celui-ci. L'intervention d'Ybarra lui offrit une distraction bienvenue et il lui répondit sans hésitation : en ce domaine au moins, il avait - ou pensait avoir - quelques certitudes.
-Le mieux, à mon avis, est de ne pas y toucher pour l'instant. Quand nos diverses enquêtes auront progressé, nous découvrirons peut-être qu'un des disparus se trouve en un lieu aisément accessible aux Infortunés, ou que l'un de leurs propriétaires craint particulièrement ces derniers et cédera aisément à leurs exigences... Enfin, ce ne sont que des exemples. Dans tous les cas, je suis convaincu qu'avant peu, nous aurons une idée très précise de l'utilité de ces tenues.

La demi-elfe parut soulagée de son intervention et lui adressa un sourire calme.
" Bon. Dans ce cas, il nous reste Galathée et Deverell.
— Je peux me renseigner sur les Infortunés, intervint Arion. Savoir s'ils ont des choses particulières en cours en ce moment, ce genre de choses.
— Ils ont des esclaves au Temple, non ? dit Lena. Est-ce que ce n'est pas l'endroit le plus logique où chercher ?
— Si Taliesin dit qu'il faut attendre, c'est sans doute le cas, fit Guéric. Il connait bien son artefact."
La drow haussa les épaules sans s'offusquer.
" Je pense que nous pouvons approcher les arènes en nous renseignant sur les prix des saillies.
— Oh mais non, c'est quoi ce vocabulaire ?" s'exclama Perceval en bouchant ses oreilles.
Ybarra et Sedanius échangèrent un regard entendu.
" Mais pour ça, il faudra reprendre l'identité de cet éleveur d'esclaves.
— Ils ne laisseront pas sortir le paladin. Il faudra que l'esclave se rende sur place.
— De toute façon, cette histoire de saillie est une mauvaise idée. Les saillies se font en présence des maîtres. Il vaut mieux tenter d'obtenir une nuit câline.
— Ce n'est pas une drow qui irait coucher avec un humain...
— Il nous faut juste quelqu'un qui joue l'entremetteur à ce stade. Quelqu'un qui se renseigne sur les prix et les possibilités. Qui se sent d'aller aux arènes assister à un peu de boucherie ?"

-Parmi les insurgés qui n'ont pas pu nous suivre dans le désert et qui n'ont pas été immédiatement massacrés, beaucoup se sont vus jeter dans les arènes. J'ai croisé l'un d'entre eux, au Refuge, et il m'a reconnu. La même chose pourrait se reproduire. Mais si je suis bien grimé ou métamorphosé, il y a peu de chances que cela arrive, même si je croise une ancienne connaissance. Alors, si personne ne se sent d'aller là-bas, je peux m'en charger. Je pourrais me faire passer pour un entremetteur, oui... Pourquoi pas pour quelqu'un dont c'est justement la profession ? Quelqu'un travaillant pour de riches clients qui, par peur du scandale ou par paresse, simplement, le chargeraient de trouver de quoi assouvir leurs fantasmes ? Un tel entremetteur professionnel serait évidemment tenu par le secret, n'aurait pas le droit de dévoiler le nom de ses commanditaires. De surcroit, il pourrait tenter de négocier des conditions particulières... en y mettant le prix. Une telle couverture serait même susceptible de fonctionner pour Polyanna. C'est juste dommage que nous n'ayons pas une description très précise, la concernant...

" L'idée me parait excellente, dit Ybarra. Mais je ne serai pas à l'aise que tu y ailles seul. Même si les tractations se font juste entre toi et le propriétaire, je voudrais que tes arrières soient couverts. Au cas où.
— Je peux y aller, proposa Arion.
— Non."
La demi-elfe se tourna vers les deux hommes et soupira.
" Arion, tu avais parlé des Infortunés. Tiens-y toi.
— C'était pour rendre service." fit-il en levant les mains.
Kerun n'ajouta rien.
" Meloenn, c'est hors de question... Lena ?
— Je peux métamorphoser Guéric, et il accompagnera Taliesin. J'irai avec Kerun, de mon côté."
Elle décocha un calme sourire au Luménien qui opina du chef.
" Dans ce cas..."

Il avait à demi espéré que quelqu'un offrirait d'aller à sa place aux arènes. Mais apparemment, aucun des membres de la Réunion n'avait envie de se rendre dans un tel lieu. C'était peut-être mieux qu'il s'en charge, au fond : il serait moins fébrile que s'il enquêtait sur Galathée, et il avait fait à Noéline et Loukian un serment qu'il entendait bien tenir.
-Bon, il va me falloir de luxueux atours : qui travaille pour les riches mélandiens se doit d'avoir belle apparence. Peut-être serait-il bien, aussi, que j'emporte un peu d'argent. Il est possible que si l'affaire est conclue dès aujourd'hui, il me faille verser une avance...
Il se leva et, repensant à ce qui venait de se jouer entre Kerun et Arion, il adressa un sourire amical au second, comme s'il lui était redevable de sa proposition. L'agent secret avait sans doute de bonnes raison de s'y opposer, mais, autant que faire ce peut, lui-même entendait apaiser les tensions au sein de l'organisation.

" Nous avons les fonds nécessaires, dit Ybarra. Mais sans doute serait-il nécessaire d'estimer le coût raisonnable que nous pouvons engager dans un tel contact...
— Ça peut chiffrer très vite, à mon avis, fit Lena avec une grimace.
— Il vaudrait mieux sonder les possibilités avant de se lancer..." dit Sedanius.
La drow se leva.
" Je vais vous transformer. Vous n'avez pas besoin de vous changer, il vous suffit de me dire ce que vous voulez obtenir... Quel rôle jouera Guéric, Taliesin ? Je ne peux pas le grandir de beaucoup, mais je peux en faire un nain ou un gnome, au besoin."
Arion s'était levé pour remonter vers les étages et Kerun le suivit un moment du regard, sans pour autant bouger. Constance posa une main amicale sur l'épaule de Perceval et celui-ci, résigné, se leva pour la suivre.

-Pour moi, un humain conviendrait très bien. Pour Guéric, c'est à lui de décider. Mais si je peux me permettre une suggestion... Le plus logique serait qu'il joue mon garde du corps : un entremetteur professionnel officiant dans un tel domaine doit sans doute fréquemment se rendre en des lieux fort peu recommandables. Or, pour un garde du corps, un nain serait idéal...
Il se tourna ensuite vers Ybarra et Sedanius.
-Je pense que, pour la crédibilit de ma couverture, je dois paraître en mesure de dépenser sans compter. Néanmoins, s'il n'est question de payer qu'une avance, vous pourriez me confier la somme maximale que vous dépensez, en règle générael, pour racheter un esclave. J'essayerai de ne pas toute l'utiliser, naturellement. Et il n'est pas impossible que j'arrive à négocier que le reste soit versé après la fameuse nuit câline. Auquel cas nous n'aurions jamais à le payer...

" Je ne vois pas pourquoi nous n'aurions jamais à la payer... dit Ybarra. Tu ne suggères quand même pas que nous kidnappions Deverell ?!
— Nous ne l'avons fait qu'une seule fois et ça n'a pas été une grande réussite, fit Sedanius avec une grimace.
— S'il faut l'enlever, nous l'enlèverons. On peut aussi facilement maquiller son meurtre ou sa mort accidentelle. L'un dans l'autre, ça ne doit pas être le souci principal à ce stade." intervint Kerun.
La demi-elfe lui jeta un regard un peu coléreux mais le Luménien parut ne pas s'en apercevoir.
" Nous pouvons vous donner cent pièces d'or. Plus serait difficile à transporter."

-Ce sera largement suffisant, et ça me permettra de montrer à quel point je suis en fonds : ainsi mon interlocuteur verra-t-il que, pour moi, l'argent ne constitue pas un problème. Il y a des chances que ça l'amène à me prendre très au sérieux... Cependant, soyez rassurés : comme je l'ai dit, j'essaierai d'en dépenser le moins possible.
Il tapa sur l'épaule de Guéric.
-Désolé, mon vieux, ça veut dire qu'on ne pourra pas faire halte dans toutes les tavernes que nous croiserons, ni procéder aux achats mirobolants dont nous rêvons. C'est dommage, mais c'est ainsi !
Il plaisantait, et cependant, il n'était pas très rassuré. Il aurait aimé éviter de se promener avec une telle somme en poche, alors qu'aucun membre de la cellule locale ne serait à ses côtés. S'il tombait sur un spectacle particulièrement révoltant... Mais ça n'arriverait pas. Et même si cela arrivait, il avait trop tancé Kerun, à Rivenalis, pour commettre une erreur similaire à la sienne. Se concentrer sur sa mission, se montrer indifférent envers tout le reste... C'était ce qu'il devait faire. Et il le ferait. Au besoin, le halfelin l'aiderait.

" Parfait."
Lena se mit à incanter, dessinant des arabesques devant elle en psalmodiant des syllabes étranges. Guéric grommelait à l'idée de devenir nain, mais ils furent bientôt tous les deux englobés par la lumière. Ils ne ressentirent rien car le sortilège ne jouait que sur les apparences. Lena s'interrompit et sourit. Kerun haussa les sourcils.
" Les elfes sont quand même plus beaux, commenta-t-il.
— Moi je trouve que ce n'est pas si mal, dit Lena. Mais rien ne vaut l'elfe noir."
Kerun grimaça puis un sourire mutin traversa son visage.
" Pourras-tu essayer le modèle féminin, la prochaine fois ? Juste par curiosité."
La jeune femme rit.
" Que vas-tu faire si tu es séduit par Taliesin version femme ?
— Je ne suis jamais séduit. C'est dans le contrat.
— Vraiment ?"
Kerun acquiesça, très sérieux.
" Avec l'alcool, je suppose.
— Voilà."
A côté de Taliesin, Guéric s'était métamorphosé en nain bourru, hirsute et belliqueux, la barbe tressée, le casque enfoncé sur les oreilles, bardé de cuir et de métal. Il n'avait pas l'air commode mais en même temps, son armure de cuir renforcée paraissait bien entretenue et il passait sans difficultés pour un garde du corps. Taliesin vit qu'il avait un certain âge à ses mains, des vêtements bien coupés sur une panse un peu rebondie. Il sentit que ses cheveux étaient toujours aussi longs quand il les frôla d'une main, mais comme son apparence n'était qu'illusion, ce n'est pas en la palpant qu'il la découvrirait.
" Tu es sûrement moins laid que moi."

-Franchement Guéric, je te trouve déjà adorable en temps normal, mais là, tu es littéralement craquant... Ah, si je n'avais pas déjà pour défi de séduire Kerun, je crois bien que...
Il n'acheva pas sa phrase, sourit largement puis, à grand peine, tenta d'arborer une mine convenant davantage aux circonstances.
-Mais assez bavardé ! Les arènes nous attendent. Le temps de récupérer l'argent, et nous nous mettons en route.

Ybarra leur tendit la bourse et leur souhaita bonne chance, leur enjoignant de rester prudents. Il était encore tôt mais ils arriveraient sans doute à temps pour les combats de la fin de matinée. Lena pensait que Deverell, s'il était aligné ce jour-là, ne le serait que dans l'après-midi, lorsque les enjeux étaient plus importants. Son maître avait cependant une écurie de combattants bien fournie et il avait sûrement des hommes moins expérimentés engagés dès le début de la journée. Guéric et Taliesin purent sortir dans la rue, profitant de leur trajet pour discuter les détails de leur couverture, notamment leur provenance et leurs noms, ce genre de détails qui pouvait toujours améliorer leurs chances de réussite. Ils regagnèrent bientôt les quartiers plus peuplés, que Taliesin avait déjà arpentés la veille. Heureusement, ils ne virent rien qui sortait de l'ordinaire : des marchands, des badauds, quelques esclaves dociles ou brutalisés, des miliciens en armure, des nobles entourés de leurs gardes du corps, des courtisanes de toutes sortes, des clercs et quelques mages, des Mélandiens des hautes sphères et des taudis, qui ne leur prêtèrent guère attention. A aucun moment, le barde ne se sentit tenu d'intervenir, bien qu'il marchât vite et les yeux baissés, de peur de croiser un regard qui l'aurait appelé à l'aide. Ils parvinrent ainsi en un temps record au pied des arènes mélandiennes.

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[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences