La Couronne de Cuivre

-Commençons par les feux follets, dit la rôdeuse qui avait acquiescé à ses paroles. Leur spécialité est de mener les gens en des lieux périlleux tels que des fondrières ou des sables mouvants. Outre prendre les formes que j'évoquais à l'instant, particulièrement susceptible d'attirer des voyageurs égarés, ils sont capable de parler, sont plutôt douer pour ce qui est de convaincre et arrivent très bien à imiter la voix d'une personne que connaît leur cible. Enfin, ils font tout pour éviter le combat mais s'ils y sont acculés, mieux vaut ne pas être touchés par eux : ils provoquent une décharge fort dangereuse...

Les paroles de Frida emplirent Hubert d’effroi. Il aurait dû aller la trouver des jours plus tôt, sa négligence était presque criminelle.
« Je réalise combien je suis ignorant et mal préparé, murmura-t-il. Je vous en prie, continuez. »
Bon, ce qu'il avait vu était nécessairement un feu follet, mais puisqu'elle s'était déplacée...

-Je ne vais pas vous faire l'affront de vous parler des non-morts, que vous devez connaître aussi bien sinon mieux que moi. Je n'évoquerai pas non plus les animaux : les plus dangereux, comme les serpents, ne sont guère à craindre en cette saison. En revanche, je puis dire un mot des guenaudes. Ce sont des monstres dentus et griffus qui, au naturel, ont souvent l'allure de vieilles femmes... Mais plus souvent encore, elles se déguisent magiquement, prenant une apparence anodine pouvant susciter la sympathie ou la pitié de leurs proies ou, au contraire, pouvant la terrifier. Ce sont de puissantes sorcières possédant maintes sortilèges, ainsi que de redoutables combattantes au corps à corps. Il leur arrive parfois de se regrouper par trois, pour former un cercle de sorcières : alors, elles constituent un péril mortel, parce que leurs capacités sont décuplées, parce qu'elles soumettent à leur volonté des ogres et des géants... Il existe plusieurs espèces de ces créatures infernales : les marais sont la demeure notoire des annis et des guenaudes vertes, et vu les histoires qui courent sur les Landes, il est plus que probables que celles-ci en abritent quelques-unes. Heureusement, nous n'en avons décelé nulle trace lors de notre reconnaissance.

Un feu follet ou une guenaude, apparemment. Elles devaient être capables d'allumer tout ce qu'elles voulaient... Mais les rôdeurs n'avaient rien vu, il fallait s'en réjouir et espérer qu'aucune d'entre elles ne décide subitement de venir leur rendre visite. Une fois dans la cité, comment pourraient-ils trier les éventuels visiteurs ?
" Misère, Frida, dites-moi que vous ne gardez pas le pire pour la fin."

-Le pire, je ne le garde pas pour la fin : je le garde pour moi. En effet, les probabilités pour que nous le croisions sont pour ainsi dire infimes, et je ne tiens pas à vous inquiéter inutilement. Non, à mon avis, nous serons surtout confrontés à des feux-follets et à des morts-vivants. Voire à des guenaudes ou à des diablotins des tourbières, si nous manquons vraiment de chance. Bref, nous aurons déjà largement de quoi faire avec tout cela, nul besoin d'envisager des horreurs plus effroyables encore.

Il la regarda en coin. Etait-elle vraiment sérieuse ? Pouvait-elle espérer qu'après une telle entrée en matière, il se contente de hausser les épaules ?
" Dame, ma foi me mène à penser que notre voyage se déroula sans réels écueils et que Lathandre veillera sur nous et sur ce formidable projet. Mais mon métier m'oblige à vous demander de m'en dire davantage. Qu'arrivera-t-il, et pardonnez-moi pour ces paroles sinistres, s'il vous arrivait malheur et qu'ensuite, nous nous voyions confronté à une horreur dont nous ne savons rien ? Qu'arrivera-t-il si la menace se lève et que vous êtes à l'autre bout de la colonne, incapable de nous transmettre ce que vous savez ? Dame, chaque jour sur Helonna se produisent des événements prodigieux. Nous en sommes la preuve vivante, à cheminer en cet endroit, emplis de détermination et de rêves. Même si vous estimez les chances maigres, je vous en prie, dites-moi ce dont il retourne. Vous ne pouvez pas m'inquiéter, vous ne pouvez que m'avertir, et je vous en serais reconnaissant. Mon imagination est beaucoup plus dangereuse."

-Hubert, mes confrères en savant autant que moi. Varamyr en sait même bien davantage. Je ne suis donc pas irremplaçable, loin s'en faut, et j'avoue que cela est plutôt rassurant... Mais puisque vous tenez à entendre le pire, soit. Des histoires ont circulé à propos de tertres errants gigantesques et d'hydres. Oh, et comme si cela ne suffisait pas, d'aucuns ont évoqué la présence dans cette région d'un ou plusieurs draqueterres des marais... Les dieux soient loués, nous n'en avons là encore décelé nulle trace. Ce qui n'est pas forcément étonnant : les Landes sont tellement craintes qu'elles sont l'objet de maintes exagérations...

Ah, draqueterre. C'était ça, ce gros dragon des marais qui lui disait vaguement quelque chose. Quant aux hydres, pourquoi s'en défier ? Il en avait déjà vaincue une à douze têtes... dans la chanson à sa gloire qu'avait composée Niall. Il se demanda ce que devenait le barde, où il avait été chercher la cité chaleureuse et tolérante à laquelle il aspirait. Sans doute au bout du monde... Pas que ça ait la moindre importance, aujourd'hui.
" Merci, dit-il à la rôdeuse. Je tâcherai de me renseigner plus en détails dès que j'ai un moment."
Si j'ai un moment aurait été plus honnête.
" Et je n'ai jamais pensé que vous gardiez vos secrets pour vous seule. Mais je vous suis reconnaissant de les avoir partagés avec moi."
Il scruta la nuit pendant quelques secondes, à la recherche des lueurs pour lesquelles il avait dérangé Frida.
" Puis-je vous demander comme Varamyr est venu à rejoindre l'expédition ? Je n'aurais pas pensé que les Paludiers verraient ce genre d'intrusion sur leurs terres d'un bon oeil..."

-Certaines tribus n'ont envie ni de vivre en autarcie, ni de n'avoir des contacts qu'avec leurs seuls semblables : elles se montrent donc amicales avec les étrangers. De plus, il n'est pas rare que des Paludiers désirent voir du pays et quittent les Landes. C'est le cas de Varamyr. Cependant, le mieux serait sans doute que vous en discutiez directement avec lui.
Elle se tut, scrutant les lueurs qui venaient de réapparaître. Un instant, une torche luisit, flamboyante.
-Des feux-follets, conclut la rôdeuse. Il n'y aura aucun problème tant qu'ils resteront à distance. En revanche, s'ils s'approchent, la vigilance sera de mise. Mais tous les membres de l'expédition ont été prévenus des tours pendables qu'ils peuvent jouer...

Frida avait raison, il s'était montré indiscret en l'interrogeant sur les motivations d'un autre. Aussi fut-il soulagé qu'elle change de sujet.
" Très bien. Nous serons vigilants, bien sûr."
Il s'inclina légèrement devant elle.
" Merci pour votre aide et vos éclaircissements, Frida. Je ne vous ai que trop retenue, et je vous souhaite bon repos. Je vais reprendre ma ronde."

-Allons. Comme je vous l'ai déjà dit, vous ne m'avez en rien dérangée, et je vous encourage d'ailleurs à me faire quérir dès que vous avez le moindre doute. Compte tenu de l'endroit où nous nous trouvons, mieux vaut se montrer plus prudent que pas assez.
Elle s'inclina à son tour.
-Je vous souhaite bon courage pour vôtre veille, Hubert. A demain.
Puis elle s'en alla d'un pas tranquille, laissant le paladin seul dans la nuit. Du moins, jusqu'à ce que Ruth apparaisse au coin d'un chariot.
-Alors, on risque d'être attaqués par des dragons des marais ? s'enquit-elle, toute excitée.

Pendant une seconde, Hubert se demanda si elle les avait écoutés. Ce serait bien son genre. Mais il avait l'impression qu'elle se serait trahie d'une manière ou d'une autre, peut-être d'un gloussement...
" Seulement toi, parce qu'ils adorent les petites filles surexcitées !" s'exclama-t-il avec une grimace.
Il lui sourit aussitôt.
" Honnêtement, Ruth, tu ne devrais pas te réjouir à l'idée que des horreurs puissent nous tomber dessus... Et ne va pas commencer à raconter ce genre de choses à droite et à gauche. Elles t'enthousiasment peut-être, mais elles terroriseraient probablement la majeure partie des gens... Or, nous n'avons vraiment pas besoin de ça. Mais je sais que je peux compter sur toi pour tenir ta langue."

La gamine arbora une mine déçue.
-D'accord, je parlerai pas des dragons, soupira-t-elle. Et je parlerai pas non plus des hydres, des tertres errants, des guenaudes ou des diablotins des marais. Dommage, ça m'aurait donné une autre technique que ma botte secrète pour terrifier les garçons. Mais je comprends que ça soit pas bien de les terrifier pendant le voyage. Enfin, si ça se trouve, ils le seraient pas : comme moi, ils savent qu'on a rien à craindre de ces monstres, vu que si on en rencontrait, vous les tueriez en un seul coup d'épée !

Cette satanée gamine avait tout entendu ! Misère, c'était une chance qu'elle soit aussi téméraire. Et Hubert devait avouer qu'il était impressionné : elle avait réussi à ne pas faire le moindre bruit pendant tout son échange avec Frida. Ruth était décidément dotée de bien des talents : une combativité à toute épreuve, couplée à une certaine discrétion… Peut-être pourrait-elle se faire rôdeuse, tout bien réfléchi… Il faudrait qu’il lui demande si elle aimait les animaux. Mais pas ce soir.
« Ruth, je ne suis pas une sorte de… héros incroyable. J’ai juste vaincu Robert lors d’un tournoi. Je ne voudrais pas que tu aies des attentes démesurées me concernant, car je ne pourrai que les décevoir… Mais à la minute présente, j’aimerais que toi et moi reprenions notre travail… »

Ruth lui adressa un sourire lumineux.
-Vous êtes un paladin, messire. Et les paladins, ils terrassent les monstres mêmes les plus puissants ! C'est bien connu, y a même des histoires et des chansons qui le disent ! Sauf que les paladins, ils sont trop modestes pour le reconnaître... Mais d'accord, je vais recommencer ma ronde. Je vous demande pardon de vous avoir dérangé.
Elle se fendit d'un salut qui se voulait martial et s'éloigna à grandes et énergiques enjambées. Cette fois, Hubert était vraiment seul.

HRP : mes excuses, je n'ai pas pu résister

Hubert ne put s'empêcher de sourire puis passa une main lasse sur son visage. Les prouesses des paladins... C'est vrai qu'on les chantait. Il était bien placé pour le savoir.
La chanson de Niall se déroula dans son esprit, comme un remède aux ténèbres et à la grisaille. Si Ruth y croyait, peut-être pouvait-il, lui aussi, y puiser quelque réconfort ?
Il reprit sa ronde, scrutant les ténèbres, tandis que la voix du barde résonnait dans sa mémoire, son ton à la fois moqueur et bienveillant scandant les couplets ridicules de sa ritournelle. Chaque nouvelle version était un peu différente de la précédente, bien sûr, et la chanson avait survécu à son départ, six ans plus tôt. Miléa l'avait reprise, elle avait circulé dans les troquets, transformée, c'était devenu un classique solarcien qui avait échappé à tout contrôle, même si certains couplets, plus personnels, étaient restés confidentiels. Mais qui accordait le moindre crédit à ce ramassis de sottises, de toute façon ? Des gosses, peut-être, comme Ruth.

C’est Hubert de Maleval,
Au galop sur son cheval,
Il avance dans le noir,
C’est le début de mon histoire.

Quand Hubert était un poupon,
Il tua son premier squelette,
C’était celui de son tonton,
Qui voulait lui faire des risettes.

Quand Hubert eu quatre printemps,
Son père lui offrit une épée
Il éventra quatre géants
Pour l’étrenner en beauté

A dix ans, parti en forêt,
Il rencontra un vieux griffon
Et comme celui-ci l’ennuyait
Hubert en fit du saucisson

A douze ans, futur paladin,
Hubert se vouait à Lathandre,
Et pour célébrer le matin,
Il massacrait des salamandres

A quinze ans, comme il était fort,
Et qu’il voulait être adoubé
Il affronta un minotaure
Sans armure et sans bouclier

Et puis vint l’heure de la vingtaine,
Hubert était sur sa lancée,
Il s’offrit la tête d’une sirène,
Mangea du poisson au souper

A vingt-cinq ans, ce brave Hubert
Voulut tuer un officier,
Dont il n’aimait pas les manières
Ce n’était pas une bonne idée

C’est Hubert de Maleval,
Au galop sur son cheval,
Il avance dans le noir,
Voici la suite de l’histoire,

Hubert traversa la campagne,
Tuant momies, goules et zombies,
Hubert franchit même les montagnes
Et le Mal craignait pour sa vie.

Dans la Trouée, près de Rohan,
Hubert s’était assoupi, las
Un vampire un peu trop gourmand
En fit les frais, bon débarras !

Non loin des rives d’Eredhun,
Alors qu’il était en colère,
Une hydre croisa son chemin,
Et bientôt ses douze têtes volèrent

Dans la vallée du Nirvana,
Hubert rencontra un dragon,
C’était un rouge un peu trop gras,
Il l’ouvrit du ventre au menton.

A travers champs, villages et prés,
Le paladin suivait sa voie,
Un dracoliche vint à passer,
Et Hubert le désintégra

Un jour, quelqu’un m’a raconté,
Que Talos défia Hubert,
Je ne sais pas qui a gagné,
Mais on n’voit plus le moindre éclair

A Solarcis, il s’est posé
Auréolé de tant de gloire,
Par décence il ne peut clamer,
Ce que je sais, il faut me croire !

Car…
C’est Hubert de Maleval,
Au galop sur son cheval,
Le héros de tous les temps
Dont nous chanterons longtemps,
Les louanges et les hauts-faits,
Les prouesses dans chaque couplet,
C’est Hubert de Maleval,
Au galop sur son cheval,
Il est parti dans le noir,
Et c’est la fin de mon histoire,
Pour ce soir…

Il soupira en contemplant les ténèbres. Peut-être y aurait-il moyen d'ajouter un ou deux couplets plus véridiques, après toute cette expédition... Mais finalement, c'était peut-être mieux de reprendre tout à zéro. Sur des bases saines. Et avec un air un peu moins pourri.

Les minutes succédèrent aux minutes. Les heures aux heures, peut-être. Le temps s'écoulait avec tant de monotonie qu'il était extrêmement difficile de mesurer sa course. On aurait même pu douter qu'il passât, en réalité, si le brouhaha provenant du camp n'avait pas, peu à peu, décliné. Pour le reste, les feux brûlaientt, les guetteurs guettaient, les patrouilleurs patrouillaient... Mais il finit par y avoir modestement du nouveau. En effet, lorsqu'Hubert passa près d'eux, l'un des petits demi-elfes du soleil et l'adulte qui veillait en sa compagnie lui signalèrent qu'ils venaient d'entendre une voix lointaine provenant des marais. Une voix qu'ils avaient évidemment attribué à un feux-follet : les informations qu'on leur avait données à leur sujet étaient toujours bien vivaces dans leur esprit.

Hubert décida de demeurer avec eux pendant un moment. Ce que lui avait raconté Frida rendait toute intervention impossible, car les feux follets et les guenaudes pouvaient les leurrer presque parfaitement. S'il y avait une âme perdue au coeur du marais, un paludier égaré, un voyageur en détresse, son destin était scellé. C'était une sensation désagréable car le paladin aurait bien sûr voulu s'assurer qu'il n'y avait personne à aider avant de hausser les épaules. Mais les probabilités étaient contre lui : les créatures pullulaient dans le marécage et les promeneurs devaient être extrêmement rares. Et pour en juger, il aurait fallu s'approcher de très près, détecter le mal, apercevoir l'origine du son.
Autant dire que c'était hors de question.
Il scruta cependant la nuit, aux aguets. C'était une question d'habitude, il finirait par s'y faire, immanquablement. Il y avait des experts de la région et il entendait bien s'y fier. Et puis s'il avait des velléités de croisade... Il y aurait toujours le trajet du retour.

Et à son tour, il entendit la voix. Certes, elle ne provenait pas de tout à côté : à vu de nez, sa source devait se trouver à plusieurs dizaines de mètres. Il n'empêche, l'on comprenait sans mal qu'elle appelait à l'aide, et l'on percevait indéniablement ses accents désespérés et suppliants, sa faiblesse poignante... Nul doute qu'une personne non prévenue contre les tours des feux-follets n'aurait pas longtemps résisté à l'envie, sinon au besoin de lui porter secours... Et même en étant prévenu, résister à cette impulsion n'était point évident.

Hubert ne bougea pas, davantage pour surveiller ses sentinelles que pour écouter la voix. Il espérait qu'il n'y avait pas là de réelle personne en danger : il ne se pardonnerait jamais d'avoir ignoré son appel. Il hésitait à aller chercher Varamyr et son lynx, histoire de jeter un coup d'oeil un peu plus près, mais la chose risquait de se reproduire mille et mille fois au cours des nuits suivantes. En fait, à bien y réfléchir, ils auraient dû avoir, par défaut, un rôdeur de garde la nuit. Ils étaient utiles la journée, pour ouvrir le chemin, mais s'assurer de la sécurité nocturne était tout aussi crucial.
Il étouffa un soupir. Sa loyauté allait à la communauté et il ne pouvait pas prendre de risques. Si quelqu'un était en train de se noyer là dehors, et bien tant pis. En même temps, peut-être pourrait-il se frayer un chemin jusqu'à portée de sa détection du mal. Un feu follet renverrait immanquablement une aura maléfique... mais ce serait montrer un terriblement mauvais exemple, et il n'était pas certain que la créature soit seule.
Non, il fallait tabler sur les pièges de la nuit. Rester calme, concentré, et tenter d'ignorer ces cris.
Misère, ça allait être pénible.
N'y avait-il aucun moyen de différencier la voix d'un être vivant de celle d'un feu follet ? N'étaient-ils pas censés diffuser de la lumière ?
Il n'en avait aucune idée... mais il avait bien l'intention d'être mieux préparé la nuit suivante.

Peut-être, dans l'absolu, était-il possible de distinguer la voix d'une créature de la nuit de celle d'une personne en détresse. Malheureusement, celle-ci était trop distante, trop ténue... Deux choses étaient certaines, en revanche. D'abord, elle venait d'un point où ne brillait nulle lueur. Ensuite, les deux sentinelles, l'adulte comme l'enfant, n'étaient pas très à l'aise, elles non plus. Ce qui était compréhensible : il existait une grande différence entre connaître un phénomène sur le plan théorique et y être confronté dans la réalité. Toutefois, elles n'esquissèrent pas le moindre mouvement, ne donnèrent pas l'impression que, d'un instant à l'autre, elles allaient se ruer dans les marécages obscurs.

Hubert ne pouvait les blâmer, c'était franchement insupportable. Là encore, sans doute finirait-il par s'y habituer, mais la tentation d'aller voir était immense. En même temps, il ne pouvait pas sortir du cercle, ça aurait été la chose la plus stupide de l'univers, et il le savait.
Il essaya de se souvenir qui, parmi les guetteurs présents, était le meilleur archer. Peut-être y aurait-il moyen d'envoyer une flèche enflammée dans cette direction, histoire d'éclairer les environs... Il y avait peu de chances que ça marche, mais rester à ne rien faire était trop difficile. N'importe quelle action, même futile, lui donnerait l'impression d'avoir tenté quelque chose...

Il n'eut cependant pas le temps de mettre son idée à exécution. Déjà, une autre voix sortait des marais, beaucoup plus proche, celle-là.
-Ne vous inquiétez pas, je viens vous aider ! J'arrive dans un instant !
Elle s'accompagnait d'une lueur clairement visible parmi les roseaux. Une lueur qui ressemblait fort à celle d'une torche.

Le sang d'Hubert se figea dans ses veines. C'était la voix d'Alban. Bon sang mais le gosse n'aurait jamais osé franchir le périmètre de sécurité sans l'en avertir, c'était impossible !
" Alban ! cria le paladin. Reste où tu es, tu m'entends ! Ne bouge plus !"
Il se tourna vers les guetteurs.
" Ne quittez pas votre poste."
Il s'écarta vers le feu, l'épée au clair. Si c'était bien le gamin, il obtempérerait. Si c'était un feu follet qui imitait sa voix, peut-être pas... Il ne savait pas s'ils en étaient capables, cependant, mais dans le doute... Il fallait qu'il essaie de le voir, de s'assurer que c'était lui. Ensuite, il le ferait revenir jusqu'au cercle ou il irait le chercher. Il avait du mal à croire, cependant, que le gosse ait pu prendre une initiative aussi stupide.

Alban, si c'était bien lui, ralentit nettement le rythme de sa progression et répondit d'un ton hésitant :
-Mais, messire, il faut sauv... AAAAAAH !
Au cri succéda un retentissant bruit d'éclaboussures.
La torche s'était éteinte.

Hubert avança jusqu'à la limite des roseaux, jurant à mi-voix. Frida avait parlé des pouvoirs d'imitation des feux follets, mais quand même... était-il possible qu'ils perçoivent à ce point les relations qui existaient entre les gens, jusqu'à deviner quels leviers utiliser ? Peut-être. Mais peut-être pas, et si l'écuyer de Robert se noyait à quelques mètres seulement du campement, même si c'était sa faute, Hubert ne se le pardonnerait jamais.
Des gamins ! Comment espérer qu'ils aient la sagesse que leurs aînés luttaient pour posséder ?
Même si, il était forcé de le reconnaître, Alban n'aurait jamais enfreint les ordres en se lançant seul au secours de quelqu'un. Ruth, à la limite, mais Alban ? Alban serait venu le trouver.
Evidemment.
Le doute lui bouffait les entrailles, c'était intolérable, et s'il hésitait encore un instant, il serait de toute façon trop tard... S'il y avait là un feu follet, ce n'était pas dramatique. Il était de taille à l'affronter, non ?
Il était le seul paladin de l'expédition, il ne pouvait pas risquer tant pour une seule personne ! Mais il ne serait pas paladin s'il ne tentait pas de sauver un gosse en train de se noyer. Même si Robert l'en absolvait, il ne se le pardonnerait jamais. C'était sa stupide idée d'impliquer des humains à moitié aveugles dans cette entreprise folle... Il fallait qu'il sauve Alban.
Sauf que c'était un feu follet. Peut-être.

-Messire Hubert ! Au secours ! A l'aide !
Les cris se poursuivirent quelques instants, puis ils furent remplacés par les sons caractéristiques de quelqu'un en train de boire la tasse. Ils s'accompagnaient toujours d'éclaboussures, mais également, à présent, de bruits de végétation malmenée : l'écuyer, si c'était bien lui, semblait lutter désespérément pour ne pas se noyer...
C'est alors que retentit une voix étrangement similaire à la précédente, quoique provenant de derrière le paladin, cette fois.
-Arrête d'imiter ma voix, fichu esprit des marais !

Hubert se figea et sentit toute l'adrénaline qui lui avait couru dans les veines retomber d'un coup, lui bloquant un instant le souffle. Il avait failli se faire piéger... si Alban n'avait pas surgi dans le campement, il se serait fait piéger. Il aurait couru comme un imbécile dans les marais, jusqu'à un sable mouvant, et les esprits de la fange se seraient délectés de son cadavre. Il remit lentement son épée au fourreau, tentant de contrôler un léger tremblement et de retrouver son calme avant de retourner vers la lumière. Il ne pouvait pas montrer aux sentinelles, au gosse, combien l'épisode l'avait éprouvé. Il prit une profonde inspiration, une seconde, puis recula. Evidemment, le récit de l'incident se répandrait, il ne pouvait rien faire contre... Mais au-delà de son manquement, il était davantage stupéfait des pouvoirs de ce qui errait dans le marécage. Cette... créature avait pu reproduire parfaitement la voix d'Alban, elle connaissait même son nom à lui... Comment était-ce possible ? S'était-elle approchée à ce point du campement qu'elle avait pu les entendre clairement ? Ou bien était-ce quelque chose qu'elle parvenait à capter dans l'air, comme des ondes qui leur échappaient ? Pire, les feux follets avaient agi de concert, dans une mise en scène complexe, un inconnu en détresse, un écuyer à la rescousse... Elles étaient diablement intelligentes, beaucoup plus qu'il ne l'aurait imaginé.
Ce que cela signifiait était que, quoi qu'il se passe, si quelqu'un quittait le cercle, il était perdu, car jamais ils ne pourraient se permettre d'aller à son secours.
Un instant, coléreux, il se demanda à quoi rimait cette veille, puisqu'on ne pouvait se fier à rien. Sa fureur retomba aussi vite qu'elle était montée. Il avait commis une erreur, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui seul. Mais peut-être faudrait-il songer à s'obstruer les oreilles, puisqu'on ne pouvait tabler sur les sons qui s'échappaient de la lande... Cela rendrait sans doute les choses moins pénibles.
Dans un soupir, il fit enfin volte-face et décocha un sourire embarrassé aux trois personnes derrière lui.
" Je me doutais que tu n'aurais pas enfreint les ordres." dit-il simplement à l'écuyer.
C'était vrai. Mais ça n'avait pas suffi.

L'effet de ses paroles fut instantané : le petit garçon devint rouge comme une pivoine.
-Je... je suis très honoré de la confiance que vous m'accordez, bafouilla-t-il, donnant l'impression qu'il allait d'un instant à l'autre mettre un genou en terre.
A présent qu'il pouvait réentendre de près la vraie voie de l'enfant, Hubert nota qu'il existait une différence avec l'imitation qu'en avait fait le feu-follet : cette dernière était légèrement fantomatique, légèrement désincarnée... Malheureusement, il s'agissait d'un détail ténu que seule une oreille proche ou exercée pouvait saisir.

Le paladin lui sourit pour l'empêcher de faire n'importe quoi. En réalité, c'était un mensonge. Il ne lui avait pas fait parfaitement confiance, et Alban devait le savoir : s'il n'avait pas douté, il n'aurait pas été à deux doigts de s'enfoncer dans le marais pour voler à son secours. Noble mais stupide. On ne pouvait pas se le permettre, dans un tel environnement : c'était mortel.
" Restez vigilants." dit-il aux deux malheureuses sentinelles qui avaient assisté à cette lamentable démonstration.
Il se tourna à nouveau vers Alban.
" Nous allons refaire le tour du périmètre et vérifier que tout le monde est parfaitement clair sur l'interdiction formelle de quitter le cercle... quoi qu'il se déroule à l'extérieur..."
Frida l'avait dit : les colons avaient été prévenus mille fois, c'était donc probablement inutile. Mais il en avait besoin pour sa propre tranquillité d'esprit.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée