La Couronne de Cuivre

Kasumi et Tilmandil étaient tous deux larmoyants lorsque Eärundra fit son apparition, ce qui ne manqua pas de lui arracher un sourire narquois.
- Ce n'est tout de même pas Sylvia qui brise vos cœurs au point de vous mettre dans cet état de désespérance avancé ?
Plaisanterie qui ne plut pas véritablement à Sylvia, à en juger par son air pincé. Elle se contenta de hausser les épaules, tandis que la druidesse tendait une bassine d'eau aux deux hommes.
- Plongez vos oignons là-dedans en les épluchant, ça réglera le problème... Mais je crois que c'est trop tard de toute façon.
Elle s'empara à son tour de quelques légumes qu'elle prépara avec une dextérité impressionnante, avant de jeter l'ensemble des ingrédients dans une gamelle qu'elle plaça sur le feu vif allumé par Sylvia.
- Je crois que je vais prendre un bain, comme tu le suggérais Kasumi.
- Bonne idée. Mais c'est déjà fait, pour ma part. Faites simplement attention, à quelques dizaines de mètres en aval du radeau j'ai trouvé une colonie de boas. Un peu comme celui-ci d'ailleurs... Vous avez récupéré le venin j'espère ?
- Bien sûr !
- Mais cela mis à part, il n'y a pas de risque à vous baigner... Je vais m'occuper de cuire la viande pour ce soir, avec l'aide des ces messieurs je pense... je salerai le reste et je le mettrai à fumer pendant la nuit. Bon bain !
Sylvia sembla hésiter un instant, regarda Kasumi, et se dirigea vers la porte sans rien ajouter.

Il n’y avait plus place au doute désormais en ce qui concernait la relation plutôt délétère entre les deux jeunes femmes. Et le fait qu’Eärundra semble prendre un malin plaisir à asticoter Sylvia ne risquait pas d’arranger les choses. Le rôdeur devait cependant reconnaître qu’il préférait affronter cent colonies de serpent plutôt que de s’immiscer au beau milieu d’une lutte entre les deux femmes au caractère fier et indépendant. Encore une tournure bardique ! Et si Tilmandil avait raison ? Il était maintenant partagé entre l’envie d’accompagner Sylvia à son bain maintenant que la druidesse avait annoncé décliner la proposition. Mais il ne pourrait pas s’esquiver discrètement et la perspective de subir une nouvelle série de quolibets était un argument des plus convaincants. Sans compter qu’il ne pouvait pas décemment échapper sans cesse aux travaux de groupe pour suivre ses envies… et celles de sa compagne apparemment. Avant qu’elle ait franchi l’arche menant dehors, il se releva néanmoins pour jeter ses oignons avec le reste de la préparation et intervenir avec un ton proche de l’excuse et passablement inquiet. Il n’aimait pas l’idée que la jeune femme se retrouve seule, aussi débrouillarde soit elle :

- Fais bien attention aux serpents surtout ! Je te rej… Euh, j’accompagnerai Tilmandil dès que nous aurons mis notre repas à braiser alors ne tarde pas trop à nous revenir !

La jeune femme lui lança un regard où se lisait une pointe de déception, tandis qu'Eärundra levait des yeux amusés au ciel. Tilmandil, quant à lui, se contenta d'afficher son air narquois habituel... mais nul ne fit le moindre commentaire. Et Sylvia sortit de la pièce.
Kasumi fut mis à contribution par Eärundra pour achever de préparer le serpent, puisqu'il ne fallait clairement pas compter sur Tilmandil pour ce genre de tâche. Le barde fut relégué à la surveillance de la soupe. Ils ne parlèrent guère : Eärundra semblait perdue dans es pensées et Tilmandil retenait sa langue trop acérée. Du reste, Sylvia ne fut pas longue à revenir.
- J'ai repéré les boas, annonça-t-elle, effectivement il vaut mieux se tenir à l'écart... Mais ce ne sont pas eux qui m'ont le plus dérangé : c'est plutôt la compagnie de Léo, qui ne me lâchait pas du regard pendant que je me baignais, lança-t-elle à Eärundra. C'en était presque gênant...
- J'en suis désolée, répondit la druidesse sans se départir de son sourire tranquille. Sincèrement. Mais c'est vrai que je lui ai demandé, tout à l'heure, de veiller sur chacun des membres du groupe, surtout si l'un d'entre nous se risquait à s'aventurer seul hors de notre abri. Il a pris ma consigne très au sérieux apparemment.
- Et bien vous lui direz que je suis parfaitement capable de me défendre seule ! D'autant que cette forêt c'est mon domaine, pas le sien ni le vôtre !
Les deux femmes s'affrontèrent du regard, Sylvia apparemment très remontée, Eärundra affichant toujours un calme parfait.
Tilmandil souffla à Kasumi.
- Hum... je ne sais pas ce que tu en penses mais... C'est notre tour, pour la baignade...
Il semblait considérer qu'il valait mieux ne pas se trouver au milieu de l'affrontement.

L’attitude du barde - si elle était quelque peu pusillanime - ne manquait certainement pas de sagesse. Cependant, Kasumi ne pouvait pas ainsi laisser dégénérer une situation tendue alors qu’elle menaçait de se transformer en dispute violente. Il ne savait pas vraiment comment agir étant donné les arguments valables et sensé d’Eärundra mais il avait toutefois envie de rassurer Sylvia, juste pour lui montrer qu’il la soutenait et avait confiance en elle.

- Eärundra, je sais que vous avez pensé à pallier mon imprudence à laisser certains d’entre nous s’aventurer seuls dans ces lieux hostiles. Mais ce n’était pas nécessaire avec Sylvia : elle a passé des années ici avec personne pour veiller sur elle. Toutefois, nous prendrons plus de précautions dès que nous aurons atteint les marais. Nos compétences sont complémentaires et nous aurions tort de nous en priver pour veiller les uns sur les autres. J'arrive, Tilmandil. Nous ne serons pas long et nous serons prudents.

Pas vraiment assuré que son discours ait arrangé la situation et désireux de ne pas se retrouver sous le feu conjugué du regard des deux jeunes femmes, il décida que la proposition de bain de Tilmandil était décidément très tentante et se hâta d’attraper son sac avant de se diriger vers la porte. Il hésita à demander à Sylvia de les accompagner juste pour leur montrer où se trouvait ce nid. Mais l’excuse était un peu trop grossière et peut-être valait-il mieux que la rôdeuse et la druidesse vident un peu leur colère, seule à seule.

Son intervention conciliante lui valut un sourire de gratitude de Sylvia, et un haussement d'yeux d'Eärundra. Mais aucune ne lui répondit, craignant peut-être d'envenimer la situation, et Tilmandil se hâta de l'entraîner au-dehors.
Le barde refusa catégoriquement d'aller vérifier où se trouvait le repère des serpents, et Kasumi, ne pouvant le laisser seul dans une nature hostile, ne put que s'incliner. L'eau était claire et passablement tiédie par le soleil de la journée, et le bain fut un moment agréable, relaxant, loin des soucis de leurs missions et des tensions féminines.

Lorsqu'ils regagnèrent la vieille tour, ils trouvèrent leurs compagnes silencieuses. Sylvia était occupée à surveiller la fin de cuisson de leur dîner, et Kasumi nota qu'elle avait les yeux rouges. Les oignons sans doute... Le regard qu'elle lui lança indiquait clairement qu'elle ne voulait pas entendre parler d'une quelconque autre hypothèse. Eärundra, toujours aussi calme, était penchée sur une étrange mixture qu'elle battait au fouet, concentrée. Le flacon contenant le venin de serpent était près d'elle, ainsi qu'une multitudes de plantes et ingrédients dont certains inconnus du rôdeur. Elle leva à peine les yeux à leur entrée, mais leur sourit, fixant brièvement Kasumi d'un air songeur.

Kasumi s’était rendu compte que le bain lui faisait le plus grand bien et l’avait apprécié quasiment en silence, sans chercher à lancer de conversation avec son demi-frère. Le contact de l’eau tiédie sur sa peau et ses muscles endoloris avait eu un effet salutaire y compris parce qu’il lui permettait de reléguer un instant ses doutes, ses angoisses, sa fatigue. C’est donc avec une attitude bien plus enjouée qu’il avait regagné les abords de la tour avant de déchanter brusquement. Même s’il avait eu envie de croire que des oignons déjà découpé aient pu mettre Sylvia dans cet état, il n’était aucunement dupe : la dispute avait dû être violente et intense étant donné la brièveté de leur bain. Et nul doute que l’attitude apparemment distante et détachée de la druidesse n’avait pas facilité les choses avec une Sylvia au tempérament bien plus affiché, aux colères qu’il avait appris à fuir bien sagement dans leurs années de jeunesse. Si le demi-elfe savait déjà qu’il valait mieux laisser passer un peu l’orage jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en privé, le regard indéchiffrable que lui adressait la druidesse ne manquait pas le laisser songeur voire décontenancé. Il prit alors timidement place à côté de Sylvia comme pour vérifier l’état de cuisson de leur repas. Mielikki fasse en sorte qu’il soit bientôt prêt ! Il tenta de briser le silence d’une voix qui lui parut à lui-même un peu déplacée :

- Je meurs de faim ! Pas vous ?

- C'est presque prêt, répondit Sylvia d'un ton neutre.
- Moi, pas, répliqua la druidesse. Mais ça n'a pas d'importance puisque ce n'est pas pour ce soir ! Je terminerai pendant la nuit...
Voyant le regard intrigué de Tilmandil, elle ajouta.
- Je me suis approprié une partie de venin, pour la bonne cause... Si je ne me trompe pas dans la recette, ça nous fera un antipoison efficace contre toutes les morsures de serpent, et également la plupart des venins d'araignées. Mais ne vous en faite pas, il vous en restera aussi à ramener au campement, il en faut très peu dans les préparations et Sylvia en a récolté beaucoup.
La rôdeuse, pendant ce temps, s'était levée et sortait quatre gamelles de bois et les couverts, qu'elle tendit à Kasumi en silence.
- Je fais le service, approchez-vous !
Elle le servit le premier, accueillant ses protestations avec un sourire amusé. Le rôdeur nota que les regards échangés entre la druidesse et elle étaient devenus plus neutres. Eärundra semblait vouloir aplanir les choses et se montrait même pleine de sollicitude envers la rôdeuse, même si parfois une petite pique lui échappait. l'atmosphère du repas fut donc plus sereine qu'il ne le craignait, au moins en apparence. Il était probable que Sylvia se livrerait davantage une fois seule avec lui.

Contrairement à ce qu’il avait annoncé, le rôdeur ne manifesta que peu d’appétit mais il fit de son mieux pour faire honneur au repas malgré tout. Il sentait la situation le dépasser quelque peu sans parler de toutes ces nouveautés dans sa vie et du manque flagrant de sommeil contre lequel il peinait de plus en plus à lutter. Cependant, il estimait de son rôle de tout faire pour maintenir la cohésion d’un groupe qu’il avait contribué à former :

- C’est une bonne chose que vous connaissiez cette recette, Eärundra, elle nous sera très utile. Et je savais que j’avais raison de te laisser récupérer le venin. J’ai toujours été doué pour tuer ces choses mais pour ce qui est d’en tirer le meilleur parti, tu as toujours été bien plus habile que moi. Je ne comprends même pas ce que tu fais, la plupart du temps. Décidément, je commence à croire que nous avons une bonne chance de traverser les marais sans trop de mauvaises surprises !

Son ton était quelque peu affecté et manquait de naturel mais il espérait sincèrement que Tilmandil soit le seul à le remarquer avec ses talents de barde. C’était sans doute compter sans une druidesse qui semblait tout deviner rien qu’en vous regardant et la femme qui avait tant partagé de sa vie qu’elle le connaissait sans doute mieux que lui-même. Fort heureusement, la veillée ne semblait pas devoir s’éterniser au-delà d’un repas roboratif qui lui fit cligner les yeux de sommeil à plus d’une reprise. Alors qu’il finissait à nouveau son assiette après que Sylvia ait tenu à le resservir, il s’adressa à la petite troupe d’un ton ensommeillé :

- Comment souhaitez-vous que nous organisions les tours de garde pour cette nuit ?

Eärundra eut un hochement de tête.
- Il y a plusieurs questions à régler, oui, avant d'aller nous coucher... Tout d'abord, dormons-nous tous ici ou certains veulent-ils profiter de la pièce du haut ?
Elle avait gardé un ton parfaitement neutre, mais ses yeux pétillèrent de malice un instant comme elle les posait sur lui. Sylvia, elle, avait rougi légèrement mais s'efforçait de ne regarder personne.
- Ensuite, y a-t-il besoin de tours de garde ? Moi j'aurais tendance à penser que oui, mais après tout peut-être les environs ne recèlent-ils pas de mauvaise surprise. Avez-vous dormi ici déjà ?
Son ton était plus grave, et c'est à Sylvia qu'elle s'adressait. Laquelle secoua négativement la tête et s'accorda quelques secondes de réflexion avant de préciser.
- A ma connaissance, ce sont surtout les marais qui sont dangereux. Ici, il n'y a nulle créature féroce à craindre...
- C'est ce que m'a dit Cewyn également, approuva la druidesse.
- Mais il y a des bruits qui courent, des légendes... On parle de fantômes, d'esprits... je ne sais quel crédit y accorder, je voudrais être certaine qu'il n'y a pas de morts-vivants...
Eärundra grimaça, et se tourna vers Kasumi.
- Qu'en pensez-vous ?

Le rôdeur n’avait pas non plus de rougir en constatant l’air malicieux de la druidesse à chaque fois qu’elle semblait certaine d’en avoir appris plus qu’on ne souhaitait lui révéler. Comme souvent, à dire vrai, depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Toutefois, il n’était plus vraiment possible d’éluder la question étant donné qu’elle était abordée aussi directement. Il répondit donc d’un ton manquant peut-être quelque peu d’aplomb :

- Nous avons tous besoin de repos mais la prudence doit primer sur nos choix. Je préfère donc que nous instaurions un tour de garde, même en ces lieux qui nous paraissent familiers. Mieux vaut prendre de bonnes habitudes tout de suite. D’autant que j’ai appris à me fier aux légendes locales : non pas que je sois crédule mais il y a souvent une vérité sombre cachée derrière les histoires. Si des morts-vivants hantent ces lieux, je le sentirai d'autant qu'ils seront plus actifs d'ici une heure ou deux. Je propose donc de prendre le premier tour puis je descendrai réveiller l’un de vous dans trois heures. Tâchez de prendre du repos d’ici là ! Vous semblez en forme et je sais que les elfes n’ont pas les mêmes besoins que nous autres mais mieux vaut que vous vous ménagiez vous aussi.

Il avait saisi discrètement la main de Sylvia en annonçant de façon détournée qu’il comptait bien dormir en haut cette nuit.

- Je prendrai le tour de garde suivant, annonça Tilmandil après une brève hésitation. Il était probable qu'il n'avait guère eu l'occasion de monter ainsi la garde.
Eärundra se tourna vers Sylvia.
- En tant qu'elfes, Tilmandil et moi avons besoin de moins de sommeil, et nous pouvons aisément avoir des nuits hachées. Je propose donc de prendre la troisième garde, et de vous laisser la fin de la nuit. Si cela vous convient.
Sylvia acquiesça, bien que Kasumi eut la sensation qu'elle se raidissait légèrement.
- Puisque tout est réglé, je propose que nous allions dormir un peu. Je crois que nous en avons bien besoin. Certains plus que d'autres...
Elle ne regardait personne en particulier, mais le sous-entendu était clair : les deux rôdeurs avaient bien du mal à garder les yeux ouverts.
Sylvia, du reste, ne contesta pas l'ordre, et se leva la première, s'excusant avant de sortir dehors quelques instants. Tilmandil installa l'espèce de lit de camp qu'il s'était trouvé au campement, et se plongea dans quelques parchemins. Eärundra retourna à sa mixture, qui apparemment devait longuement macérer, et qu'elle se contenta de placer près du feu pour que sa température reste acceptable. Il était temps pour tout le monde de dormir, et Sylvia, qui rentra au bout de quelques minutes, sourit à Kasumi avant de se diriger vers l'escalier, son sac sur l'épaule.

Kasumi avait récupéré son propre sac pendant l’absence de Sylvia. Il lui laissa prendre quelques secondes d’avance tout en souhaitant la bonne nuit aux deux elfes et en annonçant qu’il montrait la garde depuis l’étage. Il lui était difficile de réprimer un sourire gêné en exprimant ainsi à mots couverts qu’il entendait se retrouver un peu seul avec la rôdeuse. D’un regard appuyé à son demi-frère, il espéra le dissuader d’avoir la moindre remarque finaude. Peine perdue certainement… Il s’engagea enfin prudemment dans l’escalier vermoulu en prenant bien soin d’emporter ses armes avec lui. Une fois en haut, il chercha sa compagne des yeux, dans l’expectative et ne sachant pas lui-même ce que cette soirée lui réserverait en dehors du tour de garde qu’il avait l’intention d’honorer. Une chose était certaine : il avait bien l'intention de laisser l'initiative d'une éventuelle conversation à la rôdeuse. La brusquer ne pouvant faire qu'aggraver les choses si ses souvenirs la concernant étaient toujours fidèles. Mais tant de choses avaient changé en cinq ans, et bien davantage en quelques heures...

Sylvia avait posé son sac dans un angle et s'affairait à installer un couchage rudimentaire, qu'elle avait prévu assez large pour deux. Elle se retourna en l'entendant entrée et lui sourit. Un sourire presque... intimidé ? Elle se mordit la lèvre, comme hésitant à parler, se demandant peut-être que dire ou que faire. Pour briser le silence ou peut-être cacher son hésitation, elle lui lança finalement une pile de couvertures :
- Au travail ! Je ne voudrais pas que tu prennes l'habitude de me laisser tout faire !
Puis, rougissant un peu, elle ajouta.
- Enfin, c'est peut-être un peu tôt pour se cacher déjà sous les couvertures... Je... Est-ce que tu m'autorises à partager une partie de ton tour de veille ? A deux, je pense que ce sera... beaucoup plus facile de te tenir éveillé.. Non ?

Le rôdeur perçut la gêne chez sa compagne et il fallait bien reconnaître que ce sentiment ne lui était pas totalement étranger non plus. La veille, tout s’était passé comme dans un rêve, une succession presque naturelle qui les avait menés au-delà des portes de la timidité. Qui les avait emportés en un monde d’intimité qui n’appartenait qu’à eux, loin des contingences extérieures. Depuis, tous les deux avait eu le temps de prendre un peu de recul, d’anticiper le prochain moment où ils se retrouveraient tous les deux, où il leur faudrait faire face avec davantage de lucidité. Kasumi se rendit compte que depuis le matin, il avait craint que ce qui s’était produit la veille n’ait été qu’une illusion, qu’un moment de bonheur passager et que Sylvia allait lui échapper à nouveau, se rendre compte de tout le mal qu’il avait pu lui faire et lui en vouloir. Mais non, un seul regard dans sa direction lui suffit à comprendre que ces hésitations, ces doutes qu’il lisait dans ses gestes, dans ses attitudes, ne reflétait sans doute que sa peur à elle. Alors, après avoir attrapé avec souplesse les couvertures que la jeune femme lui avait lancées, il s’avança vers elle en souriant, sans un mot. Il déposa une des couvertures sur ses épaules tout en en profitant pour passer ses mains autour de ses épaules et l’attirer dans une douce étreinte avant de lui souffler à l’oreille d’un ton amoureux et doux :

- Je t’autorise à partager tout ce que tu voudras avec moi, ma Sylvia. Mais quelques instants seulement et si tu n’es pas raisonnable, je devrai te mettre moi-même au lit ! Et je confesse que j’ai vite pris goût à te laisser tout faire en certaines circonstances... Je te promets d’y remédier !

Alors, comme pour ponctuer sa promesse, il approcha ses lèvres des siennes avec une fougue à peine contenue.

La flamme qui s'alluma dans les yeux de Sylvia était éloquente. Un bref éclair de soulagement, confirmant qu'elle aussi avait craint que tout ça n'ait été qu'un rêve... suivi d'une vague de passion alors que leurs lèvres se rencontraient, avides, insatiables.
Elle ne chercha pas à répondre à ses paroles, préférant se taire, incapable peut-être de trouver des mots qui exprimeraient le besoin ardent qu'elle avait de se noyer dans son étreinte. Son corps, lui, savait le dire, et il la sentit se cambrer sous ses caresses, exhalant son plaisir, l'embrassant encore et encore comme si elle n'était jamais rassasiée de baisers. Ils se retrouvèrent très vite nus tous les deux, sans trop savoir qui avait déshabillé qui, en train de rouler sur la couche pas vraiment prête, mais après tout cela n'avait aucune importance : ils n'étaient plus que deux corps avides de s'aimer, de se fondre l'un dans l'autre, se laissant guider par le désir brûlant qui les grisait et leur faisait perdre tout sens de la mesure.

Kasumi ne s’était pas attendu à se laisser ainsi emporter par la passion, une fois encore. Mais il avait perdu tout contrôle dès qu’il avait lu le désir éclater avec fougue chez son amante. Un seul regard d’encouragement, un soupir de jouissance, un baiser voluptueux et déjà il avait tout oublié de la tour, de ses dangers, des deux elfes certainement pas encore endormis juste en-dessous, de la nécessité de se reposer aussi. Pas tout de suite… N’importait pour l’heure que Sylvia, son regard aimant et brûlant de désir, son envie partagée d’en donner, d’en recevoir. N’importait que ses lèvres, que sa bouche tandis qu’il l’embrassait encore et encore, lui laissant à peine le temps de reprendre son souffle. Il admirait tantôt les longs cheveux roux qu’il avait en partie libérés, tantôt sa poitrine dénudée et offerte à ses caresses les plus langoureuses avant de se porter plus bas vers son ventre plat, ses hanches, sa toison déjà humide de ses baisers. La ronde de leur plaisir les mena bien vite à plus d’intimité. Le demi-elfe procédait tantôt avec douceur, tantôt avec plus de vigueur pour faire lentement mais sûrement s’embraser le corps de sa compagne, pour la mener au paroxysme du plaisir tout en en repoussant autant que possible l’échéance. Il ne chercha pas à retenir un long soupir d’extase quand, étonné de ressentir si intensément leur étreinte et la sentant à l’unisson de son bonheur, il se laissa enfin aller tout entier en elle.

Lorsque, reposant l'un dans les bras de l'autre, ils revinrent doucement à la réalité, ils ne purent que constater que le bâtiment était entièrement silencieux. En bas, les deux elfes dormaient sans doute, plongés dans la méditation qui leur tenait lieu de sommeil. Ou alors ils étaient suffisamment discret pour faire comme si ils n'avaient rien entendu...
Sylvia affichait un sourire radieux, blottie contre lui.
- Je sais que ce n'est pas sérieux, que tu étais sensé monter la garde... Tu ne crois quand même pas qu'un monstre quelconque a profité de nos ébats pour entrer par le trou du mur et attaquer nos compagnons en-dessous ?
Elle rit.
- Je n'ose même pas imaginer... Être observée par un zombie dans cette tenue... Brrrr. Hum... Bon, je crois que je vais me rhabiller, en fait, on ne sait jamais, si vraiment il y a une alerte... Eärundra ne se priverait pas de se moquer...

Il répondit d’une voix calme et patiente : « Attends juste un instant. » Puis il se concentra pour tenter de déterminer si ses sens se mettaient en alerte ou non. Mais seule subsistait la quiétude de se trouver tout près de sa belle, contenté par leur étreinte, réchauffé par son amour. Alors seulement, il se leva avec lenteur et réunit les affaires de la rôdeuse pour les lui amener. Mais alors qu’elle tendait la main pour les récupérer, il lui dédia un sourire malicieux et joueur :

- Non, laisse-moi faire ! C’est bien ce que tu me demandais tout à l’heure, non ?

Avant de lui laisser le temps de comprendre ce qu’il avait en tête, il entreprit de l’habiller lui-même avec une lenteur exagérée, ne se privant pas de lui dispenser maintes caresses parfaitement « accidentelles » au passage. Puis, après avoir rapidement arrangé leur couche, il remonta une couverture jusqu’à ses épaules et l’embrassa du bout des lèvres :

- Je me moque de ce que pense Eärundra de toi. Et de nous. Et maintenant au lit ! Je vais faire une ronde. Et gare à toi si tu n’es pas paisiblement endormie à mon retour !

Il entreprit aussitôt de reprendre une tenue décente avec l’intention de descendre vérifier que tout allait bien en bas et autour de la tour.

Sylvia faillit bien profiter de l'occasion pour l'émoustiller un peu plus... Il lisait dans son regard les éclairs de désir allumés par ses caresses, il surprenait son coeur à battre plus vite, sentait sa respiration s'accélérer. mais elle devait comprendre qu'il était réellement décidé à être raisonnable cette fois-ci, et elle se laissa faire bien sagement... non sans en profiter pour lui dispenser quelques baiser tendres et légers.

A l'étage inférieur, les deux elfes étaient paisiblement endormis, ou feignaient de l'être. Le feu était éteint, preuve que leur étreinte avait été passablement longue, mais les braises rougeoyaient encore dans l'âtre. La mixture préparée par Eärundra avait pris une teinte vert pomme, et des bulles pétillaient doucement à sa surface.
Il ne perçut nul signe inquiétant au-dehors : les bruissements des insectes s'éteignaient peu à peu, quelques oiseaux de nuit ululaient. Des crissements dans les herbes sèches trahissaient le passage d'un rongeur ou autre petit mammifère nocturne. Mais tout semblait normal.

A son retour, Sylvia dormait paisiblement, comme il le lui avait demandé. Elle était probablement aussi épuisée que lui par leur nuit blanche...

Après cette première inspection qui n’avait rien révélé d’inquiétant, le rôdeur vint se placer quelques minutes au bord de la couche où dormait Sylvia, s’absorbant quelques instants dans la contemplation de son visage paisible dans son sommeil et dans la forme que sa silhouette dessinait sous la couverture. Il résista à l’impulsion de venir l’embrasser à nouveau mais elle semblait bel et bien endormie et il ne voulait pas prendre le risque d’interrompre son sommeil plus que nécessaire. Il abandonna sa position quelques minutes plus tard en se souvenant d’un vieux tour qu’il avait omis d’employer depuis une fameuse veille au temple de Lathandre. Après avoir cherché dans son sac quelques minutes, il redescendit au rez-de-chaussée, y raviva le feu puis mit en place une petite cordelette quasiment invisible dans les passages qu’un intrus serait susceptible d’emprunter. Les petites clochettes qui y étaient attachées signaleraient à coup sûr une intrusion. Satisfait de sa seconde ronde, il s’apprêta à remonter à l’étage et à veiller, seul avec ses pensées.

Comme il l’avait un peu craint, la forme endormie de Sylvia l’amena à des souvenirs qu’il aurait préféré ne pas se remémorer en cette heure sombre. Des souvenirs, heureux, joyeux. Une autre femme qui lui avait souri, lui avait tant fait découvrir. Il aurait aimé repousser ces souvenirs dont il ne se sentait pas digne, qu’il avait corrompu mais il ne pouvait pas les enfermer éternellement : il devrait apprendre à vivre avec cette culpabilité. Avec l’idée qu’il ne s’était pas montré honorable, qu’il avait trahi Astrée, qu’il allait lui falloir le lui avouer, lui expliquer alors qu’il était en partie incapable de le comprendre lui-même. Il était intimement convaincu d’aimer Sylvia, que cela allait bien plus loin que le désir physique pour une femme sublime. Ce n’était pas la première femme qui attirait son regard depuis qu’il avait connu Astrée mais c’était la seule avec qui il s’était senti en communion, en osmose, avec qui il avait pressenti pouvoir construire autre chose. Il voulait aller plus loin que quelques étreintes passionnées, qu’une aventure passagère, si elle en désirait autant. Son attirance pour elle était bien plus forte qu’il l’avait anticipée mais il avait un peu peur de s’être engagé sur une voie qui pourrait les briser tous les deux, tous les trois. Mais, à nouveau, il laissa son regard courir sur la forme endormie, s'extasiant encore de sa beauté et de sérénité apparente, loin des remous qui le torturaient.

Sylvia marmonna quelque chose qu'il ne comprit pas, sourit, puis se retourna, toujours profondément endormie. Elle semblait faire des rêves agréables.
L'obscurité au-dehors était totale : des nuages s'étaient accumulés, cachant les étoiles, et s'il n'avait pas su exactement où se trouvait le trou dans le mur, il l'aurait tout juste deviné, malgré son infravision.
Le silence devenait lui aussi plus profond. Presque oppressant. Et puis il y eut une sorte de frôlement. De raclement peut-être. Kasumi eut l'impression de sentir un souffle sur son visage, mais il ne vit rien, ce n'était sans doute qu'un courant d'air. mais le frôlement se faisait plus net. Comme si quelque chose se déplaçait... Au-dessus de sa tête peut-être ? Et pourtant c'était si flou, un bruit infime, que ce n'était peut-être que le vent à l'étage supérieur.
Mais le frôlement se fit murmure. Comme une voix humaine. Une voix de femme. Trop floue encore...

Kasumi avait appris à se fier à son instinct et le rôle de veilleur n’impliquait pas qu’il cherche seul ce qui l’avait alerté. Pas sans avoir au minimum averti ses compagnons qu’il allait vérifier ce qui se tramait. Il était maintenant presque certain que ce n’était pas le fruit de son imagination, qu’ils n’étaient plus seuls. Que peut-être ils ne l’avaient jamais été. Tous les bruits du marais avaient cessé, dans l'expectative ou dans l'attente de ce qui se passerait ensuite. Alors, il s’approcha rapidement de la forme endormie de Sylvia puis, un peu gêné d’interrompre ainsi ses doux rêves et une nuit réparatrice, il lui posa une main sur l’épaule et la secoua doucement avant de murmurer :

- Réveille-toi, Sylvia !

Si elle émergeait, il avait l’intention de lui demander de prendre ses armes et d’aller réveiller les autres discrètement avant de le rejoindre en haut pendant qu’il s’intéresserait à l’escalier détruit qui y menait. Il aurait sans doute besoin d’aide pour atteindre la trappe mais rien n’empêchait de commencer ses reconnaissances.

Sylvia s'éveilla en sursaut, et comprit immédiatement, à la mince de son compagnon, que quelque chose n'allait pas.
- Quelque chose cloche ? souffla-t-elle en se redressant, tâtonnant dans l'obscurité, sans doute à la recherche de ses armes posées un peu plus loin. Il faisait beaucoup trop sombre pour qu'elle puisse les voir.
Kasumi, avantagé par son ascendance elfique, pouvait deviner l'escalier. L'ayant vu à la lumière du jour un peu plus tôt, il savait qu'il était encore plus vermoulu que celui de l'étage inférieur, mais surtout, qu'il s'arrêtait à mi-hauteur, à presque deux mètres de la trappe.
Les quelques paroles échangées, rompant le silence, avaient également interrompu l'étrange bruit. Tout était à nouveau silencieux.

Kasumi chercha à apaiser la rôdeuse par un geste calme avant de se souvenir qu’il faisait bien trop sombre pour qu’elle distingue quelque-chose. Il l’aida alors à mettre la main sur son épée car son arc ne lui servirait probablement à rien dans une tour aussi exigüe. Une fois debout, il la mena par la main jusqu’à la trappe qui dispensa un peu de lumière quand il l’ouvrit. Il ne voulait pas faire usage de son sort de lumière tant qu’il ne serait pas prêt à monter à l’étage supérieur même si la présence autochtone avait semble-t-il déjà repéré leur mouvement. Tout en fixant la trappe au-dessus de lui, il dispensa quelques explications à la jeune femme encore passablement ensommeillée et affolée par ce réveil brutal et inquiétant :

- J’ai entendu du bruit en haut. Un mouvement d’objet. Peut-être même une voix. C’est probablement mon imagination qui me joue des tours mais je veux en avoir le cœur net. Et je me sens plus rassuré de t’avoir pour me couvrir.

Sylvia sembla subitement plus éveillée, et hocha la tête, resserrant sa poigne sur son épée.
- D'accord. Je te suis... Mais comment comptes-tu atteindre la trappe ?
La trappe dispensait une vague lueur rougeâtre émanant du foyer, et il voyait Sylvia plisser des yeux pour essayer de voir l'escalier.
- Il me semble que l'escalier s'arrête au bout de quelques marches, non ?
Le silence demeurait total. Comme si rien ne s'était passé.

Kasumi adressa un sourire à Sylvia pour tenter de lui transmettre une confiance qu’il n’était pas tout à fait certain de ressentir. Il chercha aussi à évaluer les distances avant de répondre d’un ton léger :

- L’escalier est trop abîmé alors je compte utiliser la vieille technique que nous utilisions pour nous cacher dans les grottes en hauteur. Elle était plutôt au point à l’époque, non ? Et tu n’as pas pris un gramme depuis, je suis bien placé pour le savoir !

Puis, sans pouvoir réprimer un clin d’œil taquin, il explicita son plan avec un peu plus de sérieux :

- Je vais récupérer une des longueurs de corde dans mon sac pendant que tu vas réveiller nos amis. Ensuite, je te hisserai sur mes épaules pour que tu puisses atteindre et ouvrir la trappe. Nous aviserons de la suite après. Soit nous improviserons un grappin, soit l’un de nous devra monter fixer la corde pour les autres.

Sylvia hocha la tête, un brin dubitative peut-être, mais ne répondit pas immédiatement. Elle était concentrée, et son expression indiquait qu'il ne devait pas la déranger. Elle finit par répondre :
- Tu es sûr qu'il faut réveiller les autres ? Je veux dire... Tu es absolument sûr que tu as entendu quelque chose ? On dirait que tout est vide... Quand je me concentre, je ne perçois rien au-dessus... mais peut-être que ce n'est pas un animal après tout. Je me demande si... On devrait peut-être faire semblant de dormir, écouter encore... je n'ai pas envie d'être ridicule si on les réveille pour rien, finit-elle par avouer. Ou alors on jette un œil discrètement, pour être sûr... En utilisant notre vieille technique.

Le rôdeur n’était plus aussi sûr de lui soudain. Après tout, la manifestation ne s’était pas reproduite depuis qu’il avait éveillé sa compagne. Et qu’avait-il vraiment entendu, au juste ? Il était épuisé de n’avoir pas dormi depuis presque deux jours et avait pu rêver à demi éveillé après tout. Lui non plus n’était plus très sûr de vouloir affronter le regard goguenard de la druidesse s’ils ne trouvaient rien de probant en haut… Il répondit d’une voix qui comptait bien moins d’assurance :

- Je ne suis pas certain, non. Mais je ne parviendrai pas à dormir tant que je n’en aurai pas le cœur net. Je suis censé réveiller Tilmandil dans une petite heure, laissons-le encore se reposer mais je voudrais tout de même vérifier que ce n’est que mon imagination qui crée des fantômes. Je vais te confier mon épée : elle te protégera contre ce genre d’engeances. Laisse-moi juste une minute pour trouver cette corde.

Sylvia prit l'épée avec une sorte de respect. Elle avait vu son pouvoir étrange en début de soirée, lorsque Kasumi l'avait utilisée pour éclairer l'escalier.
Le rôdeur n'eut aucun mal à trouver la corde, rangée exactement là où il l'avait laissée. Le grappin était là également, prêt à l'emploi.
Lorsqu'il revint près de sa compagne, tout était toujours parfaitement calme au-dessus.
En se hissant avec souplesse sur les épaules du rôdeur, Sylvia atteint sans difficulté la trappe. Elle l'entrouvrit très légèrement, y glissa le harpon, permettant à Kasumi de se hisser et d'observer.
Il ne vit rien. Rien ne bougeait. Il faisait très sombre, et une ombre aurait pu s'y dissimuler, cependant. Au moment où il se décidait à utiliser son épée, il vit deux yeux briller dans le noir. des yeux de félin, aurait-il juré. Qui disparurent d'un bond, à travers le mur, juste avant que l'épée s'illumine.

Le rôdeur eut un bref sursaut en voyant l’étrange apparition. Comment un félin normal se serait hissé à cette hauteur ? Mais il comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de cela : l’apparition s’était fondue dans le mur aussitôt après qu’il l’eut repérée. Mais représentait-elle un danger ? Au-delà de l’empêcher de dormir si jamais il en restait là ? Désireux d’en avoir le cœur net et de résoudre ce mystère, le rôdeur se hissa souplement en prenant appui sur le plancher au-dessus. Une fois en haut, il prendrait le temps d’évaluer s’il était seul ou non à la lumière dispensée par Etincelle avant de demander à Sylvia de le rejoindre. Pour toute explication et avant d’avoir pu remettre ses pensées en ordre, il se contenant d’une laconique justification :

- J’ai vu quelque chose d’étrange !

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines