La Couronne de Cuivre

Le renard était mal en point et Baptiste l'enveloppa dans une couverture avant de le prendre dans ses bras. Lathandre les avait gratifiés de trois belles lanternes qui semblaient briller d'un éclat à la fois discret et suffisant pour leurs besoins. Cordélia fit lever le faune et l'envoya en tête, suivie par Victor et Minuit. Les ronces s'étaient écartées et ils purent s'éloigner dans la forêt noire, leurs lanternes se balançant au gré de leur marche.
Le hurlement résonna quelque part derrière eux. Le faune tremblait comme une feuille.

Taliesin fermait la marche, la main sur le pommeau de son épée.
Il maudissait intérieurement le faune : si celui-ci s'était montré un tantinet plus bienveillants, ils auraient peut-être déjà atteint la caverne. Mais non, il avait fallu qu'il soit retors et que lui-même soit naïf au point d'essayer d'éviter une violence qui avait dû sévir malgré tout.
Enfin, le moment était mal choisi pour les remords... Il fallait plutôt croiser les doigts.

Tandis qu'ils marchaient dans le sous-bois, d'un pas rapide, guidés par le faune et Cordélia, une brume se leva doucement. D'abord ce ne furent que quelques volutes paresseuses, qui se glissèrent autour des troncs, noyant l'herbe, les feuilles mortes, puis les racines, les buissons, envahissant peu à peu le chemin, grimpant autour de leurs jambes. Elle sembla se stabiliser quand ils en eurent jusqu'aux genoux. La visibilité restait bonne droit devant, mais ils ne voyaient plus du tout où ils mettaient les pieds, si bien qu'ils commencèrent à buter contre cailloux et branches basses, Minuit devint nerveux, Victor trébucha dans un trou, Baptiste mit la botte dans une flaque profonde qui l'éclaboussa jusqu'à la taille. Il faisait de plus en plus sombre, et de plus en plus froid.

Mais qu'avaient-ils donc aux trousses ?
Une créature si puissante n'aurait-elle pas mérité d'être mentionnée sur la carte ? Ne l'aurait-elle pas mérité bien davantage que des nids de griffons ? Et qu'on ne lui dise pas qu'ils étaient les premiers à se promener de ce côté de la rivière !
Il commençait à être franchement inquiet, lui aussi.
De plus en plus convaincu, aussi, que s'ils n'atteignaient pas la grotte à temps, il n'y aurait pas grand chose à faire...

D'entre tous, Victor semblait le moins inquiet. Il flattait l'encolure de Minuit en lui parlant à mi-voix. Cordélia pressait le faune qui pleurnichait et murmurait dans sa langue, prières, suppliques, insultes et malédictions, mélangées. Baptiste avait pris la main libre du barde et serrait le renard assommé dans ses bras, comme un talisman.
Cordélia s'arrêta brusquement. Ils étaient arrivés au sommet d'une ravine aux versants pentus sans être impraticables. Le problème, c'est qu'elle était complètement plongée dans la brume : on ne voyait pas le fond, ni les dimensions de la crevasse, juste le sommet de quelques arbres qui en dépassaient... et qui n'avait pas l'air tout jeunes.

Il se rapprocha de la tête de leur colonne.
-Devons nous pénétrer dans la ravine ? demanda-t-il au faune.
Si c'était le cas... Ils le feraient, même s'ils en seraient réduits à tatonner et donc encore plus lents que jamais.

" C'est le chemin le plus court." répondit le faune.
Cordélia soupira.
" Je parie qu'il a dit qu'il fallait descendre. A mon avis, faut qu'on s'encorde, sinon on va se perdre. Et le canasson va trinquer."

-On n'a malheureusement pas le choix...
Il déposa sa lanterne, récupéra une corde et s'en servit pour les relier tous les uns aux autres.
Puis il récupéra sa source de lumière et redonna le signal du départ.
S'ils avaient eu davantage de temps, ils auraient fait un détour.
Mais vu les phénomènes dont ils étaient environnés... Le monstre devait les talonner.

Ils s'enfoncèrent dans la brume et soudain, tout fut blanc. Taliesin ne voyait même plus Baptiste, qui était pourtant tout juste devant lui, à moins d'un mètre. La brume puait légèrement mais elle était respirable. Le barde repérait ses compagnons au son de leur respiration, au craquement de leur pas, à leurs jurons, parfois, surtout ceux de Cordélia en tête de colonne. Il l'entendit injurier le faune, le traiter de crétin, et lui promettre la torture s'il essayait seulement de s'enfuir. Il eut l'impression que devant lui, Baptiste sanglotait à nouveau. Victor murmurait, plus loin vers le bas. Des troncs et des branches encombraient leur passage et ils durent, à plus d'une reprise, s'arrêter pour changer leur itinéraire car la corde s'était enroulée autour d'un arbre qu'ils avaient contourné par des côtés différents. Ils descendaient toujours plus bas, la pente devenait plus raide.
Puis soudain il y eut un glissement, un cri, un hennissement, la corde se tendit, les attirant tous vers l'avant sur plusieurs mètres, et le son d'un pas étouffé sur les feuilles mortes, sur la droite.
" Taliesin ! Taliesin ! cria Victor. J'ai lâché Minuit !"

C'était prévisible, malheureusement. Et le garçon n'était certainement pas à blâmer.
-Tant pis, nous continuons. En plus, Minuit se débrouillera sans doute mieux sans nous pour le ralentir.
Pauvre bête, songea-t-il par devers lui.
Mais entre leurs vies et celle du cheval - sans parler, accessoirement, de toutes leurs possessions - le choix était vite fait.

Ils continuèrent donc dans la brume. Baptiste, désormais silencieux, tomba deux fois encore, surpris par des racines invisibles. Victor pestait, appelait le cheval à mi-voix, mais sans succès. Cordélia continuait à mener leur colonne, du moins fallait-il le supposer. Ils parvinrent au fond de la ravine, dans un ruisseau glacé, et partirent vers la droite, remontant son cours. La brume était moins épaisse mais il faisait plus froid. Taliesin distingua à nouveau les silhouettes de ses compagnons. Cordélia s'arrêta le temps que tout le monde se regroupe. Le faune avait le visage couvert de terre et lacéré d'une longue griffe sanguinolente : privé de ses mains, liées dans son dos, il n'avait sans doute pas pu se prémunir d'une mauvaise chute. Victor avait le teint écrevisse de la fureur, mais il parvenait à la contenir. Baptiste était livide. Ils étaient cependant tous en un seul morceau.
Un hurlement leur parvint des hauteurs, leur poursuivant devait désormais se trouver en haut de la ravine. Taliesin eut l'impression de voir quelque chose de très lumineux, beaucoup plus haut, comme une flamme. Mais vu l'épaisseur du brouillard, c'était sans doute une illusion.
" Il faut faire vite, souffla le faune. Vite, vite."
Et il tira sur sa corde, en direction de l'amont.

-Un dernier effort : nous ne sommes plus très loin, dit-il d'un ton ferme et assuré. Nous pourrons souffler une fois à la caverne. Mais auparavant... On fonce !
En réalité, il n'était pas du tout sûr qu'ils pourraient atteindre ce havre hypothétique, fussent-ils animés par l'énergie du désespoir.
Mais dans le pire des cas, il pouvait toujours se laisser distancer et tenter de retenir - même quelques instants seulement - la créature qui les poursuivait.

Le faune courait, désormais, et c'est ce que firent tous les autres sur ses traces. Taliesin vit alors des flammèches bleues naître dans la brume, derrière lui. Elles surgissaient, dansaient quelques secondes, s'éteignaient aussitôt pour reparaître plus près. Il y en avait bien une douzaine. Elles finirent d'ailleurs par les rattraper, l'une d'elle s'alluma brusquement sur la droite, à moins d'un mètre du ruisseau, et Baptiste poussa un cri d'effroi, trébucha, et envoya un coup sec dans la corde qui déséquilibra Taliesin. Ce dernier eut l'impression d'entendre un souffle rauque. Une battue froissant les feuilles, creusant la boue, humide quand elle déboula brusquement dans le ruisseau. Mais regarder en arrière ralentissait sa course, aussi fallait-il choisir entre la fuite et la confrontation.

Il tira son épée et trancha net la corde qui le reliait aux autres.
Il entendait continuer à courir mais ainsi, s'il était nécessaire de s'arrêter pour faire front... Il ne les ralentirait pas.
Dire que tout ça aurait été évité si ce foutu faune...
Non : si lui-même n'avait pas insisté pour qu'ils fassent halte dans le village ruiné.
Tout partait de là, en réalité.

" NON ! Taliesin ! Noooooooooooooooooon !" hurla Baptiste.
Mais son cri s'éloigna comme il était entraîné par les autres. Le barde entendit du tumulte, cependant : le gosse n'avait pas l'intention d'abandonner la lutte. Autour de lui, la brume était désormais en mouvement, comme la fumée d'un feu invisible, glissant en volutes, traçant des arabesques, comme la toile d'un sortilège maudit. Les flammes bleues duraient plus longtemps avant de disparaître, comme si elles l'observaient avant de se replier dans l'ombre. Il entendait une respiration sourde, ample, humide. Puis deux braises ardentes s'allumèrent dans toute cette grisaille, à hauteur de poitrine, à une dizaine de mètres en aval.
Mais il entendit une course derrière lui et une main se referma sur son bras.
" Viens, allez, viens !" souffla Baptiste.
Il s'était détaché, lui aussi.

Le geste du garçon était touchant.
Mais stupide, aussi : il s'était jeté dans la gueule du loup.
Restait à tenter de l'en sortir, aussi vain cela semblait-il.
-J'entendais bien continuer à courir... grommela-t-il.
Tout en joignant le geste à la parole, il rengaina son épée et tenta maladroitement de récupérer le pipeau dans sa poche intérieure.
Hormis l'artefact et le fameux air des Damoiselles d'Eauprofonde, il ne voyait pas ce qui pouvait les sauver.

Ils coururent, cependant. Coururent, coururent, coururent encore, portés par l'urgence et brusquement, le sol se déroba sous leurs pas et ils tombèrent dans un bassin d'eau glacée.
" Par ici !" cria Victor, la voix étouffée, quelque part devant eux.
Il y avait une cascade et une grotte, oui, derrière la cascade.
Le hurlement retentit juste derrière eux, et Taliesin eut la sensation d'un souffle brûlant sur sa nuque, en plus de percevoir une odeur atroce de cadavre et de chair calcinée.

Par réflexe, il tenta encore d'accélérer le rythme et, surtout, poussa Baptiste devant lui, dans le direction d'où était provenue la voie de Victor.
S'ils s'en tiraient, il s'en serait vraiment fallu d'un cheveu.
Mais ce n'était pas le moment d'y songer.
C'était le moment d'atteindre cette fameuse caverne.

Ils nagèrent dans l'eau glaciale, transis jusqu'aux os, en direction de la voix de Victor. Baptiste, malgré sa fatigue et sa terreur, progressait vivement, en bon Luménien. Taliesin le talonnait de près. Ils furent fortement secoués quand ils franchirent le rideau pétaradant de la cascade, puis arrivèrent dans une zone plus tranquille. Victor se tenait là, dans la pénombre.
" Dépêchez-vous. On n'y est pas encore."

Ils n'étaient pas encore arrivés ?!
Lui qui s'était cru tiré d'affaire...
-Encore un petit effort, dit-il, autant pour encourager les garçons que pour s'encourager lui-même.
Il se sentait fatiguer sérieusement et sa demi-nuit de veille comme la nuit blanche qui l'avait précédée n'arrangeaient rien.

Ils s'extirpèrent de l'eau glacée, aidés par Victor. Seule la lampe de Cordélia avait survécu à la plongée, et elle se tenait un peu plus loin dans ce qui ressemblait à un couloir, tenant toujours la corde du faune. Tout le monde était trempé et frissonnant. Baptiste paraissait proche de la syncope, cramponné à la main de Taliesin. Le renard blessé avait manifestement été abandonné quelque part sur le trajet. Ils marchèrent un moment dans un couloir sombre et glacé, puis aperçurent une lumière tamisée par un rideau suspendu en travers du passage. Le faune s'arrêta, frissonnant, juste devant.
" Dame, pouvons-nous entrer ? Le maître des bois est en chasse."
Le silence seul répondit.

Le barde eut une pensée désolée pour Minuit - et pour le renard : deux victimes innocentes de leur conflit absurde.
Mais Cordélia et les garçons étaient vivants. C'était déjà un petit miracle.
Pas qu'un petit, en réalité. C'était même inespéré.
Il s'approcha du faune sans lâcher la main de Baptiste.
-Pense-tu que je dois solliciter également sa permission ? Ou bien est-il possible qu'elle soit absente ?

Le faune secoua tristement la tête.
" Elle doit être dans une autre galerie. Elle aurait répondu, si elle était là. Mais il faut entrer. Sinon le maître des bois finira par traverser. Il nous enverra ses sbires. Pas le choix."
Il tendit la main, écarta le rideau de toile et entra dans la caverne. C'était une pièce plus ou moins ovale, éclairée de nombreuses bougies et décorée de mousses colorées, un peu à la manière des jardins de Moandre. Il y avait cependant un mobilier : une grande table, deux chaises, un large lit dans un coin, des coffres et des armoires. L'âtre flamboyant diffusait une chaleur accueillante. C'était une sorte de nid dans la roche, douillet.

Pénétrer ici sans y avoir été invité pourrait leur valoir des ennuis.
Mais comme l'avait dit le faune... Ils n'avaient pas le choix.
-Je pense qu'il vaut mieux ne toucher à rien. Mais installons-nous malgré tout au coin du feu, cela nous fera du bien.
Et pas qu'un peu...
-Si vous vous êtes fait mal, j'ai des sorts de soin en réserve, conclut-il.
Il allait donner la priorité à ses compagnons mais s'il en avait la lattitude, il s'occuperait aussi du faune.

Comme ils étaient tous trempés et transis, ils se serrèrent devant les flammes. Victor et Baptiste retirèrent leurs chemises, prudemment, Cordélia aurait sans doute aimé faire la même chose, mais elle s'en abstint. Le faune scrutait les deux entrées de la caverne, nerveux, mais profitait lui aussi de l'âtre. Petit à petit, la chaleur du feu fit son oeuvre. Le silence n'était désormais plus rompu que par leurs respirations et le craquement des bûches. Taliesin crut entendre un hurlement, loin au dehors, mais c'était sans doute une pure illusion.

Sans doute, mais pas forcément.
Quoi qu'il en soit, il fallait espérer que le maître de la forêt n'enverrait pas ses molosses jusqu'en la demeure de cette fameuse Dame. Il fallait, aussi, profiter de ce répit tant qu'il durait.
-Les garçons, si vous avez mal quelque part, c'est le moment de le dire.

« Mais en voilà une sympathique petite troupe ! » s’exclama subitement une voix rocailleuse derrière eux, dans un commun à l’accent marqué.
La créature qui venait d’entrer dans la caverne, par la seconde ouverture, était telle que Taliesin n’en avait jamais vue. Plus grande que lui, humanoïde, elle avait la tête plate, des sourcils touffus au-dessus d’un petit visage gris aux grands yeux noirs. Tout son corps massif était couvert d’une fourrure ocre, d’apparence soyeuse, aux poils mi-longs. Les bras étaient longs, les jambes courtaudes, et les pieds nus comme les mains, étaient gigantesques en comparaison du reste du corps. C’était une femme, ou en tout cas une femelle : son opulente poitrine était visible sous le poil. Elle portait un collier de perles chamarrées et s’appuyait sur un bâton noueux. Une besace reposait contre sa hanche.
« Et vous avez attrapé ce vilain Titus. Formidable. »
Elle fit un pas dans leur direction. Victor et Baptiste s'étaient cachés derrière Taliesin.

Revenu de sa surprise, il s'inclina respectueusement.
-Dame, nous vous présentons nos excuses pour être entrés chez vous sans permission. Le maître des bois est en chasse et Titus nous a conduits jusqu'à votre demeure, arguant que c'était le seul endroit où nous pourrions être en sécurité. Nous sollicitons humblement votre hospitalité et votre protection.

" Oui, ce sale cabot est en maraude, je l'ai entendu." grommela-t-elle avec un froncement de sourcils qui lui envoya des poils devant les yeux.
Elle les écarta de son immense main et s'approcha encore d'eux.
" Mais installez-vous, les enfants. Vous avez pris un bain dans la cascade, je vois. Stupide faune, il connait l'autre chemin, pourtant."
Elle sourit à Cordélia, un sourire bizarre de dents larges. Sans crocs, cependant.
" Ma jolie, donne-le moi. Il t'encombre et il a mérité une leçon, crois-moi."
Le faune, lui, avait l'air terrorisé.

Il prit une profonde inspiration.
-En ce qui nous concerne, nous considérons comme réglé le différend qui nous opposait. D'autant que nous avons essayé d'amener jusqu'ici son renard, blessé, mais... Nous avons malheureusement dû l'abandonner en cours de route.
Et d'espérer que la leçon qu'elle infligerait au faune ne serai tpas trop... définitive.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...