La Couronne de Cuivre

Mais Mathilde avait eu d'autres projets : elle s'était manifestement mise à la pêche avec Gaelin. Astrée l'aperçut avec le quartier-maître, vers l'arrière du bateau, armée d'une gaffe de belle taille, tandis que l'elfe l'entretenait à mi-voix. L'elfe aux cheveux blancs disparut dans la cabine arrière. Le plus jeune, debout près du mât, roulait une corde.
Autour d'eux, la forêt était toujours aussi magnifique, déployant ses feuilles vertes et de nombreuses fleurs multicolores, des fruits étranges, et abritant insectes et oiseaux nombreux, peu farouches, qui frôlaient la barge sans jamais s'y poser. La rivière paraissait plus tranquille mais plus étroite aussi. De nombreux végétaux y flottaient, algues et nénuphars, et les poissons glissaient sous la surface sans deviner qu'ils étaient attendus par les pêcheurs installés à la poupe. Pour le reste, la druidesse ne pouvait qu'observer la nature autour d'elle, et profiter de la tranquillité de l'instant.

Astrée aurait pu rejoindre Mathilde et Gaelin à l'arrière, et pêcher avec eux. Elle était plutôt douée dans ce domaine.... bien plus que dans le marchandage en tout cas. Mais non, décidément, elle n'avait pas envie de rechercher la compagnie de Mathilde, même pour ça. Et mieux valait profiter de ce moment où on les laissait libre de voir ce qui les entourait. La journée du lendemain serait moins agréable.
Elle resta donc assise à l'avant, observant des végétaux et des fruits inconnus, des poissons colorés, écoutant les myriades d'oiseaux, cherchant parfois à repérer d'éventuels animaux venus s'abreuver. Elle suggéra à Prince de ne pas hésiter à butiner une de ces fleurs magnifiques qui les frôlaient parfois, à condition qu'il ne se laisse pas distancer par le bateau. Elle n'osait pas en cueillir une pour lui : peut-être était-ce interdit.
Et elle se laissa aller, simplement, à la rêverie, renonçant à réfléchir à ce qu'elle ferait une fois à Anarion, et profitant simplement du moment présent. Elle se sentait bien, en phase avec la nature, avec la forêt qu'elle percevait comme une présence mystérieuse mais bienveillante, attirante et majestueuse, belle et secrète... Ça n'avait rien à voir avec la Forêt Maudite, toujours malsaine et menaçante. Elle enviait les elfes de pouvoir vivre dans un lieu aussi beau.

Astrée ne vit rien qui sortait complètement de l'ordinaire. La forêt était profonde, touffue, le soleil perlait difficilement jusqu'à la surface de l'eau, il faisait chaud mais humide, et parfois les nuages de moustiques qu'ils traversaient forçaient la jeune femme à fermer les yeux et la bouche pendant plusieurs secondes. Prince ne décolla pas de la barge, sans doute moins rassuré que sa maîtresse : il y avait là des oiseaux trop nombreux pour qu'une abeille solitaire se risque en terrain inconnu.
Bientôt une odeur de poisson grillé se répandit sur le pont et le quartier maître vint prévenir Astrée que, si elle le désirait, il y avait de quoi manger. Le poisson avait été cuit directement sur le pont, à la flamme d'un brasero, aussi n'était-il pas besoin de redescendre à la coquerie pour manger. Il n'était pas non plus nécessaire de jouer au chat et à la souris avec Mathilde car celle-ci, munie de sa pitance, était allée s'asseoir plus loin avec son livre.

Astrée remercia le quartier-maître et s'approcha du brasero pour se servir. L'odeur de poisson frit réveillait son appétit.
Elle ne comptait pas s'éloigner pour manger : elle s'était isolée suffisamment, et on allait finir par la croire complètement asociale. Bien sûr, il fallait juste éviter de s'installer à proximité du capitaine pour ne pas l'importuner, et ne pas s'approcher du jeune mousse timide. Mais si Gaelin ou l'elfe aux cheveux blancs étaient là, elle s'assoirait en leur compagnie.

Seul le quartier-maître restait à proximité du brasero. Le capitaine n'avait pas quitté son gouvernail et l'elfe aux cheveux blancs n'avait pas reparu. Le plus jeune s'était assis non loin pour manger mais Astrée eut l'impression qu'il le faisait rapidement, pour reprendre ensuite son travail. Le vent était devenu franchement paresseux, atténué par les branches des arbres qui les surplombaient, et la barge avait encore ralenti, luttant contre le courant avec une efficacité relative. Personne ne semblait s'en inquiéter à bord.

Astrée s'installa donc à côté du brasero. L'elfe aux cheveux blancs était souvent invisible, songeait-elle. A croire qu'il n'était apparu que parce qu'elle posait une question interdite.
" Je vois que la pêche a été bonne... ", fit-elle, ne sachant trop comment entamer une conversation.
Ce n'était pas son fort. Et sa dernière intervention avait mis le quartier-maître mal à l'aise.
" Et ça sent rudement bon !"

" La Sylvestre est toujours généreuse, car nous en prenons soin." dit le quartier-maître.
Il baissa les yeux sur le brasero.
" Pour le reste, j'imagine que tous les poissons grillés ont cette odeur appétissante."

Astrée acquiesça d'un signe de tête.
" Sans doute. Et j'ai faim, surtout. Mais donc, je vous aiderai en cuisine une autre fois... Promis !".
Elle s'était servi une bonne part de poisson, et se mit à manger en silence. Ça ne se faisait pas, de parler la bouche pleine, et puis elle n'avait rien de particulier à dire au fond. Mais il faudrait qu'elle fasse l'effort de bavarder... quand elle aurait fini son assiette.

La quartier-maître ne relança pas davantage la conversation. Astrée vit qu'ils avaient pêché de belles truites, plus grosses que celles qu'on trouvait dans les rivières de plaine ou de montagne, ainsi qu'un poisson qu'elle ne connaissait pas, qui avait une vague allure de poisson chat mais un corps irisé aux dominantes vertes. Celui-là, cependant, ne fut pas grillé, et tandis qu'elle mangeait, elle vit Gaelin en vider rapidement une demi-douzaine, rejetant les abats à la rivière, avant d'en lever les filets et de détailler la chair en cubes, qu'il jetait ensuite dans un pot rempli de farine. En regardant dans la rivière, Astrée vit qu'une loutre suivait la barge pour profiter des largesses du quartier-maître, ainsi qu'une sorte de cygne vert sombre, qui s'éloigna cependant quand il se vit observé.

Elle observa avec curiosité l'activité du quartier-maitre. Il devait sans doute conserver la chair, peut-être pour un autre usage... mais elle-même l'aurait mis dans du sel, plutôt. Elle admira la loutre, et l'espèce de cygne inconnu. Les animaux de la rivière étaient bien nourris. Bien traités, comme il le disait.
" Vos truites sont magnifiques... Et qu'est-ce que c'est, ce poisson ?, questionna-t-elle avec curiosité. Je n'en ai jamais vus..."

" Je ne sais pas s'il a un nom en commun. Nous l'appelons shaelinngwe. Certains disent que cela vient de poisson-fée, qui se dirait sheelingwe... mais il n'a rien de très féérique. Et il est pratiquement immangeable, de surcroît."
Il en attrapa un autre et le vida avec la même dextérité que les autres.
" Mais il fournit une colle extraordinaire, quand on sait comment le préparer."

Poisson fée.... Drôle de nom. Aurait-il quelque chose de magique ? Non, d'après l'elfe. Peut-être était-ce dû à sa couleur, alors.
" Il y a beaucoup d'espèces que je ne connais pas, ici. Comme ce drôle de cygne... Mais attendez, je vais vous aider à les vider au lieu de rester à regarder bêtement," ajouta-t-elle en s'emparant d'un des étranges poissons.

" Non, dit l'elfe en retenant son poignet. On ne les vide pas n'importe comment. Vous pourriez vous empoisonner."
Il donna un léger coup dans son seau.
" Il en reste trois, de toute façon."

" Oh... D'accord".
Pourtant, ça n'avait pas l'air sorcier, à le regarder faire. Elle savait vider le poisson, d'ordinaire. Mais puisqu'il disait que c'était dangereux... Obéissante, elle reposa ses mains sagement sur ses genoux.
" Mais si je peux faire quoi que ce soit pour aider, n'hésitez pas à me le dire", fit-elle simplement avec un sourire.

" Vous êtes gentille, mais vous avez rempli votre part du marché."
Il sourit.
" Je serais bien curieux de savoir comment vous avez réussi pareil coup, mais je ne peux pas poser de questions. Moins j'en sais, mieux ce sera lorsque la garde nous demandera ce qu'il en est. Je n'aurai même pas besoin de feindre l'ignorance !"
Il en avait terminé avec le dernier poisson et cala son pot de farine sur le brasero qui lui faisait face.

Il ne manquerait plus que ça. Qu'on lui pose des questions sur ce qu'elle n'avait pas fait. Elle s'en mordait les doigts déjà. Elle aurait dû demander des précisions à Mathilde...
" Ma collègue est particulièrement douée, répondit-elle simplement. Mais vous avez raison, mieux vaut ne pas savoir."
Elle observait les gestes de l'elfe. Il allait chauffer le mélange de farine et de chair de poisson... et ensuite ?

Ensuite, rien. Il ne toucha plus à son pot et nettoya son couteau et ses mains dans la rivière. La loutre en profita pour venir se faire caresser avant de disparaître sous l'onde.
" C'est vraiment votre collègue ? On aurait pu croire que deux femmes humaines sur un bateau plein d'elfes étrangers et, pour certains, pas franchement ravis de vous avoir à bord, se serreraient davantage les coudes, mais vous avez l'air de tout faire pour vous éviter."
Il gloussa.
" C'est classique des humains, ça. Toujours en compétition."

Elle secoua la tête.
" Ce n'est pas une histoire de compétition. Et on ne cherche pas vraiment à s'éviter, ce serait difficile de toute façon en partageant la même cabine..."
Si bien sûr, elle l'évitait. Elle avait peur de se trahir en bavardant avec Mathilde : il lui faudrait être sur ses gardes, surveiller ses paroles, ne rien laisser échapper qui pourrait trahir quoi que ce soit, faire semblant de ne l'avoir jamais rencontrée avant... et accessoirement, elle n'avait rien à lui dire. Et puis, sa comparse avait parfois le don de l'agacer. Elle haussa les épaules.
" On est juste différentes."

" C'est peu de le dire." dit sobrement l'elfe.
Il sortit son pot du brasero.
" Tant que vous ne vous disputez pas, ma foi, c'est vous que ça regarde."
Il se dirigea vers l'escalier.
" Profitez de l'après-midi... Ensuite, il vous faudra rentrer sous le pont pour la fin de journée et la nuit. Mais vous pourrez manger à la coquerie, ce n'est pas inconfortable."

" D'accord..."
Astrée le regarda s'éloigner, puis reporta son attention sur Mathilde, songeuse. La stratégie de l'éviter pour ne pas faire de gaffe risquait en réalité d'éveiller les soupçons. Gaelin, en tout cas, trouvait ça étrange, même s'il s'en moquait sans doute pas mal au fond de lui. Peut-être qu'elle devrait faire l'effort de discuter un peu avec sa coéquipière forcée. Juste quelques minutes, pour donner le change. Ensuite, elle retournerait contempler la forêt. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire, mais c'était une occupation agréable.
Elle se dirigea donc vers Mathilde, comptant s'asseoir près d'elle pour lui demander, simplement, de quoi parlait ce livre si passionnant. C'était un sujet neutre qui ne risquait pas de tourner au désastre.

Mathilde parut tout à fait surprise de voir débarquer Astrée et lui jeta un regard suspicieux avant de se fendre d'un léger sourire.
" C'est le tome 21 des romances d'Angélique Mystéria. Amour en peine, ça s'appelle. Au premier degré, c'est formidablement mauvais. Au second, c'est assez hilarant."
Il jeta un oeil à la couverture rouge framboise où le titre se détachait en lettres dorées.
" Après, il parait que c'est généralement très documenté. Comme je n'ai jamais été à la Forêt Maudite, je ne saurais pas en juger. Et ça ne donne pas très envie, je dois bien l'avouer, même si les morts-vivants sont, s'il faut croire Mystéria, extrêmement romantiques."

Astrée, d'abord interloquée, se retint soudain de pouffer de rire. Mathieu jouait son rôle de jeune femme au point de lire ouvertement des livres prétendument romantiques ? Même s'il avait choisi s$urement le pire de la série et le prenait clairement au second degré.
" Je ne vous imaginais pas si.... romantique, répondit-elle d'un ton taquin. La fameuse série des Mysteria... J'ai dû en lire un dans toute ma vie"
Elle l'avait lu, par curiosité, à l'adolescence, et n'avait jamais pu le terminer. Elle secoua la tête.
" Bon, mais j'y ai été, à la forêt maudite, et je peux vous confirmer qu'ils n'ont rien de romantique, les morts-vivants. Quelle horreur... Elle a vraiment de drôles d'idées."

" J'imagine qu'au bout d'un moment, il a bien fallu qu'elle innove... On peut croiser les elfes, les humains, les halfelins, les gnomes seulement un certain nombre de fois. Un prêtre avec une magicienne, un barbare avec une druidesse, un barde avec une rôdeuse, et puis on est un peu au bout des associations classiques."
Elle haussa les épaules.
" Et puis les gens adorent le macabre, le gothique, non ? L'amour malgré la mort, c'est romantique en diable. Les Lathandrites, avec leur détestation de la non-vie, doivent particulièrement adorer ce type de frissons. Mystéria était une fine commerçante. Il parait qu'elle a terminé richissime. Enfin son Temple."

" J'imagine mal les Lathandrites aimer ce genre de lecture... Mais je n'en ai guère connu, après tout. Ça doit dépendre comme c'est amené, aussi."
A la réflexion... Belenn avait le sens de l'humour. Oui, mais tout de même, les lathandrites haïssaient les morts-vivants. Autant qu'elle-même.
" Et je me doute qu'elle a terminé riche. Puisque ça plaît au public, elle aurait tort de ne pas en profiter... Mais je ne savais pas qu'elle faisait partie d'un temple... Voyons... une milite ?"
Mais pourquoi était-ce le premier qui lui venait à l'esprit ? Un écrivain n'était pas un barde. Et le temple n'était pas très riche, Reynald l'avait dit.

" Une Milite ? Vous avez vécu dans une grotte ou quoi ? demanda Mathilde en riant. Mystéria était une Sunite, évidemment. Ce sont des romances."
Son regard se fit plus incisif.
" Mais des Lathandrites, vous devez en connaître treize à la douzaine, non, si vous êtes d'ici. Tout le monde est lathandrite, sur Hélonna, à peu de choses près. Enfin... sans doute pas tellement les fleurs et les animaux."

Astrée secoua la tête.
" Je ne suis pas d'ici. Je suis native de Dorrandin. Il y a seulement deux ans et demi que je suis sur Hélonna, et j'ai davantage côtoyé les bêtes que les hommes ces derniers temps, il faut bien avouer. Donc je connais peu de lathandrites. Puis tout le monde n'est pas lathandrite sur l'île, tout de même ! Mais bref. Ça n'explique sans doute pas ma complète inculture concernant Mysteria... mais c'est quelque chose qui ne m'a jamais passionnée."
Des amours improbables.... ben voyons.... Barde et rôdeuse ça n'était tout de même pas si impossible, si ? Elle en était la preuve ! Puis cette Mysteria n'était certainement pas capable d'imaginer un amour comme celui de Dymphéa.

" Vous êtes de Dorrandin, alors, dit Mathilde avec un sourire. Je l'aurais parié. Vous avez toujours l'accent. Pas très fort mais quand même. Quelque chose dans les R et les L. Mais si vous fréquentiez davantage les villes, vous verriez qu'il y a beaucoup... beaucoup... beaucoup de Lathandrites sur Hélonna. Au moins dans les rites, si pas dans leur coeur. On a beau savoir que les dieux existent, comme on ne les voit pas souvent, c'est facile de faire comme si, je suppose..."

" Je n'aime pas trop les villes et je ne me passionne pas pour les questions de religion... Mais je crois que les hommes ont besoin d'appartenance, et c'est sans doute plus facile de se rallier à la religion majoritaire, de faire comme les autres autour de soi, sans vraiment se poser la question de ce qu'on a au fond du coeur et du message exact porté par chaque religion. Même s'ils vont tout de même prier Tymora quand ils ont besoin de chance et Chauntea pour les récoltes, ils sont nés dans un monde lathandrite, ils ont été bercés tout petits par ces préceptes... et puis le message de Lathandre est positif, et les gens ont besoin d'espérance.
Elle réfléchit un instant. Ça manquait... d'équilibre, en réalité. Ce n'était pas bon qu'une religion domine tout. Ça devait créer des tensions.
" Mais ça ne doit pas être simple pour les autres temples, cette prédominance lathandrite. J'imagine qu'il doit y avoir des jeux politiques intéressants à observer, à Erhedun."

" Passionnants... ou franchement ennuyeux, selon le point de vue, dit Mathilde. Eredhun est peut-être une des rares cités humaines où la religion lathandrite n'est pas dominante... avec Antelucas, probablement. Mais c'est aussi le seul endroit où les religieux sont directement impliqués dans la gestion de la ville. Et croyez-moi, c'est le bordel perpétuel, parce qu'ils ne sont jamais d'accord sur rien. Du coup, on se passe des prêtres pour diriger officieusement... mais comme toute l'économie de la ville repose sur les temples, on ne veut pas non plus se les aliéner... C'est une cité tiède, au final. Il ne s'y passe jamais rien de radical."

" Ce n'est pas forcément une mauvaise chose. J'imagine qu'il faut trouver sans cesse des compromis entre toutes les tendances représentées. Évidemment, quand on a des convictions extrêmes, on ne doit jamais être satisfait des décisions qui sont prises... ou peut-être qu'elles ne satisfont personne vraiment. Tout en ne rebutant complètement personne. C'est le problème de la recherche d'un juste milieu permanent. Vous avez raison, ça fait une ville tiède. Pour les plus anciens, ça doit convenir, ils savent la nécessité des compromissions. Pour les plus jeunes, ça doit manquer d'idéaux ou de passion, j'imagine."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien