La Couronne de Cuivre

Lunn avait écouté avec attention et son expression s'était teintée d'effroi, mais il finit par acquiescer.
" Il existe bien des horreurs... et dans tous les Plans, murmura-t-il. Nous avons aussi des parasites, en Féérie. Mais je n'ai jamais entendu parler de ceux-là. Peut-être n'y viennent-ils pas souvent. J'espère que la guérisseuse pourra vous aider."
Il jeta un oeil à Kalju.
" Mais c'est un être pierre."
Il pinça les lèvres.
" On verra bien."
Il retrouva son sourire.
" Bon, comme on ne peut pas passer par la steppe, et qu'on va aller près du Lac, il va y avoir une petite cité féérique sur la route... On peut l'éviter, si vous voulez, ou pas... Ce n'est pas une cité ombreuse, mais bon, vous êtes des gens du Plan Matériel, donc on va fatalement vous regarder un peu bizarrement... Le petit détour pour ne pas y aller est sans doute plus prudent, mais on risque quand même de croiser des gens qui y vont ou qui en viennent... Si on veut vraiment s'assurer de l'éviter complètement, il faut passer par la Forêt Pourpre... C'est incertain aussi. Tout est incertain, en Féérie. C'est la nature des lieux."

Une cité féérique ? Astrée sentit sa curiosité s'éveiller aussitôt. Elle n'aurait sans doute pas d'autre occasion, de toute sa vie, d'en revoir une autre. Elle brûlait d'envie d'aller voir... Mais les paroles de Dimitri, l'enjoignant à la prudence et à la sagesse, restaient très présentes dans son esprit.
" Je ne sais pas, avoua-t-elle. Il faut qu'on évite de trop s'attarder en route... Même si cette cité est le chemin le plus court, je pense que la prudence doit primer... Mais peut-être n'est-il pas indispensable de faire un gros détour jusqu'à la forêt dont tu parles ? Je n'en sais rien. Qu'en pensez-vous ?"
Elle s'adressait prioritairement à Raevan, bien sûr. Elle soupçonnait que Mathieu, lui, éprouvait autant de curiosité et montrerait moins de retenue qu'elle. Mais il suivrait les directives de son supérieur, certainement.

" Je n'ai pas d'opinion arrêtée, dit l'elfe. J'ai l'impression que les risques sont grands, quoi que nous fassions... mais si nous pouvons rester discrets et aller au plus rapide... Je dois dire que je m'inquiète des variations temporelles entre ce monde et notre Plan. Si quand nous rentrons, plusieurs années se sont écoulées... Je ne veux même pas y penser, et pourtant, de ce que nous en savons, ce n'est pas impossible.
— On devrait peut-être se procurer des chevaux... ou des griffons volants... ou que sais-je ? On irait plus vite qu'en marchant."

Astrée secoua la tête avec un sourire amusé.
" Non, ça ne servirait à rien. Il n'y a pas vraiment de distance ici, si j'ai bien compris. Enfin... pas au sens habituel. Je crois plutôt que si on avait un moyen de locomotion plus rapide, alors peut-être que notre destination reculerait d'autant. Mais bon... je ne suis pas sûre de comprendre quoi que ce soit à ce monde."
Elle s'arrêta un instant sur l'idée évoquée par Raevan : la perspective de découvrir, en rentrant dans leur monde, que des années s'étaient écoulées. Dimitri l'attendrait-il toujours ? En tant qu'être féérique, il devait pouvoir vivre très longtemps... Ou bien la vie dans le monde matériel modifiait-elle ce genre de chose ? Mais surtout, que deviendrait Prince ? Elle espérait qu'il resterait avec le mercenaire.. Elle était certaine qu'il prendrait soin de lui.
Elle chassa ces idées farfelues : non, il n'y avait pas de raison que des années s'écoulent. Il ne s'agirait probablement que de quelques veilles...
Elle se tourna vers leur guide.
"Lunn... Si on fait un détour pour éviter la ville, est-ce que ça rallonge beaucoup le chemin ?"

" C'est impossible à dire, dit le brownie, songeur. Mais l'idée de Mathieu n'est pas complètement stupide."
Le jeune homme tira la langue à Astrée, s'attirant un regard au ciel des deux elfes, quasi synchronisé.
" Le temps et les distances sont... ce qu'ils sont, en Féérie, mais cela ne veut pas dire que tout le monde est logé à la même enseigne. On pourrait, effectivement, chercher un passage plus rapide vers le repaire de la guérisseuse. Mais cela veut dire chercher dans des directions qui ne nous en rapprochent pas, et potentiellement y perdre du temps, si on ne trouve rien. Ce qui m'ennuie, aussi, c'est que nous n'avons pas vraiment de monnaie d'échange... Vous êtes venus les mains vides... Ce n'est pas un reproche... mais il faudrait que je réfléchisse un peu..."

Chercher dans des directions qui éloignent et donc perdre du temps... Tout cela ne disait rien qui vaille à Astrée. Et comme le soulignait le brownie, ils n'avaient pas de monnaie d'échange. Qu'allait-on pouvoir leur demander ? Certes, ils n'étaient pas dans le royaume ombreux, mais elle craignait tout de même que le marché qu'on leur propose ne soit à leur désavantage. Gagner du temps était-il si important ?
" Comme tu dis, on n'a rien à offrir en échange... On risque donc de perdre du temps pour rien."
C'était une sorte de pari. Voilà qui plairait certainement à un tymoréan. Mais elle n'en était pas une... contrairement à Mathieu certainement.
Le jeu en valait-il la chandelle ? D'instinct, elle aurait dit non. Mais ce n'était pas à elle de décider... et puis, ce n'était pas certain, non plus.
" Si on évite la ville, et qu'on ne cherche pas de moyen plus rapide, as-tu une idée du temps qu'il nous faudra pour arriver à notre destination?
Non, certainement. Elle ne comprenait rien à ce monde...

" Non, répondit effectivement Lunn avec un léger haussement d'épaules. Un certain temps."
Raevan poussa un soupir d'exaspération.
" Tentons le coup ! s'exclama Mathieu. De toute façon, tout, dans cette équipée, est risqué ! Laissons Lunn réfléchir un moment, et ensuite, on avisera en fonction de ce qu'il nous propose, non ?
— On devrait se remettre en marche, dit Lae. Nous nous sommes déjà assez reposés."

" Il faut qu'on se remette en route, oui, acquiesça Astrée en commençant à ranger les provisions éparpillées. Ce n'est pas la peine de perdre davantage de temps. Et... on prend le temps de la réflexion, bien sûr, mais je ne vois pas trop ce qu'on peut espérer. "
Elle ne se faisait guère d'illusion : ils n'avaient pas de monnaie d'échange, et quel service pourraient bien proposer de vulgaires habitants du plan matériel dans ce monde-ci? Ils n'avaient rien d'intéressant à offrir...
Une telle affirmation n'était peut-être pas très lathandrite, mais elle préférait la persévérance sereine aux jeux de dés. Mieux valait avancer aussi régulièrement qu'ils le pouvaient. Ils arriveraient tôt ou tard...

Ils rassemblèrent donc leurs affaires et se remirent en route. Lunn marchait devant, Mathieu à ses côtés, puis Astrée et Kalju, qui semblait avoir besoin de moins d'incitant pour avancer, peut-être lancé dans un mode de marche désormais automatique, et enfin Raevan et Lae, à quelques pas derrière. Lunn était silencieux, Mathieu aussi, pour une fois, peut-être conscient que son compagnon minuscule avait besoin de toute sa concentration pour les guider et réfléchir en même temps. Des montagnes avait surgi au lointain, puis s'étaient rapprochées à une vitesse impressionnante. Ils dépassèrent un arbre gigantesque, planté au milieu de rien, tortueux et percé de nombreux trous, sans plus la moindre feuille. Ils virent aussi un groupe de rochers formant un cercle, avec des plateaux dressés, couverts de plantes grimpantes et de fleurs multicolores. Sur leur droite, surgirent ensuite une série de petites mares rondes, alignées, d'eau pure, plantées de nénuphars.
Chaque fois, Lunn les en écartait insensiblement, mettant une distance de sécurité respectable entre le groupe et le site merveilleux.

Astrée avait cessé de se préoccuper de la durée de leur trajet et savourait la promenade avec un plaisir visible, admirant tous ces lieux magiques, regrettant de ne pas pouvoir s'en approcher davantage. Elle n'en dit rien, bien sûr : si Lunn les en éloignait, c'était certainement parce que ces lieux ne devaient pas être approchés par des étrangers.
Elle ne voulait pas prendre le risque de mécontenter un esprit des lieux, et elle resta bien sagement derrière leur guide, consciente qu'ils n'étaient ici que des intrus, tout juste autorisés à apercevoir de loin les trésors merveilleux de ce plan, mais en aucun cas à s'en approcher et encore moins à les toucher.

Ces paysages merveilleux lui permettaient d'oublier complètement ses préoccupations au sujet de Kalju qui peut-être ne pourrait pas être soigné ici, ou de Dimitri qui aurait à composer avec les autorités luméniennes. Elle les aiderait de son mieux, l'un comme l'autre, et elle conservait tout son optimisme à ce sujet : ils trouveraient une solution.

" Tu pourrais rester ici, toi qui veux toujours rencontrer des peuples bizarres aux coutumes étranges, dit soudain Mathieu qui, sans qu'elle s'en aperçoive, s'était laissé rattraper. Ce serait sûrement plus intéressant que les yétis. Bien sûr, il te faudrait un peu de temps pour être acceptée, puis pour apprendre la langue, tout ça, mais tu finirais par y arriver. Et tu aurais l'embarras du choix ! Lunn m'a dit qu'il y avait plusieurs centaines d'espèces de fées différentes. Des grandes, des petites, des inoffensives, des dangereuses, des sages et des stupides... Ton côté louve solitaire qui ne s'en laisse pas compter trouverait une sorte d'apothéose jouissive !"

Astrée sourit.
" Sincèrement... j'adorerais ça. Passer quelques années ici à tout observer, essayer de me faire accepter... Ce serait formidable. Presque le rêve de ma vie!"
Mais Dimitri avait dit de ne pas y passer trop de temps, donc elle ne devait pas se laisser tenter. Et puis, elle voulait le revoir...
" Mais j'ai laissé Prince dans notre monde, et je ne peux pas l'abandonner trop longtemps", ajouta-t-elle avec regret.
C'était la vérité, après tout. Et surtout, c'était une raison entendable...
"Et Dimitri nous a conseillé de ne pas nous attarder..."

" Je pense que le conseil vaut si tu as l'intention de reprendre le cours de ta vie dans notre Plan... Après, c'est vrai que dans les légendes, les fées finissent par se lasser des mortels, et elles les renvoient dans le Plan Matériel, où ils réalisent que trois cents ans se sont écoulés... Mais dans le même temps, découvrir le monde de dans trois cents ans, c'est excitant aussi !"
Il sourit.
" Mais en fait, tu n'es pas si aventureuse... Tu aspires à un monde plein d'humains avec quelques bestioles survivantes pour satisfaire ta curiosité."

Elle secoua la tête.
" Tu te trompes. Je te l'ai dit, j'adorerais rester là quelques années, ou même plus. Il y a tant de choses à découvrir... D'autant que je n'ai pas vraiment d'attache dans notre monde matériel, pas de famille par exemple. Et donc, revenir dans trois cent ans ne me pose aucun problème ! Mais je ne veux pas abandonner Prince. Je suis responsable de lui... Si je l'avais amené avec moi ici, j'aurais pu me laisser tenter, mais là, je ne m'en sens pas le droit."
Et si c'était ça, la raison pour laquelle Dimitri avait gardé Prince ? Pour la pousser à revenir ?
Cette raison était-elle suffisante pour l'empêcher d'explorer Féérie ? Elle décida que oui, même si ça n'était pas la raison principale. Elle ne voulait pas que Dimitri puisse lui reprocher de n'avoir pas suivi son conseil. Il avait eu tant de choses à lui reprocher, ces derniers temps. Elle voulait, pour une fois, se montrer à la hauteur... Et elle voulait le revoir, aussi, donc rentrer avant que Pirince ait disparu dans un autre plan, lassé de l'attendre.
" Enfin... si ça se trouve, il se sera passé tellement de temps qu'il m'aura oubliée... Et je regretterai alors d'être rentrée si vite," conclut-elle dans un soupir.

" Mais ton chevalier favori pourra te rouvrir un passage, au pire, en faisant son petit tour de magie avec son épée fabuleuse." lâcha-t-il avec un petit sourire en coin.
Il leva les mains en signe d'incertitude.
" Après, il y a sûrement des spécimens intéressants chez les yétis aussi. Leur chef cuisinier, notamment... Expert en gigot d'humaine ! Mais ça devrait t'amener directement en Gisombre. On dit que là aussi, il y a des créatures fascinantes à étudier."

La mention de son "chevalier favori" avait amené un léger rose sur ses joues, qu'Astrée chassa en riant à la plaisanterie de Mathieu.
" Oui mais là... franchement... non ! Je n'ai aucune envie d'explorer Gisombre ! Ni vivante, ni morte ! Moi, ce que j'aime, c'est la nature... Et je ne crois pas que là-bas, elle soit particulièrement attirante. Alors qu'ici..."
Elle désigna les montagnes désormais toutes proches, les bosquets, les prairies.
" Ici, c'est le paradis ! Mais tu as raison... je pourrai tenter de le convaincre de me laisser revenir."
En réalité, elle devait bien s'avouer qu'elle préférerait cent fois explorer Féérie avec Dimitri comme guide. Il faudrait qu'il lui explique ce qui l'empêchait de revenir. Il y avait peut-être quelque chose à y faire...
Mais plutôt que laisser davantage transparaitre ses sentiments, elle décida de contre-attaquer en le questionnant à son tour.
" Et toi ? Tu n'as pas envie de rester ici quelques temps ? Avec toutes ces fées à séduire..."

" Hum... Je dois dire que ça ne me tente pas vraiment, dit-il. Je ne suis pas un grand fan de la vie au grand air et je préfère aussi les environnements que je maîtrise un minimum. Ça n'est sans doute pas très apparent, vu toutes les péripéties que nous avons traversées ensemble... Je croyais que j'y prendrais goût mais... en fait, non. J'aspire, aujourd'hui, à un excellent lit, le feu chaleureux d'une auberge, un ragoût dont je connais chacun des aliments, et... juste souffler en bonne compagnie. Une soirée me suffirait, je pense. Pas sûr que j'aurai droit à davantage. J'espère qu'on ne va pas redébarquer dans notre Plan à un endroit improbable... dans les jungles mazticannes, par exemple. Sur la Côté des Epées. En Kara-Tur. Ou pire : en Dorrandin ! Quel cauchemar ! J'espère qu'on pourra négocier avec la guérisseuse !"

" Les jungles mazticannes, moi, ça me plairait bien, répliqua Astrée avec un sourire taquin. Et Dorrandin... Bah, je connais, je saurai nous trouver un bateau pour rentrer. Mais de toute façon, je parie que ton chef a des contacts un peu partout et saurait nous faire rapatrier. C'est pratique, de connaître des huiles..."
Elle ponctua sa réflexion d'un petit clin d'oeil, et ajouta.
" Mais je te croyais plus aventureux... Plus tymoréan... Je ne sais pas."
D'un autre côté, lors de leur première rencontre, il n'avait guère apprécié de se faire larguer par sa monture et de finir sous la pluie. Au fond, il aimait un minimum de confort...
" Mais ne te fais pas de souci. Je suis sûre que la guérisseuse nous ramènera à bon port. A moins que l'un de nous ne la mécontente ou ne la vexe, peut-être..."

" Je suppose que je suis tymoréan sans être... comme toi... un amateur de broussailles. Et Tymora est une déesse humaine. Je ne pense pas qu'elle soit très puissante en ces lieux."
Il joignit les mains dans son dos.
" Tu es un peu une gamine, en fait, avec tes grands yeux écarquillés et ta soif de découverte... Je suppose que ton parcours l'explique. Moi j'ai besoin de davantage de sens. Je ne pourrais pas vivre d'air pur, d'eau fraîche et de surprises enchantées."

" Je ne crois pas être une gamine", répliqua Astrée avec un haussement d'épaules, sans agressivité.

Pourquoi avait-elle cette soif de découvertes ? Au fond d'elle-même, elle le savait très bien : elle bougeait en tout sens pour oublier que sa vie était vide, désespérément vide, que personne ne l'attendait nulle part et que son existence même n'avait aucune importance pour quiconque.
C'était peut-être une vision quelque peu pessimiste de la réalité... Mais c'était la réalité, pourtant, même si elle s'appliquait de son mieux à l'occulter. Elle revendiquait sa solitude pour nier qu'elle en souffrait. Elle avait perdu sa fille et l'homme qu'elle aimait, et se révélait incapable de reconstruire quoi que ce soit avec quiconque... peut-être parce qu'elle avait peur, peut-être parce qu'elle ne le voulait plus au fond d'elle et qu'elle gâchait systématiquement tout ?

" Je n'ai juste... aucune attache, expliqua-t-elle d'un ton soudain trop grave, les yeux fixés sur le sol droit devant elle. Alors autant bouger, profiter de chaque jour qui passe, de chaque découverte, me laisser porter par la vie, être utile chaque fois je peux... sans me poser trop de question. Sinon, tu vois, je risquerais de ne plus pouvoir avancer."
Surtout ne pas se laisser submerger par ce dégoût de vivre qu'elle avait déjà expérimenté. Retrouver un sens, même si ce n'était qu'une fuite en avant. Explorer le monde, connaître d'autres espèces et leur venir en aide lorsque c'était possible, était une raison de vivre positive, qui l'empêchait de sombrer, lui redonnait une utilité, un rôle.

Elle secoua la tête, décidée à ne pas rester sur une note mélancolique.
" Mais le rôle de druide me plaît. Je découvre des tas de choses... et je peux parfois être utile. Donc ma vie a un sens".
C'était une affirmation trop péremptoire. Elle n'était pas certaine que ce sens suffise à combler indéfiniment le vide en elle. Mais elle faisait comme si...

Mathieu resta silencieux un moment, sans doute sensible à ce trouble qu'elle cherchait à dissimuler.
" Bien sûr." dit-il sobrement.
Ils marchèrent quelques secondes en silence.
" Le fait d'être un druide n'empêche pas de se poser, je suppose... et de reformer de nouvelles attaches... après, être druide errant, ce n'est pas sans mérite... Personnellement, je ne voudrais pas bouger sans cesse... mais c'est sans doute une question de tendance de fond... Chercher la paix dans la solitude ou dans la foule."

"Sans doute. Je ne me sens pas en paix dans la foule. Mais pour le reste, ça fonctionne un peu... par défaut. Tant qu'on n'a pas d'attache, autant bouger pour tromper la solitude, avec le risque de ne pas pouvoir renouer de liens. Mais si un jour on parvient à nouer des liens, et qu'on souhaite les conserver, alors les priorités changent et on n'a plus du tout envie d'errer."
Elle haussa les épaules.
" Bref... Je me laisse juste porter par le destin, je suis druide errant pour un temps, et je verrai bien ce qui en sortira. Finalement, je dois être aussi un peu tymoréane," conclut-elle avec un sourire.
Mais avait-elle le choix ? Si elle cessait ce mouvement, elle avait la certitude qu'elle sombrerait dans la mélancolie. Et pourtant, au fond d'elle, elle savait bien que cette situation n'était pas satisfaisante, et ne pourrait pas durer indéfiniment. L'être humain n'est pas réellement fait pour la solitude... au contraire des êtres fées, apparemment.
" Mais toi... tu as des racines, à Erhedun je suppose, tu y as ta vie, tes habitudes. C'est normal que tu n'aies pas tant envie de bouger. Une mission de temps en temps, pour l'aventure... et puis rentrer au chaud chez toi ?"

Mathieu se tourna vers elle, les yeux un peu écarquillés, puis esquissa une grimace.
" Oh... Astrée... Après tout ce temps, j'aurais cru..."
Il secoua la tête.
" Je ne suis pas d'Eredhun. Tout ce que je t'ai raconté sur moi... Rien n'est vrai. Je n'ai pas le droit de te dire qui je suis, d'où je viens... C'est interdit par... tu vois... les règles."
Il jeta un coup d'oeil à Raevan qui marchait toujours avec Lae, derrière eux.

Astrée rougit, un peu embarrassée.
" Oh... J'aurais pu m'y attendre, c'est vrai... J'avais juste pensé qu'il y avait une part de vérité dans tes récits, justement pour les rendre plus naturels. Tu aurais pu être réellement d'Erhedun, par exemple. Mais... ce n'est pas grave. Et je ne voulais pas être indiscrète."
Elle haussa les épaules.
" Finalement, tu es plus à plaindre que moi, je trouve. Car tu as peut-être des racines, un passé, des liens, mais tu es obligé de tirer un trait dessus, de ne jamais en parler, peut-être même de ne jamais revoir ta famille tant que tu es engagé dans ce genre de services spéciaux. Enfin... peut-être que tu n'en as pas davantage que moi, ce qui évite ce genre de regret. Je l'espère pour toi. Sinon, c'est rude comme choix de carrière. Je suppose que tes collègues deviennent un peu... comme une nouvelle famille, la seule autorisée. Et c'est un engagement à vie ? Ou est-ce qu'un jour, tu peux décider d'arrêter ? Ils prennent quel genre de mesures, dans ce cas, pour éviter que tu ne trahisses quoi que ce soit ?"
Elle se demandait s'ils étaient capables, par la magie, de lui effacer la mémoire... Mais il devait exister des sortilèges lui interdisant de trahir des secrets, tout simplement.

" Hé bien... Je n'ai jamais posé la question ! s'exclama Mathieu en riant. Heureusement que tu es là pour m'y faire songer !"
Il fronça les sourcils.
" Je suppose que pour ceux qui en savent trop... Quitter ses fonctions ne doit pas être complètement possible. Pour les petites mains, par contre... Ça peut sans doute se négocier. Je doute de monter très haut en grade... Donc je devrais pouvoir prendre ma retraite, un jour, peut-être. Ou alors ils utilisent des moyens magiques pour vider la mémoire... Je n'en sais rien. Mais en fait, je pense qu'on meurt jeune, la plupart du temps, et donc... la question ne se pose jamais !"
Son expression se fit songeuse.
" L'important est de savoir si le jeu en vaut la chandelle... C'est sûr que ce n'est pas une profession comme une autre. C'est un engagement total."
Il haussa légèrement les épaules.
" Je n'ai pas de regrets, non."

" C'est bizarre quand même. Tu pars du principe que tu vas mourir jeune, et ça ne te fait ni chaud ni froid... Mais je comprends ce que tu veux dire en parlant d'engagement total. Impossible de fonder une famille, ou même un couple, dans ces conditions, du moins pas hors du boulot... et même dans le boulot, je parie qu'on vous surveille de près."
Elle grimaça.
" Je trouve que ça manque singulièrement de liberté... Enfin, tu as choisi librement, bien sûr, de t'engager. Mais tu n'as pas facilement la liberté de changer d'avis. Et puis, devoir obéir aux ordres, toujours... Ça ne me plairait pas, vraiment pas. Mais l'essentiel, c'est que ça te convienne à toi, et que tu n'aies pas de regrets !"
Elle se demanda si le fait qu'il ait donné des souvenirs réels à Minzeiros pouvait lui attirer des ennuis. C'était peut-être la raison pour laquelle il ne voulait rien dire. Et à nouveau, elle s'interrogea sur les projets de Raevan et des autorités concernant Dimitri. Ils ne pouvaient tout de même pas l'obliger à s'engager, non ? Elle espérait qu'il aurait le choix de refuser de coopérer... si toutefois il le désirait, bien sûr : peut-être qu'au contraire, travailler pour Lumenis lui conviendrait parfaitement.

Mathieu eut un sourire en coin.
" La liberté... Oui, j'ai eu la liberté de choisir. Ce n'est pas rien."
Il parut un moment plongé dans ses pensées et son expression se fit plus distante, mais il retrouva le sourire un quart de battement de coeur plus tard.
" Quelle conversation sérieuse, diable ! Enfin... J'espère sincèrement que tu trouveras ce que tu cherches... en itinérance ou quand tu te poseras... dans une grotte inconfortable que tu partageras avec un vieil ours, je suppose... "

Pourquoi se féliciter d'avoir la liberté de choisir ? Sous-entendait-il que ce n'était pas toujours le cas ?
Elle ne pouvait pas le questionner ouvertement sur ce sujet ni mentionner ses craintes concernant Dimitri : elle craignait que les elfes, derrière eux, n'aient l’ouïe très fine. Il lui semblait qu'il valait mieux que Raevan ignore son désir de garder des liens avec le mercenaire, et sa résolution de l'aider de son mieux, y compris à échapper aux autorités s'il le souhaitait. Mais leur échapper était-il seulement possible ? Ils avaient avec eux des pisteurs, des clercs...
Restait à espérer que tout se passe dans une bonne entente consensuelle.
Et puis, l'urgence était de soigner tout le monde, Kalju y compris. Ses autres soucis attendraient leur retour.

Elle sourit à la dernière remarque de Mathieu, et reprit la conversation sur le ton de la plaisanterie.
" Un vieil ours... Tu y vas fort ! Mon compagnon était un barde, pas un ours : ça prouve que je suis aussi capable de plaire à autre chose qu'un ours ! Non mais oh, tu insinues quoi là ?"
Reynald n'avait rien d'un ours, lui non plus. A l'opposé, Dimitri était un peu ours... Mais pas forcément du genre à se laisser séduire par une vulgaire humaine.

" Hé ! J'ai dit que tu partagerais la caverne avec l'ours, pas que tu partagerais autre chose... Ah beurk, il faut vraiment être druide pour imaginer des trucs pareils !"
Il enchaîna une série de grimaces outrées.
" Et je suis sûr que tu peux plaire à des tas de gens... surtout les adeptes de la broussaille, des bains de rivière glacée, de l'odeur de feu de bois et de la tisane aux herbes étranges."

" Je te rassure, je ne suis pas si bizarre, j'aime aussi les bains chauds et le thé ordinaire... "
Elle haussa les épaules. La réalité était plus simple : amateurs de broussaille ou autres, elle ne croisait généralement pas grand-monde dans ses montagnes perdues.
" Cela dit, tu ne te trompes pas tellement. Quand je suis arrivée sur Hélonna, j'ai vécu un bon moment dans une grotte, au bord d'une rivière glacée, dans les Montagnes de Fer. Mais sans ours, par contre. C'est tout un art de vie de se contenter de peu... et même de rien du tout. C'est très pratique : on ne dépend de personne. Mais... on s'ennuie un peu. Je suis mieux sur les routes, finalement. On rencontre des tas de gens intéressants... y compris quand ils ne sont pas agents du gouvernement."
Elle tourna le regard vers Kalju, qui avançait d'un pas régulier. Un genasi, ce n'était pas quelqu'un d'ordinaire, tout de même. Pas aussi extraordinaire qu'un être féérique, mais tout de même intéressant à connaître.

La Couronne de Cuivre

[Féérie] Sur la piste de Kaljivahu...