La Couronne de Cuivre

-Oui, capharnaüm, répondit-il en esquissant un sourire amusé. Et c'est exactement le mot qui convient... C'était même tellement impressionnant qu'il y aurait de quoi en faire une chanson. Ou une histoire. D'autant que tout c'est bien terminé, au final !
Il n'en revenait toujours pas, d'ailleurs. Il faudrait qu'il songe à ce renseigner sur son sauveur, afin de pouvoir le remercier comme il se devait.

Victor sourit et opina du chef.
" Enfin, pour presque tout le monde." fit-il avec un petit sourire triste.
Mais il retrouva rapidement son allant.
" Est-ce que tu as faim ? Je vais aller te chercher quelque chose... Aegyr dit que ça va faire un peu mal, pour avaler, pendant quelques jours, surtout si c'est trop chaud ou trop froid, mais je pense que les cuisiniers ont fait au moins mille litres de bouillon donc il doit y en avoir encore plein. Puis au passage, je vais essayer de trouver Valaellyn. Elle a plein de travail, avec tous ces éclopés, mais elle voudra te voir. Elle a un peu changé, tu verras, après avoir joué au chef dans les souterrains pendant des jours et des jours... Enfin, toi, elle ne va pas te rudoyer, évidemment."

-Elle t'a rudoyé ? s'étonna-t-il, les sourcils froncés. Alors oui, envoie-la moi, qu'on s'explique !
Il avait prononcé les dernières paroles sur un ton faussement sérieux.
-Mais si tu préfères l'éviter encore un peu, et si aller en cuisines ne te tente pas, j'ai peut-être une solution. Enfin, s'ils n'ont pas jeté mon manteau. Il faudrait regarder dans l'une des poches intérieures...

" Je crains que tous tes vêtements ne soient en train de sécher quelque part... Ici, il n'y a rien, ça fait trop d'humidité puis ça ne sent pas bon."
Il prit une profonde inspiration.
" Mais ça me gêne pas de sortir... J'ai besoin de me dégourdir les jambes..."
Son sourire s'élargit.
" Et puis d'annoncer la bonne nouvelle partout ! Bon, je te promets de filtrer les entrées, parce que ça risque de se bousculer à la porte."
Il se leva.
" Est-ce que tu veux autre chose que du bouillon ?"

Bon, peut-être quelqu'un gardait-il le pipeau pour lui. Et même s'il avait disparu, l'elfe était trop heureux d'être encore vivant pour se plaindre de quoi que ce soit.
-Non non, ça ira très bien, répondit-il. Dans l'absolu, je préférerais autre chose, certes. Quelque chose de plus... consistant. Mais vu l'état de ma gorge, je crois que le bouillon est le plus indiqué. J'attendrai d'être remis pour festoyer ! Oh, par contre, si tu pouvais t'assurer qu'il ne soit pas trop salé, je t'en serais reconnaissant. Sinon, je ne pourrai pas l'avaler : ça me rappellerait par trop l'eau de mer !

Victor fila avec un sourire, claquant la porte de la cabine derrière lui et Taliesin demeura seul dans son lit. Ce répit fut cependant de courte durée, car on frappa à la porte seulement quelques secondes plus tard et Aegyr, le clerc de Valkur que l'elfe avait brièvement rencontré sur la Citronnelle, entra.
" Cette petite boule de nerfs disait vrai, annonça le prêtre en s'approchant. Je ne vais pas vous serrer la main, ça pourrait vous faire mal."
Il s'assit sur le bord du lit, à l'endroit exact que Victor venait de quitter.
" Je ne vais pas non plus être long, vous avez encore besoin de repos, continua-t-il. Je viens juste vérifier que tout va bien... Comment vous sentez-vous ? La douleur est-elle supportable ? Je dois avouer que je suis à sec, mais il n'est pas impossible qu'un de mes collègues ait encore un peu de ressources. Ils sont malheureusement tous à terre, en ce moment, mais je peux faire mander quelqu'un. La demoiselle elfe viendra certainement dès qu'elle aura vent de votre éveil. Mais vous n'avez pas craché de sang depuis votre réveil, j'espère ?"

Il secoua la tête.
-Non non, je n'ai pas craché de sang. J'ai un peu toussé mais c'est assez normal, surtout que je l'avais bien cherché : en bon barde, je n'ai pu m'empêcher d'être bavard dès le réveil. Pour le reste, mes muscles protestent dès que je leur impose un mouvement et mon flanc est particulièrement douloureux. Cependant, cela reste supportable, et je m'en voudrais de réclamer des soins alors que d'autres en ont probablement beaucoup plus besoin. Je peux aussi essayer d'incanter moi-même. Et si cela m'est impossible, je prendrai mon mal en patience. Comme vous l'avez si justement dit à Victor, c'est un petit rappel du bonheur d'être en vie. Et croyez-moi, je prends toute la mesure de ce bonheur.

Aegyr sourit.
" Alors je vais vous laisser souffrir encore un peu. Vos côtes sont réparées mais vos poumons et votre gorge ont trinqué sévèrement. Je pense que vous gagnez à laisser faire la nature... et des infusions de thym et de miel, ce genre de choses. La magie divine pourrait réparer le tout en quelques phrases bien senties, mais elle risquerait d'altérer votre voix et votre souffle, ce qui, dans votre profession, pourrait s'avérer des plus problématiques. Ne forcez pas sur les cordes vocales, c'est mon conseil. Elles sont fragiles et éprouvées, elles ont besoin que vous les dorlotiez comme jamais. La noyade, ce n'est pas quelque chose de doux pour l'organisme. La douleur dans vos muscles est surtout due à la fatigue... Nous verrons dans quelques jours si tout fonctionne comme attendu dans votre tête... Vous étiez encore assez réactif quand on vous a sorti de l'eau et les premiers soins que je vous ai administrés devraient avoir préservé votre cerveau... Mais c'est aussi un organe fragile. Il est trop tôt pour en jurer. Donc... reposez-vous. Mangez léger, le bouillon des cuisines est parfait à cet égard. Ne forcez pas sur la voix, chuchotez, c'est suffisant. Et si jamais vous crachiez du sang, même une goutte infime à la commissure des lèvres... Faites-moi prévenir immédiatement. C'est une urgence médicale."

-Je suivrai scrupuleusement vos consignes, promit-il, déjà murmurant - car il n'avait certainement pas envie d'abîmer sa voix. Mais, avant que vous ne partiez, je tiens à vous remerciez pour m'avoir soigné. Pour avoir veillé sur Jehan, aussi. Cela n'a pas dû être simple, compte tenu des circonstances. Et... J'aimerais aussi savoir comment se porte Martin.
La remarque de Victor et le ton triste sur lequel il l'avait prononcée n'avait pas manqué de l'inquiéter, évidemment.

Aegyr se fendit d'un calme sourire.
" C'est moi qui devrais vous remercier. Pour ma vie et celle de tous ceux qui ont échappé à la mort lorsque vous avez frappé le Squale. Ceux d'hier et ceux de demain. Vous avez rendu un service immense à un nombre de personnes à peine imaginable. Vous avez débarrassé les mers d'une menace sans pareille. Vous n'avez personne à remercier car nous sommes tous vos débiteurs. Et ne faites pas cette tête : je suis le premier d'une longue liste qui voit les choses en ces termes et qui viendra vous les exprimer. Autant que vous soyez prêt à recevoir et accepter des compliments !"
Il se leva, jeta un oeil par le hublot.
" Et Martin est vivant. Un peu surpris d'être vivant, même. Je ne pense pas qu'il ait souvent eu l'habitude d'être sauvé par qui que ce soit, et soigné par d'autres, mais c'est une bonne chose. C'est ainsi que les âmes mélandiennes évoluent. Il est encore très faible, cependant, il a perdu beaucoup de sang et il lui faudra un certain temps pour se remettre. Il souffre moins que vous, cependant, et s'inquiète beaucoup de votre état."
La porte se rouvrit alors sur Victor, chargé d'un plateau, et Aegyr le gratifia d'un clin d'oeil au passage. Le petit garçon semblait s'être attiré de nombreuses sympathies à bord.
" Je vous laisse. N'oubliez pas de m'appeler en cas de problèmes."

Taliesin voulut protester. Squale était mort de sa main, oui. Mais il n’aurait pu réussir cela si les Hélonniens n’étaient pas arrivés à Mersant pour les secourir, si Aegyr n’avait pas pris soin de Jehan sur la Citronnelle… En somme, il s’était contenté d’accomplir l’acte final d’une mission à laquelle un grand nombre de personnes avaient contribué, si bien qu’il se jugeait indigne de tels remerciements. Mais son interlocuteur changeait déjà de sujet, lui donnant de réconfortantes nouvelles de Martin. Puis Victor reparut et l’elfe dut renoncer à ses dénégations.
-Merci, je n’y manquerai pas, répondit-il simplement, en adressant au clerc un sourire chaleureux.

Le clerc sortit et le petit garçon reprit sa place, glissant le plateau sur les genoux du barde. Il alla ensuite chercher un oreiller qu'il avait gardé sur son fauteuil et le glissa derrière le dos de Taliesin, tout en le regardant se redresser avec une grimace amicale.
" Je suis désolé, c'est seulement du bouillon. Aegyr a donné des consignes très strictes aux cuisines, et apparemment, ils n'osent pas désobéir. J'ai essayé d'obtenir quelque chose d'autre en prétendant que c'était pour moi, mais j'ai été percé à jour... Je ne sais pas comment ! Bref... Il faudra t'en contenter jusqu'à ce que les règles changent. Et il n'est même pas bien chaud. Là aussi, il y avait apparemment des consignes."
Il se pencha sur le bol pour le humer.
" On dira que ça fait sûrement grandir, ou quelque chose comme ça."

L'elfe ne pouvait s'empêcher de poser sur Victor un regard attendri. Son attitude attentionnée était fort touchante, surtout après les rudes journées qui venaient de s'écouler. Bien plus encore que la douleur, revoir le petit garçon lui rappelait à quel point il était heureux de ne pas avoir succombé.
-Je ne serai pas contre grandir un peu... chuchota-t-il. Avec un ou deux pieds de plus, j'aurais de quoi impressionner, ce qui me rendrait davantage crédible si, un jour, je dois à nouveau essayer de me faire passer pour un méchant. Mais je doute que cet espoir se réalise... A mon avis, ce potage est simplement nourrissant, ce qui est déjà pas mal. Surtout, il est inoffensif pour les cordes vocales fragilisées, comme le sont les miennes. Et ça, c'est une très grande qualité. Il paraît que les bardes à la voix rauque ne manquent pas de succès. Néanmoins, je préfère garder la mienne telle qu'elle est !

Victor eut un petit haussement d'épaules, puis escalada précautionneusement le barde pour aller s'asseoir de l'autre côté de ses jambes, contre la paroi de bois de la cabine. Il n'y avait pas vraiment la place, sur la couchette étroite, mais il essaya de plier les genoux pour ne pas peser sur l'elfe. Il bâilla et son regard se fit un peu trouble. Il attendit que Taliesin ait goûté le bouillon, à la saveur délicate et un rien exotique, pour reprendre la parole.
" J'ai de nouveau eu une crise, quand j'étais sur le bateau de Squale, tu sais, murmura-t-il. Je crois que j'ai de nouveau tué des gens."
Il pinça les lèvres.
" Je sais que c'était des gens méchants, mais je n'ai pas tellement envie de tuer des gens, je trouve que je suis trop petit pour ça."
Il se tourna vers le barde.
" Je me demandais si, pendant que tu étais à Mélandis, je ne pourrais pas aller à Loth Imharil avec Valaellyn. Je sais qu'elle veut rentrer sur Hélonna. Et voir des elfes comme elle... Je pense qu'elle est prête, maintenant. Alors il y avait un magicien, tu te souviens, qui voulait m'aider, tu me l'avais dit, tu disais que c'était une mauvaise idée, à l'époque, mais moi je ne suis plus si sûr que c'est une mauvaise idée. De toute façon, tu ne veux pas que je vienne avec toi à Mélandis, alors... Ce serait bien si j'étais guéri quand Galathée rentre."

Le fait de se servir d'une simple cuiller était fort douloureux et réclamait tant de concentration que Taliesin y renonça sitôt qu'il comprit que Victor abordait un sujet grave. Il l'écouta avec attention et prit son temps avant de répondre, l'humeur déjà beaucoup moins joyeuse. Le répit qui avait suivi son réveil venait de prendre fin, mais il ne pouvait en vouloir au petit garçon.
-Si j'ai décliné son offre, c'est parce que j'avais l'impression qu'elle était plus motivée par la curiosité que par la désir de te guérir. Les mages sont férus de phénomènes étranges, tu sais. De surcroît, c'était un elfe, toi un humain, et je craignais qu'il te traite donc avec moins d'égards qu'il ne l'aurait dû. Enfin, peut-être me suis-je trompé. Mais ce n'était pas ma seule raison de refuser. Je ne me sentais tout simplement pas autorisé à prendre une décision aussi importante te concernant. Je me disais que seule Galathée en avait le droit.
Il soupira.
-Cependant, je comprends très bien que ces crises te préoccupent et que tu veuilles en être guéri. Je le souhaite aussi, crois-moi. Alors, écoute... Comme reprendre immédiatement notre expédition me paraît difficile, voire impossible, le plus probable est que nous rentrions tous temporairement à Luménis. Les temples de la cité abritent de puissants clercs. Assez pour remettre Jehan sur pied, on m'en a assuré. Alors, pourquoi ne pourraient-ils pas t'aider, toi aussi ? En plus, je n'aurais aucun doute quant à leur bienveillance. Mais s'ils ne sont pas en mesure de régler le problème... Alors on pourra envisager Loth Imharil. Tu n'y serais pas seul, après tout : il y aurait Val... et ma sœur. Même si je préférerais que Galathée ou moi soyons-là pour veiller sur toi, je pourrais me rassurer en me disant que tu es entre de bonnes mains.
Nouveau soupir. La perspective du retour à Luménis n'était pas vraiment réjouissante. Mais il avait pris soin de n'en rien dire au gamin.
-Enfin, nous avons encore un peu de temps pour y réfléchir, conclut-il d'un ton encourageant.

Mais l'expression de Victor s'était altérée dès que Taliesin avait commencé à parler de délai. Ses yeux étaient agrandis, sa bouche entrouverte, et il se glissa dans la première brèche que l'elfe laissa dans son discours.
" Non ! s'exclama-t-il avec véhémence. Non, tu ne peux pas retourner à Luménis ! Tu as vu tout le temps que nous avons perdu, déjà, à cause de cette folle !? Tu as été à Mélandis, tu sais comment sont les choses là-bas, tu ne peux pas laisser Galathée croupir on ne sait où... Tu n'as pas le droit !"
Sa voix était montée dans les aigus.
" Tu n'as pas le droit ! Si tu n'y vas pas tout de suite, alors moi j'irai ! Tout seul, je m'en fiche !"
Ses yeux débordèrent.
" Elle ne peut plus attendre, tu sais ça, quand même ? Comment peux-tu même imaginer des choses pareilles ?! Moi je croyais que tu l'aimais !"

La réaction de Victor le laissa aussi pantois qu'embarrassé. Elle ne fut pas non plus sans le blesser... Mais il comprenait la frustration du gamin. IL éprouvait la même.
-Bien sûr que je l'aime, souffla-t-il. Et bien sûr que je n'ai qu'une envie : voler à son secours, Mais l'équipage de la Liberté a été décimé, sans compter ses réserves de vivres et de matériel, probablement pillées par les pirates. Dans ses conditions, il est impossible de reprendre la mer sans avoir recruté de nouveaux marins, sans s'être procuré de nouveaux vivres. Et puis...
Il hésita. Mais à quoi servirait-il de lui cacher la vérité ? Il finirait par la connaître, de toute façon...
-Victor... Si je te dis quelque chose de très important, est-ce que tu me promets d'essayer de rester calme ? Ou, au moins, de ne pas quitter la cabine en trombe ?

Mais Victor ne répondit pas immédiatement à sa sollicitation.
" Tu dis n'importe quoi ! La Liberté va appareiller ! Il n'y a que Griselda qui est morte ! Les autres étaient dans le groupe de Valaellyn, ils vont reprendre la mer, et même Fred, alors qu'il a perdu son jumeau, il dit qu'il va y aller ! Et même Constance, elle a dit à Seskan d'aller se faire voir ! Et même Guéric il n'a qu'un pied mais il dit que ça lui donne une super allure ! Alors pourquoi pas toi ? Qu'est-ce qu'il y a de si important à faire à Luménis, hein ? C'est juste pour vérifier que je rentre bien chez les Merlus ? Mais j'ai promis que je rentrerais ! J'ai promis que je serais sage ! Qu'est-ce qu'il te faut de plus, en fait ?!"

Et bien, éviter ce sujet était véritablement devenu inenvisageable...
-Je vais te le dire, mais seulement si tu me promets de ne pas t'enfuir quand je l'aurai fait. Je préfère que tu sois en colère contre moi plutôt que ne pas savoir où tu es, à faire je ne sais quoi... En plus, ça me sera difficile, de te parler de ça. Très difficile. J'ai donc besoin d'être certain que tu ne fileras pas. C'est important.

Victor le dévisagea avec une grimace, puis une subite inquiétude se peignit sur ses traits.
" Filer où ? demanda-t-il. Nous sommes sur un bateau..."
Il secoua la tête, croisa les bras et regarda le barde d'un air buté.
" Très bien. Raconte-moi, alors."

Expliquer des choses si graves et si complexes à un enfant n'allait pas être simple. Mais il n'avait pas le choix et espérait qu'il tiendrait sa promesse, même s'il ne l'avait pas vraiment formulée...
-Je compte sur toi pour tenir parole, dit l'elfe, très sérieux, en croisant son regard.
Puis il ferma les yeux un court instant, prit une profonde inspiration... et se lança.
-Je ne sais pas si tu t'en souviens, ni si je t'en ai parlé, d'ailleurs, mais avant de quitter la ferme de ton grand-père, j'ai écrit une lettre au conseiller Longuehune. Je voulais que les Merlus et toi n'ayez plus rien à craindre des Kanter et la seule solution pour qu'il vous protège était de lui expliquer pourquoi ils risquaient de s'en prendre à vous. Bref, de lui révéler que j'étais le Monstre. Évidemment, il n'a pas pu garder secrètes des informations aussi importantes... Par conséquent, je suis recherché par la garde de Luménis, et le capitaine Longuehune va me demander d'y rentrer en sa compagnie afin que j'y sois jugé.
Il soupira mais reprit avant que le petit garçon n'ait pu intervenir :
-Il ne faut en vouloir ni au père, ni au fils, ni à aucun Luménien : ils ne font que leur devoir, que ce qui est juste. J'ai commis les crimes les plus abominables qui soient et ils méritent punition. Mais c'est pour cela que je ne serai pas en mesure d'aller secourir Galathée. Cela ne veut pas dire, néanmoins, qu'elle ne sera pas aidée : comme tu l'as dit, Constance et son équipage vont aller à Melandis. Ils s'occuperont d'elle et de tous ceux dont les proches n'ont pu se déplacer ou ont péri sur Mersant. Ce n'est pas la première opération de ce type qu'ils entreprennent et il y a de bonnes chances qu'elle réussisse. De plus, en y réfléchissant bien, ma présence aurait pu être un handicap pour eux, puisque je suis connu dans la Cité du Chaos... Les Melandiens n'auront pas oublier l'elfe qui a conduit la révolte des esclaves.
Il se tut, guettant avec inquiétude la réaction du gamin. Si celui-ci bondissait hors de la cabine pour aller dire sa façon de penser au capitaine, il ne pourrait rien faire pour l'en empêcher. Il croisait donc les doigts pour qu'une telle chose n'arrive pas.

Victor demeura immobile une seconde.
" Combien de temps suis-je sensé rester ici ? demanda-t-il finalement, la voix à peine maîtrisée. Parce que je vais aller parler au capitaine. Et si tu ne veux pas que je le fasse maintenant, je le ferai dans une heure, ça n'a pas d'importance. Tu ne peux pas m'obliger à rester toute ma vie dans ta cabine."
Il croisa les bras et lui jeta un regard défiant.

Les choses n'avaient pas tourné aussi mal qu'elles l'auraient pu, mais les propos du garçon avaient malgré tout de quoi l'inquiéter.
-Merci pour ta franchise, bonhomme. Mais si tu ne renonces pas à cette idée d'aller parler au capitaine, je serai contraint de te consigner ici jusqu'à notre retour à Luménis. Parce que mettre ton projet à exécution serait une très, très mauvaise idée. D'abord, Longuehune pourrait croire que je me sers de toi pour l'apitoyer, ce qu'il n'apprécierait pas, à juste titre. Ensuite, je ne sais pas s'il est au courant des activités réelles de Constance et de son équipage. S'ils ont gardé le secret, il y a de bonnes raisons, et les trahir serait fort malvenu.
Il secoua la tête.
-J'aimerais que tu me promettes de garder pour toi ce que je viens de te dire, Victor.
Il regrettait amèrement de ne pas l'avoir fait avant de parler...

" Non, dit le gamin, tendu. Non, je ne promettrai pas ça. Je me fiche de ce que Longuehune peut penser. J'ai bien l'intention que tu ailles chercher Galathée. C'est une promesse plus importante. Il faut savoir choisir les choses qui passent avant d'autres. Et s'il faut que tu t'évades, et bien... Tu n'as qu'à t'évader. Je suis certain que Constance te prendrait à bord quoi qu'en pense le capitaine. Et ne te fais pas d'idées : il sait parfaitement ce que Seskan et son équipe font. Simplement, il dit que le gouvernement ne peut pas cautelationner... non... c'est... causti... bref, ils peuvent pas dire qu'ils sont d'accord en public. Mais il sait très bien. Et moi je lui ai déjà dit pourquoi on était là, quand il m'a demandé pourquoi j'étais allé jusqu'à Mersant. Je lui ai dit qu'on allait chercher Galathée. Et c'est ce que tu vas faire."

-S'il sait pourquoi nous sommes là, pourquoi je ne me suis pas immédiatement livré à son père, il n'est pas impossible qu'il me laisse partir pour Melandis. Il a eu l'occasion de constater qu'on peut me faire confiance, que si je lui promets de me rendre sitôt après avoir sauva Galathée, ce ne seront pas paroles en l'air. J'essaierai de lui en toucher un mot, au cas où il ne le fasse pas spontanément. Mais c'est à moi d'entreprendre cette démarche, Victor. Pas à toi.
Il chercha à nouveau à croiser le regard du gamin.
-Par contre, s'il refuse, je ne m'enfuirai pas, reprit-il, d'un ton ferme. Je n'ajouterai pas la trahison à la longue liste des crimes que j'ai déjà commis. De plus, si je le faisais malgré tout, je n'aurais plus aucune chance de pouvoir, un jour, vivre paisiblement avec Galathée et toi. Or, j'ai besoin de cet espoir pour aller de l'avant.

Victor demeura défiant.
" Très bien. On en reparlera après que tu aies abordé la question avec le capitaine. Mais s'il dit non, s'il te ramène à Luménis, alors tu peux lui dire que moi j'irai avec Constance. Et il pourra dire et faire tout ce qu'il veut, je partirai."
Il soupira. Sa tension était palpable, et manifestement éprouvante.
" Ton bouillon est froid, maintenant. C'est bête."

-A mon avis, il est encore un peu tiède : nous n'avons pas parlé si longtemps que ça... Et même s'il est froid, qu'importe. Je suis content que nous ayons eu cette discussion. Ça me pesait, tu sais, de devoir te cacher tout ça.
Talieisn hésita puis tendit la main pour la poser sur son épaule. Geste qui, évidemment, s'avéra douloureux.
-Et ne fais pas cette tête, va. Nous avons vaincu le Squale et j'ai échappé à une mort quasi certaine. Si de tels miracles ont pu se produire, imaginer que le capitaine me laisse partir ne paraît pas impossible, non ?
Il était sincère. Peut-être qu'avoir éliminé l'infernale créature changerait la donne...

Victor le laissa faire, esquissa un sourire, puis soupira à nouveau.
" Il y a déjà tellement de temps qu'elle a disparu, maintenant... souffla-t-il finalement. Parfois j'ai peur que... que quand on la retrouvera, on ne saura rien faire parce que... parce que les choses qui lui seront arrivées seront tellement terribles que... qu'on ne pourra pas vraiment..."
Il pinça les lèvres.
" En même temps, tu étais le Monstre, et tu voulais mourir, et c'était aussi plus horrible que tout... et on a quand même réussi, pas vrai ? Alors quoi qu'il se soit passé, il y a encore toute cette force qu'on a en nous... ou alors c'est pas de la force, c'est de l'amour, je ne sais pas... ça n'a pas vraiment de nom, je crois..."
Il ferma les yeux et inspira profondément.
" Mais peut-être qu'il y a aussi un moment où c'est trop. Moi et toi, on peut toujours se soutenir, et puis on a rencontré des personnes horribles, mais aussi des gens biens... on s'est fait des amis... Il y a eu Méli la dragonne, et puis Borgporkniel dans sa taverne, et puis les gens de la Liberté, et Martin, et encore plein d'autres... on a vu l'ombre et la lumière... Mais Galathée ? Parfois je me dis qu'elle n'aura peut-être pas eu notre chance. Et qu'elle n'aura pas eu notre force."

Le barde réprima une grimace. Il s'était efforcé de ne pas envisager cette hypothèse par trop terrifiante, et voilà que Victor la lui mettait sous le nez... Mais le gamin avait besoin d'être rassuré et il allait tenter de le faire. Peut-être se réconforterait-il lui aussi, du même coup ?
-Elle est forte, affirma-t-il. Elle s'est occupée de nous quand nous allions mal. Et il a fallu beaucoup de force, pour cela. Pour m'aider, surtout. J'étais tombé si bas... Combien de personnes auraient cru possible de faire disparaître le Monstre, puis de me soutenir jusqu'à ce que je puisse à nouveau tenir debout ? Pas beaucoup, assurément. Galathée l'a cru, pourtant. Et elle l'a fait. Avec ton aide. Alors je pense qu'elle tiendra le coup. Ce sera rude, bien sûr. Mais... Elle trouvera des amis, elle aussi. Plus la situation est difficile, plus les gens qui souffrent se serrent les coudes. Tu as bien vu comme cela s'est passé, ici : des personnes très différentes se sont entraîdées, se sont soutenues. Il en va de même à Melandis. Il y a du bien partout, y compris dans les lieux les plus improbables. Je peux en témoigner.

Victor acquiesça, pensif, puis un sourire illumina son visage.
" Oui. Tu as raison. Elle a foi en nous. Et nous n'allons pas l'abandonner. Enfin toi. Moi non plus, mais moi je ne serai pas là, donc..."
Il soupira et son regard se voila une seconde.
" Le pire, tu sais... C'est que parfois j'essaie d'imaginer son visage... et je n'y arrive plus. Je crois que c'est le visage de ma mère... ma vraie mère... que je vois à la place... ou bien celui de quelqu'un d'autre. Parfois je ne sais plus faire la différence."
Il haussa les épaules.
" Parfois je pense qu'elle ne se souviendra plus de moi. Elle est partie depuis presqu'aussi longtemps qu'elle m'a connu."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant