La Couronne de Cuivre

Il serra son épaule un peu plus fort.
-Comment pourrait-elle oublier son fils ? Elle ne t'a pas adopté à la légère, bonhomme : ce n'est pas un acte anodin. Et ça prouve bien à quel point les moments que vous avez vécus ensemble ont été forts, même s'ils n'ont duré que quelques mois. De plus, l'avons-nous oubliée, nous, durant les épreuves que nous avons traversées ? Alors elle se souviendra de toi, n'aies crainte. Je suis même certain qu'elle te reconnaîtra au premier coup d’œil. Elle sera juste impressionnée de voir à quel point tu as grandi.

Cette fois, le sourire de Victor fut un peu plus franc, un peu plus large. Il opina du chef.
" Je suis désolé d'avoir des pensées aussi sombres alors que je devrais juste me réjouir que nous soyons vivants. Ça veut dire que la possibilité que nous soyons réunis tous les trois, bientôt, est toujours entière. Ce n'est pas rien, si on pense à tout ce qui nous est tombé dessus."
Il se tourna vers le barde.
" Mais maintenant, juré, je ne parle plus jusqu'à ce que tu aies fini ton bouillon. Après, tu devras encore te reposer. Et ensuite, tu devras aller voir le capitaine Longuehune. Ou j'irai le chercher."

-Ne sois pas désolé : tu sais bien que tu peux me parler de toutes les choses qui s'inquiètent. En plus, ça fait du bien, souvent, d'en discuter... En tout cas, comme tu l'as dit, nous pouvons encore espérer être bientôt tous réunis. Ces derniers temps, les espoirs ont tendance à se concrétiser, même les plus fous...
Il récupéra sa cuiller.
-Hum, et il vaut mieux que tu continues à parler pendant que je mange, sinon la chambre résonnera du seul son de mes grognements de douleur... En plus, ça me fait plaisir de t'écouter. J'ai désespérément essayé de communiquer avec toi par l'entremise du caillou, lorsque j'étais dans les grottes avec Guéric. Mais j'ai appris que tu t'étais arrangé pour qu'une mouette le gobe, et que tu t'es empressé de le donner à Martin quand, à ton grand désespoir, les Luméniens l'ont retrouvé. A croire que tu étais las de mes bavardages !

" Pas du tout. J'ai perdu le caillou au moment où ils nous ont récupérés. Il faut dire que la traversée n'a pas été de tout repos. Et il est tombé sur le pont, d'après ce que Bel... Bellyra m'a dit."
Il eut un petit sourire triste et reprit son souffle.
" Après, quand je suis parti sur la frégate et que Martin a décidé de rester avec les Luméniens, ça m'a paru la meilleure chose à faire. Je n'avais pas grand chose à raconter et eux, ils pouvaient avoir besoin de te contacter. D'ailleurs, il faut que tu saches : on n'a retrouvé aucun des deux cailloux, dans la tempête... Ferdinand, le second de la Salicorne... Il n'est jamais sorti de la Citronnelle... et c'était lui qui en avait un. L'autre, le capitaine Longuehune ne l'a pas retrouvé. De toute façon, un seul caillou ne servait plus à grand chose. Tu sais qu'ils cherchent encore le trésor, maintenant ? Le capitaine Longuehune dit que si on parvenait à le trouver, ce serait formidable : pour les gens de Mersant, pour Luménis et Antelucas... Il va sans doute laisser la Salicorne sur place, le temps qu'il faudra. Et les gens de Mersant ont l'air de penser qu'ils vont reprendre leurs activités. Ceux qui sont encore vivants, du moins. Il leur manque un aubergiste..."
Il leva les yeux.
" Toi qui voulais te lancer... Tu pourrais poser ta candidature !"

Manger étant une tâche fort douloureuse, Taliesin s'accorda volontiers une pause pour répondre au petit garçon.
-Je plaisantais, pour le caillou. Et ça ne m'étonne pas que lui et les autres aient disparu : ils avaient rempli leur office. Par contre, j'espère que le pipeau, que l'on m'a redonné au moment le plus opportun qui soit, n'a pas quitté la poche de mon manteau. J'aimerais que tu le reprennes : ça me rassurerait, de savoir que tu l'as. Et puis, c'est le seul cadeau que je t'ai fait à avoir survécu...
Il reposa sa cuiller.
-Quant à reprendre l'auberge... Mersant est une île charmante, mais je crois que je m'y sentirais vite à l'étroit. Je me languirais des forêts, des prairies, des sources d'eau claire... De surcroît, avant de m'établir dans mes nouvelles fonctions, je voudrais te laisser un peu de temps pour que tu puisses rêves de ta carrière de barbare lanceur de boules de feu. Parce que quand je serai devenu aubergiste, disons... allez, dans six mois, tu n'auras plus le temps de rêver : tu devras éplucher les légumes, faire les lits, balayer la grande salle, nettoyer les tables, panser les chevaux, tenir les livres de comptes...

Victor esquissa un sourire, mais le coeur n'y était pas.
" Je ne sais pas ce que je ferai quand je serai grand. J'ai l'impression que c'est dans une éternité, quand je vois tout ce qui peut se produire en quelques mois... Autant ne pas faire de trop grands projets... Je ne crois pas que beaucoup de gens aient l'occasion de les réaliser, en vrai."
Il se glissa hors du lit, regarda Taliesin une seconde, comme s'il était prêt à poser une nouvelle question, mais renonça.
" Je vais aller voir si je trouve le pipeau. En attendant... Repose-toi. Et si je trouve le capitaine... Je te l'envoie."
Sur ce, il se dirigea vers la porte.

-Je crois que ce serait plus prudent de ne pas le déranger, lui lança l'elfe avant qu'il ne sorte. Le capitaine Longuehune doit déjà savoir que je suis réveillé, et je ne doute pas qu'il viendra me voir quand ses diverses tâches le lui permettront. Même si tu réussissais à lui forcer la main, il ne serait sans doute pas dans les meilleures dispositions... Non, mieux vaut le laisser venir au moment de son choix. J'aurai alors plus de chances de le convaincre.
Espérant que Victor tiendrait compte de sa remarque, il entreprit de finir son bouillon. Il tenterait ensuite de déposer la plateau par terre - il avait mal rien que d'y penser - puis verrait s'il arrivait à se rendormir. Rien n'était moins sûr, vu les pensées qui se bousculaient dans son esprit.

Il trouva le bouillon plus roboratif qu'il n'en avait l'air même si Victor avait raison : il était complètement froid. Sa gorge était encore très serrée, douloureuse à chaque gorgée, mais il perçut aussi le soulagement du reste de son organisme, qui s'était langui d'énergie. Il fit dégringoler le plateau à terre, sans casse, mais ne parvint pas à retrouver le sommeil. Il louvoya dans un état second, à mi-chemin entre éveil et oubli, tout à ses pensées.
C'est beaucoup plus tard, alors que la lumière avait changé au dehors, qu'on frappa à sa porte. Victor n'avait pas reparu.

Et ce n'était sans doute pas lui qui toquait au battant : à son avis, il serait entré, tout simplement. Alors s'agissait-il de Valaellyn ? Du capitaine qui, harcelé par le gamin, avait fini par céder, abandonnant ses autres occupations ? Bah, inutile de se poser des questions : il connaîtrait la réponse dans un instant. Et si c'était bien Longuehune, il avait largement eu le temps de réfléchir à quelques arguments, au milieu de ses interrogations inquiètes quant aux actions téméraires dans lesquelles Victor avait pu se lancer.
-Entrez ! fit-il a haute voix, veillant cependant à ne pas trop forcer sur celle-ci.

C'était bien le capitaine. Large d'épaules dans son uniforme de la marine luménienne, il paraissait immense à l'échelle de la petite cabine, plus taillé pour le pont et le grand vent que pour les univers étriqués des profondeurs du navire. Il semblait reposé et son expression était amicale. Il se permit même un petit sourire avant de s'approcher.
" Je n'avais pas l'intention de venir vous déranger si rapidement après votre réveil, commença-t-il, mais les sauts de puce de votre garçon sur le pont m'ont décidé à venir vous voir."
Il s'assit sur le fauteuil.
" J'ai moi-même une fille de cet âge, je sais ce que c'est. Ils ont une énergie qui vient d'ailleurs."
Il secoua la tête avec un sourire privé.
" Bref, je ne suis pas venu vous entretenir de questions éducatives. Je suis venu vous faire une proposition."
Il croisa les mains et plongea son regard clair dans celui de Taliesin.
" Je suis prêt à oublier vous avoir jamais rencontré sur cette île. Je suis prêt à prétendre que je ne vous ai pas reconnu. Seulement si vous promettez en retour de vous livrer dès que vous revenez sur Hélonna."

Taliesin préparait déjà des excuses pour l'attitude de l'enfant lorsque l'officier passa à un autre sujet, ce qui chassa immédiatement cette idée de son esprit. Il resta un instant à le fixer, incapable de masquer sa surprise. Son interlocuteur était direct, pour le moins. Direct et efficace. Il n'allait pas s'en plaindre, vu la nature de son offre...
-J'ai fait cette promesse à votre père, et je vous la fait aujourd'hui, répondit-il, solennel. Vous avez ma parole d'honneur que je me rendrai sitôt rentré sur Hélonna. Il faut que justice se fasse, et je ne tenterai rien pour m'y soustraire. Si cependant je ne reparaissais point, soyez assuré que ce ne sera pas de mon fait : cela voudra simplement dire que la mort m'aura empêché de respecter mon serment.

" Très bien, n'en parlons plus, fit Longuehune en opinant du chef. Considérez-vous libre de vos mouvements."
Il s'appuya contre le dossier de son siège.
" Le capitaine Lamalice vous laissera sûrement quelques jours de repos, mais vous pourrez continuer votre convalescence à son bord si vous n'étiez pas retapé d'ici là. Nous ne pouvons malheureusement pas vous laisser Aegyr et, de ce que j'ai compris sans trop écouter, le Lathandrite est interdit de séjour après quelques éclats mal inspirés la dernière fois qu'il a mis le pied à Melandis. Vous serez donc sans clerc, mais ils me disent tous que vous n'en aurez plus réellement besoin."
Il haussa les épaules.
" C'est le souci avec les spécialistes, on est forcé de leur faire confiance."
Il revint à Taliesin.
" Avez-vous des questions, de votre côté ?"

Il acquiesça.
-J'en ai deux, même si la première est davantage une proposition qu'une question. J'ai cru comprendre que vous tentiez de retrouver le trésor. Si vous le souhaitez, je peux coucher sur le papier mes quelques souvenirs concernant le trajet qui y mène. Les tremblements de terre ont dû tout bouleverser, mais peut-être un ou deux détails vous faciliteraient-ils les recherches... Je voudrais également vous demander s'il me serait possible de rencontrer l'ancien pirate qui m'a sauvé. J'aimerais beaucoup pouvoir le remercier.

" Oui, nous essayons... Vous n'ignorez pas que Luménis a besoin de fonds, suite à... Enfin, vous voyez. D'après ce que nous ont raconté vos compagnons, il y a là une somme pharamineuse. L'abandonner sous terre... Nous n'allons pas risquer la vie de nos hommes, cependant. Victor, Guéric et Martin nous ont déjà donné beaucoup d'informations, et une... ceinture insupportable s'est proposée pour nous aider. Si nous le trouvons, tout le monde en profitera assurément. Certains des habitants de Mersant ont l'intention de rester, malgré ce qu'il s'est produit... Un coup de pouce pour reconstruire et réparer ne serait pas négligeable. Mais vous pourrez y mettre votre grain de sel quand vous irez mieux, si vous le désirez..."
Il lissa sa barbe et sourit.
" Quant à Aigéan, vous le trouverez aisément. Son désir de vous remercier est au moins comparable au vôtre et il ne manquera pas de venir vous trouver de lui-même si vous tardez à grimper sur le pont. Mais c'est un homme de peu de mots, il l'a toujours été. C'est une chance qu'il ait pu vous sauver la vie, cela allège un rien son sentiment de culpabilité."

Alors c'était Aigéan qui... ? Pourtant, aux dernières nouvelles, les clercs peinaient à le maintenir en vie... La mort de l'infernale créature avait-elle brisé le sort de quête auquel il était assujetti, lui rendant du même coup ses forces ? C'était la seule explication logique.
-Je suis heureux qu'il s'en soit tiré, murmura l'elfe, sincère. Et pas seulement parce qu'il m'a sauvé la vie. Je n'ai joué que quelques heures le rôle de second de Squale, mais cela m'a suffi pour comprendre à quel point elle était démoniaque. Elle m'a parlé de lui, aussi, de ce qu'elle lui avait fait endurer, dans l'unique but de se distraire, de se réjouir de sa souffrance... Personne ne mérite un tel destin. J'espère qu'il s'en remettra et qu'il pourra aller de l'avant. Il n'est pas responsable de ce qu'elle l'a forcé à accomplir.

" Je sais. Et il le sait aussi. Mais j'imagine que dans ces moments-là, on imagine toujours que si on était plus fort, plus solide, on aurait trouvé un moyen de résister. On aurait eu une espèce de résilience intérieure qui aurait repoussé même le plus puissant sortilège."
Il secoua la tête.
" Deux ans, c'est long. Deux ans d'asservissement et deux ans d'événements à rattraper. Il n'aura pas connu Nwalk mais il va retrouver une Luménis métamorphosée, avec beaucoup d'absents... Il a besoin de repos, je pense. Ensuite, nous verrons..."

Il hocha la tête, ne sachant trop qu'ajouter sur le sujet. Les mois à venir seraient difficiles pour Aigéan. Mais, même si la culpabilité le rongeait, il n'en restait pas moins que c'était la magie qui l'avait contraint à obéir. D'autres, à commencer par l'elfe, ne pouvaient pas se raccrocher à cette pensée.
-Je ne suis pas certain que Luménis ait à ce point changé. Bien sûr, je suis mal placé pour juger, puisque je suis un étranger, puisque je n'ai passé que quelques semaines dans la cité, avant la tyrannie. Toutefois, malgré les morts, les destructions, les blessures à penser, elle me semble rester ce qu'elle a toujours été : un havre pour les êtres de bonne volonté, un espoir pour ceux qui souffrent; Les épreuves n'ont pas éteint cette lumières. Le fait que vous soyez venu à notre secours le prouve bien, si besoin en était.

Longuehune sourit.
" Moi je pense que Luménis a changé. En bien, en fait. Morféa a réveillé les consciences et a permis une forme de... renouveau. La corruption, par exemple, est nettement moins répandue. Les moins nantis ont trouvé une voix. Nous verrons bien ce que nous réserve le futur, j'en conviens. Les prochaines élections, les premières après l'émotion, seront déterminantes. Non, je pense que Luménis a changé pour le meilleur. Mais il y a une différence entre participer à un changement et le découvrir, chose établie, après des mois d'absence. Dans le cas d'Aigéan... Ce n'est pas vraiment un secret, son père était l'amiral avant mon père. Et il n'a pas eu la chance de pouvoir filer avant le blocus du port. Cela n'aide pas à un retour serein, en plus du reste."
Il se leva.
" Mais cela ne vous concerne pas et vous avez besoin de vous reposer. Victor est descendu à terre, au fait, pour prévenir vos amis de votre retour parmi les vivants. Je pense qu'une chaloupe nous rejoindra dans la soirée. Je l'enverrai vous porter le souper."

Taliesin s'autorisa un sourire.
-Au passage, si vous en avez l'occasion... Félicitez le coq pour son bouillon. Il est fameux.
Il redevint brusquement sérieux.
-Et... Merci. Pour tout.
A présent qu'il savait pouvoir reprendre son expédition vers Melandis, peut-être dormirait-il comme une souche. Certes, il serait jugé pour ses crimes, un jour. Mais c'était une perspective encore lointaine et si, entretemps, il avait réussi à sauver Galathée, il pourrait accepter ces ultimes épreuves avec davantage de sérénité. Avec la certitude d'avoir accompli son devoir envers ceux qu'il aimait.

Longuehune lui retourna son sourire avant de sortir.
" Vous l'avez mérité. Et je transmettrai vos compliments au chef."
Puis, pliant sa grande carcasse en deux, il quitta la cabine, refermant précautionneusement la porte derrière lui.
Cette fois, Taliesin n'eut nulle difficulté à trouver le sommeil. Il sombra en fait tellement rapidement et tellement profondément que sa sieste lui parut durer quelques secondes seulement. Il émergea lorsqu'un petit claquement ébranla légèrement sa couchette. Il entendit des murmures à peine perceptibles.
" Mais fais attention, bon sang, tu vas le réveiller...
— Il dort comme une pierre.
— C'est étriqué, cet endroit... Je ne suis pas impatiente de reprendre la mer...
— Attends, mets-toi là, si je pousse un peu le siège...
— Non, laisse, ça va sûrement... Aïe !
— Mais chut !
— Chut toi-même, c'était mon pied, ça."

Il dut faire de gros efforts pour ne pas éclater de rire mais y parvint en songent à quel point la chose se serait révélée douloureuse.
-Ne vous inquiétez pas, nous allons sortir discuter sur le pont, annonça-t-il tout à coup. Aegyr sera furieux, bien sûr, et ne manquera pas de me tancer sévèrement. Cependant, je dirai que Val m'en a donné l'autorisation et je le renverrai vers elle pour de plus amples explications !
Il se sentait de bonne humeur. Meilleure encore que lors de son précédent réveil.

Valaellyn lâcha un petit cri de surprise perçant tandis que Victor sautait sur le lit (veillant, cependant, à ne pas écraser le barde). La jeune femme avait changé, cela sauta aux yeux du barde. Elle portait des vêtements fonctionnels, de cuir et de toile, que n'aurait pas reniés une rôdeuse comme Galathée. Ses cheveux étaient beaucoup plus courts, coupés juste au-dessus de l'épaule, et son visage semblait s'être aminci... Mais son sourire était toujours le même, lui, et elle l'en gratifia immédiatement.
" Bonjour, grand héros ! s'exclama-t-elle en posant une main amicale sur son genou. Nous avons essayé de préserver ton sommeil, mais cet endroit est... un peu petit pour jouer les souris...
— D'autant que ce n'est pas ta spécialité.
— Non, ce n'est pas ma spécialité."
Ils se tirèrent la langue comme des gamins.
" Comment te sens-tu ? Je me suis dit que j'allais te rafistoler un rien, histoire d'atténuer un peu toutes ces douleurs. Il me reste suffisamment d'énergie et j'ai fait le tour des candidats potentiels."

-Ça va mieux, répondit Taliesin, souriant lui aussi. Les douleurs sont toujours là quoiqu'un peu atténuées, il me semble. Bien sûr, je ne serais pas contre un petit rafistolage, mais Aegyr semblait penser qu'il valait mieux laisser les choses suivre leur cours naturel. Enfin, sans doute parlait-il surtout de mes cordes vocales...
Il dévisagea un instant la jeune femme.
-Et toi ? Remise de ce long séjour souterrain ? Je me suis fait du souci pour vous mais je suis ravi de constater que je m'inquiétais à tort. En plus, il paraît que tu as fait des merveilles, comme chef de groupe !

Valaellyn rougit et secoua la tête avec une grimace.
" C'est un peu exagéré... Mais nous avons eu une crise presque tout de suite, alors il a bien fallu que quelqu'un prenne les choses en main. Gauthier semblait la personne idéale mais il s'est révélé un chef peu... diplomate, dirons-nous. Maladroit, serait peut-être plus juste. Bref, je l'ai poussé sur le côté et je pense que ça l'a soulagé. Honnêtement, je ne savais pas que j'avais ce genre de choses en moi... Mais les situations extrêmes révèlent les gens, n'est-ce pas ? Il y avait les enfants, les gens étaient inquiets, mais... En fait, nous nous en sommes tenus aux ordres de Constance : ne pas bouger, attendre. Nous n'avons vu personne et nous avons espéré. Et puis les Luméniens sont arrivés... Par rapport à ce que vous avez enduré... Ça n'a rien à voir..."
Son expression se fit grave et elle pinça les lèvres.
" Je n'ose imaginer, Taliesin... Les drows, les créatures des profondeurs... Vous avez perdu tant des vôtres... Bellyra et Ruyven, George, Griselda, Elerinna... Je n'ose imaginer, vraiment."

Tandis que la prêtresse énumérait les noms des défunts, leurs visages surgirent dans l'esprit du barde et son expression s'altéra sensiblement.
-Ça a été une véritable hécatombe, oui... souffla-t-il. Peut-être pourrons nous organiser, avant le départ, quelque chose en leur mémoire. Cela ne les ramènera pas, bien sûr, mais... Ce serait un moyen de montrer que ceux qui ont survécu par miracle se souviennent de leurs compagnons disparus.
Il soupira puis s'arracha un sourire, quoi que ce fût un sourire emplit de tristesse.
-Mais les choses auraient pu tourner encore plus mal. Je n'en reviens pas qu'elles ne l'aient pas fait, d'ailleurs... Alors, il y a malgré tout un peu de lumière... Par exemple, c'est inespéré que Jehan soit toujours parmi nous. Il sera donc possible de ramener ses deux garçons à Guilhem. L'inverse aurait été par trop... Je préfère ne même pas l'imaginer.

" Oui, je l'ai vu... Pauvre petit... Mais Seskan dit que l'aubemestre de Lathandre, à Luménis, pourra le ramener. Il a été drainé de son énergie vitale jusqu'à ce qu'il n'en reste presque plus rien. Benoît ne l'a pas quitté depuis qu'ils ont été réunis."
Elle secoua la tête, manifestement horrifiée, puis sourit doucement.
" Mais tu as raison. Une cérémonie pourrait faire sens. Nous devrons en parler aux gens de Mersant. Je crois que les Luméniens... Je ne sais pas. Notre petit groupe est réduit de huit à quatre. Toi et moi sommes finalement mal placés pour prendre ces décisions. Les trois garçons sont vivants, tu es vivant... Je ne sais pas si Martin ou Maureen sont en état de supporter la réalité, juste là, maintenant."

L'elfe acquiesça.
-C'est vrai... Désolé, je lance des idées en l'air alors que je ne sais rien de l'état d'esprit de chacun. Pour ma défense, j'arguerai qu'entre mon expédition sur la Citronnelle et ma longue inconscience, j'ai été coupé du monde depuis un bon moment...
Il jeta un regard en coin à Victor. Quelques heures plus tôt, le garçon avait montré son inquiétude, sa tension... Il se dit donc qu'alléger quelque peu l'atmosphère ne serait pas forcément une mauvaise idée.
-Et je vais le rester encore un certain temps, parce que j'imagine qu'Aegyr m'assassinera s'il me voit quitter la cabine avant plusieurs jours. Dis, pour m'occuper, tu n'aurais pas quelques travaux de couture à me confier ? Sinon, je pourrais donner des leçons d'écriture et de lecture à Victor et Benoit. Ça fait un bail que ces deux-là manquent l'école...

" Mmm... Je crois justement que je me souviens que j'avais promis de passer aux cuisines pour voir s'il restait un peu de bouillon... Pour toi, je veux dire. Alors, heu... Je crois que je vais y aller..."
Valaellyn lui sourit et secoua la tête, levant les yeux au ciel.
" Certaines choses ne changeront jamais, je suppose, fit-elle. Ramène du pain, aussi, et un bol pour moi ?
— Exploiteuse d'enfants !
— Tu peux me dénoncer au capitaine.
— Il est encore pire.
— Bon, attends un instant, je vais venir avec toi."
Elle pressa à nouveau le genou du barde au travers de sa couverture.
" Aegyr a raison : des soins magiques pourraient altérer ta voix, et je ne suis pas assez expérimentée pour pouvoir guider mon flux à un endroit précis. Donc il va falloir attendre. Par contre, je suis certaine qu'il te conseillerait de te lever dès demain. L'air du large te fera du bien et tes muscles ont besoin de mouvement. De mouvement doux, pour commencer, mais de mouvement quand même. L'immobilité est parfois mortelle en elle-même."

Il sourit. Plus franchement, cette fois.
-Si on me permet de bouger, je ne vais pas m'en priver, aussi douloureux cela soit-il. Je commencerai par tenter d'aller m'assoir dans le fauteuil, ce soir ou plus probablement demain matin. Et si l'opération est concluante, j'essaierai de gagner le pont.
Son sourire s'élargit.
-A mon avis, j'aurai besoin d'une canne, et ma démarche claudicante aura l'air de celle d'un grand-père. Ce sera étrange, de faire vraiment mes presque cent cinquante ans...

" Oh mais tu as besoin d'une canne ?" s'exclama Victor avec le sourire.
Il fouilla dans sa poche et lui tendit le pipeau.
" Je suis certain que tu peux en recevoir une jolie, avec un pommeau en soleil, tout ça...
— Ça piquerait la main, un pommeau en soleil...
— Oui, d'accord... Un pommeau en forme... de... de... pomme !"
Valaellyn haussa les sourcils avec une moue peu convaincue.
" Je l'ai déniché entre les mains du mousse. Il l'avait trouvé sur le pont... Presque dans le ventre d'un goéland obèse, en vérité. Comme quoi, je ne suis pas le seul à égarer mes précieuses affaires."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant