La Couronne de Cuivre

" Bonne idée, dit Albérich. Allons nous y adosser, et tu pourras ouvrir ton sac à malice. Ça nous fera un petit spectacle pendant qu'on se réchauffe. Souviens-toi de garder le contrôle sur la bestiole qui en sort... et ne l'envoie pas dans un glyphe."
Il les précéda mais retira ses bottes à mi-chemin, dérangé par le bruit spongieux qui s'en échappait à chacun de ses pas. Une fois près du pilier, il se réjouit de sa douce chaleur. Cela ne suffirait sans doute pas à les sécher complètement, mais c'était mieux que rien, et beaucoup mieux que l'air glacial qui régnait alentours.

Il fut aussitôt rejoint par les écuyers qui, l'ayant imité, s'était mis pieds nus. Sitôt qu'elle fut adossée à la colonne, sans même prendre le temps de se réchauffer à la tiédeur qui en émanait, Ruth sortit le petit sac ocre de sa poche, y fourra la main, en tira une petite boule qu'elle lança à quelques pas devant elle...
...et qui se métamorphosa instantanément en imposant ours brun, arrachant un cri de surprise aux deux enfants.
-Trop la classe ! s'esbaudit la fillette avant de se rappeler les consignes du Luménien et de se concentrer à nouveau.
L'anima resta immobile un moment, l'observant de ses yeux sombres. Puis il se mit à se déplacer dans une direction, à revenir sur ses pas, à bifurquer une nouvelle fois...
-Il fait tout ce que je lui demande ! J'adooore ce sac !
Alban, lui, demeurait silencieux. Mais son visage disait assez qu'il était impressionné.

Albérich sourit.
" Et vous voilà deux parfaits petits druides. L'un faisant la pluie et le vent, l'autre contrôlant les créatures de la nature."
Le Luménien n'avait jamais ignoré que la magie fut puissante, mais il ne s'était jamais frotté qu'aux aspects divins. Il les trouvait magnifiques : soigner les blessures, effacer la souffrance, rendre la vie. Néanmoins, ce qu'il y avait dans ces objets ne manquait pas d'allure...
Il laissa Ruth s'amuser de son ours. Sans doute pourraient-ils l'enfourcher, s'ils osaient. Il était bien assez grand pour les porter tous les deux, et la créature était manifestement inféodée à sa petite maîtresse. De son côté, il se mit à réfléchir à la forme qu'il prendrait quand elle en aurait terminé. Le petit parchemin stipulait qu'il avait droit à une métamorphose par jour, qu'il pouvait conserver aussi longtemps qu'il le désirait. Mais que choisir ? Le moustique ou la chimère ?

Ruth ne fut pas longue a avoir la même idée que l'ancien aubemestre. Bientôt, elle s'approcha du plantigrade et entreprit de l'escalader, sans que celui-ci s'offusque de la manœuvre ou du contact de ses frusques détrempées. La gamine consacra ensuite un bon moment à parader sur son dos, fière comme Artaban. Puis elle invita son ami à la rejoindre et ne lâcha pas le morceau jusqu'à ce qu'il obtempère, timide. A nouveau, l'animal n'eut pas la moindre réaction hostile et reprit sa marche sitôt qu'on lui l'ordonna.
-Les cannibales auront sacrément les chocottes quand ils nous verront les cha... AAAAAH !
L'ours avait disparu, et ses cavaliers chutèrent lourdement sur les dalles. Mésaventure sans gravité puisqu'ils se relevèrent un instant plus tard, massant divers points de leurs carcasses endolories.
-J'avais oublié que ça durait que dix minutes...
-Pas grave. Mais...On avait promis à ta maman de revenir dans un état acceptable.
-Arrête un peu de t'inquiéter ! Même si on rentrait couverts de boue, les habits tout déchirés et avec des bleus, elle dirait rien.
La petite fille se tourna vers le Luménien.
-Bon, à votre tour, m'sire Albérich !

Albérich avait fini par opter pour une forme modeste, juste pour une première fois. Il n'avait aucune idée de la manière dont les choses se produiraient, s'il y aurait de la lumière ou s'il ressentirait physiquement la transformation. Il était un peu inquiet, tout bien réfléchi. S'il avait souvent été transpercé par l'énergie de Lathandre, il n'avait jamais réellement altéré son organisme. Or il ne s'agissait pas d'illusion, mais d'une réelle métamorphose...
Mille questions fusèrent dans son esprit.
Et s'il oubliait qui il était réellement ?
Et si c'était douloureux ?
Et si c'était atroce à regarder ?
Et s'il ne parvenait pas à retrouver sa forme originelle ?
Et si...
Il les réprima, attrapa le phylactère dans sa poche, en caressa les aspérités du pouce, et s'imagina... chat.
Rien de plus.

Ce fut indolore, et si bref qu'il n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait.
Un instant plus tôt, il était un humain solidement planté sur ses deux pieds.
Un battement de cils plus tard, il était un quadrupède de petite taille.
Un quadrupède plongé dans les ténèbres, environnée d'une masse dégoulinante...
Il s'agissait de ses vêtements, désormais bien trop grands pour lui et inutilisables.
Il n'eut aucun mal à en émerger, se retrouvant nez à nez avec les deux écuyers qui l'observaient, yeux écarquillés.
-Ouah, encore mieux que le sac à malice...
-Vous vous sentez bien, messire ?
-Vous voulez du lait ?

Diable, songea-t-il.
Il aurait bien été en peine d'utiliser cette gorge étrange pour prononcer le moindre mot. Miauler les ferait rire, mais il s'y risqua, juste pour l'expérience, avant de bondir hors de sa pile de vêtements. Il s'étira ensuite, stupéfait de la facilité avec laquelle il était passé dans ce corps étranger. Son corps, pourtant. Et l'univers avait des couleurs et une texture particulières. Familières sans l'être. La vue, surtout. Les sons. Le contact avec le sol. Mouillé. Désagréable. Très désagréable.
Il s'éloigna des enfants d'un pas rapide. Cet organisme était beaucoup plus souple que son corps humain pesant. Il s'immobilisa et se retourna pour les regarder. Il avisa sa pile de vêtements.
Bordel de bouse, je vais me retrouver dans le plus simple appareil.
Puis il eut une idée.
Il revint sur ses pas et entreprit d'escalader les marches de l'escalier, vers les hauteurs. Elles étaient démesurées, mais il était leste. Ce n'était l'affaire que de quelques bonds bien calibrés... qui lui venaient aisément... fantastique... Il s'immobilisa cependant au milieu de sa progression, histoire de vérifier que les enfants suivaient... avec ses vêtements, de préférence.

Jusqu'ici, les écuyers s'étaient contentés de l'observer, croyant peut-être qu'il voulait se livrer à quelques acrobaties. Néanmoins, quand il se retourna, ils comprirent ce qu'il attendait d'eux.
-C'est déjà fini ? grommela Ruth.
Alban, lui, récupérait déjà les frusques d'Albérich et leurs trois paires de bottes.
-Hé, t'étais censé faire le zouave !
-Je suis monté sur l'ours.
-C'était pas faire le zouave, ça, c'était se préparer au combat !
-J'ai fait du vent et de la pluie.
-Mouais... marmonna la fillette en lui emboîtant le pas.

Albérich avait l'intention de se faufiler jusqu'aux Thermes et de reprendre son apparence, discrètement, auprès du feu. Après tout, ils étaient tous trois trempés, il leur faudrait faire un arrêt obligatoire pour se sécher. Il espérait cependant qu'il n'y aurait pas forte affluence. Même si le fait qu'il était désormais capable de se métamorphoser n'était pas un secret, il n'avait nulle envie de se donner en spectacle. Et il songeait aux inquiétudes d'Hubert... à la possible présence d'un traître en leurs murs... Tout ce qu'il ignorait était un avantage pour eux.
La tentation d'aller surprendre le paladin était pourtant grande et il dut y résister de toutes ses forces, en traversant le couloir sur la pointe des pattes, les gosses dans son sillage.

La soirée était encore relativement peu avancée, et le sous-sol s'avéra tout sauf tranquille : il y avait de l'animation dans les salles et même dans les couloirs, ou des groupes d'adultes devisaient tranquillement, où des gamins cavalaient joyeusement. Cependant, personne ne remarqua le chat : d'abord parce qu'il était discret, ensuite parce que les écuyers trempés comme une soupe attiraient bien davantage l'attention. Il y eut quelques gosses pour leur poser des questions auxquelles Ruth répondit qu'ils s'étaient exercés à l'épée et qu'il s'agissait de sueur et non d'eau, tandis qu'Alban arguait être en mission pour le compte de son maître et ne pas avoir le temps de bavarder. Malgré ces quelques écueils, ils finirent par atteindre la salle voisine des thermes où brulait encore un feu mourrant. Les alentours étaient déserts, heureusement.

Albérich reprit sa forme à l'abri des regards, retrouvant son corps humain un peu ankylosé en un éclair. Il ne put s'empêcher de s'inspecter un rien, pour s'assurer qu'il n'avait pas conservé des moustaches ou des griffes quelque part. Ensuite, il s'approcha de la flamme, songeur, avant de sourire aux enfants qui le flanquaient.
" Merci pour mes frusques. Et désolé. Je n'avais pas prévu... de les abandonner comme ça..."
Cette histoire de vêtements, si elle était comique en ces lieux, était plus problématique qu'elle n'en avait l'air. Cela limitait grandement les circonstances dans lesquelles il pourrait faire usage du pouvoir du phylactère... Surtout en cette saison.
" Qu'avez-vous pensé de notre petite séance ? Trop courte à ton goût, Ruth, je le devine... mais nous avons vu ce que nous devions voir, non ?"
Il fut pris d'un frisson. Il avait été un chat. Quelle idée. Il n'était pas mécontent d'être redevenu lui-même...

-C'est sûr, fit Ruth, souriante, en se débarrassant de son manteau dégoulinant. Mais... j'ai quand même un petit goût de pas assez, faut l'avouer.
Alban, qui s'était quant à lui agenouillé pour ranimer le feu, releva la tête et eut une petite grimace.
-Je suis désolé de nous avoir tous trempés, messire. Mais...
Il esquissa un sourire.
-C'était amusant de voir ce que faisaient vos objets et de tester le sceptre, bien sûr. Maintenant... Ben... J'ai presque envie de voir ce qu'il peut faire d'autre. Je ne tenterai pas, bien sûr, mais... voilà.
Son sourire se fit songeur, un instant, puis le gosse redevint sérieux.
-Merci de nous avoir permis de procéder à ces essais, messire.

" Honnêtement, Alban, rien ne nous empêche de réessayer demain et le jour d'après... Nous sommes en bonne santé, nous avons passé un bon moment. Hubert ne pourra que s'en réjouir et il nous donnera à nouveau sa permission, je n'en doute pas. Il est juste un peu déçu de ne pas pouvoir être présent. Il prétend qu'il s'inquiète de notre sécurité, mais je pense surtout que c'est notre compagnie qui lui manque."
C'était probablement vrai.
" Les véritables occasions de se détendre sont devenues rares. Nous devons les dénicher, les capturer et les exploiter, sans arrière pensée. Elles nous gratifient d'une force qu'on mesure mal mais qui nous sera peut-être indispensable."
Il hésita une seconde, puis se lança.
" Comment s'est déroulée la nuit passée ?"

Le visage du petit garçon, illuminé par les flammes qu'il s'était remis à attiser, se para d'une vive tristesse lorsqu'il entendit dire qu'Hubert était sans doute affecté de ne pas pouvoir essayer les artefacts en leur compagnie. Puis ce fut l'embarras qui perça à la question posée par l'ancien clerc.
-Comme la nuit précédente, messire... souffla-t-il.
-Fais pas cette tête... intervint Ruth en continuant à se défaire de ses effets. T'as pas été le seul, loin de là, et ça nous a permis de faire une expédition aux thermes tous ensemble. C'était amusant, non ?
-Si, admit-il.

Albérich pinça les lèvres. Ainsi, de nombreux enfants faisaient des cauchemars au point de mouiller leur lit. Ruth pouvait prendre les choses à la légère — elle avait raison, il fallait dédramatiser — mais ce n'était pas réjouissant. Il n'y avait pourtant pas grand chose à faire pour repousser leurs cauchemars : être attentif, toujours prêt à écouter, à expliquer, à rassurer. Mais aucun pouvoir magique, aucune aura fabuleuse, n'éteindrait la peur dans le coeur des gosses. Seule la défaite de l'ennemi aurait ce résultat. Et encore. Une fois la terreur vissée au corps, était-il réellement possible de l'en extirper ? Lui-même était un bon exemple de la fragilité de fond qui semblait ne jamais pouvoir se guérir. Bien sûr, il avait fait davantage que d'entendre des cris : il les avait poussés lui-même. Mais Alban n'était pas très différent. Il se sentit empli de compassion, et d'un élan inutile, qu'il réprima. Il n'était pas mieux placé qu'un autre pour lui venir en aide. Peut-être était-il même moins bien placé : il ne pouvait pas présumer de ses forces.
" Je ne peux malheureusement pas demander à Hubert de rester avec vous la nuit, remarqua Albérich. Mais tant que vous veillez l'un sur l'autre... C'est déjà bien. Les choses iront mieux quand nous aurons détruit les cannibales."

Ils opinèrent du chef.
-Vous faites pas de bile, dit Ruth. Tout le monde est au p'tits soins avec nous. Enfin, avec tous les enfants, je veux dire. Et on sait bien qu'on finira par leur mettre la pâtée, à ces foutus cannibales.
Alban se redressa. Le feu, désormais, crépitait joyeusement.
-Messire ? s'enquit l'écuyer après une hésitation marquée. Est-ce que vous pensez que vous pourriez... ne pas informer messire Hubert ? Il doit déjà s'occuper de beaucoup de choses et... Je crois que c'est beaucoup mieux s'il ne se tracasse pas pour moi. En plus, ce sont de bêtes cauchemars, ça porte vraiment pas à conséquence et ça passera vite.

Albérich pinça les lèvres.
« Je ne lui dirai rien, Alban. Tu es maître de ton intimité et ce n’est pas à moi de la trahir. Mais il s’enquerra certainement de ton bien-être et si tu ne lui révèles rien de ce que tu ressens vraiment, il s’en rendra compte et cela l’inquiétera peut-être beaucoup plus que tes cauchemars. Je ne connais rien des liens qui doivent présider à la relation entre chevalier et écuyer, mais je connais Hubert. N’aie pas peur d’être franc avec lui. »

Le gamin grimaça légèrement.
-Je n'avais pas l'intention de lui mentir : si messire Hubert me pose la question, je lui dirai la vérité. Simplement, je ne vois pas l'intérêt de l'embêter moi-même avec des broutilles insignifiantes alors qu'il a tant de responsabilités. Je ne veux pas être un poids.
-T'es pas un poids, Alban. T'es... un boulet, glissa Ruth. Mais juste quand tu as peur comme ça d'inquiéter les autres. Le reste du temps, ça va.
Sans se formalise de la mine mi-stupéfaite, mi offusquée de l'écuyer, elle se tourna vers Albérich et lui tendit les frusques trempées qu'elle venait d'ôter.
-Est-ce que vous pourriez les suspendre, m'sire ? Les cordes à linge sont un peu trop hautes pour moi, et j'crois pas que vous seriez d'accord pour que je convoque un ours histoire de pouvoir les atteindre.

" Je pense que je peux remplacer l'ours assez efficacement, en effet." dit Albérich avec un sourire, en délestant la gamine des vêtements mouillés.
Il les suspendit le plus près possible de la flamme, sans prendre le risque de les brûler.
" Bon, nous voici contraints d'attendre. Vous pouvez aller profiter des thermes, si vous avez envie. Je surveillerai nos nippes."
Il aurait pu en profiter pour se raser, mais il se voyait mal arpenter les couloirs dans le plus simple appareil à la recherche du nécessaire.

-C'est sûr qu'avec la pénurie de fringues, certains pourraient vouloir nous les chiper... fit Ruth, qui s'éloignait déjà. Bon, Alban, tu te dépêches ?
-J'arrive dans cinq minutes, je ne suis pas encore prêt, fit l'intéressé qui, s'étant occupé du feu, avait effectivement pris du retard sur son amie.
-Te faut cinq minutes pour te déshabiller ? Ah là là, j'te jure !
Déjà, elle avait filé. L'écuyer, lui, fixait désormais Albérich.
-Messire ? fit-il quelques secondes plus tard, timidement. Si vous pensez que messire Hubert est triste de ne pas pouvoir tester les objets avec nous... Pourquoi ne pas le faire demain matin, juste après qu'il ait été relevé et qu'il ait mangé un morceau ? L'école n'aura pas encore commencé et la nef sera déserte...

" C'est en général l'heure du conseil... et ensuite, il lui faut prendre quelques heures de sommeil. Il a beau être résistant, il ne peut pas complètement vivre sans dormir. Ce ne serait pas prudent."
Il eut un sourire désolé.
" Mais si un jour, il n'y a pas de conseil, pourquoi pas ? Je crains malheureusement que le groupe d'éclaireurs parti pour Clairétoile ne nous y contraigne demain. Mais je lui proposerai, c'est une bonne idée. Avec un peu de chance, nous pourrons l'organiser d'ici quelques jours."

-Sinon, il y a le repas de midi... La nef est vide aussi, à ces moments-là. Enfin.. Je crois.
Il soupira, se mordilla la lèvre inférieure, nerveux.
-Pour être franc... j'ai tendance à ne plus m'approcher de messire Hubert, avoua-t-il, gêné. Ruth et moi... Nous ne voulons pas l'ennuyer, nous savons qu'il est débordé et qu'il a énormément de choses à gérer... Et il nous a dit où nous pouvions nous rendre utiles, alors nous sommes bien occupés. Mais... Mais ce que vous nous avez dit tout à l'heure m'a fait réfléchir et... Je ne voudrais pas qu'il ait l'impression que nous le fuyions...

Albérich grimaça.
" Essaie de ne pas le fuir, Alban. Je crois qu'il n'a pas l'habitude de... d'avoir un écuyer, mais... votre lien est important pour lui. Si tu as l'impression de le déranger... C'est qu'il s'est passé quelque chose, je suppose. Laisse-lui de la marge pour s'adapter à la situation. Je sais que ce n'est pas facile pour toi, bien sûr, mais ce n'est pas facile pour lui non plus."
Il soupira. Sans doute le gamin avait-il besoin de croire son nouveau maître infaillible. C'était un leurre, pourtant.
" Je vais lui parler, si tu veux. Sans dire ce que tu viens de me dire mais... pour voir un peu où il en est. Je suis certain qu'il aura à coeur de rectifier les choses."

Le gosse devint cramoisi.
-Messire, je ne voulais pas sous-entendre que mon maître faisais mal les choses. Je ne me le serais jamais permis... Et ce n'est pas le cas. Il m'a dit d'emblée que servir un paladin était différent de servir un chevalier et... C'est à moi de m'adapter. Si cela ne fonctionne pas correctement, c'est de ma faute. Mon travail est d'apprendre auprès lui, mais également de l'aider, et j'avais l'impression que la meilleure manière de le faire, en ce moment, était de ne pas l'ennuyer... Je veux bien croire que je me sois trompé. J'ai... toujours tendance à tout faire de travers, en ces domaines.

Albérich se sentit rougir à la mesure de son interlocuteur.
" Non, non, ne dis pas ça ! C'est peut-être moi qui me suis mépris. Et tu as raison de penser qu'Hubert a beaucoup de soucis en ce moment. Mais je crois aussi que s'occuper de toi... de Ruth... cela peut lui faire du bien, l'arracher un moment à tout ce..."
Merdier.
" ... toute cette situation compliquée."
Il sourit.
" Tu es quelqu'un d'admirable, Alban, ta générosité force le respect, mais tu dois oser, parfois, te soucier d'abord de toi-même."

Alban s'empourpra encore davantage - il semblait ne pas avoir de limites, en ce domaine - et se mit à lorgner ses pieds.
-J'ai peut-être un bon fond, mais si ça se trouve, je pense surtout aux autres pour éviter de penser à moi, justement... J'espère que ce n'est pas ça, parce que ce serait... moche. Mais je ne peux pas être sûr que ça ne soit pas le cas.
Il soupira, secoua la tête puis la releva.
-Est-ce que le mieux, ce ne serait pas que j'aille parler à messire Hubert ? Aussi franchement que je viens de le faire avec vous ? Il n'y a pas grand chose à discuter, mais s'il existe des malentendus...

" Ça me semble la meilleure chose à faire. Mais si j'étais toi, je n'irais pas maintenant. Il ne sera pas ravi de te voir sur les remparts en pleine nuit, et cela risquerait de faire partir la conversation dans la mauvaise direction... De surcroît, j'ai l'impression que j'aperçois quelqu'un qui va venir te tirer par la peau du cou si tu ne décides pas rapidement de la rejoindre dans l'eau. Cela peut attendre demain. Midi, par exemple. Quand nous irons nous refaire tremper au sous-sol."
Il accompagna cette dernière remarque d'un clin d'oeil, craignant que le gosse n'y trouve matière à mortification.

Alban lui sourit.
-Je suis sûr que le sceptre peut faire mieux. Enfin, pire. En tout cas, je l'espère, parce que sinon, Ruth me fera ensorceler par l'un des mages pour que je fasse par moi-même des choses amusantes. Voire carrément des bêtises. J'aimerais autant éviter ça...
Il se déshabilla promptement, tendit ses vêtements au Luménien puis s'en fut d'un bon pas. Toutefois, avant de franchir la porte, il s'immoobilisa et tourna la tête dans sa direction.
-Merci pour la conversation, messire, fit-il, sérieux.
Et il fila.

" De rien." murmura Albérich, à moitié pour lui-même.
Il prit une profonde inspiration qu'il relâcha aussitôt, tentant de réprimer l'émotion qui l'avait saisi malgré lui. Quelle injustice que ces enfants soient désormais dans une situation aussi critique, alors qu'ils étaient si jeunes, à l'aube de leur existence. Il se sentait en colère contre le destin, une émotion noire et inutile qui lui crispait les entrailles. Ils étaient braves, bien sûr, probablement un peu inconscients, mais c'était le propre de leur jeune âge. Les risques, lui-même ne supportait pas de les mesurer.
Mourir dans un fort glacial, à mille lieues de la civilisation dont ils auraient pu profiter. Mourir sous les coups d'une bande de monstres. Mourir, tout simplement.
Il fallait espérer qu'ils survivraient tous ou qu'ils trépasseraient tous, désormais. Jamais Hubert ne se remettrait de leur perte et Alban était au bout de sa résilience.
C'était peut-être un moment opportun pour prier, mais Albérich ne put s'y résoudre. Il serait moins déçu de ne pas être exaucé.
Il finit par tâter ses vêtements, un peu ailleurs. Quand ils seraient secs, il se rhabillerait, veillerait à ce que les enfants aillent se coucher puis remonterait sur les remparts.

Les gamins revinrent un bon quart d'heure plus tard et restèrent de longues minutes à deviser près du feu, extrapolant sur le prochain animal qui jaillirait du sac, le prochain effet que produirait le sceptre. Quant leurs frusques furent assez sèches, ils les renfilèrent, souhaitèrent amicalement bonne nuit à Albérich et prirent la direction de leur dortoir, laissant l'ancien clerc remonter vers la surface.
Il dut prendre un flambeau car, au-dehors, les ténèbres reignaient en maîtres. Quant à Hubert, il se tenait immobile, au même endroit où il l'avait trouvé lors de sa précédente visite. Les cris résonnaient toujours, leurs discrets échos s'infiltrant dans ses oreilles malgré la cire qui les obstruait.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée