La Couronne de Cuivre

-La mienne non plus, même si la raison est toute autre : j'ai peur de ce que je verrai si je ferme les yeux.
Il les ferma pourtant, un instant.
-Écoute, si le cœur t'en dit, va donc nous chercher une coupe : nous verrons ce que ça donne. Qui sait, ça me donnera peut-être un coup de fouet, ce qui me permettrait de narrer une histoire à ceux qui ne dorment pas encore. J'ai eu des demandes en ce sens sitôt que j'ai paru et... Si ça peut aider certains à dormir...
Il eut un pauvre sourire.
-Si nous voulons nous en sortir, chacun doit aider dans la mesure de ses moyens.

Hubert lui pressa le genou puis descendit vers les étages inférieurs, traversant la magnificence silencieuse du palais jusqu'à atteindre le rez de chaussée. Il chemina ensuite vers la cuisine, songeur. Il réalisait combien il connaissait mal le barde, en dépit de tout ce qu'ils avaient partagé, et combien c'était réciproque. Hormis quelques échanges épars sur Solarcis ou les salons anteluciens, ils ne s'étaient rien dit d'eux-mêmes. C'était peut-être mieux. L'urgence n'était pas propice aux réminiscences de temps anciens et révolus.
Il localisa le tonneau déjà ouvert, d'où on avait tiré un vin vénérable et délicieux, en remplit un pichet, prit deux coupes, un peu de nourriture aussi, et repartit vers les étages. Il fit cependant un petit détour par la salle des cartes avant de reprendre les escaliers. Albérich dormait dans son fauteuil, l'air tranquille, et Hubert lui sourit puis l'abandonna à ses songes et repartit trouver Giovanni.

Lorsqu'il rejoignit Giovanni, celui-ci observait avec intensité la fresque qui lui faisait face.
-Il faudra vraiment que j'étudie à fond ces représentations... murmura-t-il.
Il releva les yeux sur le paladin.
-Peut-être y trouverai-je des éléments utiles pour triompher des Ithiliens. Des choses sur lesquelles jouer pour les effrayer, pour leur fair ecroire que leur acte ignoble a choqué jusqu'aux défunts Anciens qui avaient bâti ce lieu de paix...

" Albérich a parlé de quelque chose du même genre, tout à l'heure, remarqua Hubert en déposant l'assiette sur le sol, puis en remplissant une coupe qu'il vint tendre à Giovanni. Enfin... Lui songeait à utiliser la menace du cataclysme qui a détruit la cité, c'est plus sinistre..."
Il regarda à son tour la fresque, songeant à nouveau aux remarques d'Alban, plus tôt.
" Mais tu penses qu'un type calculateur et cynique comme ce duc pourrait avoir peur de fantômes ? Il devrait être rudement superstitieux... Or il sait qu'il offense les dieux d'Hélonna, en recourant à des pratiques perverties, et ça n'a pas l'air de beaucoup l'émouvoir."

-Pour certaines personnes, les dieux sont... très lointains. Ils n'y songent que lorsqu'elles ont besoin d'eux, que lorsqu'elles ont quelque chose à leur demander. Le reste du temps, ma foi...
Son regard se posa à nouveau sur la fresque.
-Quant aux fantômes... Même si le duc s'en contrefiche, ses hommes pourraient être d'un avis tout différent. Et parfois, saper la base est le plus sûr moyen de faire chuter le sommet.

" Je ne sais pas. Décapiter le sommet est plus rapide et parfois très efficace, quand on veut arrêter une guerre." dit le paladin avec un haussement d'épaules.
Il secoua la tête.
" Mais dans le fond, je ne suis pas expert. Mais dans mon métier, à Solarcis, j'ai toujours essayé d'atteindre les gros bonnets plutôt que d'épuiser mes hommes à pourchasser le menu fretin."

-Je comprends. Mais ici... Le gros bonnet, s'il est présent, doit bénéficier d'une protection maximale : gardes du corps, mage personnel... Pour l'atteindre, il faudrait soit monter un stratagème du plus haut raffinement et croiser les doigts pour qu'il fonctionne, soit disposer d'assassins capables de se faufiler jusqu'à lui en se jouant de ses protections... Peut-être la première option est-elle à notre portée. Quant à la deuxième, nous ne comptons aucun profil adéquat dans nos rangs. Et même si ça avait été le cas..; Ce n'est pas une tactique très honorable. Doux euphémisme.

" Fabriquer des fantômes pour effrayer la piétaille n'est pas plus honorable, Giovanni, dit Hubert avec un sourire un peu triste. Meurtre, tromperie... Au moins, en s'attaquant à la tête, vise-t-on le véritable responsable de ces atrocités... Mais je n'en sais rien, je le répète... Je comprends qu'en tant que barde, tu penses aux artifices qui pourraient nous aider. Mais ce sont des méthodes qui me sont complètement étrangères. Je pense que mon rôle est désormais très limité... à part pour ouvrir les portes et rassurer les gens en me promenant dans les couloirs."

-Tu mésestimes l'importance que ta seule présence a... Tu es quand même justement celui qui, d'entre nous tous, est le seul à être doté du pouvoir d'ouvrir ces portes merveilleuses. Tu es celui, aussi, qui a vaincu un puissant démon. Alors si on ajoute à ça ce que symbolise par ailleurs un paladin... Oui, ta simple présence compte énormément. Mais tu es un homme d'action, je comprends que cette inactivité te pèse... Bah, je suis sûr qu'il est possible de désactiver cette protection magique. Il suffit sans doute d'enlever l'une ou l'autre gemme déjà en place, dans cette fameuse salle...
Autre sourire fugitif.
-Pour le reste, ne te fies surtout pas à mes idées. N'oublie pas que je ne suis rien qu'un dandy qui, jusqu'à il y a peu, partageait son temps entre les salons mondains d'une part, d'autre part les temples, les châteaux et les palais où un artiste était requis... Bref, je suis tout sauf qualifié pour élaborer des stratégies ou ne serait-ce que participer à leur élaboration.

" Aucun de nous n'est taillé pour ce genre de choses, je le crains. Il faudra bien que nous nous improvisions libérateurs, pourtant."
Il soupira.
" Je suis sûr que Guillermo aurait été l'homme de la situation. Je regrette qu'il n'ait pas fui avec nous. Il aurait su quoi faire. Je n'aurais pas aimé, cependant, je le sais. Mais pour le bien du plus grand nombre..."

-Je ne sais pas...
Il eut une légère grimace.
-C'est un homme loyal, c'est indéniable. Un homme bien meilleur qu'il ne se plait à le dire, aussi. Mais... Officiellement du moins, il ne fait pas partie de la Communauté. Et, surtout, je me demande si celle-ci n'aurait pas perdu son âme si elle s'en était remis à ses méthodes certes pragmatiques et efficaces mais... sanglantes. Méthodes auxquelles il est tellement tentant de succomber...
Sa grimace s'accentua et il se détourna.
-Hubert, je me plais à me dire un serviteur de l'amour. Pourtant... Pourtant, quand j'ai vu ce que j'ai vu... C'est la haine qui a failli s'exprimer. La haine et la soif de vengeance. Voir cela et ne rien pouvoir faire... J'ai cru devenir fou.

Hubert posa une main sur l'épaule du barde et la serra doucement.
" Je sais. Et je comprends. Je suis certain que j'aurais ressenti exactement la même chose, et je ne suis pas sûr..."
Il était même plutôt sûr du contraire.
"... que j'aurais réussi à me contrôler. Quand on sert l'amour et qu'on le voit bafoué de la sorte... Il est bien normal d'avoir des envies de meurtre."
Il grimaça à son tour.
" Je me dis que justement parce qu'il ne fait pas partie de la communauté... Guillermo aurait pu se salir les mains, lui. Mais tu as raison, dans le fond... Ses méthodes nous auraient tous éclaboussés. Elles le font déjà, quelque part, même s'il ne s'en prend qu'à ses anciens hommes."

-En même temps, ne serait-ce pas se bercer d'illusions que de penser que nous pourrons venir à bout des Ithiliens sans nous battre, sans que coule leur sang ou le nôtre ?
Le barde lui refit face.
-Je sais que notre situation n'est pas vraiment comparable à celle de Luménis sous la tyrannie mais... Il a fallu se battre pour chasser Nwalk. Et personne ne songerait à jeter l'opprobre sur ceux qui l'ont combattu.

" Je dois avouer que c'est un sujet dont je ne sais rien, donc je te crois sur parole." dit le paladin.
Hubert pensait cependant qu'il y avait de nombreuses différences entre la situation qu'avait connue Luménis et celle dans laquelle ils se trouvaient.
" Je n'ai pas non plus imaginé qu'on ne verserait aucun sang. Beaucoup a coulé, déjà, d'amis et d'ennemis. Mais mon devoir de paladin m'impose de limiter au maximum les pertes civiles. Et pour l'heure, attaquer la forteresse équivaudrait au massacre de nos amis prisonniers."

-Je sais bien. Et de toute façon, nous n'en avons pas les moyens.
Il poussa un profond soupir.
-Ah, je crains de ne pas être un très bon interlocuteur pour ce genre de discussion. Notre situation me paraît globalement inextricable et les rares idées qui me viennent à l'esprit sont si peu pertinentes qu'il ne vaut mieux pas que je les formule. Sincèrement, je crois qu'il est préférable que je m'en tienne à mon rôle d'apprenti espion et à celui de bout-en-train tentant de soutenir le moral des troupes. Sachant que le second rôle est celui pour lequel je suis d'ordinaire le moins inadéquat.

Hubert ne verbalisa pas ce qu'il pensait, à savoir que Giovanni devrait très certainement retourner jouer les espions, que les informations qu'il pouvait glaner de la sorte seraient indispensables à une quelconque intervention, et qu'il lui faudrait donc trouver en lui la force de se confronter à nouveau à l'insupportable. Albérich avait raison, pourtant. La situation aurait pu être mille fois pire, il suffisait de songer aux cannibales qu'ils avaient affronté peu de temps auparavant. Mais comment vaincre sans que les conditions des prisonniers ne se détériorent ? Hubert n'était pas loin de partager le découragement de son ami.
La nuit, c'était la nuit, il ne fallait pas chercher plus loin.
" Nous verrons bien." dit-il finalement.
Il observa à nouveau la fresque.
" Je pense que tu vas surtout devoir examiner ces peintures, les jours à venir... Elles doivent regorger d'informations cruciales, si elles sont aussi véridiques que tu as l'air de le penser..."

-Je peux me tromper, tu sais. Mais même si elles ne sont pas totalement véridiques sur le plan esthétique, elles le seront du point de vue symbolique, ce qui est l'essentiel... Du moins, si l'on parvient à les interpréter.
Il lorgna son assiette, sa coupe. Ne toucha ni l'un ni l'autre.
-Je ferai de mon mieux. Et si vous pensez que la recherche de salles secrètes est potentiellement utile, je peux reprendre du service à ce niveau aussi. En tout cas en tant qu'assistant de Ruth.

" Nous verrons... Tu penses vraiment qu'avec toutes les protections dont est déjà doté ce lieu, les Anciens pourraient avoir encore caché des pièces secrètes ?"
Il haussa les épaules.
" Et de toute façon, ils n'y auront certainement pas rangé des couvertures... Or c'est ce dont nous avons besoin !"

-Plus quand nous aurons découvert le système de chauffage. D'ailleurs, quand ce sera le cas, je serai d'avis de ne mettre des vêtements que pour les sorties à l'extérieur. Nous n'avons qu'une tenue chacun, après tout : autant l'économiser, sous peine de ne plus en avoir du tout.
Son sourire fugitif disparut.
-Mais je suis convaincu que ce lieu cache bien plus que nous n'en avons encore découvert. N'est-il pas une manière d'énigme ? Nous n'avons même pas encore compris à quoi il servait exactement...

" Tu ne crois pas que c'est une sorte de... maison de civilisation ? Comme un musée ? Un endroit où on rassemble et on stocke toutes les réalisations de la communauté, pour qu'elles puissent être admirées par tous ? Ou alors c'est une sorte de... de cocon prévu pour résister au temps. J'imagine que dans les livres qui parlent des lieux, ça doit être expliqué. Alban m'en a justement apporté un aujourd'hui... plein d'images de la ville du temps de sa splendeur. Je parie qu'il y a une légende sous les images et qu'il ne doit pas être si difficile d'en trouver qui représentent cet endroit..."
Il sourit.
" Mais le chauffage ne rendra pas le sol plus moelleux. Je parlais de couvertures, mais je pensais surtout aux matelas. Et même quand il fait chaud, je ne sais pas... C'est toujours agréable de pouvoir se coucher sous quelque chose... Comme un rappel du ventre maternel, peut-être."

-Si nous ne portons plus nos vêtements, qu'est-ce qui empêche de s'en recouvrir pour dormir ? Cela aurait également l'avantage de papplier à la pénurie actuelle de couvertures...
Il eut un sourire en coin.
-Mais celles-ci peuvent également et avantagement être remplacées par les bras d'un partenaire, si on a la chance d'en posséder un...

Hubert s'empourpra légèrement, mais en même temps, si quelqu'un était au courant de la situation, c'était bien Giovanni. Le paladin lui décocha une petite grimace, puis sourit à son tour. C'était l'occasion ou jamais de changer de sujet, en espérant ne pas commettre d'impair.
" Parlons-en, justement... Tu m'as aidé à concrétiser mes désirs... Qu'en est-il de toi ? J'ai bien compris que tu étais un esprit libertin, mais... il y a quand même pas mal d'âmes célibataires, en cette communauté. Ne puis-je pas te rendre service, à mon tour ? Car, effectivement, nous n'avons pas de couvertures."

Le barde grimaça.
-C'est très gentil à toi mais... Au risque de te décevoir, je dois avouer que je suis un... butineur. Mais, je tiens à le préciser d'emblée, uniquement avec des personnes qui recherchent elles aussi d'agréables étreintes sans lendemains... Le grand amour, je ne l'ai pas encore rencontré. Peut-être parce que c'est une trop grande responsabilité pour quelqu'un qui, comme moi, les déteste, les responsabilités...
Soupir.
-Inconséquent un jour, inconséquent toujours, je le crains. Même si j'essaie de me soigner...

" C'était juste une question, je serais bien le dernier à te juger en ces matières, dit le paladin. Sans doute ne sait-on jamais ce que demain nous réserve, dans le domaine... La foi sunite encourage sûrement à rester attentif aux options qui se présentent. Mais c'est vrai aussi qu'il y a là une question de tempérament. Je n'ai jamais vraiment cru que je trouverais un partenaire stable, mais c'est ce à quoi j'ai toujours aspiré. J'imagine que c'est lié à ma vocation de paladin, quelque part. Le besoin d'avoir foi en quelque chose d'inébranlable. C'est sûrement un leurre, mais ça m'est nécessaire."

-Pourquoi serait-ce un leurre ? Les amours inébranlables existent. C'est même moins rare qu'on ne pourrait le croire. Et j'espère sincèrement que ce que vous êtes en train de bâtir avec Albérich sera de cette nature. J'ai bon espoir, d'ailleurs : il y a des signes...
Il se fit songeur.
-En même temps, je n'aimerais pas être à ta place. Si j'avais un conjoint au sein de la Communauté, je crois que la peur de le perdre me paralyserait. Quand je vois déjà comme mes minuscules engagements actuels me font réfléchir...

" Oh, mais je suis paralysé." dit Hubert avec un sourire calme.
Il but une gorgée de vin, ferma un instant les yeux.
" Et je suis paralysé depuis le premier feu follet, depuis le tumulus, depuis les cannibales... Mais je ne peux pas me permettre d'y songer trop souvent. Et si je dois être honnête... Albérich a davantage de raisons d'être paralysé que moi. C'est toujours moi qui suis à deux doigts de mourir, jamais lui. Rien que pour ça... je n'aurais pas pensé qu'il accepterait de se lancer dans cette relation. Je sais qu'il a déjà beaucoup perdu... Je devrais y penser dans le feu de l'action, me préserver pour lui, a minima... Mais ça m'est impossible. En cela, je ne crois pas vraiment qu'il existe de relations inébranlables. Nous sommes, individuellement, tous tellement fragiles et imparfaits... Mais quelle est l'alternative ? Se priver de vivre et d'aimer ? Même un jour, une heure de bonheur absolu... Ça en aurait valu la peine."

-Gare, mon vieux : c'est presque sunite, ça, comme manière de penser...
Il se décida enfin à goûter à son vin. Lequel était proprement merveilleux.
-En revanche, se lancer dans une si belle histoire d'amour dans de telles conditions, malgré toutes les incertitudes quant à l'avenir, malgré tous les dangers qui nous guettent... C'est très lathandrite.
Il sourit.
-Pas si étonnant, au fond, qu'Albérich ait accepté : ce n'est pas le clerc de Lathandre le plus archétypal qui soit mais... cette décision prouve bien qu'il sert le bon dieu.

" Il y a beaucoup d'énergie en lui quand il est dans de bonnes conditions... et apparemment dans de mauvaises... Je ne sais pas ce qui s'est passé hier soir, avec Thibault, mais..."
Il espéra que la légère acidité dans son ton était inaudible.
"... il est changé depuis ce matin. Souviens-toi dans quel état il était hier, après que nous ayons discuté..."
Il secoua la tête.
" Il y a quelque chose de louche là-dessous. Et il n'a pas l'air de vouloir m'en parler clairement."

-Si ce qui s'est passé est d'ordre... mystique, ce qui paraît crédible tant le changement que tu viens d'évoquer est radical, peut-être estime-t-il ne pas avoir le droit d'en parler.
Il haussa les épaules.
-En tout cas, je ne sais rien à ce sujet...

" Mystique ?" dit Hubert, surpris.
Il réalisa qu'il n'avait pas envisagé les choses sous cet angle jusque là. Non, il avait cru... que Thibault et Albérich avaient parlé, simplement.
" Tu as sans doute raison."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue