La Couronne de Cuivre

Marius ne se fit pas prier et grimpa sur le dos de Taliesin, devenant invisible tout comme le barde. Mais ce dernier avait perdu un temps précieux et il était probable qu'il doive relancer son sortilège s'il espérait demeurer discret. Sur le front des meilleures nouvelles, le gosse était léger comme une plume.
" Tu sais par où sortir ? Parce qu'il n'y en a pas, de sortie. Une fois qu'on est rentré, on ne passe plus dans l'autre sens... et avec le raffut que vous avez fait..."

-Je suis avec un groupe d'amis : ils ont peut-être réussi à escalader la porte afin de pouvoir se servir de la poulie située de l'autre côté. Nous allons voir.
Il incanta sans perdre davantage de temps : mieux valait ne prendre aucun risque.
-S'ils ne sont pas vers la porte, nous les chercherons puis nous aviserons.
Pour que des hommes aient si rapidement surgi entre la deuxième et la troisième enceinte, c'est qu'il existait un autre passage. Un passage inconnu des captifs.

Mais ce passage, Taliesin le repéra bientôt : c'était le portail de la troisième enceinte, qui était ouvert, et non une porte vers l'extérieur. Enfin, ouvert était un bien grand mot : deux hommes montaient la garde devant une porte étroite, par laquelle d'autres sortaient et se répandaient parmi les femmes. Certains paraissaient désireux de ramener le calme, d'autres, armés, cherchaient manifestement les fuyards. Manoeuvrer la poulie discrètement promettait d'être ardu, bien que l'incendie qui faisait désormais rage du côté de l'entrepôt draine une certaine attention...
Aucune trace des autres elfes ou de Cordélia.

S'il n'y avait eu le sauvetage de Marius, il aurait amèrement regretté la séparation de leur groupe. Et, pour être honnête, il la regrettait malgré tout, car elle rendait les choses beaucoup plus compliquées.
Fallait-il tenter de fuir sans tarder, en espérant que ses compagnons aient pu en faire autant ?
Fallait-il au contraire les rechercher, au risque de perdre un temps précieux et de faire une (très) probable mauvaise rencontre ?
Le meilleur moyen de le savoir était sans doute de découvrir s'il pouvait utiliser seul le système de poulie.
Pour l'empêcher de faire du bruit, il suffisait qu'il emploie un sort de manipulation des sons et la réduise au silence.
Ensuite, sans doute serait-il en mesure de hisser le gosse jusqu'au sommet du mur.
Mais pourrait-il l'y rejoindre ? En grimpant à la corde, par exemple ?
Bref, l'elfe chercha à évaluer la situation aussi rapidement que possible.

Le problème n'était pas tant le bruit que ferait la poulie — les crépitements des flammes voisines, les cris et les sanglots pourraient sans doute le couvrir, que le fait qu'il faudrait hisser quelque chose dans les airs, invisible, avec le risque que cette invisibilité se lève à mi-course, et le fait qu'un oeil avisé verrait la corde bouger, immanquablement, car le sortilège ne rendrait pas subitement l'intégralité du dispositif visible. Il était également difficile de prédire s'il serait facile de grimper ensuite : il faudrait s'assurer que les deux extrémités de la corde seraient solidement fixées, sans quoi tirer d'un côté ne servirait pas à grand chose.
Rien de tout cela n'était franchement impossible, mais c'était indéniablement très risqué...

Il soupira : cette option n'était pas plus risquée que demeurer ici mais... il y avait trop d'aléatoire, trop de choses pouvaient se produire durant son exécution. Il allait donc devoir abattre sa dernière carte.
-Changement de programme, annonça-t-il à son "passager". On va gagner un coin un peu moins découvert et je convoquerai une créature volante pour qu'elle nous mène hors de l'abbaye.
Un hibou géant céleste, animal nocturne, ferait parfaitement l'affaire : assez grand pour les transporter tous les deux, que ce soit sur son dos ou dans ses serres, son acuité visuelle lui permettrait peut-être de repérer les autres...

" Wouah, ça c'est un truc que ferait Gérard de Berge, je suis sûr !" s'exclama Marius, enthousiaste.
Il leur fallut circuler un bon moment dans le village encombré avant d'atteindre des zones moins peuplées. L'invisibilité de Taliesin se dissipa soudain mais ils étaient déjà relativement éloignés des portes et ils ne virent personne, de prime abord. Bien sûr, il y avait des bâtiments tout autour d'eux et il n'était pas impossible que des femmes y soient réfugiées, mais il n'y eut ni cri, ni appel à l'aide, la voie paraissait libre.

Et malheureusement, aucune trace des autres, qu'ils se cachent, soient déjà parvenus à s'enfuir où... aient été capturés, dernière hypothèse sur laquelle il préféra ne pas s'attarder.
Comme il préféra ne pas s'attarder à ne rien faire. Ainsi, sitôt que Marius eut regagné le plancher, des vaches, le barde commença-t-il à incanter.

Taliesin --> Convocation de monstres IV

Dès que le hibou serait apparu, il lui ferait sa demande...

L'énorme oiseau surgit du néant, nimbé d'une lumière bleutée, et poussa un petit hululement interrogateur, sans doute surpris de ne pas trouver d'adversaire à affronter. Marius, de son coté, paraissait osciller entre la terreur et le ravissement. Le faire grimper sur l'animal se révéla complexe, à la fois parce qu'il était au final franchement effrayé, mais aussi parce que l'oiseau n'était pas exactement conçu pour la monte, comme un cheval ou un mulet, et qu'il fallait s'accrocher comme on pouvait à une plume ou une autre, en espérant ne pas lui faire mal.
Il s'éleva ensuite dans les airs, brassant la nuit de ses larges ailes. Taliesin devait cependant lui donner des directives : voler haut ou bas, vite ou lentement, et surtout... vers où.

Pour autant qu'il sache, le hibou comprenait le commun : c'est donc dans cette langue qu'après l'avoir remercié pour son aide, il lui expliqua ses consignes. L'idée était de survoler la zone comprise entre la deuxième et la troisième enceinte, pour voir s'il y avait trace de ses compagnons : avec sa vision nocturne acérée, l'animal aurait encore plus de chances que lui de les remarquer. D'autant qu'il faudrait le faire en s'élevant à quelques mètres au-dessus des toits, afin d'éviter les traits ennemis... S'ils ne voyaient rien, il serait temps de partir : ils le feraient en suivant l'itinéraire que le barde et ses comparses avaient empruntés pour venir, à savoir vers la discrète porte s'ouvrant dans la première enceinte puis... vers le bois au-delà. Ainsi serait-il fixé quant à la possible évasion des autres.

Il leur fallut voler plus haut, car les toits étaient bas, les bâtiments n'ayant pas d'étage, et une flèche, un projectile magique ou un carreau les aurait aisément atteints à si faible altitude. Sans parler des yeux, simplement, car le hibou n'était pas invisible. Or, avec l'incendie qui faisait toujours rage, on lorgnait volontiers le ciel. La fumée se révéla un adversaire à la mesure du regard acéré du barde, mais pour le reste, il ne vit nulle trace de ses compagnons, ni entre les maisons, ni sur le chemin du retour qu'ils empruntèrent finalement, en partie par dépit, en partie parce que Marius commençait à avoir vraiment très peur de cette promenade dans les cieux et que leur prise sur le dos du hibou se révélait réellement hasardeuse. Ils reprirent donc le chemin des bois, indemnes et bredouilles, d'une certaine façon.

En vérité, et pour autant qu'il puisse en juger, l'opération se soldait par un lamentable fiasco.
Sur les quatre entrés dans l'abbaye, il était le seul à en être ressorti.
Ils n'avaient réussi à sauver ni la princesse - dont l'entêtement et la bêtise étaient en partie responsable de leur échec -, ni Cordélia, ni Lucie.
Certes, il avait tiré Marius des griffes de ces monstres, ce qui était une victoire en soi, mais le témoignage du garçon ne serait pris au sérieux ni par les elfes, ni par les gens de la vallée.
Bref, un échec sur presque toute la ligne.
Le seul côté positif, c'est que la suite était toute tracée : rentrer à Luménis et informer Kerun de ce qui se tramait ici. Sans doute les services secrets n'interviendraient-ils que trop tard mais, au moins, lui-même aurait fait son devoir.

Le hibou les déposa dans les bois, à l'abri des arbres et des regards, puis se dématérialisa. Marius paraissait soulagé d'avoir mis pied à terre et sauta à droite et à gauche pour retrouver des sensations dans ses jambes.
" Je ne crois pas que j'aimerais recommencer ça, remarqua-t-il d'un ton sobre. Où on va, maintenant ? Ils sont où, Victor et Baptiste ?"

-Ils campent dans la Lorien. C'est précaire mais, au moins, ils sont en sécurité.
Il se demandait dans quel état d'esprit il allait les retrouver. Dans quel état tout court, d'ailleurs, vu leur dénuement...
-Nous n'allons pas tarder à les rejoindre. Je voudrais juste attendre quelques minutes, au cas où mes compagnons et les prisonnières que nous avions libérées arrivent...
Il ne pourrait guère s'attarder, toutefois : la chasse allait être lancée sous peu, si ce n'était pas déjà le cas.
-Et de ton côté, comment ça va ? Tu veux manger, boire quelque chose ?

" Ça va, dit le gosse. J'ai bien mangé hier soir."
Il semblait en effet en bonne santé, et même propre, sous sa chemise de nuit froissée. Mais son regard s'emplit d'effroi.
" Dans la Lorien ?! Mais tu es fou ! Les elfes vont les manger ! Il faut faire drôlement gaffe !"

-Ne t'en fais pas : il ne leur arrivera rien là où ils se trouvent. Ils bénéficient d'une sorte de laisser-passer, disons. Et tu en bénéficieras aussi, puisque tu m'accompagnes. répondit-il, renonçant d'emblée à le convaincre que les elfes ne mangeaient pas les enfants - il avait déjà échoué, par le passé.
Tout en parlant, il s'efforçait de demeurer aux aguets, cherchant à repérer des pas éventuels.

Marius s'était assis sur le tronc d'un arbre mort et scruta les ténèbres à son tour, même s'il ne devait rien y voir. Il ne paraissait pas particulièrement effrayé mais étouffa un bâillement dans la paume de sa main.
" Tu crois qu'ils vont arriver comme ça, dans la forêt ? Ils ont un oiseau aussi ?"

-Non. Mais c'est par là que nous sommes venus : il y a une sorte de chemin qui monte jusqu'à une petite porte permettant d'accéder à l'abbaye. C'est la seule issue secondaire que nous connaissons.
Il y avait malheureusement très peu de chances qu'ils l'atteignent, surtout avec les deux femmes droguées qu'ils transportaient. Non, décidément, il valait mieux qu'il ne pense pas à ce qui allait leur arriver, aux uns et aux autres, ainsi qu'à l'ampleur de leur échec. Il ne pouvait plus que les attendre un moment, sans doute vainement, jusqu'à ce qu'il doive songer à sa propre vie et ne soit contraint de mettre les voiles pour ne plus jamais revenir dans cette vallée maudite.

De longues minutes s'écoulèrent dans un silence quasi-total. On entendait de temps à autre une branche craquer dans les arbres au-dessus d'eux, et peut-être, en tendant l'oreille, des clameurs plus lointaines, mais rien n'était moins sûr. Par contre, il y avait désormais une odeur de brûlé dans l'air, ténue mais bien réelle. Le ciel, aussi, semblait s'éclaircir... L'aube ne tarderait sans doute plus beaucoup.
" Ils se sont peut-être cachés en attendant que les choses se calment, proposa Marius, ou alors ils sont sortis par une autre sortie. Il y a une troisième enceinte, tu sais, sur l'extérieur. Avec une porte. C'est par là qu'on entre, d'habitude."

-C'est possible, répondit le barde.
Il peinait à être optimiste mais s'efforçait de n'en rien montrer.
-De totue façon, il faut que nous nous mettions en route : une fois dans la Lorien, nous pourrons souffler.
Mais le trajet promettait d'être long et risqué.

Marius haussa les épaules et sauta sur ses pieds.
" D'accord." dit-il.
Pour l'heure, le gosse n'y voyait rien et il serait donc nécessaire à Taliesin de le guider entre les arbres, mais sans doute le soleil serait-il levé lorsqu'ils arriveraient à l'orée des bois et l'enfant pourrait alors se déplacer plus aisément.

Il le guida donc, cherchant l'itinéraire le moins ardu possible.
Sitôt quitté le couvert des arbres, la progression serait peut-être plus aisée mais elle réclamerait un maximum de discrétion : se faire repérer par des suppots de l'abbaye, ce serait le dernier clou au cercueil de leur opération lamentablement échouée. Il ferait en sorte que cela n'arrive pas, cependant, comme il ferait en sorte, une fois dans la Lorien, de ne plus jamais avoir à revenir dans cette vallée de malheur, symbole de la bassesse humaine - au sens large -, symbole aussi de son énième échec et de sa totale impuissance à changer le cours des choses. Mais il avait essayé, de son mieux, et sans doute était-ce l'important. Pour le reste, il ne pouvait plus que s'en laver les mains.

Lorsqu'ils arrivèrent en bordure de la forêt, il faisait effectivement jour. Il ne semblait pas y avoir d'activité particulière dans la campagne environnante, mais il était probable que de nombreux paysans étaient déjà à l'oeuvre dans leurs champs et des bergers dans les prés. Traverser la région sans être vu par l'un ou l'autre serait impossible, à moins de recourir à la magie. Bien évidemment, rien ne disait que Taliesin serait poursuivi ou même reconnu, mais les elfes du soleil n'étaient évidemment pas légion dans les parages...

Malheureusement, il n'avait pas de quoi les rendre invisibles tous les deux aussi longtemps et sur une telle distance. Il allait donc falloir se contenter d'avancer en se faisant le plus discret possible, en évitant autant que faire se peut les chemins et les zones fréquentées. S'il voyait des paysans, s'il ne pouvait échapper à leurs regards, il se comporterait comme si de rien n'était, comme s'il n'était pas en fuite. Avec un peu de chance, cela suffirait. Dans le cas contraire... Il faudrait aviser.

Ils entamèrent ainsi leur périple à travers la campagne, en direction de la Lorien. Marius était versé dans la discrétion, Taliesin s'en rendit rapidement compte : le gosse avait le chic pour se fondre dans l'environnement, demeurer parfaitement silencieux et immobile, et dénicher de bonnes cachettes, sans doute le fruit d'un douloureux apprentissage sur les routes. Aux aguets comme un petit animal sauvage, il semblait n'avoir peur de rien mais dans le même temps, se fiait aux instructions du barde sans rechigner. A la mi-journée, ils avaient déjà bien progressé vers l'est, même s'ils n'atteindraient probablement pas la Lorien avant le crépuscule. Derrière eux, une fumée noire s'élevait toujours de la butte de l'abbaye, mais elle était désormais moins dense, signe que l'incendie avait dû finir par être maîtrisé.

Évidemment, les habitants de la vallée avaient dû s'émouvoir de cet incendie en plein cœur de leur si chère abbaye. Que leur avait-on expliqué ? Sans doute qu'il y avait eu un simple accident. Ou, plus probablement encore, que d'odieux profanateurs s'en étaient pris à ce lieu de prière n'abritant que des prêtres dévoués et des nonnes s’adonnant paisiblement à la contemplation. Si ses camarades avaient été capturés, nul doute qu'on le leur ferait payer cher, très cher... Mais il préférait ne pas y songer : il ne pouvait plus rien pour eux, de même qu'il ne pouvait plus rien pour la princesse, pour Cordélia... ou pour éviter une guerre entre elfes et humains. Dès lors, autant continuer sa route sans se retourner. Au besoin, si Marius fatiguait, ils feraient une halte pour souffler et manger dans un lieu discret. Mais pour le reste... Destination la Lorien.

Mais Marius ne broncha pas une seule seconde, ne montra pas le moindre signe de fatigue, et continua à marcher tant que le barde lui-même le faisait. Sans doute se satisfaisait-il des fruits qu'il parvenait à chaparder au fil de leur promenade, car Taliesin le vit plus d'une fois une pêche à la main, s'empiffrant sans faire de manière et sans ralentir. Au prix de quelques détours et de pauses improvisées derrière une haie ou dans un arbre, ils parvinrent à bon port alors que le soleil déclinait dans leur dos, transformant spectaculairement leurs ombres. Ils avaient fait au plus court et se trouvaient très au nord du repaire de Wilmarin, mais sans doute n'étaient-ils pas si loin de l'endroit où Taliesin avait pénétré pour la première fois dans la forêt, avec Victor et Baptiste.

-Nous allons encore avancer de quelques dizaines de mètres, afin de dépasser la limite que les habitants de la vallée ne franchissent jamais et de trouver un coin où nous arrêter, annonça-t-il au garçon. Ensuite, et bien... Nous nous reposerons. Et quoi qu'il advienne, ne t'inquiète pas à propos des elfes, d'accord ? Tant que tu es avec moi, tu ne risques absolument rien.

Mais la curiosité semblait l'avoir emporté sur la peur, et Marius s'enfonça dans les taillis avec vivacité. Si bien qu'assez rapidement, Taliesin n'eut plus qu'une idée très relative de l'endroit où l'enfant se trouvait. Il y avait des bruissements dans les fougères, des craquements dans les buissons, mais qui venaient de trop de directions différentes pour qu'il puisse toujours s'agir de lui. Non, la forêt regorgeait de vie, comme de coutume, et Marius s'était fondu dans les ombres. Il reparut cependant dans le sillage du barde pendant quelques secondes, avant de disparaître à nouveau. Il s'était armé d'un bâton comme s'il s'attendait à devoir en découdre avec une bête des bois, voire un elfe embusqué.

Mais ce n'était vraiment pas le moment que le gosse se fasse mal, qu'il ait des ennuis avec des bêtes sauvages ou... avec des elfes : la journée avait été assez mouvementée - et déprimante - comme cela.
-Marius, s'il te plait, ne t'éloigne pas trop de moi, lui dit-il. C'est vraiment important.
Puis, tout en s'efforçant de garder un œil sur son jeune acolyte, il tenta de repérer un arbre où passer la nuit : il n'avait pas oublié les précautions prises par ses compagnons lors de leurs trajets en Lorien.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile