La Couronne de Cuivre

-Oh, mais moi, j'étais inconscient quand on m'a ramené ici ! Et je n'ai ni ôté ni transporté mes frusques moi-même ! protesta-t-il d'un ton léger.
Il tendit bien la main, mais seulement pour refermer celle du petit garçon sur l'instrument.
-Garde-le, Victor. Il est à toi. Je te l'emprunterai peut-être si personne ne me déniche une canne sur le navire ou, mieux encore, je te demanderai d'en jouer : je ne suis pas sûr d'être en état d'en tirer le moindre son, et tu dois te souvenir des morceaux... En tout cas, je préfère que tu le conserves.

" Je ne suis pas certain de vraiment m'en souvenir... dit-il. Et je voudrais que tu le prennes à Melandis."
Il sourit de toutes ses dents.
" Il parait que les petits déjeuners sont particulièrement répugnants ! Martin m'en a parlé : oeil de boeuf poché à la crème aux sangsues, foie de chèvre en croûte d'avoine rassie et raisins blets, pain de farine aux charançons, confiture de champignons de pied. Non, je crois que ton palais elfique n'y survivra pas. Il faudra que tu prennes le pipeau. Moi, je m'entraînerai avec un instrument normal, comme ça... pas de désastres !"

Le barde accepta l'instrument mais ne put s'empêcher d'ajouter :
-Je le prends pour l'instant. Je ne désespère pas, cependant, de parvenir à te convaincre de le garder... Il reste quelques jours avant le départ, après tout. Oh, à ce propos, j'imagine que tu es déjà au courant, mais... Le capitaine m'autorise à partir pour Melandis. Je n'ai même pas eu besoin de le lui demander, il me l'a proposé spontanément. Tu vois, les choses prennent un tour encourageant.

" Le capitaine ne me l'a pas dit, mais il en a parlé à Constance... et j'étais pas loin... Mais entre nous, j'en étais sûr, qu'il dirait ça. Tout le monde n'a fait que dire du bien de toi et quand il a dit à Constance que tu rentrais à Luménis, elle a voulu savoir pourquoi, et quand il n'a pas voulu le dire, elle a dit qu'elle allait tirer les choses au clair avec toi, et il ne savait plus où se mettre, c'était comique... Mais bon, c'était avant qu'il ne change d'avis. Mais j'étais sûr qu'il changerait d'avis."
L'expression de Valaellyn s'était faite pensive. Quand Victor se tut, elle reprit la parole.
" Ce qui me fait penser... qu'on t'a sans doute dit que j'avais... l'intention de retourner à Luménis.
— Je vais aller chercher le souper, je reviens." souffla Victor, comme s'il sentait que, peut-être, les elfes avaient quelque chose à échanger qui ne le concernait pas, ou peut-être trop.
Et il sortit.

-Pense au pain et au bol de bouillon pour Val, s'il te plait ! lança-t-il au gamin avant que celui-ci ne referme la porte de la cabine.
Puis il se tourna vers la prêtresse.
-Oui, Victor m'en a parlé. Il m'a dit aussi que tu envisageais de te rendre à Loth Imharil.
Il sourit, avec l'impression de ne pas l'avoir fait autant depuis des lustres.
-Si tu as des scrupules, si tu penses que je vais t'en vouloir de ne pas continuer jusqu'à Melandis, tu peux être rassurée. Je comprends très bien ta décision, et je la respecte. Elle est des plus légitimes.

" Loth Imharil ? Je ne suis pas au courant de cette partie du voyage. Victor a dit ça ?" fit-elle, interloquée, avant de retrouver une mine plus grave. " J'ai la terrible impression de te faillir. Nous étions partis ensemble et... je n'ai pas vécu le quart du tiers de ce que vous avez enduré, toi et Victor, mais... ce n'est même pas la question. J'ai eu le temps de penser à Orodreth, à ces Mélandiens, à Mersant... Je ne me sens pas de taille, Taliesin, c'est la vérité. Je pense que les choses seront déjà difficiles là-bas, sans qu'en plus, tu doives te farcir mes angoisses et mes révoltes. Je voudrais... je voudrais pouvoir faire quelque chose à mon échelle, et j'en ai parlé à Seskan, peut-être que je peux faire partie de l'équipe qui reste à Luménis. Je suis chauntéenne, j'ai besoin de la campagne, je ne pourrais pas vivre en ville, mais... s'ils me trouvaient un rôle... J'aimerais pouvoir aider. J'en ai peut-être besoin. Mais aller à Mélandis... Je n'y arriverai pas."

-Je te comprends, et ce ne sont pas de vaines paroles, murmura-t-il. Lorsque je me suis rendu à Melandis pour la première fois, j'étais sûr de moi, confiant en mon expérience, en ma capacité de résistance. Et pourtant, je n'étais pas préparé à ce qui m'attendait là-bas. J'ai essayé de rester concentré sur mon objectif, de ne pas me laisser atteindre par la misère, par le sort odieux des esclaves... Sans résultat. Je n'ai pu m'empêcher de les aider, de m'impliquer sans cesse davantage, poussé par ma révolte grandissante... et cela a abouti à la catastrophe que l'on connaît. Sincèrement, je ne souhaite à personne d'aller dans cette cité. Et je suis heureux que tu préfères n'y pas mettre les pieds. Mes proches ont déjà assez souffert comme cela...
Il soupira.
-Tu ne me faillis en aucune façon. Tes talents de prêtresse ont rendu possible la reprise immédiate de notre expédition. Et tu pourras te rendre très utile, sur Hélonna : ceux qui partent ont besoin de ceux qui restent. Sans eux, ils ne pourraient mettre les voiles. Tu ne dois donc pas t'en vouloir. En aucun cas.

Elle acquiesça.
" Tu es gentil de dire ça. Mais je ne me sentirai réellement mieux que lorsque tu seras de retour avec Galathée. J'aurai sans doute toujours un petit fond de culpabilité mais je le mérite. Je ramènerai les enfants dans leur famille, d'abord. Puis je verrai bien... J'ai l'impression d'avoir pris cinquante ans en quelques jours, c'est terrible. Tout ce qu'on croit comprendre alors qu'en réalité, on ne comprend rien."
Elle soupira et passa une main distraite dans ses cheveux courts, avant de croiser à nouveau son regard.
" Je suis vraiment heureuse de te revoir vivant. Quand nous sommes sortis des grottes, que j'ai appris ce qui s'était passé, et la folie dans laquelle tu t'étais engagé... Les dieux m'en sont témoins, Taliesin..."
Ses yeux brillaient d'un éclat humide.
" Mais tu es vivant. Le reste, ma foi... Les choses s'effaceront avec le temps."

-Je suis heureux aussi que tu t'en sois tirée, Val. Je me suis beaucoup inquiété, quand nous étions dans les cavernes. Je me serais lancé à votre recherche, si je n'avais craint de mettre les pirates sur votre piste...
Il secoua la tête.
-Et je sais que ce n'est pas simple mais... Essaie de ne pas culpabiliser. Tu ne me trahis pas. Nullement. Ce sera même un réconfort pour moi, de te savoir en lieu sûr. J'ai perdu trop d'amis au cour de mes périples. Beaucoup trop. Et comme je m'en sors toujours, j'ai l'impression de porter la guigne; A ceux qui m'entourent. A ceux qui comptent pour moi. C'est pour cela que j'ai tendance à me lancer dans des folies lorsque l'un d'eux est en danger. Et le plus souvent, Je ne fais qu'empirer les choses. Au moins, à présent, je sais que si je rentre sur Hélonna, il y aura des personnes pour m'accueillir.

Valaellyn effaça une larme du bout des doigts.
" Bien sûr, nous serons là." fit-elle.
Il y eut un coup bref frappé à la porte et la jeune femme se retourna. Comme personne n'entrait, elle finit par se lever pour aller ouvrir. Victor, chargé d'un plateau apparemment plutôt pesant, lui décocha un sourire soulagé.
" Ça pèse une tonne, ces trucs..." dit-il en déposant son fardeau au bout du lit.
Il y avait là bien plus que du pain et des bols de bouillon. L'enfant devina la direction du regard de l'elfe et leva un doigt.
" Malheureusement, pour toi, c'est juste du bouillon. Du bouillon et plus de bouillon. Mais le coq m'a assuré qu'il était épicé un peu différemment."

Lorsqu'il s'était rendu compte de l'émotion grandissante de la jeune femme, il avait voulu rajouter un mot, avoir un geste affectueux... mais Victor était arrivé. Bah, il n'était pas trop tard : il le ferait quand elle s'approcherait pour lui souhaiter la bonne nuit.
-C'est une technique de torture de ton invention, festoyer pendant que je suis condamné à... ce liquide ? protesta-t-il, passant temporairement à des sujets plus légers. Quelle est l'étape suivante ? Tu vas faire des cabrioles pour me montrer à quel point il est horrible de rester couché ? Ouvrir la porte pour me laisser entrevoir l'inaccessible pont ?

" En fait, je comptais faire pire... Je comptais chanter à tue-tête une complainte de mon invention qui s'appelle : "J'aime l'eau de mer, c'est bon pour les poumons."
Il prit une profonde inspiration.
" Ah que j'aime l'eau de meeeeeeeeeeer !
C'est bon pour les poumons !
C'est celle que je préfèèèèèèèèèèèèèère !
Pleine de crevettes, de plancton !
— Victor, Martin essaie sûrement de dormir juste de l'autre côté de cette paroi. Il n'a sûrement pas envie d'écouter ta ritournelle ! Il fait nuit ! s'offusqua Valaellyn. Et tu devrais avoir honte de plaisanter avec des choses aussi horribles...
— Regarde, ça le fait rire, lui !
— Il est bon public, c'est tout."

De fait, il étouffait à force de tentatives plus ou moins fructueuses pour ne pas éclater de rire, et il lui fallut de longues respirations tremblantes pour retrouver un semblant de calme.
-Val à raison... murmura-t-il tant bien que mal. Ce n'est pas le meilleur moment pour chanter. Mais rassure-toi, mon grand : tu pourras le faire demain. Et jusqu'au bout, d'ailleurs : si Martin t'a entendu, il voudra connaître la suite. Je me demande d'ailleurs si je ne convoquerai pas tout l'équipage. La première fois qu'un apprenti barde livre une chanson de son propre cru, c'est un moment solennel qui se doit d'être organisé dans les règles. Je vais donc faire ça, oui. Alors veille à te tenir prêt. Mais ça se passera très bien, tu verras. Et, d'avance, je suis fier de toi.

Victor croisa les bras et se rengorgea.
" Attention, j'ai seize couplets, tous rimés. Il y a un sur les crabes, un sur les oursins, un sur les algues, un sur les pieuvres, deux sur les sardines, parce que c'est bon, et puis je pensais en ajouter un sur les thons à nageoire jaune. On a en pêché un gros, hier, et il parait qu'on peut manger ça cru, ça m'a l'air fameux et..."
La porte s'ouvrit alors brusquement.
" C'est ici qu'on égorge un chat ?" demanda Aegyr avec une grimace.
Valaellyn plaqua les deux mains devant sa bouche pour ne pas éclater de rire tandis que Victor mimait une fureur peu crédible. Le Valkurien sourit.
" Val, je crois que tu es attendue dans la chambre des enfants. Bonne fin de soirée, Taliesin, n'oubliez pas de vous reposer..."
Il s'esquiva aussitôt et la jeune elfe se leva, un peu embarrassée.
" Je vais aller voir. Si je ne reviens pas... Bonne nuit à vous deux."

Il chercha le regard de la prêtresse et lui adressa un sourire chaleureux.
-Bonne nuit, Val. Merci d'être venue. Et nous prendrons le temps de discuter, avant le grand départ. Enfin, si ton travail te le permet... Oh, et pense à prendre quelque chose à manger. Ça évitera que Victor me nargue avec ce monceau de mets appétissants auxquels je n'ai pas le droit de toucher.
Puis il se tourna vers le clerc.
-Bonne nuit à vous aussi, Aegyr. Promis, plus de chansons avant l'aube !

La prêtresse sourit et attrapa une assiette remplie d'un ragoût fumant ainsi qu'un morceau de pain. Elle sortit ensuite et le clerc referma la porte sur ses pas.
" Ça m'étonnerait qu'elle aille voir Benoît et Jehan, elle..." fit Victor d'un ton de conspirateur.
Puis il se tourna vers le plateau et désigna une tasse.
" Lait chaud au rhum... avec de la cannelle... Tu as droit à ça aussi, mais seulement quand tu auras terminé le bouillon. Ce n'est pas du chantage, c'est ce que m'a dit Aegyr. Il veille sur ses patients comme une poule sur ses oeufs. Enfin... Les poules sont généralement pas très douées pour ça... On va dire comme un dragon sur son trésor."
Il étouffa ensuite un bâillement dans la paume de sa main et se plongea dans sa propre pitance.

-Je ne lui en veux pas, tu sais. Bien au contraire ! En revanche, les milliers de personnes à qui je pourrai continuer à casser les oreilles grâce à ses bons soins seront peut-être d'un avis sensiblement différent...
Puis, tout en se demandant si Victor disait vrai, si le clerc était venu chercher Valaellyn pour d'autres raisons que celles annoncées, il entreprit d'avaler son bouillon. Celui-ci était aussi bon que le précédent, mais l'elfe entendait le finir avant que n'ait refroidi le lait au rhum, boisson qui le tentait bien davantage encore... Pour autant, il n'oublia pas toute prudence, chercha à ménager sa gorge et, surtout, son bras qui protestait à chaque mouvement. Un peu moins qu'auparavant, mais assez fort tout de même.

" Ne dis pas de bêtises, fit Victor, la bouche à moitié pleine. Et je n'en veux pas à Aegyr non plus. C'est un chouette gars et il s'est bien occupé de Jehan et de moi, sur la Salicorne, jusqu'au moment où on a été pris..."
Il contrôla son expression, retrouva le sourire.
" Je me dis, après tout ça, qu'il y a plein de gens fous et dangereux... mais qu'il y a au moins autant de gens qui donnent sans compter, parfois pour des personnes qu'ils connaissent à peine... ou pas du tout... Qu'ils soient si nombreux, c'est presque incroyable, non ?"

Lorsque Victor mentionna sa capture, Taliesin blêmit brusquement. La phrase du garçon avait fait ressurgir le souvenir de la gigantesque bévue qu'il avait commise lors de sa première rencontre avec le Squale. Certes, il s'était en partie rattrapé. Mais en partie seulement : Bellyra, elle, avait succombé par sa faute. Un mort de plus pesant sur sa conscience. Un nouveau nom ajouté à une liste déjà presque infinie... Sans son intervention malheureuse, peut-être le petit groupe aurait-il été découvert malgré tout. Ou peut-être pas. Il ne pouvait ni le savoir, ni puiser le moindre réconfort dans cette hypothèse. Les faits étaient là. Indubitables. Irréparables.
L'elfe en était à se demander s'il devait avouer sa faute à l'enfant lorsqu'il réalisa que celui-ci avait changé de sujet. Il s'efforça donc de se concentrer sur ses paroles et de lui répondre. Son murmure, cependant, fut plus rauque qu'à l'ordinaire.
-Si. C'est à la fois incroyable et... incroyablement réconfortant. J'ai tendance à penser qu'il y a des gens bien partout, mais je dois admettre qu'ils sont particulièrement nombreux à Luménis. Et à leur contact, les autres deviennent meilleurs... La réputation de ta cité n'est pas usurpée, Victor. Tu peux en être fier.
Et moi, me maudir pour l'avoir souillée au pire moment, songea-t-il par devers lui.Mais je paierai pour cela. Justice sera faite.

Victor eut un sourire embarrassé, parut sur le point de dire quelque chose, puis se ravisa, et son expression redevint tranquille.
" Je me demande s'ils vont trouver le trésor. Tu te souviens, j'ai l'impression qu'il était immense ! Bon, c'était sans doute surtout une impression, mais... Le capitaine Longuehune dit que vu que c'est nous qui l'avons trouvé, on aura une partie. Puis il est aux gens de Mersant, aussi. Constance veut attendre quelques jours parce qu'elle dit que si on pouvait avoir un peu de fonds supplémentaires pour le moment où on sera à Mélandis... Ce serait bien. Ils sont en train de nettoyer et de réparer la Liberté, pour l'instant, mais les pirates ne l'ont pas vraiment abîmée. Ils avaient juste commencé à faire des petites modifications, mais Constance, tu sais, c'est bizarre, ces capitaines, on a bougé un meuble et c'est comme si on leur avait brisé le coeur..."
Il leva les yeux au ciel.
" Mais je crois que je vais aller dormir... D'abord dire bonne nuit à Martin, puis aller dormir."

-D'accord, acquiesça-t-il. On se revoit demain, pour ma première expédition sur le pont... et pour ton premier récital en public, bien sûr. D'ici là, salue Martin de ma part, d'accord ? Et surtout, passe une bonne nuit.
L'idée de se retrouver seul à broyer du noir ne le réjouissait guère. Mais Victor avait déjà manifesté à plus d'une reprise des signes de fatigue : il n'allait donc pas le forcer à veiller tard. De plus, il n'était pas impossible que le lait au rhum lui redonne un peu d'allant. Et si vraiment son moral ne s'améiorait pas, il pourrait toujours songer au sauvetage de Galathée. Les perspectives ne s'étaient-elles pas sensiblement éclaircies, de ce côté-là ?

" Merci... Toi aussi... souffla le petit garçon, avant de venir l'étreindre précautionneusement. A demain !"
Il déposa la tasse de lait au rhum sur la petite table qui jouxtait la tête du lit puis reprit le plateau, ouvrit la porte avec le pied, et s'esquiva sur un dernier sourire. Il faisait désormais complètement noir au dehors, mais une bougie brûlait encore sous sa protection de verre, fixée à la paroi. Elle s'éteindrait cependant bientôt. Taliesin devina le murmure d'une conversation qui s'était désormais déplacée dans la cabine voisine, mais il n'en comprit aucun mot.
Quand il eut terminé son bouillon, il put passer au breuvage sucré et alcoolisé qu'Aegyr lui avait réservé. L'effet fut des plus agréables pour sa gorge, mais le mélange était corsé : il ne tarderait sûrement pas à sombrer...

Il avait sous-estimé son état de fatigue et, par conséquent, les effets que l'alcool eut sur lui. Cela aurait pu se traduire par une bonne déprime, compte tenu des pensées peu réjouissantes qui l'avaient habité jusqu'ici. Pourtant, il n'en fut rien. Il glissa rapidement vers le sommeil, songeant à sa convalescence des jours à venir, ponctuée de retrouvailles, aux adieux prochains, comme Valaellyn, Victor et les petits Merlus prendraient la direction d'Helonna tandis que lui-même voguerait vers Melandis... Il imagina aussi son arrivée dans la Cité du Chaos et ses recherches pour retrouver Galathée. Il espérait qu'il pourrait alors compter sur une partie du trésor de Mersant puisque, dans cette ville plus encore qu'ailleurs, il était possible d'obtenir tout ce que l'on souhaitait, pour peu qu'on ait les sommes nécessaires... Oui, avoir de l'argent en suffisance faciliterait grandement les choses. Mais il avait bon espoir de réussir même sans cette ressource : il connaissait Melandis, se savait capable de jouer la comédie, de soutirer des informations, de convaincre, au besoin... Et puis, il avait retrouvé le pipeau.
Bref, c'est avec un certain optimisme que Taliesin sombra peu à peu, sans vraiment en avoir conscience...

Le matin suivant, la bonne odeur du... bouillon réveilla à nouveau Taliesin. C'était cependant une mauvaise blague de Victor, car le barde eut droit à un gruau d'avoine tiède et sucré, encore très liquide, mais assez bien réussi. Le bouillon retourna en cuisine sans avoir été touché. Il faisait beau dehors et le petit garçon tenta de motiver le barde à sortir, finissant par le convaincre des bienfaits de l'air frais. L'elfe constata que sa carcasse était peu coopérative, mais cela le motiva davantage et après une progression digne d'un vieillard, il parvint sur le pont. Le bienheureux bastingage lui offrit un point d'appui et il put constater qu'on lui avait dit vrai : Mersant s'étendait à bâbord, petite île minuscule, verdoyante sous le soleil. Le port était visible, presque dégagé à présent, et seule la Liberté y mouillait. Les deux autres vaisseaux hélonniens se dandinaient non loin de la Lumineuse, leurs étendards claquant dans le vent froid. Au-dessus d'eux, les mouettes, et en dessous, une mer tranquille, dont les vagues paraissaient étrangement inoffensives. Ni tentacules, ni ailerons de requin, rien que de l'eau et parfois un petit poisson argenté.
Plusieurs marins passèrent à proximité mais personne ne s'arrêta pour les importuner.
" Ça va ? demanda Victor. Pas trop de mauvais souvenirs ? J'avais peur que tu ne puisses plus supporter la vue de tout ça..."

-Au contraire, je trouve ce spectacle très apaisant, répondit-il doucement. Ce sont les souvenirs qui, en comparaison, paraissent irréels... C'est heureux, d'ailleurs : vu la longue traversée qui m'attend, mieux vaut que je ne redoute pas à chaque instant tempêtes ou monstres marins, et que la simple vue d'un navire ou de l'océan ne me rende pas malade... Bon, je risque d'éviter les cavernes pendant un bon moment, mais il y a peu de chances que je doive me rendre en de tels lieux avant longtemps !
Il se sentait plus reposé et moins endolori que la veille, quoique marcher l'avait fait grimacer plus souvent qu'à son tour. Le moral était bon, aussi, bien loin de ses ruminations de la veille. Évidemment, il avait parfaitement conscience que des épisodes plus difficiles l'attendaient dans les heures et les jours à venir. Il se sentait de taille à les affronter, cependant.

" Je crois qu'aucun des rescapés n'a voulu accompagner les Hélonniens dans les grottes, déclara Victor avec un sourire goguenard. On leur a dessiné des plans qui ne correspondaient pas du tout, en plus, chacun a campé sur ses positions, et j'ai cru que Kerun allait perdre son sang-froid. Il a dit que jamais il ne recruterait aucun d'entre nous. Guéric était presque vexé mais il a dit qu'en fait, c'était à cause de son pied. Le reste, c'était des mauvaises excuses."
Il jeta un oeil vers Mersant.
" Quand tu seras plus en forme, il faudra qu'on retourne à terre. Les gens de la Liberté ne viennent pas souvent jusqu'ici, et ils seront contents de te voir. Et puis j'imagine que le bateau qui rentre à Luménis ne tardera pas à partir. C'est sans doute la Salicorne qui y fera escale avant de redescendre à Antelucas. J'espère qu'on pourra un jour aller à Antelucas, tout le monde a l'air de dire que c'est une ville super pour se reposer les pieds dans l'eau chaude."

-On ira seulement si tu promets de ne pas m'obliger à me baigner : sincèrement, je doute d'avoir envie de m'immerger dans l'eau salée avant très, très longtemps... Mais sinon, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas y aller, d'autant qu'il y a au moins un autre voyage que je devrai faire dans les années à venir, puisque je me suis formellement engagé à rendre une nouvelle visite au prince de Loth Imharil. Tiens, à ce propos...
Il fixa le gamin, un sourire étirant déjà les commissures de ses lèvres.
-J'ai appris que Val n'avait absolument aucune intention de se rendre là-bas. M'aurais-tu raconté des bobards, bonhomme ?

Victor parut parfaitement surpris.
" Mais non ! Je n'ai jamais dit que je lui en avais déjà parlé. J'ai dit qu'elle pourrait m'accompagner, je pensais, peut-être, qu'elle dirait oui. Mais je n'allais quand même pas lui demander avant de t'en avoir parlé à toi, si ? J'aurais dû ? J'ai essayé de faire les choses dans le bon ordre, pour une fois. Mais on dirait que je comprendrai jamais les adultes avant d'en être un, hein ?"

Il se retrouva bien embarrassé.
-Comme tu avais dit qu'elle voulait voir d'autres elfes, j'en ai déduit que...
Il soupira.
-Désolé, Victor. J'ai compris tout de travers. Je ne devais pas être très réveillé, hier... Hum, il se peut même que je ne le sois plus jamais tout à fait, d'ailleurs : Aegyr a laissé entendre que ma presque noyade pouvait avoir eu des conséquences sur mon cerveau. J'ai l'impression que tout fonctionne bien mais, qui sait ? il faudra peut-être, désormais, m'expliquer les choses avec beaucoup de lenteur et beaucoup de patience ! Quoi qu'il en soit, tu as agi exactement comme il le fallait. Je n'ai pas encore réfléchi à cette question, certes, mais je te promets de le faire avant mon départ.

Victor prit les choses avec philosophie.
" C'est juste que tu pars toujours du principe que je vais faire des bêtises. Tu dois pouvoir, parfois, rarement peut-être, une fois sur mille !, imaginer que je suis capable de faire les choses bien ! Mais n'oublie pas d'y réfléchir. Longuehune a dit qu'on partirait peut-être déjà demain."
Il se rapprocha ensuite, une expression de conspirateur sur les traits.
" Maintenant, tu cherchais une occasion de remercier le pirate qui t'a sauvé des eaux... C'est le grand gars qui est juste là, à la poupe..."
Il pointa un doigt en direction d'un homme en uniforme, qui regardait Mersant depuis l'arrière de la Citronnelle. Taliesin reconnut sans peine l'officier à la peau blafarde qui les avait traqués, lui et Constance, dans le hangar de la ferme.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant