La Couronne de Cuivre

Hubert le regarda approcher avec le même mélange d'appréhension et de colère qu'un peu plus tôt, mais l'ancien clerc lui décocha un sourire désarmant avant de retirer la cire.
" Je viens me chauffer à ton aura." annonça-t-il franchement.
Le paladin haussa les sourcils mais ne dit rien, tandis que le Luménien se campait à ses côtés. Ils regardèrent ensemble vers la nuit. Albérich n'y voyait absolument rien. Seuls les cris résonnaient, insoutenables, tout juste contrebalancés par la chaleur réconfortante qui s'échappait de son ami.
" C'était difficile ?
— Non. Ce sont de braves gosses, c'est ça qui est difficile.
— Je vois ce que tu veux dire."
Le Luménien soupira et ferma les yeux.
" Qu'est-ce que ça a donné ?
— Ils te raconteront demain. Je ne veux pas leur voler ce plaisir.
— Tu t'es métamorphosé ?
— Aussi."
Hubert acquiesça à moitié pour lui-même. Albérich s'engouffra dans son silence.
« Je pense que nous devrions utiliser ce phylactère à notre avantage. Je pourrais aisément revêtir une forme anodine pour me rendre jusque chez eux et les espionner. »
Le paladin se tourna brusquement vers lui et l'expression sur son visage valait tous les discours.
« J’aimerais que tu voies cet objet comme un soutien défensif, un moyen de sauver ta peau si nous devions nous retrouver dans une situation désespérée, pas comme quelque chose d’offensif… murmura-t-il, embarrassé.
— Je ne vais pas sauver ma peau si vous risquez la vôtre, Hubert, tu le sais.
— Je ne vais pas te le laisser t’exposer s’il y a d’autres solutions, tu le sais aussi. »
Le Luménien croisa les bras. Il ne voulait pas céder, pas cette fois.
« Je serai prudent. Je me contenterai d’approcher…
— Il suffit d’une dissipation de la magie, d’une détection du bien ou d’un cercle de protection… La réponse est non, Albérich. Les rôdeurs ont refusé d’envoyer leurs familiers ! Je ne vais pas te laisser tenter une chose aussi dangereuse. Je comprends que tu aies besoin de faire quelque chose. Les dieux savent que moi-même, je suis bouffé par ce désir de bouger, d’agir, de bouleverser notre situation. Mais nous sommes coincés en l’absence de renforts. Nous ne pouvons même pas les faire taire, bon sang. Le seul combat à mener, actuellement, c’est celui pour sauvegarder notre propre moral. Tu avais des idées pour occuper les gens ? Arrange-toi pour les mettre en application. C’est beaucoup plus utile qu’aller tenter les fiélons pour obtenir de maigres informations. Nous savons qu’ils ont des shamans, nous savons qu’ils torturent leurs prisonniers, nous savons qu’ils sont nombreux et déterminés. Le reste importe peu. »
Albérich soupira, sa combativité mouchée. Hubert avait raison.
« Il nous faut donc attendre.
— Oui. Et cette attente est notre pire ennemie. Tu es armé pour la combattre. C’est une lutte valable.
— Je sais."
Ils restèrent à nouveau silencieux. Les hurlements repartirent à l'assaut du Luménien et il réalisa que malgré la présence du paladin, il était temps pour lui de s'avouer vaincu. Il ne voulait pas emporter toute cette souffrance, et son écho, dans ses rêves. Il était sans doute trop tard, mais il devait tenter de minimiser la casse.
" Bonne nuit, souffla-t-il, presqu'honteux d'abandonner Hubert à sa garde douloureuse.
— Bonne nuit, Albérich. A demain."
Ils échangèrent un sourire contraint, le Luménien s'empressa de reboucher ses oreilles, puis il fila vers le ventre du fort et sa couche.

Leur nuit à tous deux fut similaire à la précédente.
Certes, Albérich eut peut-être un peu plus de mal à s'endormir ; certes, son sommeil fut peut-être peuplé de bribes de cauchemars. Mais quand Edgar le réveilla, il n'en conserva presque aucun souvenir et se sentit reposé.
Quant à Hubert, il y eut les ténèbres, la musique, les hurlements ininterrompus, sauf quand les Écorcheurs, venus à bout d'une victime, s'en trouvaient une autre. Puis ce furent l'aube, la fin provisoire des cris, la prière, l'arrivée d’Étienne venu le relever.
-D'ici quelque heures, nos explorateurs seront de retour... dit-il après l'avoir salué et s'être enquit de la manière dont son guet s'était déroulé.

" J'imagine que nous organiserons le conseil à ce moment-là. Je vais essayer de grappiller quelques heures de sommeil avant cela..."
Il pinça les lèvres et observa la campagne grise qui s'éveillait péniblement sous le souffle de l'hiver.
" Etienne, tant que je t'ai sous la main... Je me demandais... Qu'est-ce que tu fais faire à ton écuyer ? Je sais qu'il est plus âgé qu'Alban, la situation n'est pas complètement comparable, mais... J'ai l'impression d'à peine le voir... et que chaque fois que je lui adresse la parole, je le déçois. Albérich s'en occupe quasiment plus que moi, sans parler des instituteurs... Je n'ai vraiment aucune expérience en la matière. Nos novices, à la commanderie, avaient un rôle beaucoup plus collectif... Ou alors j'ai oublié."

-Oh...
Étienne fronça les sourcils, pensif.
-J'imagine que tu lui as dit que les choses se passent différemment quand on sert un paladin... Alors je pense qu'il faut juste lui laisser le temps de s'habituer...
Il jeta un regard dans la cour, comme s'il y cherchait son propre apprenti.
-Cela fait bien longtemps que j'ai appris l'étiquette à Charles et qu'il a cessé de me serve mon vin... Pratique que j'ai toujours trouvée un peu idiote, mais bon, passons. Cela fait aussi longtemps que je lui ai appris à ce battre : aujourd'hui, nous en sommes aux perfectionnements... En revanche, il continue à s'occuper de mon cheval, à entretenir mon équipement... Et, normalement, il devrait m'accompagner en permanence, y compris lors des réunions d'état-major, puisque mon rôle est aussi de lui enseigner le commandement. Il venait avant le grand départ, à l'instar des autres écuyers, Alban y compris. Mais depuis que nous nous sommes mis en route, la pratique a été suspendue, car nous devons privilégier l'efficacité. J'espère qu'il pourra revenir quand nous serons installés dans la cité.
Il eut un sourire fugace, secoua la tête.
-Hum, en dehors de ça, il est avec moi pendant mes heures de guet, quand je me repose, quand j'essaie de me distraire... Bon, pas tout le temps, car il aime fréquenter ses pairs. Mais c'est sûr qu'on le voit fréquemment dans mon nombre.

" Misère, lâcha Hubert. Je ne pourrai jamais m'habituer à une chose pareille..."
Il frémit malgré lui.
" Mais j'imagine que je vais devoir en faire l'effort... Je ne peux pas lui offrir la vie d'un novice de commanderie, de toute façon. Je suis tout seul, ça n'aurait aucun sens. De surcroît, je n'ai pas le désir d'en faire un paladin."
Il soupira, brusquement accablé. Avoir un gosse dans son ombre. Comment pouvait-on supporter cette présence constante ? Ce regard sur chacun de ses gestes ? Il avait besoin, absolument besoin, de son intimité. Mais il devait se montrer à la hauteur des attentes d'Alban, il s'y était engagé.
" Je ne peux pas le faire veiller toute la nuit, d'autant qu'il n'y voit pas grand chose. Pour le reste... Misère de misère."
Il secoua la tête.
" Merci pour ces... informations, Etienne. Je te souhaite bonne garde. Je vais aller petit-déjeuner puis dormir. Réveillez-moi quand l'expédition est de retour."

-Hubert...
Étienne prit une profonde inspiration.
-Si t'occuper d'Alban est trop lourd pour toi, ou s'il n'arrive pas à s'adapter... Je peux me charger de lui. Charles est assez âgé pour que je prenne un second écuyer, et en avoir deux en même temps est une pratique qui n'est pas si rare. D'ailleurs, j'avais l'intention d'en parler lors du Conseil qui a suivi la... la mort de Robert. Mais tu es intervenu et comme je trouvais cela... logique et naturel, je me suis tu.
Bref soupir. Ébauche de sourire.
-Mais je suis sûr que vous vous en sortirez très bien. Le seul conseil que je peux te donner, c'est de ne pas te forcer. Alban est un enfant sagace et sa plus grande peur est d'être une charge, une entrave pour autrui. S'il se rend compte que tu te contrains... ça n'ira pas. Sans doute devrais-tu parler de cela avec lui, franchement. Je suis convaincu que vous parviendrez à un compromis qui vous satisfera tous deux.

" Sans doute." dit-il, simplement.
Il se sentait ridicule de faire tout un foin d'une chose qui semblait si naturelle à Etienne, et pleutre aussi, et il s'en voulait de ne pas parvenir à se faire violence pour le salut d'Alban. Mais il y parviendrait. C'était une question de volonté, de se placer des priorités. L'égoïsme n'était pas digne d'un paladin.
Il salua à nouveau le chevalier, mesurant la distance qu'il y avait entre leurs deux univers, puis quitta les remparts. En même temps, il avait connu ses pairs, à Solarcis, la noblesse des villes voisines, leurs manières, leurs arrangements, leur connivence dont il avait toujours été exclu. Il ne l'avait jamais regretté. Il n'avait pas à rougir de la valeur des hommes qu'il avait sélectionnés et entraînés sous la bannière du Rayon. Ils avaient été courageux, compétents et nobles, aussi nobles que n'importe lequel de ces chevaliers de sang. Avec un peu moins de vernis, sans doute, mais Hubert avait aimé la franchise de leurs rapports. Il savait d'où il venait.
Il gagna les caves, retrouvant le silence relatif avec soulagement. L'énergie de Lathandre rayonnait en lui, pulsatile, et elle le rasséréna, tandis qu'il atteignait la cantine. Manger, dormir, puis le conseil. La journée serait alors bien entamée.

Peut-être l'excitation causée par le prochain retour de leurs compagnons avait-elle tiré Étienne du lit avant qu'Edgar ne s'en charge. En tout cas, le chevalier semblait l'avoir relevé plus tôt qu les jours précédents car, si la file d'attente qui s'était formée devant la cantine comprenait les personnes habituelles, le vacarme qui provenait de l'intérieur indiquait que c'étaient surtout des enfants qui l'occupaient, déjeunant rapidement avant d'aller en classe. Le brouhaha était tel, traduisait tant d'énergie déjà débordante, qu'il y avait là de quoi plaindre les instituteurs qui devraient la contenir...
Le paladin n'avait pas pris place depuis deux minutes dans la file que, du coin de l’œil, il vit apparaître Albérich, la mine assez reposée.

Ils se firent signe, mais ils n'avaient aucune raison de se retrouver, leur dernier échange ayant eu lieu juste avant la nuit. Hubert l'aurait bien rejoint pour le plaisir de sa compagnie, mais il craignait de s'imposer, d'autant qu'il savait qu'Albérich aimait se mêler à la foule des colons. En le flanquant, il risquait d'empêcher des échanges simples et amicaux, en créant malgré lui un bloc de conseillers intimidants. Il demeura donc à sa place et reporta son regard ailleurs, attendant que les enfants en aient terminé. Il étouffa un bâillement entre ses paumes. Peut-être parviendrait-il à coincer Alban et Ruth avant qu'ils ne filent en classe. Il ne savait pas bien quoi leur dire, mais il lui semblait nécessaire d'échanger quelque chose avec eux, n'importe quoi...

Il vit d'abord sortir les instituteurs, qui lui lancèrent un bonjour amical avant de s'éloigner à grands pas. Puis ce fut le flot tumultueux des moutards, certains joyeux, d'autres maussades, d'autres encore devisant des excuses qu'ils pourraient avancer pour justifier en retard... Enfin parurent ses écuyers - sans doute les derniers à être venus déjeuner, puisqu'ils avaient dû s'occuper des chevaux. Ruth lui dédia un sourire lumineux sitôt qu'elle l'aperçut, tandis qu'Alban piquait un fard et se contentait de lui adresser un salut respectueux. Puis tous deux firent mine de s'esquiver.

Hubert resta une seconde stupéfait de les voir filer de la sorte, mais réagit ensuite rapidement.
" Une seconde, mes gaillards."
Il se souvint de ce qu'avait dit Etienne, sur le désir d'Alban de ne pas le déranger. L'écuyer avait dû convaincre Ruth que c'était la chose à faire, et sous ses dehors emportés, la gamine n'était pas dépourvue de bon sens.
" J'aimerais vous voir après l'école, annonça-t-il. Juste après le repas. N'essayez pas de m'échapper."

Ils échangèrent un regard étonné et teinté d'inquiétude.
-Bien, messire, dit finalement le garçon, hésitant. Sitôt l'école terminée, nous irons prévenir messire Ted que nous arriverons un peu plus tard qu'hier.
Ruth avait froncé les sourcils.
-On a fait une bêtise, m'sire ? demanda-t-elle. Si c'est pour le bruit qu'on a fait aux thermes cette nuit, ben... On a essayé d'être discrets, mais quand on est plusieurs et quand on s'amuse, ben...

Hubert les dévisagea sans comprendre. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de bains de minuit ? Puis la lumière se fit dans son esprit et il s'empourpra. Les nuits étaient agitées et il en ignorait tout. Il se demanda si Alban seul faisait des cauchemars et que Ruth, fidèle amie, l'accompagnait aux thermes, ou si les deux enfants étaient bouleversés de manière équivalente.
" Vous n'avez rien fait du tout, dit-il, apaisant. Mais vous avez davantage de temps et j'ai négligé votre éducation. Nous devons reprendre de meilleures habitudes. Nous discuterons entretien d'un destrier, d'une armure, des armes, du harnachement. Je veux voir où vous en êtes."

Alban acquiesça, même si le paladin sentit qu'il était encore plus embarrassé que précédemment. Quant à Ruth, elle sembla littéralement ravie.
-Super ! s'exclama-t-elle. J'suis impatiente de vous montrer mes progrès ! Alban m'a montré plein de trucs mais... je crois qu'il ose pas me dire quand je fais mal.
-Si, mais tu t'en sors très bien, protesta l'intéressé. Et je sais pas tout, alors plein de détails doivent m'échapper.
Il jetèrent un regard autour d'eux : tous leurs camarades avaient disparu.
-Bon, faut qu'on y aille : si on arrive en retard, ça va pas le faire,e t on veut pas vous mettre la honte. Alors à tout à l'heure, m'sire !
Ils le saluèrent et tournèrent les talons.

Hubert les regarda détaler, espérant qu'il avait fait — pour une fois — ce qu'il fallait faire. Il reprit ensuite sa place dans la file, hésitant à aller se coucher l'estomac vide. Il n'avait pas très faim et il pourrait toujours se sustenter plus tard. C'est finalement ce qu'il décida. Il abandonna la cantine et regagna le dortoir où il avait passé la nuit précédente. Il s'y changea rapidement puis se glissa entre ses couvertures. Dormir après la prière matinale n'était vraiment pas idéal : il devait trouver le sommeil au moment où il débordait le plus d'énergie. Peut-être aurait-il dû songer à inverser son programme : dormir l'après-midi et veiller du crépuscule à la mi-journée. Mais cela aurait voulu dire ne plus voir les enfants du tout, ce qui n'était pas possible. Peut-être pouvait-il en toucher un mot à Agathe, histoire qu'Alban et Ruth aillent à l'école plus tard dans la journée... C'est sur ces pensées organisationnelles et un peu embrouillées qu'il finit par s'endormir...

-Hubert ?
Une voix. Familière.
-Oups, pardon. Je voulais dire... Monsieur le maréchal ?
Celle d'un certain clerc de sa connaissance, apparemment penché au-dessus de lui.
-Alors comme ça, je m'absente trois jours, et vous faites tout pour que la figure mythique du sieur de Marmotteval revienne sur le devant de la scène alors qu'elle était en passe de la quitter ? Ah, c'est du propre ! Sans compter que pour un Lathandrite, faire la grasse matinée est presque un crime, permettez-moi de vous le dire. Enfin, avec tout le respect que je vous dois, évidemment.

Hubert émergea, le sourire aux lèvres, et serra la main du clerc.
" Je suis heureux de te revoir, Gabriel, et de constater que tu es toujours bouillonnant d'énergie et de verve."
Il s'assit et s'étira.
" Ce genre d'attitude va nous être précieuse. J'imagine qu'on t'a informé... ou que tu as entendu les cris au dehors... Les choses sont devenues pénibles en votre absence."
Son sourire revint.
" Et cela explique le retour du Sieur de Marmotteval. Mais je vais y remédier, tu as raison. Mon comportement est sacrilège, d'autant que je me prive de mes meilleures heures."
Il se leva, prêt à lui emboîter le pas. Avec un peu de chance, Ignace aurait préparé du thé pour le ramener plus efficacement parmi les vivants.

-Hé, je te taquinais ! En plus, à présent, tu ne manques plus l'aube, donc il y a du progrès...
Il lui dédia un sourire désarmant.
-Pour les cris... On m'a informé, oui. Ces monstres ne paient rien pour attendre. Mais d'ici là... C'est moi que toi et les autres membres du Conseil allez entendre, car mes compagnons m'ont choisi comme porte-parole. Notre chef rôdeur est du genre taiseux, quoiqu'il soit déjà allé faire son rapport à Ézéchiel. Quant à Roxane, elle est aller s'entretenir avec Giovanni.
Ils rallièrent l'Intendance, où les attendaient tous les conseillers, du thé... et un repas en bonne et due forme. Il devait donc être aux alentours de midi.

Hubert salua ses collègues et se servit aussitôt une tasse de thé qu'il avala d'une traite, espérant que le breuvage ferait rapidement son effet. Il avait un point important à aborder au cours du conseil, et devinait qu'Albérich voudrait en faire de même, dans un tout autre créneau. Ce dernier avait emporté des parchemins, signe qu'il était revenu à ses anciennes habitudes. Sous des dehors souriants, il était concentré, le paladin reconnaissait le pli dans son front et la détermination qui traversait son regard par éclairs.
Mais c'était l'heure de Gabriel, et Hubert se doutait qu'ils allaient avoir droit à une représentation que Giovanni lui-même n'aurait pas désavouée.

Il se trompait.
Bien sûr, le Lathandrite ne résista pas au plaisir d'user de quelques procédés rhétoriques et à l'envie de pimenter son récit de quelques effets dramatiques. Néanmoins, pour l'essentiel, il se montra concis, précis, efficace.
En résumé, le souterrain menant dans la cité était totalement sûr et en parfait état de conservation. Le dédale sur lequel il débouchait était également presque intact, même si la présence d'une poignée de morts-vivants laissait entendre qu'il y avait eu des éboulements quelques part, à moins simplement qu'une issue vers l'extérieur soit demeurée ouverte. Détail intéressants : il restait des grilles et des portes qu'on pouvait fermer et verrouiller, ce qui permettrait, le cas échéant, de créer des zones parfaitement cloisonnées et sécurisées au sein du labyrinthe. Quant à la ville elle-même... Ils avaient vu des toits effondrés, des murs lézardés, une végétation envahissante. Cependant, les dégâts causés par le passage des siècles et les intempéries étaient incroyablement limités, nombre de bâtiments semblant n'avoir été abandonnés que quelques décennies plus tôt. Bref : l'adresse et la science des bâtisseurs se révélait proprement stupéfiante, à tel point que l'on pouvait se demander s'il n'y avait pas à l’œuvre quelque magie discrète encore en activité... Pour le reste, les remparts souffraient de quelques brèches qu'il serait possible, à terme, de colmater sans trop de mal, tandis qu'au centre de Clairétoile s'élevait, sur une petite éminence, une imposante forteresse dont ils n'avaient pu s'approcher, sous peine d'enfreindre leurs ordres. Il était probable qu'elle domine le fameux lac dont il était question dans les archives familiales d’Étienne.

" J'imagine que nous pourrions pousser l'exploration plus avant, proposa le paladin, une fois le récit du clerc terminé. Cependant, je ne suis pas certain qu'il soit opportun d'abandonner le fort tant que nous avons les cannibales dans notre sillage... A moins que nous décidions de diviser le groupe. On enverrait les civils se réfugier dans les souterrains sous la ville, tandis qu'une garnison resterait en arrière pour donner l'illusion que nous sommes toujours présents...
— Garnison qui sera balayée si les cannibales attaquent, remarqua Albérich.
— Nous pourrons toujours battre en retraite dans le tunnel si les choses tournent à l'aigre. Une fois le passage fermé, ils ne pourront pas nous suivre."
Sauf s'ils bénéficiaient de l'aide d'un traitre, évidemment, mais Hubert ne voulait pas anticiper.

-Hum, ce genre de discussions ne me concernant pas, je crois que le moment est venu pour moi de me retirer, fit Gabriel. A moins que vous n'ayez des questions ?
Ignace l'interrogea sur les coffres, ce à quoi il répondit qu'ils en avaient découvert quelques uns sous les tours flanquant la porte nord, mais qu'ils avaient été tout aussi incapable de les ouvrir que pour ceux des salles voisinant la nef.
-Avant que j'y aille... conclut le clerc. Si une nouvelle expédition vers la cité est lancée, et sauf bien sûr si vous me jugez plus utile ici... Je suis partant !
Il sortit, laissant le conseil silencieux.
-Je pense effectivement que ça vaut la peine de poursuivre l'exploration, intervint finalement Étienne. A commencer, peut-être, par cette fameuse forteresse...

" Si elle est plus vaste que ce fort, nous aurons du mal à en garnir les remparts... D'autant que le terrain est plus propice à la défense ici qu'en pleine ville, avec des recoins, des cachettes... Mais peut-être abrite-t-elle du matériel propre à nous faciliter la tâche ici... D'anciennes substances, des engins de siège... Enfin... Il faudrait encore pouvoir les ramener jusqu'ici..."
Il pinça les lèvres.
" Nous retrancher est tentant, je comprends bien que nous désirions tous échapper aux cris des suppliciés, mais si nous quittons le fort, les cannibales nous retrouveront... Hum. Sans doute est-il prématuré d'y songer avant de savoir exactement à quoi nous en tenir. Mais si le moral lâche, nous pouvons toujours scinder le groupe comme je l'ai proposé. Il est de toute façon impensable que les civils soient jamais en contact avec les cannibales. La question est de savoir s'il est prudent de les envoyer se réfugier là-bas avec un soutien militaire plus que limité..."

-Éloigner les civils de ces monstres est très tentant...
-Encore faut-il trouver un lieu sûr où les installer.
-Avec les portes, les grilles, on peut sécuriser une partie des tunnels.
-Et les morts-vivants ?
-Il y en a peu, les éliminer ne serait pas difficile.
-Mais il faudrait qu'ils aient un accès à l'eau. Et même si nous trouvons un puits... Imaginez comme ce fort serait sinistre et glacial, sans les termes. Est-ce qu'envoyer nos compagnons dans un lieu encore plus froid, plus ténébreux et privé de cette aubaine que constituent les bains ne risquerait pas de nuire à leur moral davantage que ne le font les hurlements ?

" Peut-être devons-nous simplement nous préparer, matériellement, à la retraite, dit Hubert. Conservons le fort tant que le moral tient bon et que nous n'observons rien d'inquiétant de la part de nos adversaires. S'ils commencent à bouger, organisons l'évacuation. En attendant, entreposons déjà tout ce que nous pouvons au niveau inférieur et envoyons une nouvelle équipe à Clairétoile, avec un mandat élargi, pensé pour le moment où nous devrons nous y réfugier. Ils pourront sécuriser certaines zones, explorer la forteresse, repérer les lieux. Sur cette base, nous pourrons déjà tout organiser, de manière à ce qu'en cas d'assaut massif, nous puissions nous replier sans panique, avec la certitude de protéger notre communauté."

Sa proposition fut adoptée à l'unanimité.
-Monter cette expédition ne sera pas aussi simple que pour la précédente, dit Ézéchiel. Comme il ne s'agira plus simplement de remonter un tunnel, mais bien de s'aventurer dans un dédale souterrain, voire dans la cité elle-même, il faudra d'avantage de vivres, de matériel et, surtout, de participants, puisqu'il y aura en permanence diverses directions à surveiller, des guets à établir...

" Je sais, et c'est sans doute là que le bât blesse... Nous ne pouvons pas déforcer le fort de manière trop franche, d'emblée. Mais les soldats et les mercenaires sont globalement oisifs, en ce moment... Nous pourrions garder les mercenaires et une vingtaine d'hommes au fort, et envoyer les vingt derniers avec l'équipe d'exploration, plus des civils volontaires et de bon niveau. Un groupe de cinquante personnes devrait suffire, s'ils sont prudents et les morts-vivants aussi peu nombreux qu'annoncé."
Albérich grimaça mais ne dit rien. Hubert en fut soulagé.
" Nous devrions sans doute y envoyer une partie du conseil..."
Il se tourna vers Etienne, n'osant pas — à nouveau — mentionner son nom.

Le chevalier ne remarqua rien - ou fit mine de ne rien remarquer - et se garda de prononcer la moindre parole.
-Je dois rester pour assurer le bon fonctionnement de l'intendance, je le crains. Sans compter que je ne servirais concrètement à rien au sein de l'expédition.
-Partir me tente beaucoup. Néanmoins, je suis sans doute plus utile ici, à scruter la nuit...
-Entre les cris des suppliciés, l'attente, l'ennui qui gagne... j'ai également l'impression que m'a place est plutôt au fort que dans le groupe d'exploration...

Hubert grimaça. Il n'allait pas pouvoir partir non plus, Etienne allait parler de son rôle de symbole et ça laisserait... Albérich. La seule personne au monde qu'il ne voulait absolument pas voir s'engager dans un couloir obscur vers l'inconnu. Il fallait qu'il intervienne rapidement.
" Ce n'est peut-être pas nécessaire, dans le fond. Le groupe qui est parti en éclaireur s'en est bien tiré. Gabriel est capable de motiver les foules. A la limite, nous pouvons garder Roxane et leur adjoindre Giovanni. Il regrettait d'avoir dû laisser passer son tour la première fois et il ne manque pas de ressources."

-Je sais que ce n'est pas simple à mettre en place mais... Je crois que d'un point de vue symbolique, il est un peu problématique qu'aucun d'entre nous n'accompagne une expédition d'une telle ampleur. Cela pourrait donner l'impression que nous exposons ses membres à de grands dangers dont nous-même préférons nous préserver en restant bien au chaud.
-La situation n'est pas paradisiaque, ici.
-Je le sais bien.
Étienne sembla se faire tout petit.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée