La Couronne de Cuivre

Des arbres, il y en avait pléthore, et la plupart étaient anciens, gigantesques et probablement accueillants pour peu qu'on s'y arrime bien. Car un enfant qui dort, ça bouge, quel que soit le support sur lequel il est étendu... Grimper était possible... mais tomber tout autant... Marius, revenu de sa traque silencieuse, regarda d'ailleurs les troncs avec un certain scepticisme, mais il semblait toujours prêt à se fier au barde.

-Il va falloir que nous dormions en hauteur, à cause des bêtes sauvages, lui expliqua-t-il. Nous devons trouver des branches relativement larges, ce qui ne sera pas trop difficile, puis je te bricolerai une manière de harnais pour que tu n'aies pas à craindre de tomber.
Il ne se souvenait plus s'il lui restait l'un des rouleaux de corde qu'ils avaient emportés. Si ce n'était pas le cas, sa ceinture ferait l'affaire. De toute façon, cela ne serait nécessaire que durant ses quatre heures de rêverie. Ensuite, il veillerai au grain.

Pour autant que la fatigue des événements de la nuit ne l'entraîne pas sur les pentes glissantes de son plus habituel sommeil à l'humaine...
Marius, lui, contemplait les arbres avec hésitation.
"Mais les panthères, ça grimpe aux arbres, non ? On dirait une forêt infestée de panthères, moi je trouve. Ou alors tous ces monstres qu'il y a dans tes histoires... Des goules et des... des monstres arbres. Comment on est sûrs qu'on ne monte pas dans un arbre vivant qui va nous étouffer quand on dort ?"

Bigre, quelle imagination !
-J'ai passé plusieurs nuits dans cette forêt, j'ai dormi sur plusieurs de ses arbres et je n'ai jamais eu le moindre ennui. répondit-il tranquillement. Mais si tu préfères, lorsque nous en aurons trouvé un à notre convenance, je lui demanderai la permission de l'escalader. Et je le ferai en sylvestre, la langue des fées et des êtres des bois. Si nous n'obtenons pas de réponse négative ou pas de réponse du tout, cela voudra dire qu'il n'y a rien à craindre.

" Wouah, tu parles la langue des fées ?"
Il sourit.
" Moi je parle un peu le drow et un peu le gnome et aussi un peu le nain. Tu m'apprendrais, tu crois, le sylvestre ? Il parait que c'est drôlement difficile. Il y a plein d'aspirations, et de sifflements, et aussi des trucs qui roulent sur la langue. Mais le drow aide, à mon avis."

-Possible, en effet, répondit-il, songeant à ce qu'il connaissait lui-même de cet idiome. Et d'accord, si tu veux apprendre un peu de sylvestre, je verrai ce que je peux faire. Tu pourras aussi t'exercer avec Baptiste : le connaissant, comme lui et Victor sont sous la protection d'un pixie, il en aura profité pour se familiariser avec sa langue.
Son regard était perdu dans les branches, en quête de l'endroit où ils s'établiraient.
-Mais où as-tu appris tout cela ? s'enquit-il.

" A l'orphelinat, répondit Marius, tout en zieutant les hauteurs par mimétisme. On trouve de tout dans les dortoirs, je te jure. Il parait que quand on apprend jeune, on retient mieux et puis on prononce mieux les sons bizarres."
Il eut un léger sourire.
" On parlait drow pour pas que les matons nous captent quand on préparait un truc... Bon, après, le drow, c'était interdit, alors on parlait nain ou halfelin, ça ils osaient pas nous l'interdire, je sais pas pourquoi."

-Sans doute parce que les nains et les halfelins inspirent moins la terreur. Certes, absolument tous les drows ne sont pas mauvais mais en général, leur rapport avec les peuples de la surface sont plutôt... belliqueux.
Il finit par arrêter son choix sur un arbre lui semblant convenir.
-Allez, on mange un morceau, puis on monte !

Marius s'assit sur un tronc tombé sans s'inquiéter de la mousse ou des insectes qui auraient pu s'y tapir. Toujours vêtu de sa chemise de nuit, il avait l'air particulièrement jeune et frêle, dans cette grande forêt endormie, un peu comme un personnage de conte de fées. C'était une chance que le temps soit clément.
" Tu me raconteras une histoire de Gérard de Berge avant de dormir ? demanda-t-il. Une avec la gentille sorcière, j'aimerais bien."

Le barde sourit.
-Ça me fait plaisir de voir que ces histoires t'ont laissé un bon souvenir. Et donc, je t'en raconterai une, oui, aucun problème !
Il récupéra l'étrange petit sac confié par Amrod, fouillé à l'intérieur et, au troisième essai, en tira de quoi manger. Leurs provisions étaient maigres, peut-être pas de quoi tenir jusqu'à chez maître Wilmarin. Mais ils se rattraperaient là-bas.

Il n'y avait pas de quoi faire un festin mais le cuisinier d'Amrod ne s'était pas pour autant montré pingre : il devait après tout nourrir quatre elfes embarqués dans une aventure périlleuse. Marius parut d'ailleurs trouver le résultat des fouilles de Taliesin (après la découverte d'un gant troué et d'un balai) plutôt impressionnant, même s'il s'étonna du goût particulier de la cuisine elfique. Après une nuit agitée et toute une journée de marche, le gosse commença à donner de très nets signes de fatigue, sans doute amplifiés par la satiété. Il paraissait assez clair que Taliesin devrait le porter jusqu'à son lit haut perché...

Et bien, s'il le fallait... il le ferait. Il était agile, le gosse léger et l'arbre qu'il avait choisi point trop compliqué à escalader : il devrait donc s'en tirer. D'ailleurs, il se mit à l'ouvrage sans tarder, lui-même pressé de prendre du repos. Une fois Marius installé et sanglé, il tenterait de s'adonner à la rêverie, sans grand espoir toutefois d'échapper au sommeil humain. Mais dans les branches, ils devraient être à l'abri des principaux dangers de la forêt...

Taliesin eut de la peine à maintenir sa Rêverie, non parce que le sommeil le guettait, mais parce que la forêt résonnait de bruits et de craquements, et qu'une partie de lui resta sur le qui-vive — trop, en réalité. Aussi se sentait-il encore tout chiffonné lorsqu'un mouvement survint un peu trop près de leur cachette et qu'un visage apparut entre les feuilles.
" C'est encore vous, je vois." déclara un elfe à voix basse, sans doute un membre de l'escouade qui l'avait coincé la première fois qu'il s'était aventuré en Lorien.
Il baissa les yeux sur l'enfant endormi.
" Avec un humain de plus, de surcroît."

Il songea que des humains, il y en aurait eu plusieurs si leur opération ne s'était pas soldée par un lamentable fiasco.
-N'ayez crainte, nous ne faisons que passer, répondit-il, courtois. Nous nous rendons chez maître Wilmarin, afin que je récupère mes enfants. Ensuite, nous rentrerons à Luménis.

L'expression de l'elfe demeura neutre.
" Je vois. Dans ce cas, je vous souhaite une route sans heurts."
Sur ces entrefaites, il redisparut dans la broussaille, laissant Taliesin à sa difficile Rêverie.
Le matin se leva beaucoup trop tôt et Marius émergea, presque déçu qu'il n'y ait eu nulle créature fantastique pour les déranger, mais aussi soulagé d'avoir survécu sur ce territoire infesté de mangeurs d'enfants.

S'abstenant de lui révéler que lesdits mangeurs d'enfants leur avaient rendu une petite visite au cours de la nuit, il se contenta, une fois regagné le plancher des vaches, de lui servir une manière de petit-déjeuner. Dès qu'ils auraient terminé de manger, il faudrait se remettre en route vers la chênaie de maître Wilmarin. Comme il avait effectué plusieurs trajets, comme il s'était efforcé de prendre des points de repère durant ceux-ci, il avait bon espoir de parvenir à l'atteindre; Là, il retrouverait ses fils, qu'il avait hâte de revoir. Et si les jumeaux s'en étaient tirés, c'était là aussi qu'il avait le plus de chance de les croiser.

Ils s'engagèrent donc dans les profondeurs de la Lorien, silencieux comme des ombres. Comme il l'avait fait dans la campagne, Marius se glissait dans la végétation sans un bruit, sans avoir besoin ni de fouiner, ni de bavarder, adaptant son rythme à celui du barde, aux aguets. Il ne posait aucune question, ne faisait aucun commentaire, sans pour autant être indifférent à son environnement, qu'il inspectait d'un regard concentré, toujours en mouvement. Même la découverte d'une araignée particulièrement laide ou l'envol soudain d'un oiseau multicolore ne l'émurent en rien. De la même manière, il ne s'arrêta à la mi-journée que quand Taliesin le lui proposa et lorsqu'ils se remirent en route, il ne protesta pas un instant.
Si bien qu'ils arrivèrent chez Wilmarin bien avant la nuit, sans avoir rencontré d'obstacle. Les arbres étaient pareils à eux-mêmes, le sous-bois tranquille. De prime abord, il ne semblait y avoir personne, mais Taliesin finit par détecter du mouvement loin sur la droite, près de quelque chose qu'il avait d'abord pris pour un buisson ordinaire mais qui, à l'examen plus rapproché, s'avéra être une cabane assez monstrueuse. On parlait à l'intérieur.

Tout au long du trajet, le barde avait été impressionné par l'endurance de Marius. Par sa capacité à se montrer discret, aussi, au point de se demander comment les gens de l'abbaye avaient pu le capturer : l'avaient-ils embobiné avec de grandes promesses ? Il faudrait qu'il l'interroge sur tout cela, de même que sur ce qu'il avait observé à l'intérieur du sinistre sanctuaire. Mais cela attendrait un peu : pour l'heure, il avait autre chose en tête.
-Il y a quelqu'un ? lança-t-il d'un ton léger tout en s'approchant de la cabane.

Une tête, puis deux têtes, puis trois têtes émergèrent du fouillis de feuillage. Baptiste, Victor et Titus dévisagèrent Taliesin avec surprise, puis des mines oscillant entre la stupéfaction et le ravissement, suivant l'individu. Baptiste fut le premier dehors à venir étreindre le barde. Victor s'extirpa à son tour de la cabane, bras croisés, un peu interdit. Titus suivit.
" Tu es déjà là ? s'interrogea Victor. Comment ça se fait ? Où est Cordélia ?"
Puis son visage se fendit d'un sourire.
" Hé ! Marius, vieille branche ! Je savais qu'on se retrouverait !"

Bigre, heureusement que Baptiste était là ! S'il n'y avait eu que Victor, il aurait trouvé l'accueil un peu vexant.
-Salut vous trois, répondit-il. Content de vous revoir.
Il se tourna vers la seule personne qu'il avait réussi à tirer de l'abbaye.
-Marius, je te présente Titus.

" Qu'est-ce que c'est que ça pour une bestiole ? demanda Marius, avec curiosité. Est-ce que c'est comme dans les histoires de Gérard ?"
Titus le dévisagea avec une grimace, puis prit une profonde inspiration et haussa les épaules.
"C'est un faune, expliqua Baptiste. Il y en a sans doute dans les histoires de Gérard, oui."
Victor avait déjà franchi la distance qui le séparait de Marius mais il se tourna à nouveau vers Taliesin.
" Et Cordélia ?"

Il faillit répliquer par quelque chose du genre "Content de te revoir en un seul morceau, moi aussi" mais préféra s'abstenir et crever l'abcès au plus vite.
-Nous avions réussi à la retrouver : les gens de l'abbaye l'avaient capturée et droguée. Nous avions même retrouvé l'ex-fiancée de Yann, droguée également, et la princesse Elwyn, incarcérée avec elles. Malheureusement, leurs geôliers disposaient de forces importantes et au moment de nous replier, nous avons été séparés. J'ai bien essayé de retrouver les autres mais je n'ai pas réussi : j'ai par contre croisé Marius qui a accepté de me suivre. Après ça, il m'a fallu fuir, sans quoi les faux Chauntéens m'auraient abattu sans vergogne.

Baptiste parut stupéfait.
" Vous êtes entrés dans l'abbaye ?" fit-il.
Victor était retourné dans la cabane.
" On a même volé sur un hibou ! C'était trop super ! Enfin. J'ai pas trop envie de recommencer, en fait."

-Ne t'inquiète pas : je doute fort que nous ayons encore besoin de recourir à ce mode de déplacement.
Il refit face à Baptiste.
-Oui, nous sommes entrés dans l'abbaye. Cela faisait un moment que je la soupçonnais d'abriter quelque chose de louche et quand nous en avons eu confirmation, nous avons monté une opération d'infiltration. Le plus rageant, c'est que nous avons vraiment été à deux doigts de réussir. Mais voilà, il s'est produit des imprévus.
A savoir, le comportement irresponsable et égoïste de la princesse.
-Enfin, je suis déjà content d'avoir pu tirer Marius des griffes de ces criminels. Pour le reste... Si maître Wilmarin est d'accord, nous attendrons chez lui deux ou trois jours : si les autres ont pu s'en tirer, c'est probablement ici qu'ils me chercheront. Et si nous ne voyons rien venir, et bien... Nous rentrerons à Luménis. Prévenir les services secrets est la seule option qu'il me reste.

Victor était ressorti de la cabane, la veste et le sac sur l'épaule. Il n'entendit donc que les dernières paroles du barde.
" Quoi ? Attendre ? Fuir ? Non ! On va aller la rechercher !" s'exclama-t-il, outré.
Baptiste fit la grimace. Titus et Marius, de leur côté, demeurèrent silencieux, le premier visiblement inquiet, le second curieux de voir sur quoi la discussion aller déboucher...

-Cela ne servirait à rien, répondit calmement le barde.
Et, avant que son fils ne puisse protester, il lui réexpliqua rapidement comment l'opération s'était déroulée.
-Si nous avions réussi, nous serions restés dans la vallée : nous aurions eu assez de preuves pour convaincre certains habitants de nous aider à mettre un terme à tout cela, conclut-il. Mais dans l'état actuel des choses, nous ne pouvons espérer aucun soutien, là-bas : les gens doivent être persuadés que d'horribles elfes ont attaqué sans raison leur irréprochable sanctuaire et espérer mettre la main sur les coupables pour leur régler leur compte. Sans compter, bien sûr, les hommes de l'abbaye lancés sur nos traces... Bref, le mieux que nous puissions faire dans l'immédiat, c'est attendre ici, au cas où les autres aient réussi à s'enfuir.

" C'est beaucoup de suppositions ! s'insurgea Victor. Tu ne sais pas ce qu'ils ont fait, où ils en sont, s'ils vont revenir ici ! Tu dis "si nous avions réussi", mais ils ont peut-être réussi ! On doit y retourner. Trouver Cordélia, avertir les gens... Tu as Marius, déjà, pour raconter son histoire ! Ce n'est pas rien ! La vérité sort de la bouche des enfants !"
Baptiste finit par intervenir.
" Taliesin a raison. Luménis, c'est mieux. C'est moins risqué...
— Moins risqué ! Toujours moins risqué ! Si personne ne prenait de risques, tu serais toujours dans le Temple de Baine et Morféa serait toujours au pouvoir à Luménis ! Moins risqué ! On dirait des grands-mères !"

Bon sang, mais qu'est-ce que ce gosse avait dans la tête ?
-Sauf qu'il y a différentes façons de prendre des risques, répondit-il calmement. Il y a la façon raisonnée, où l'on prépare soigneusement son coup en tenant compte du danger : c'est ce que nous avons fait dans le temple de Baine, c'est ce que nous avons fait à l'abbaye et, malgré nos précautions, c'est de justesse que nous nous en sommes sortis. Et puis il y a la façon suicidaire, où l'on fonce tête baissée sans réfléchir. Alors oui, ça peut passer, si Tymora intervient ou si un sauveur surgit à point nommé. A ce propos, est-il vraiment besoin que je te rappelle ce qui s'est passé avec le centaure ? Malheureusement, la plupart du temps, ce genre d'attitude se solde par un prompt trépas. Dans le meilleur des cas.
Il soupira.
-Le témoignage de Marius n'aura aucun effet sur les gens de la vallée : ils ne font pas confiance aux étrangers. Celui de Lucie aurait pu les convaincre mais voilà, elle n'est pas avec nous. Le mieux à faire est d'attendre, au cas où elle et les autres nous rejoignent et, si ce n'est pas le cas, de prévenir les autorités luméniennes, les seules à pouvoir intervenir efficacement tout en évitant un bain de sang. Il n'y a pas d'autre voie. A moins bien sûr que tu n'aies envie d'être capturé par les gens de l'abbaye puis de les voir me massacrer lorsque j'essaierai encore une fois de te sauver la mise.

Ces derniers mots ne firent rien pour apaiser la colère de Victor. Mais plutôt que de se lancer dans une nouvelle tirade, il se contenta de le fusiller du regard, de donner un grand coup de pied dans un caillou puis de s'éloigner à grands pas dans les broussailles, les laissant tous les quatre en arrière.
Aucun des autres enfants n'osa piper mot. Titus préféra d'ailleurs imiter Victor en disparaissant rapidement dans un buisson voisin. Baptiste était pâle et ne savait pas où se mettre. Marius, par contre, observait la scène avec une très grande attention, comme s'il cherchait à en tirer des conclusions vitales.

Il avait la désagréable impression que Victor devenait de plus en plus ingérable au fil du temps. Soit le gamin s'était attaché à Cordélia au point d'en devenir aussi insensé que la princesse Elwyn lorsqu'il était question de son capitaine de la garde, soit la fragmentation dont il était victime était à l’œuvre. Dans un cas comme dans l'autre, c'était inquiétant et il faudrait redoubler de vigilance.
-Le pixie veille toujours sur vous ? demanda-t-il doucement à Baptiste. Je dois aller m'entretenir avec maître Wilmarin et j'aimerais autant ne pas avoir à courir après Victor à mon retour...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile