La Couronne de Cuivre

L'elfe eut un pincement au cœur en entendant les paroles de l'enfant. Si la première partie de leur périple vers Melandis n'avait pas été exempte d'inquiétudes, elle était surtout portée par l'espoir ; la seconde, en revanche, serait alourdie par le poids des deuils et des souffrances. De surcroît, il serait le seul à n'avoir perdu aucun proche durant la halte forcée sur Mersant. Il espérait que cette position ne serait pas trop inconfortable mais se rassurait en songeant que, peut-être, il pourrait apporter un certain réconfort aux autres...
-Excellente idée, répondit-il en se levant. Ce sera pour moi une bonne occasion de reprendre contact avec le monde extérieur... et mes compagnons de voyage. Bon, la descente de la passerelle m'inquiète un peu, mais je te demanderai un coup de main, au besoin.

" Chouette." fit Victor en se levant.
Il précéda Taliesin vers la porte, puis le regarda avec une expression critique.
" Il va quand même falloir que tu te changes... Cette tunique, ça va à bord, mais entre nous, il fait un peu froid sur Mersant et puis tu as une réputation à préserver ! Je crois qu'il y a des vêtements dans le tiroir sous le lit... Si tu arrives à te plier en deux... Et je vais te trouver un manteau quelque part... Bon, il y aura les armoiries luméniennes dessus, mais tu trouveras mieux à terre."
Puis il fila à l'extérieur, pour revenir quelques instants plus tard avec le précieux manteau.
" J'ai vérifié : il y a des rambardes à la passerelle. Tu vas gérer ça comme un vrai loup de mer !"

Ce ne fut pas sans une certaine appréhension qu'il se pencha pour ouvrir le tiroir indiqué par le petit garçon. Pourtant, l'opération se révéla beaucoup moins douloureuse qu'il ne l'aurait cru. Était-ce grâce au repos ? A un ingrédient du breuvage qu'il avait avalé quelques heures plus tôt ? Il n'en savait rien mais le résultat était là. Il n'allait pas s'en plaindre.
-Bonne nouvelle pour la passerelle ! lança-t-il à Victor, souriant, en entreprenant de se changer. Faire un plongeon dans les eaux du port aurait été plus désastreux pour ma réputation que conserver cette tunique...
Il récupéra enfin le manteau que lui tendait l'enfant. Son regard tomba sur les armoiries luméniennes, ce qui ne manqua pas de l'amuser.
-Voilà que je revêt pour la deuxième fois en seulement quelques jours les couleurs d'une cité, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant. C'est une expérience intéressante... Et assez piquante, quand on sait qu'entretemps, j'ai occupé la prestigieuse position de second du Squale...
Et quand on sait que, d'ici quelques mois, je serai enfermé dans les prisons de la ville, acheva-t-il mentalement.
Cette pensée ne l'assombrit guère, pourtant.

" Les Luméniens ont la mémoire courte" fit Victor avec un haussement d'épaules philosophe.
Il précéda ensuite Taliesin dans la coursive puis sur le pont. Il faisait toujours resplendissant mais le vent était glacial. Les grincements du gréement produisaient un tintamarre brisé seulement par le cri des goélands. Taliesin vit qu'il y avait un peu de monde à terre, des soldats pour la plupart, mais il distingua aussi la silhouette d'un ou deux Mersantais, des hommes et des femmes qui avaient fait partie du groupe de Valaellyn dans les grottes. Victor le guida jusqu'à la passerelle qui, comme il l'avait annoncé, était large et pourvue de rampes.
" Il y a un deuxième bateau luménien qui va arriver. En fait, il y a trop de prisonniers pour pouvoir tous les ramener avec seulement les trois bateaux qu'ils ont. En plus, la Salicorne va rentrer à Luménis, mais le deuxième navire d'Antelucas non, parce qu'ils avaient une autre mission en plus de venir jusqu'ici, ils ont simplement croisé les autres en route. Puis il manque de l'équipage, aussi... Enfin, c'est un peu la désorganisation, si je comprends bien..."
Ils gagnèrent la terre ferme sans difficultés.
" Désolé de parler tout le temps, mais Aegyr a dit que je ne pouvais pas te laisser en placer une. Ou alors seulement une !"

-T'écouter ne me dérange pas du tout, bonhomme, répondit Taliesin en songeant qu'avant peu, la voix du garçon lui manquerait beaucoup. En plus, si tu prends goût aux bavardages, il n'est pas impossible que tu décides d'entamer la carrière de barde...
Il jeta un regard circulaire sur le port. L'endroit avec beaucoup changé depuis qu'il s'y était tenu pour la dernière fois. Changé en bien : il était autrement plus engageant que lorsque les pirates le contrôlaient encore.
-J'imagine qu'Aegyr t'a aussi demandé de répondre à ma place quand les autres m'adresseront la parole ? reprit-il. Cela ne me pose aucun problème, tu sais. Au contraire, je suis même très curieux de voir comment tu vas te débrouiller...

" Je te connais comme si je t'avais fait !" répondit Victor plein d'entrain.
Il adressa un signe de la main à une personne qui passait plus loin, que Taliesin ne reconnut pas, puis le guida jusqu'au Milieu de Nulle Part, l'auberge de Mersant. A l'intérieur, les tables et les chaises avaient retrouvé leur position d'origine, on avait réalisé un grand nettoyage et les fenêtres ouvertes laissaient entrer l'air frais du large. Mais il n'y avait personne derrière le comptoir. Par contre, une bonne odeur de nourriture flottait dans l'air, annonçant le repas : sans doute un des coqs affecté aux troupes avait-il établi ses quartiers à terre. Les conversations étaient plutôt tranquilles, quelques groupes de soldats devisaient, certains jouaient aux cartes, et Taliesin repéra bientôt l'équipage de la Liberté, en grande discussion autour d'une carte dépliée, non loin de l'âtre. Constance paraissait soucieuse, écoutant Gauthier qui pointait quelque chose. Greta avait les bras croisés, l'expression sévère, tandis que Guéric, beaucoup plus détendu, empilait des pommes les unes sur les autres, comme pour passer le temps.

Il ne put s'empêcher d'éprouver une vague inquiétude en découvrant ce spectacle. Il s'était imaginé que l'itinéraire avait été arrêté depuis bien longtemps mais, apparemment, ce n'était pas le cas. A moins que les semaines passées sur l'île n'aient changé la donne ? La saison avait avancé, après tout, et il se pouvait que certaines zones soient désormais davantage menacées par les tempêtes ou sujettes aux mers d'huile. Une autre hypothèse était que Constance et son équipage cherchent à rattraper le temps perdu en empruntant un trajet plus direct quoique plus dangereux...
Pour obtenir la réponse, il lui suffirait de poser la question. L'elfe ne resta donc pas planté où il se trouvait et s'avança vers la table. Il avait hâte de s'assoir : il se sentait mieux, certes, mais marcher jusqu'ici n'avait pas non plus été de tout repos...
-Bonjour, dit-il simplement quand il les eut rejoints. Je ne vous dérange pas, j'espère ? Je peux repasser plus tard, si vous souhaitez terminer votre discussion...

" Aaaaah ! Enfin ! Le héros daigne nous rendre visite !" s'exclama Guéric avec un large sourire.
Il se leva, sautillant sur une jambe de bois à l'allure encore imparfaite, et vint étreindre l'elfe. C'est à dire, vu sa hauteur, ses cuisses.
" Tu as l'air... oui, en forme, on va dire, compte tenu des événements.
— Laisse-le s'asseoir, Guéric. Il est hors d'haleine." fit Constance avec le sourire.
Greta le gratifia d'un petit signe, tandis que Gauthier lui serrait amicalement la main. Ces deux derniers avaient l'air indemnes, quoi que peut-être un peu plus minces qu'avant la prise de Mersant. Ce qui, pour Gauthier, n'était pas peu de choses.
" Tu ne nous déranges pas, au contraire." dit ce dernier.
Victor hésitait, lui. Il semblait avoir repéré quelque chose à l'autre bout de la salle.

-Tu peux filer, si tu veux, l'encouragea le barde. Je ménagerai ma voix, je te le promets.
Il se laissa tomber avec soulagement sur une chaise libre.
-Aegyr a trouvé en Victor un aide zélé : il ne tolère pas le moindre écart, c'est incroyable !
Il adressa un large sourire à la compagnie assemblée.
-Je suis heureux de vous revoir, tous.

Victor eut un sourire.
" Je reviens dans trois minutes."
Et il partit vers l'arrière salle de l'auberge, bondissant comme un cabri.
" Ces jeunes, quelle énergie... commenta Gauthier en le voyant disparaître.
— C'est sûr que tu es déjà un vieux croûton." railla Guéric en passant une main sur le sommet chevelu de son crâne.
Gauthier, à qui il ne restait pas grand chose sur le caillou, leva les yeux au ciel.
" Nous réfléchissions à notre itinéraire. Nous avions prévu de faire escale à Mersant pour nous ravitailler, mais le comptoir a été pillé, la ferme vidée, et nous allons être un peu court, même avec ce que les Hélonniens ont accepté de nous céder... expliqua Constance.
— Le groupe est très réduit et la question se pose de savoir si nous ne devrions pas retourner sur Luménis pour embarquer de nouvelles personnes en quête de leurs proches, ajouta Gauthier avec une grimace.
— Je trouve que ce n'est pas correct, dit Guéric. Je l'ai déjà dit.
— Je suis d'accord avec toi. Mais ils devaient être huit et ils sont trois. Même pour eux... pour vous, Taliesin, ça va être difficile. En plus, je ne veux pas médire, mais Bérénice... Il vaudrait mieux pour elle qu'elle rentre à Luménis. Elle n'était déjà pas taillée pour cette mission au départ, et maintenant que son beau-père est mort... Franchement... Elle va être un poids. Et Fred ne vaut pas beaucoup mieux. Dans son état actuel, il est à deux doigts d'exploser. Il constituera un danger dans les rues de Melandis.
— On pourrait voir si Martin est prêt à accompagner le groupe. Il connait bien Melandis. Il a des ressources...
— Martin est un esclave en fuite recherché pour le meurtre d'un noble. A moins qu'il ait des envies de suicide, il n'acceptera jamais.
— Taliesin n'a pas meilleure réputation et est nettement plus reconnaissable, si je puis me permettre.
— Ce qui n'arrange pas nos affaires : une gamine éplorée, un adolescent furieux et le Prophète Gris. L'équipe sur place va nous maudire."

-J'aurais un service à vous demander... intervint-il, embarrassé. Je crois qu'il vaudrait mieux ne pas évoquer l'hypothèse d'un report du voyage devant Victor. Quand j'ai laissé entendre que ça pourrait arriver, hier, il a réagi... assez vivement, dirons-nous. Alors si une telle décision devait être finalement prise, je préférerais lui l'annoncer moi-même. En privé.
Il soupira.
[color=#FFF66]-A titre personnel, je serais d'avis de continuer directement. Je ne suis pas objectif, bien sûr, puisque je souhaite arracher au plus vite ma compagne aux griffes des Mélandiens.. Cependant... Nous ne sommes plus qu'une poignée, certes, mais le nombre des gens que nous devons sauver n'a pas diminué, lui. L'opération ne deviendrait-elle pas ingérable, si nous prenons à bord de nouvelles personnes en quête des leurs ? N'y aura-t-il pas trop de proches à rechercher en une seule fois ? Pour le reste, je comprends évidemment votre inquiétude concernant Bérénice et Fred : je pourrais essayer de leur parler, voir avec eux s'il ne serait pas préférable qu'ils rebroussent chemin tout en les assurant que nous nous occuperons des leurs... Je peux aussi discuter avec Martin, même si je doute qu'il veuille venir avec nous, vu son état. Et puis, sincèrement, je ne lui souhaite pas un tel voyage : je lui conseillerais plutôt de gagner Hélonna, car ça lui ferait du bien de découvrir une terre où la bienveillance est de mise...[/color]
Il jeta un regard en direction de l'arrière-salle, pour s'assurer que Victor ne revenait pas.
-Toutefois, si vous décidez qu'il est nécessaire de repousser le départ, je ne m'y opposerai pas : vous êtes, et de loin, les mieux placés pour juger. En revanche, vous devez savoir que si nous rentrons à Luménis, je ne pourrai pas en repartir.

" Pas en repartir ? Pourquoi ? demanda Guéric avec une grimace.
— Ce ne sont pas forcément tes affaires, répondit Constance et le halfelin se renfrogna.
— Très bien, mais ça règle le problème. Allons-y. Offrons à Bérénice de rentrer et débarrassons-nous de Fred avant le départ.
— Débarrassons-nous ?
— Il ne va jamais accepter de renoncer. Il a perdu son frère jumeau. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que c'est, de perdre son frère jumeau. Pas que j'en ai eu, personnellement... Mais j'en ai connu. Il faudra le droguer, l'enfermer quelque part, le refiler à Longuehune.
— Si nous rentrons à Luménis, autant dire que les quatre personnes que nous étions sensés rechercher sont perdues. Nous ne pouvons pas faire ça."
Constance s'était tournée vers Gauthier et il acquiesça.
"Une possibilité est de descendre nous-mêmes sur le terrain, si le groupe en place estime que les ressources sont insuffisantes...
— C'est une mauvaise possibilité, intervint Greta.
— Mais ce sera peut-être la seule. Et personne n'y sera obligé. Ce n'est pas dans le contrat et si tu ne le sens pas...
— Ce n'est pas la question, c'est juste que... nous sommes des marins, pas des... des infiltrés... Ce n'est pas quelque chose qui s'improvise.
— Nous verrons. Nous avons encore quelques jours avant de prendre notre décision. S'ils pouvaient déjà retrouver ce fichu trésor..."

Le barde soupira à nouveau. Mais de soulagement, cette fois. Parce qu'ils avaient décidé de continuer sans délai. Parce qu'il n'avait pas été obligé de dévoiler son secret. Guéric reviendrait sans doute à la charge, évidemment. Bah, au pire, il lui dirait la vérité : le halfelin lui aussi avait un passé tumultueux. Moins sombre que le sien, sans doute. Pourtant, il serait certainement en mesure de comprendre...
-J'espère aussi qu'ils le retrouveront. De l'argent en quantité nous permettrait de délier bien des langues, d'ouvrir bien des portes... Cela pourrait même compenser notre tout petit monde. Du moins, si nous en usons judicieusement.

Constance soupira.
" Nous pourrons recruter un marin supplémentaire à Melandis et Taliesin remplacera Griselda jusque là. Le ravitaillement sera moins critique, si nous ne sommes plus que cinq.
— Ce serait quand même bien qu'on se trouve quelqu'un en plus. Peut-être y a-t-il moyen de récupérer l'un ou l'autre prisonnier... Certains sont des gens décents qui se sont retrouvés coincés auprès du Squale alors qu'ils rêvaient juste d'un peu de rapine...
— Moi je propose l'ensorceleur drow. Il est vachement doué, et plutôt beau garçon... A Luménis, ils vont le jeter dans un trou obscur, alors qu'il pourrait s'amender, j'en suis certaine... fit Greta avec un sourire ironique.
— Valtameri se cherche sûrement quelque chose à faire. Avoir un genasi d'eau dans l'équipage, ce serait certainement...
— Il n'en est absolument pas question." répondit Constance d'une voix sourde.
Un silence embarrassé succéda à son intervention. Gauthier s'était empourpré et il toussa dans son poing, cherchant de l'aide quelque part.
" Heu... Je persiste à penser que Martin serait la meilleure idée. D'accord, il est recherché, mais qu'est-ce qui ressemble plus à un humain qu'un autre être humain ? Il avait son créneau, il suffira qu'il évite ces quartiers.
— Je pense que tu n'imagines pas le nombre de personnes qui lui sont passées dessus.
— Guéric !
— Pardon." fit le halfelin, embarrassé à son tour.
Il décocha une grimace à Taliesin puis son regard s'éclaira.
" Et pourquoi pas le demi-elfe que tu nous as déniché, là ? Quel était son nom, déjà ? Il n'était pas très porté sur l'action, mais il a peut-être du potentiel..."

Taliesin jetait des coups d’œil de plus en plus fréquents - et de plus en plus inquiets - en direction de l'arrière-salle.
-Il vaudrait mieux aussi éviter ce sujet-là quand Victor sera revenu, souffla-t-il. Il est résigné à ne pas venir mais ça pourrait changer s'il comprend notre situation...
Laquelle fournirait au gosse des chapelets d'arguments qu'il aurait bien du mal à réfuter.
-M'est avis que Jonas désirera plutôt rentrer chez lui, reprit-il. Je lui poserai la question, cependant. Pour Martin, je rechigne vraiment à faire la démarche, mais si vous le jugez nécessaire... Enfin, concernant les prisonniers, pourquoi pas, effectivement. Nos clercs pourraient aisément déterminer s'ils sont fiables ou non... Hum, il serait néanmoins plus avisé, je crois, d'éviter les drows. Leur peuple et le mien n'entretiennent pas des relations très... amicales.

" C'était une plaisanterie, se défendit Greta. Je n'avais pas réellement l'intention de proposer le voyage à l'ensorceleur...
— Ne t'inquiète pas trop de Victor, Taliesin. Je pense qu'il est parfaitement capable de comprendre les moments où les adultes doivent discuter entre eux, fit Constance avec un sourire apaisant. Il sera allé donner un coup de main en cuisine... Je devine que vous n'avez pas encore mangé.
— Nous ne connaissons pas bien les gens de votre groupe. Y a-t-il des candidats potentiels à un petit voyage à Melandis ?"
Greta et Gauthier s'entreregardèrent avec une grimace, puis un haussement d'épaules.
" Je crains que non. Ils avaient tous l'air de vouloir rester à Mersant...
— Maureen va se retrouver seule courtisane, elle pourrait avoir envie de changer d'air ?
— Martin va rester. Et il en viendra rapidement d'autres. Même les marins hélonniens tournent autour de Maureen, et leurs capitaines ont l'air d'avoir décidé de fermer les yeux. C'est un créneau porteur.
— On verra quand... s'ils trouvent le trésor.
— C'est vrai aussi.
— Je pense qu'on fait mieux d'y aller à nous cinq. Trouver quelqu'un de fiable, au pied levé... Je vous rappelle que nos activités sont subversives... Nous ne cherchons pas juste un matelot."
Constance se tourna vers Taliesin.
" N'en parle pas à Jonas. Et n'en parle pas à Martin non plus. Nous nous débrouillerons. Il n'est pas impossible que l'équipe de terrain se soit renforcée depuis notre dernière traversée."

Comme s'il avait deviné que la conversation avait pris fin, Victor reparut avec un plateau chargé. Il déposa pain et soupe devant Taliesin, une assiette de ragoût pour lui-même.
" Et pourquoi pas Valaellyn ?" demanda alors Gauthier, mais Constance leva des sourcils sévères et le second grimaça.
Victor semblait ne rien avoir entendu et il tendit des chopes de bière aux marins de la Liberté.
" Ce gamin est bien élevé, dites donc ! s'exclama Greta.
— Merci, moussaillon." lui dit Gauthier.
Victor s'assit, radieux.
" J'ai demandé, tu as droit à du pain, cette fois. Seulement si tu le trempes dans la soupe, mais c'est comme ça qu'il est meilleur, de toute façon." dit-il à Taliesin, d'un ton docte.

Taliesin avait gratifié Gauthier d'un regard noir avant de se détendre en constatant que le gamin ne faisait aucun cas de la remarque. Puis il leva les yeux au ciel quand vint le moment des recommandations. Ou des consignes, plutôt...
-Bien, monsieur. A vos ordres, monsieur, soupira-t-il d'un ton théâtralement plaintif.
En réalité, manger du pain même ramolli lui faisait grand plaisir. Il se languissait d'avoir quelque chose de consistant à se mettre sous la dent et, par conséquent, il ne tarda pas à manger avec appétit.

Comme le lui avait recommandé Aegyr, Victor se chargea ensuite d'empêcher Taliesin d'en placer une, et d'ailleurs l'intégralité de la tablée. L'équipage de la Liberté, bien qu'un peu interloqué, laissa le petit garçon discourir... parfois la bouche pleine.
" Donc... Bon, il parait que les soldats dans les grottes ont retrouvé des traces de notre passage... Depuis le départ des pirates, l'île ne tremble plus, alors on s'est demandé si c'était parce que le dragon était fâché qu'on cherche son trésor ou quoi... Mais en fait, c'est pas du tout ça. C'est pas l'île qui tremblait, c'est les pirates qui faisaient n'importe quoi. On a trouvé une entrée de grotte où ils lâchaient des boules de feu... et ce genre de trucs, pour ouvrir Mersant, carrément. Apparemment, le Squale, elle était décidée à trouver le trésor à tout prix, quitte à éventrer l'île et faire pleuvoir l'or... C'est pas l'ensorceleur drow qui l'a raconté, parce que lui, il lâche rien du tout, de toute façon. Le capitaine dit qu'il est ennuyé, d'ailleurs, il dit qu'à Luménis, ce genre d'engeance est partie pour terminer sa vie dans un cachot, et ça vit longtemps, les drows, non ? Non, attendez, c'est seulement un semi-drow, alors il va pas vivre si longtemps. Bref. Et donc... Il y a aussi le Mélandien. Apparemment, ils ont décidé de le ramener à Luménis. Puis ils le renverront à Mélandis plus tard. Je n'ai pas trop bien compris. Il n'a plus de bateau, de toute façon, mais on peut pas l'emprisonner juste parce que c'est un Mélandien. Sauf que c'est bientôt la guerre, alors peut-être que si. L'un dans l'autre, je crois qu'il est invité..."
Gauthier avait lancé un regard à Constance, mais elle hocha la tête avec véhémence. Le second haussa les épaules. Apparemment, il testait toujours leurs options.
" Je me demandais, Taliesin. Est-ce que tu crois qu'on pourrait proposer à Martin de rentrer à Luménis avec nous ? Il s'entend bien avec Valaellyn et puis moi je l'aime bien aussi. Je sais que ça fait une personne de plus pour la maison de Guillhem, mais il pourra aider aux champs, peut-être ? Il y a quand même beaucoup de champs, non ? Ah non, c'est vrai, tu ne peux pas me répondre. Tu peux peut-être juste faire un signe de la tête ? Ou alors écrire sur ta serviette... Ah... Mais y'a pas de serviettes. Je vais aller chercher ça, je reviens...
— Il va falloir lui suggérer de structurer un peu tout ça, s'il veut suivre tes traces." souffla Guéric.
Mais Victor était déjà de retour.
" Voilà pour toi. Puis ça te permettra aussi d'effacer tes moustaches. Il y a une infusion qui t'attend. C'est Seskan qui l'a préparée, mais il n'ose plus s'approcher de cette table, il m'a dit que sinon Constance allait lui mettre sa m... ah non, ça je dois peut-être pas raconter..."
La principale intéressée cacha son visage dans sa main.
" Et Valaellyn est en haut, avec les marins blessés. Elle m'a dit que tu ne pouvais pas retourner à bord avant qu'elle t'ait vu, mais que comme elle sait que tu ne peux pas vraiment monter beaucoup d'escaliers dans ton état, et bien... Il faudrait que je monte la prévenir quand tu avais un moment... Je ne suis pas certain qu'elle ait des trucs vraiment passionnants à te raconter, mais elle aime bien voir que tu es toujours là !"
Il sourit à la cantonade.
" Bon, est-ce qu'il y a une spécialité culinaire à Mélandis que vous allez pouvoir me rapporter ?"
Gauthier toussa dans sa bière et Greta ouvrit une bouche ronde de stupeur.
" J'ai mal à la tête... gémit Guéric.
— Rien du tout ? Même pas des scorpions au miel, ou quoi ?"

Taliesin eut achevé son repas bien avant que Victor n'ait conclu son discours et il resta à l'écouter, arborant une expression mi-hilare, mi-incrédule. Les propos du gamin, plus volubile que jamais, étaient difficiles à suivre. Pourtant, au milieu du flots ininterrompu de paroles, il parvint à relever quelques informations. D'abord, les Héloniens étaient peut-être en passe de retrouver le trésor, ce qui constituait une excellente nouvelle. Ensuite, il y avait des rumeurs de guerre entre Lumenis et Melandis, ce qui, pour le coup, était extrêmement inquiétant : il fallait espérer qu'ils parviennent à accomplir leur mission avant que le conflit n'éclate, s'il n'était pas déjà trop tard... Enfin, Val voulait le voir, et il se promit de ne pas repartir sans qu'ils aient pu échanger un petit moment.
Lorsque le souffle manqua trop à Victor pour qu'il puisse continuer à s'exprimer, l'elfe s'empressa d'en placer une.
-Je crois que ce serait une bonne idée, de proposer ça à Martin. Je lui en parlerai, à l'occasion. Pour le reste...
Il se tourna vers ses compagnons, le sourire jusqu'aux oreilles.
-Dites, à votre avis, peut-on considérer qu'un bâillon est une spécialité culinaire ?

" En tout cas, c'est une spécialité mélandienne.
— Oh, vous êtes glauques." fit Greta avec une grimace.
Victor croisa les bras.
" Je vous conseille de rapidement vous y rendre, alors, parce que j'ai bien l'intention, à présent, de vous proposer mon récital en dix neuf couplets sur l'eau de mer.
— Oh, je dois justement aller vérifier les barils d'eau potable, comme c'est dommage.
— Et Goran veut me voir au hangar, il m'a dit qu'il restait un peu de matériel, nous avons rendez-vous... maintenant !
— Désolée, Victor, vraiment, mais j'ai été convoquée par le capitaine Longuehune, je ne peux pas désobéir aux ordres...
— Taliesin nous racontera... Mais je dois vraiment aller faire pipi..."
Tous les quatre se levèrent, saluèrent l'elfe et l'enfant à divers degrés, et filèrent sans demander leur reste.
" Je vais te la chanter, comme ça tu pourras la leur répéter une fois que vous serez en mer."

La prochaine fois qu'il verrait ses compagnons, il leur annoncerait avoir décidé d'amener Victor avec lui, prétextant ne plus pouvoir se passer de ses bavardages. Ce serait une excellente manière de les punir pour leur brusque désertion... Cependant, il repoussa cette pensée sitôt après qu'elle eut éclos : la séparation avec Victor serait rude, pour le moins, et il n'aurait sans doute pas le cœur à en plaisanter...
-Tu ne veux pas attendre que nous soyons seuls tous les deux ? répondit-il après avoir jeté un regard à la cantonade. Ta chanson me paraît très bien, mais pour ta première représentation publique, ne vaudrait-il pas mieux procéder, au préalable, à quelques répétitions ?

Victor sourit.
" T'en fais pas, c'est pas vrai. J'ai pas de couplets sur l'eau de mer. Mais je me suis dit que toute cette aventure... Les pirates, les grottes, les sirènes, le Squale... Il faudrait quand même vraiment que quelqu'un la mette dans une chanson... ou une histoire... Je ne sais pas. Et tu es le seul barde à avoir assisté à tout ça... Aux premières loges, en plus. Je ne sais pas si ça se fait d'écrire la complainte dont on est le héros, mais je pense que tu devrais quand même y penser... Je ne sais pas comment on procède d'habitude... Est-ce que tu dois écrire... ou bien ta mémoire te suffit ? Mais ce serait aussi une manière d'être certains que ceux qui ne sont plus là ne sont pas oubliés. Je me dis qu'avant que tu partes... Il y a peut-être des gens qui peuvent te raconter ce qui s'est passé quand tu n'étais pas là... Mais tu n'as peut-être pas la tête à ça, non plus..."

" T'effacer complètement ? s'exclama Victor, scandalisé. Mais tu as chevauché un coursier fantôme jusqu'à la Citronnelle... Tu as fait semblant d'être le second du Squale... Tu l'as poignardée sur le pont, alors que tu étais invisible ! Et puis le tourbillon ! Et puis la noyade... Non ! Tu ne peux pas t'effacer de l'histoire, ce serait ridicule ! Ou alors tu dois te trouver un autre nom, qu'on ne sache pas que tu parles de toi, mais tu ne peux pas complètement... enlever... Ce ne serait pas juste ! Ce n'est pas parce qu'on est barde, qu'on doit disparaître des histoires."

-Cela ne me gênerait pas de disparaître de celle-ci, répondit-il calmement. Je me suis déjà trop fait connaître en d'autres occasion, retrouver l'anonymat ne serait pas pour me déplaire... De surcroit, comme je l'ai dit, mes actes spectaculaires n'auraient jamais été possibles sans ceux d'autres personnes : Aegyr, qui a veillé sur Jehan, le capitaine Longuehune, qui m'a accordé sa confiance, tant et tant d'autres encore... Mais tu as raison, ce ne serait sans doute pas la meilleure solution.
Il s'accorda un nouveau temps de réflexion.
-Écoute, je peux commencer par écrire l'histoire véridique et détaillée de ce qui s'est passé, en incluant les vrais noms de chacun. Ensuite, il suffira d'en tirer des versions abrégées, qu'il s'agisse d'un récit pour la veillée ou d'une chanson. Là, certains noms seraient modifiés ou, mieux encore, supprimés... Ainsi ne parlerait-on plus de "Taliesin" mais du "barde", simplement. Pareil pour Aigéan : je doute en effet qu'il ait très envie qu'on l'évoque clairement dans une geste épique... La véracité n'en souffrirait pas et les auditeurs ne perdraient rien au change. Et si un jour un historien trouve mon manuscrit original, il saura qui étaient cet 'ancien capitaine luménien" ou cet "elfe du soleil extraordinairement vaillant, incroyablement intelligent et sublimement beau devant qui même Squale se pâmait" !

" Tu dois accorder au féminin, pour parler de Valaellyn, tu sais ça ? demanda Victor d'un air mutin. C'est incroyablement belle et intelligente, qu'il faut dire."
Il rit de sa propre boutade puis se leva et galopa vers l'arrière-salle. Il revint une seconde plus tard avec une tasse qu'il posa devant le barde.
" C'est la mixture spéciale voix de Seskan. Il dit qu'elle est infaillible et qu'il s'y connait beaucoup mieux que Aegyr. Que les Lathandrites doivent savoir chanter juste, parce qu'ils chantent beaucoup, et qu'après les libations clandestines aux Lueurs de l'Aube, il y a toujours bien un ou deux imbéciles, ce sont ses mots, qui se sont cassé la voix, juste la veille qu'une équinoxe, alors qu'il y a un cantique crucial à chanter pour la cérémonie... Bref, il dit que c'est une recette spéciale qui s'est transmise de clerc en clerc depuis la nuit des temps... Je sais qu'il y a du thym, du miel, de la cannelle, et même une racine toute tordue qui sent fort... Mais je crois aussi qu'il y a des ingrédients magiques. Il dit que tu vas tout de suite sentir la différence."
Il renifla le breuvage.
" Mais peut-être que quelques jours supplémentaires de silence..."

L'elfe hésita. Était-ce bien prudent, de suivre les traitements de deux clercs différents ? Aegyr ne serait-il pas furieux, s'il l'apprenait ? N'avait-il pas dit qu'il valait mieux laisser faire la nature, plutôt que de recourir à la magie ? Bah, d'un autre côté, le breuvage ne devait contenir que des plantes, quoi qu'on ait raconté à Victor. Et le prêtre de Valkur n'avait pas besoin d'être au courant...
-Je n'ai pas le choix... souffla-t-il. Si je ne bois pas, Seskan sera vexé, et je peux te dire qu'il est terrifiant, quand il est en colère. Alors tant pis, je vais faire ce que l'on attend de moi. Même si je subodore une mauvaise blague. Non, en réalité, je redoute plutôt...
Il prit une profonde inspiration et lança, d'un ton mélodramatique :
-Et le héros de Mersant, le barde le plus doué, le plus courageux, le plus charmant que l'univers ait jamais connu, accepta courageusement son terrible destin. Et il but en toute connaissance de cause le poison que lui destinaient non ses ennemis, mais bel et bien les siens. Le poison que lui avait sciemment apporté celui en qui, pourtant, il avait toute confiance...
Il s'empara de la tasse, gratifia Victor d'un regard tragique.
-Tu quoque fili mi...
Il soupira, comme s'il se résignait réellement à une terrible fin.
-Alors, puisqu'il en est ainsi... Adieu, monde cruel !
Et, d'un geste théâtral, il commença à boire le liquide.

L'effet fut immédiat. Taliesin laissa le breuvage couler dans sa gorge et une douce chaleur, rayonnante, s'y diffusa, l'envahissant du menton à la poitrine. C'était une impression presque sensuelle, comme une caresse, et lorsqu'elle s'atténua, pour ensuite disparaître, le barde, malgré lui, eut le vague sentiment d'être abandonné. Une seconde. Mais il ne restait rien dans la tasse.
Il eut aussi la certitude qu'il était désormais capable d'entonner n'importe quel chant sans plus rien risquer au niveau vocal. Même un de ces airs tonitruants qu'affectionnaient les amateurs d'opéra gnome.
" Alors ? Est-ce qu'Aegyr devrait vraiment s'en tenir aux potions contre le mal de mer ? Ou est-ce que ce sont juste des querelles de sanctuaires ?"