La Couronne de Cuivre

-Bonjour, Guilhem. Et oui : c'était calculé exprès !
Il sourit largement.
-Le temps de ranger mes affaires et je suis de retour pour de bon et pour vous filer un coup de main !
Son ami allait évidemment protester. Et c'était le but recherché, quoiqu'en vérité, il soit prêt à l'aider dès que possible.

" Ce n'est pas nécessaire, il est encore trop tôt. Il a beaucoup plu ces derniers jours. On va laisser une demi-veille au blé pour sécher, encore, comme ça Mathilde, Eliott et Antoine seront rentrés, eux aussi, et on aura plus de bras."
Les enfants s'étaient approchés et regardaient Taliesin avec circonspection. Jehan avait les cheveux plus longs que jamais. Mathieu était toujours le plus petit... mais peut-être Marius le serait-il en fait davantage, si on parvenait à le faire avouer quelque chose de réel le concernant. Benoît paraissait ravi de voir l'elfe. Félix prit les devants, regardant alternativement Taliesin et Guillhem.
" On veut savoir si la classe va reprendre bientôt."

-Oui, elle va même reprendre pas plus tard que maintenant, répondit-il avec le plus grand des sérieux. Vous avez dix minutes pour vous préparer : ensuite, nous procéderons à des évaluations pour voir si vous avez bien fait vos devoirs durant mon absence.
Son air se fit soudain pensif.
-Ou alors je vous laisse quelques jours de répit ? Le temps des moissons, disons ? Hum, j'hésite...

" Ouais !" s'exclamèrent les enfants.
Guillhem fronça les sourcils.
" On en a pour un bon mois, dit-il. C'est un peu excessif, non ? Déjà que... vous avez bien profité des vacances... "

-D'un autre côté, leur faire faire en même temps et la classe, et les moissons, c'est un peu trop, me semble-t-il : ils risquent de n'être efficaces nulle part. A mon avis, il vaudrait mieux que je les voies individuellement pour vérifier où ils en sont, leurs donner quelques exercices légers pour les remettre à niveau là où il y a besoin, le tout pour qu'ils soient fins prêts lorsque nous reprendrons vraiment les cours dans un mois... Après, tout peut se discuter, bien sûr.

" On verra, ce n'est pas le plus important, de toute façon." dit Guillhem.
Il jeta un oeil vers la ferme.
" Je ne vois pas Baptiste... Je parie qu'il est en cuisine. Je te jure, Taliesin, on a essayé de ne rien déranger, de pas brûler les casseroles, mais... c'est compliqué... J'espère qu'il ne va pas en faire une dépression.
— Ils sont où, les nouveaux ? demanda Mathieu.
— Galathée nous a dit... pour les deux autres enfants."

-Ils sont à la ferme, répondit-il à Mathieu. Titus explore l'extérieur et Marius, l'intérieur.
Il refit face à Mathieu.
-J'espère que Gal ne l'a pas trop mal pris... Ce n'était pas du tout prévu au programme mais... Il n'aurait pas été très humain d'agir autrement...

Les enfants abandonnèrent le champ, l'âne et la charrue aux bons soins de Mungo et Bulbo et filèrent vers la ferme, tandis que Guillhem demeurait un moment en arrière avec Taliesin, reprenant le même chemin à un pas plus mesuré.
" Je vais te dire la vérité : elle a ri. Elle était soulagée d'avoir des nouvelles, après tout ce temps, même si les veilles ont filé, nous n'avons pas eu le temps de nous poser, ni elle, ni moi, et elle s'est assise à table, après le dîner du soir, elle a ouvert votre courrier, elle a lu d'abord ta lettre, je dois le dire et... elle a ri, Taliesin. Honnêtement. Et puis elle m'a dit que tu ramenais deux enfants de plus, et elle avait l'air de trouver ça... très... prévisible, j'ai l'impression. Elle ne l'a en tout cas pas mal pris, je te le promets. Pas le moins du monde. Je pense la connaître assez, désormais, pour pouvoir te l'assurer."

-Tant mieux, fit-il, soulagé.
Il sourit.
-Le plus drôle, c'est que moi, je ne trouvais pas ça prévisible du tout. Je n'avais aucune intention de ramener d'autres gosses à la maison et concernant Titus, à la base, je m'étais seulement engagé à le conduire auprès d'un groupe de faunes. Sauf que ça s'est avéré impossible et...
Il haussa les épaules.
-Enfin bref. Tant mieux qu'elle ne l'ait pas mal pris.

" Peut-être que prévisible n'est pas le bon mot, dit Guillhem. Mais elle n'était pas complètement surprise, voilà tout. Rappelle-toi que tu lui as déjà fait le coup avec Baptiste. Et puis je suppose qu'à vivre avec une famille nombreuse, elle s'est habituée. Je pense qu'elle rentrera avant le dîner. Plume est sûrement partie la prévenir de votre retour."
Il sourit.
" Vous avez fait bon voyage ? Pas trop de soucis avec la pluie ?"

-Non non. Certes, les derniers jours, le temps n'a pas été au beau fixe mais c'est surtout pour le cocher que ça a dû être pénible : nous, à l'intérieur du coche, nous étions bien protégés.
Il jeta un regard sur les environs : décidément, il n'était pas mécontent d'être de retour à bon port.
-Et ici ? Pas de soucis particuliers en mon absence, j'espère...

" Non, rien de spécial. Il y a des choses à discuter, bien sûr, et nous attendions ton retour pour le faire... et puis tu as reçu pas mal de courrier, aussi, mais je crois que Galathée a géré ce qui devait l'être en urgence."
Ils avaient atteint le chemin qui encerclait la ferme et Guillhem l'entraîna vers le potager et, plus loin, le jardin.
" Les jumeaux vont bien mais... ils font des tas de trucs bizarres. Galathée t'en parlera. Mathieu dit que tu étais déjà au courant."

-En effet.
Il se fit pensif.
-Je ne sais quelle est la nature exacte de leurs pouvoirs. Mais ce qui est certain, c'est qu'ils en ont... Il faudra essayer de leur apprendre à les contrôler. Peut-être faire appel à quelqu'un de plus versé que nous en ces matières. Mais bon, du moment que ce qu'ils provoquent reste sans danger, ce n'est pas très très urgent...

" En tout cas, ils s'en servent avec bonheur... les autres sont à moitié effrayés, à moitié terriblement jaloux..."
Ils dépassèrent les prés où s'ébattaient leur petit cheptel de vaches et moutons. Taliesin aperçut aussi la truie et deux de ses porcelets rescapés, en passe de devenir de monstrueux verrats à leur tour. Au milieu de ce beau monde, se trouvait Titus, en grande conversation avec leur jument Tempérance. Apparemment, les autres enfants ne l'avaient pas déniché.
" Ah oui... fit Guillhem en suivant son regard. Je vois. C'est... original. Il parle le commun ?"

-Il ne parlait pas notre langue avant notre rencontre : seulement le sylvestre. Mais à présent, il commence à se débrouiller et je suis sûr que ses progrès iront encore en s'accélérant.
Il sourit.
-C'est un chouette gosse, tu verras. Timide mais très gentil. Et je ne te parle même pas de ses pouvoirs magiques : si tu t'entends bien avec lui, il est susceptible de te rendre moult services !

" Ah parce que lui aussi, il a des pouvoirs ? dit Guillhem en haussant les sourcils. Formidable."
Il sourit et ils atteignirent le jardin. Les enfants s'y trouvaient déjà et avaient commencé à disposer des choses à manger et à boire sur la table. On avait tiré une sorte de toile entre deux arbres pour faire écran au soleil. Baptiste, le bras en écharpe, discutait avec Félix. Marius et Mathieu s'observaient en chien de faïence. Victor était lancé dans un discours décousu qui ne s'arrêterait probablement pas avant la nuit.
" Salut Baptiste ! Tu nous as manqué, marmiton !" lança Guillhem en approchant.
L'enfant lui retourna un sourire lumineux et Taliesin sut, en cet instant, que son aîné était absolument ravi d'être enfin rentré chez lui et que toutes les turpitudes des dernières veilles étaient remisées, déjà, dans un passé inaccessible.

Sauf qu'il ne faudrait sans doute pas lui proposer de repartir en vadrouille avant très, très longtemps.
Sauf qu'il faudrait, aussi, aller consulter un clerc à Luménis à propos de son bras, si son état ne s'améliorait pas de lui-même.
Enfin, chaque chose en son temps : pour l'heure, Taliesin se réjouissait qu'il soit content.
Tout le monde semblait content, en vérité, ce qui contribuait à donner à leur retour une atmosphère plus qu'agréable.

" Et toi tu dois être Marius." dit ensuite Guillhem en se tournant vers la dernière addition à la tribu de l'elfe.
Marius le dévisagea, l'air suspicieux.
" Et toi tu es qui ?
— Moi je suis Guillhem. Le papa de toute cette bande."
Marius ne répondit rien, se contentant de l'observer.
" Il est sympa." intervint Victor.
Cette simple remarque eut l'effet miracle de détendre instantanément le plus jeune.
" Alors ça va. Bonjour Guillhem. Tu connais des histoires de Gérard de Berge ?
— Heu...
— Taliesin, il en connait plein ! Et il va en raconter une ce soir."

-Heu...
Il prit, à dessein, une mine hésitante avant de se fendre d'un large sourire.
-Tu sais, Marius, c'est un peu la tradition ici aussi. Alors oui, il y aura plus que probablement une histoire ce soir.
Non que le gosse ait envisagé qu'il puisse en être autrement, bien sûr, mais...

" Il est où, celui qui est à moitié une chèvre ?" demanda alors Mathieu.
Guillhem s'empourpra.
" Ce serait sans doute mieux que tu ne le dises pas comme ça, Mathieu.
— Mais c'est ce que tu as dit, toi, que c'était à moitié une chèvre.
— Est-ce que c'est vrai qu'il a des sabots et des cornes ?
— Ça doit faire drôlement mal, ses coups de pied...
— Désolé, on voulait les préparer, histoire que ce ne soit pas un choc, ou quoi, mais ça n'a pas eu l'effet escompté.
— Franchement, c'est pas ça qui est le plus bizarre, chez lui." dit Marius en haussant les épaules.

-Il n'y a pas de mal, Guilhem : leur réaction est assez normale, je trouve.
Il se tourna alors vers les jeunes Merlus.
-Oui, Titus a des cornes et des sabots, comme vous ne tarderez pas à pouvoir le constater de visu. Cependant... Il est très timide et comme il a déjà eu affaire à des gens qui l'ont insulté, traité d'animal, il appréhendait beaucoup sa venue ici. Alors je compte sur vous pour ne pas y aller trop fort, avec lui, et pour l'aider à se sentir à l'aise.

Les enfants opinèrent du chef mais Taliesin vit bien qu'ils avaient l'air toujours incertains quant à la nature de la créature qu'il leur avait ramenée.
" Il va dormir dans la maison ?" finit par demander Mathieu.
Félix lui donna un coup de coude.
" Il est où ?" demanda Jehan.

-Il fait connaissance avec Tempérance. Parce que oui, il a le pouvoir de communiquer avec les animaux. Un peu à la manière d'un druide ou d'un rôdeur.
Il se tourna vers Mathieu.
-Bien sûr qu'il va dormir à la maison. Sauf s'il n'en a pas envie, évidemment.
Il sourit.
-Titus est un faune. Et un faune, c'est un être pensant et intelligent, comme les humains, les nains, les halfelins ou encore les elfes. Comme toutes les espèces non-humaines, comme moi par exemple avec mes oreilles pointues, il a des particularités physiques, voilà tout.

" Et si moi j'ai pas envie de dormir à la maison, je peux aussi aller dormir dans les bois ?" demanda Jehan.
Guillhem s'éclaircit la gorge.
" Toi pas, non.
— Pourquoi moi pas ?
— Parce que t'es pas un faune, courgette ! dit Benoît en riant.
— Je t'interdis de me traiter de courgette, minus !
— Y'a des moustiques dans les bois, à cette saison. Titus, il sait les chasser, mais pas toi." intervint Baptiste, doctement.
Les frères Merlu le dévisagèrent, les yeux ronds.
" J'avais presque oublié ça, remarqua Félix. Pas complètement, mais presque."

Il sourit.
Rien n'avait vraiment changé, et c'était tant mieux.
Bon, il n'avait pas encore vu les jumeaux et là, assurément, il y aurait eu du changement, de quoi lui faire prendre la mesure du temps écoulé. Mais en attendant, il avait l'impression d'être parti seulement la veille.

" Je vais le chercher, moi, Titus." dit Jehan en se levant.
Mathieu et Marius s'étaient déjà éloignés vers la mare. Benoît entraîna Victor à leur suite. Félix poussa un profond soupir. Baptiste se tourna vers Guillhem.
" Qu'est-ce qui est arrivé à ma cuisine ? Vous avez embauché un troll pour me remplacer ?"
Le fermier étouffa un rire incrédule.
" On n'a brûlé que deux casseroles !
— Vous avez rayé la poêle, vous avez mélangé toutes les épices : il y a du basilic dans le bocal de la sauge ! Et l'huile ! Qu'est-ce que c'est que cette couleur ? De la pisse de vache ?"

Bigre, il y allait fort.
Soit il commençait vraiment à s'affirmer, soit la cuisine était un sujet encore plus ultra-sensible qu'il ne le pensait.
Sans doute les deux étaient-ils valables, en vérité.
-Allons, Baptiste : ils ont fait de leur mieux ! Et puis, si tout avait été comme tu l'as laissé, tu n'aurais rien eu à faire, donc tu te serais ennuyé... Tu devrais donc les remercier.

" Sauf qu'avec une seule main, je suis incapable de ranger comme il le faut !" annonça-t-il sans se démonter — et sans émotion particulière.
Il se tourna vers Guillhem à nouveau.
" J'ai donc besoin d'un assistant."
Le fermier soupira.
" Très bien. De toute façon, j'étais censé m'occuper du souper, donc... Je te suis, ô grand chef !"
Ils se levèrent de concert.
" Bienvenue au bercail, Taliesin. Tu verras, avant la nuit, tu te diras que tu n'étais pas si mal sous le soleil du Nirvana !"

-J'étais très bien là-bas, c'est sûr, mais je suis très content d'être rentré. Alors je suis prêt à prendre les paris que, d'ici ce soir, rien ne me le fera regretter !
Il sourit.
-Et au pire du pire... Bah, je me remettrai en partageant un verre en ta compagnie.

" Puisque tu en parles, j'ai justement déniché un petit alcool de myrtille pas piqué des hannetons chez un de nos voisins, plus loin sur la route vers l'ouest. Avec tous les circuits que fait Galathée, on rencontre de plus en plus de gens et la campagne parait subitement beaucoup plus habitée. Ne t'inquiète pas, cela n'enlève rien à la quiétude des lieux, mais chaque jour qui passe...
— Assistant !
— Bref, on en parlera ce soir."
Et Taliesin demeura seul à table, au milieu des vestiges du goûter, avec Félix.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins